Reverdy
Reverdy
Reverdy
Pris dans les rafales du temps, glissement lent des plis du jour sur les plis des jours,
la poésie de Reverdy s'éloigne pour les lecteurs négligents.
Pierre Reverdy, l'ermite de Solesmes, est un poète passé de mode, lui qui fut
longtemps considéré comme le plus grand. On préfère maintenant des liqueurs plus
fortes comme les éclats de silex de René Char, ou les jongleries verbales de
Gherasim Luca ou Jacques Roubaud. Mais il est tant de poèmes de Reverdy pour
lesquels je donnerai les œuvres complètes de ceux-là.
ESPACE
L'ÉTOILE échappée
La main
tient la nuit
par un fil
Le ciel
s'est couché
contre les épines
Des gouttes de sang claquent sur les épines
Et le vent du soir
sort d'une poitrine.
Un alphabet perdu quelque part dans un vent des origines nous interdit d'entrer dans
l'espace de ces courts poèmes. Ce « cubisme » consistant à prendre des formes
élémentaires pour en déduire une construction dangereuse et infinie, Reverdy l'a
côtoyé avec ses amis peintres, Braque, Picasso...
Il a fait partie de l'équipage du Bateau-Lavoir, jusqu'en devenir l'astrolabe. Il est le
théoricien de la poésie et du cubisme.
Il donne cette lumineuse définition: « La poésie est à la vie ce qu'est le feu de bois.
Elle en émane et la transforme. »
Reverdy aura été ce charbonnier au fond des forêts des fougères d'images et des
arbres sombres, il aura allumé bien des feux où le quotidien a fait naufrage. Il a
traqué « Cette émotion appelée poésie ». Il lui a fait rendre gorge.
On veut tendre les mains pour saisir les sens du texte, celui-ci se dérobe, se replie,
s'enfuit de l'autre côté de la page. Oui chez Reverdy tout est dans les replis.
Mais ils semblent tissés de rosée et d'inquiétude, alors on n'ose les dérouler. Il
procède par replis, lentes énumérations, lisières des choses. Mais contrairement aux
surréalistes il refuse le hasard non contrôlé des images :
« L'image est une création pure de l'esprit. Elle ne peut naître d'une comparaison
mais du rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées.
Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus
l'image sera forte - plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique ».
Et il refuse d'être un simple médium passif du monde. Lui l'ascétique, le converti au
catholicisme en 1926, et très vite désillusionné, refuse le jeu. Il met toujours son
existence balance dans ses mots. Ces poèmes « ne sont qu'entre les lignes ». Il faut
les deviner, passer par leur ambiguïté, leurs flaques de silence et de verre, leurs
tourbillons d'ombre, leur musique d'ombre. L'univers de Reverdy est un univers
mouvant, incertain. Il faut savoir s'y perdre, se chercher dans ces déchirures, ces
signes énigmatiques. Il met les mots à la suite « comme un tas de pierres ». Ils
continuent à tenir debout malgré tous les vents du temps.
Pourtant des appels sont là qui osent à peine monter vers nous.
Homme assis
Pourtant il nous faut lentement déplier les strates d'émotions, faire sécher sur la table
des sentiments les draps humides de ses dérobades. Ses poèmes refusent de
fournir la moindre aspérité où s'accrocher, pas de prise, le vertige plus bas, il faut
escalader à mains nues en créant ses propres voies. Et nul ne vous assure, vous
tomberez tout au fond, sans rappel aucun.
Pas de chemin, pas de balise, une zone proche de celle que décrivait Tarkovski dans
Stalker, on sait que s'y trouve une source d'éternité, d'apaisement, mais on ne la voit
qu'avec un cœur pur, donc jamais. La poésie de Reverdy se situe dans une autre
échelle de temps, qui paraît immobile pour nous, qui vit à l'intérieur de lui-même.
Inquiet, il regardait vivre le monde et ne voulait pas le suivre.
Figure
Il y a un
temps pareil à l'autre, au bout du monde. On
pense à quelqu'un d'autre et, sur le marbre, on
laisse un simple nom, sans préface ni point. Le
portrait de sa vie. Mémoire. Il est content - Tout
ce qui reste encore à faire en attendant.
Reverdy nous dit que l'on n'est pas poète par occasion, mais pour tout l'être tendu,
vers la fixation en traits concrets, la résolution en gouttes limpides d'un état diffus et
d'un trouble intérieur.
Toujours m'a frappé l'écart entre sa voix roulante de Narbonnais et le volatil de ses
mots. Sa glèbe et sa tramontane se sublimaient dans l'écriture.
Toute en impression fugitive, sa poésie restée la patte en l'air, figée par ce qu'elle
seule a vu, et que nous ne voyons pas encore. Ce descendant d'une lignée de
tailleurs de pierre savait ce que voulait dire le geste juste, le geste sobre, le geste
d'éternité. Son père lui avait appris le vent dans la montagne, la lecture et l'écriture. Il
connaissait le poids du pain, le poids des choses, la difficulté de l'amour.
Sa fameuse phrase, « Il n'y a pas d'amour, il n'y a que des preuves d'amour. », aura
servi à certains à tuer l'amour, à d'autres à l'éprouver.
C'est dans un texte comme celui qui suit que l'on peut saisir la poésie de Reverdy.
Une inquiétude qui sourd, un climat de suspension ave le terrible tapis devant la
porte. Quelque chose est passé ou va passer, et le simple frémissement du vent est
peut-être notre heure dernière. Des mots élémentaires, des phrases courtes, simples
à pleurer. Des ombres furtives de mots. La poésie de Reverdy ne dit pas, elle
chuchote. L'angoisse est aux aguets. Le temps s'immobilise. L'invisible marche de
long en large. Ses pas craquent jusqu'à nous.
Reverdy est le chaman du mystère immédiat, du réel devenu lyrique.
La lampe
Pudique il parlait peu de sa vie, aussi il sera simplement mentionné qu'il est né 13
septembre 1889 à Narbonne, qu'il aura été imprégné des odeurs de la Montagne
noire et de la mer, qu'il aura connu Paris et ses artistes dés octobre 1910.
Là il débarque dans les brumes de la ville et des locomotives. Il aura froid, il aura
faim.
« En ce temps-là le charbon était devenu aussi précieux et rare que des pépites d'or
et j'écrivais dans un grenier où la neige, en tombant par les fentes du toit, devenait
bleue. » Il survivra en faisant des livres, des revues, encore des livres.
Il parlera peinture comme ses amis peintres, Juan Gris, Picasso, Braque.
Il parlera poésie comme ses amis poètes, Apollinaire, Max Jacob. Ses premiers
poèmes en prose sont de 1915. Sa revue emblématique "Nord-Sud" est lancée
début 1917. Avoir quasiment instauré sur terre la religion du surréalisme ne lui suffira
pas. L'immensité de ses manques ne pouvait se résoudre dans la traque de
l'invisible et du surréel.
Ses doutes et son cheminement spirituel le conduisent à rompre avec le brillant
littéraire et s'installer à Solesmes en 1926, aux portes de l'abbaye. Il n'a même pas
37 ans.
Il ne trouvera jamais la clé de la porte, et comme dans un conte de Kafka, restera
dans l'antichambre où le gardien lui dira que cette porte n'était que pour lui. Veilleur
isolé, il n'aura pas vu l'ennemi venir car « la prière est inconnue aux habitants de
l'ombre ».
Le 17 juin 1960 il meurt à 71 ans, et à Solesmes, dans « cet affreux petit village où il
fait toujours froid ». Dans la solitude et l'exigence. Il voulait vivre et mourir dans la
même tempête, ce fut une tempête de silence et de questions. Il écrira peu en ce
lieu, toujours tendu vers Paris.
Il dit « prier le ciel que nul ne le regarde pour aller mourir au creux de la nuit ».
Il fut exaucé au centuple, et même au-delà.
Nulle part son accent roulant les pierres de Narbonne ne s'entend dans la blancheur
coupante de ses mots.
Des chouettes clouées aux mots nous regardent, le vent se cache dans ses
mouchoirs. Les cœurs des hommes se sont lavés dans sa rivière.
Faire le gros dos jusqu'à ce que le poème soit passé sera notre ressource. Nous
n'en sortirons pas indemne, nous le savons.
Reverdy nous a dit le nom de l'ombre.
« Je suis un témoignage fendu de la tête aux pieds, une indication précise mais
fugitive de ce qu'a voulu dire la création en remontant de nos jours jusqu'au
commencement des termes » (Étoile filante)
Reverdy ne violente pas le lecteur, il ne construit pas des étangs dans ses poèmes
où se contempler.
René Char dit de lui que « c'est un poète sans fouet ni miroir ».
Reverdy n'est que suggestions qui montent de la brume des jours, qu'allusions, que
frôlement d'ailes. Il parle sans bruit, il murmure du fond du puits de sa solitude. Il se
veut effacé, modeste, éteint :
Si les glaces de verre sont flatteuses pour toi, supprime-les. Ne te regarde pas en
dehors mais en dedans, il y a là un sombre miroir sans complaisance. (Le gant de
crin).
Sa poésie est traces de passage, avertissement des feuilles qui craquent, de la nuit
qui rôde. Il est totalement limpide, dangereusement limpide, aux frontières de la
transparence et de la disparition. Nous ne sommes plus sur la terre ferme, mais dans
l'infini volatil. Pierre Reverdy est le cristal de l'attente, il sait rendre le flottement dans
les flaques des jours, et ses mots en marge sont « une lutte contre le réel tel qu'il
est ». Il rend palpable ce qui ne peut être retenu, ce qui se dissout dans une
angoisse tapie, et dans la déchirure des nuits froissées. Il retisse l'invisible dans la
couture de l'incertain. Il fait de la poésie « un réel humanisé » en transformant par sa
création le quotidien en l'énergie de drames intérieurs qui nous ne pouvons que
deviner. Un grand mystère passe sur la poésie de Reverdy. Grande est sa
fascination.
Un souffle obscur où il est question de lui, question de nous. Tous ces manques, ces
absences, ces trous de mots, sont emplis de cette vie qui nous cristallise. La poésie
de Reverdy est lourde, lourde de sens, et lucide, secrètement aimantée par les rêves
des pierres. Une flamme sourde. Mouvants reflets d'un monde proche et étranger à
la fois.
Dans la poésie de Reverdy une étrange partie se joue. Nous ne voyons pas les
cartes. Et c'est pourtant notre destin qui se joue face à nous et sans nous.
Le vent se tait, la voix se tait. Sans bruit, la neige de ses mots tombe sur nous.
Quelqu'un vient. Et c'est quelqu'un qu'on n'aura vu qu’une seule fois dans sa vie.
C'est Reverdy.
Choix de textes
Tard dans la vie
Je suis dur
je suis tendre
Et j'ai perdu mon temps
À rêver sans dormir
À dormir en marchant
Partout où j'ai passé
J'ai trouvé mon absence
je ne suis nulle part
Excepté le néant
je porte accroché au plus haut des entrailles
À la place où la foudre a frappé trop souvent
Un cœur où chaque mot a laissé son entaille
Et d'où ma vie s'égoutte au moindre mouvement
© Gallimard
La Saveur du réel
Il marchait sur un pied sans savoir où il poserait l’autre. Au tournant de la rue le vent
balayait la poussière et sa bouche avide engouffrait tout l’espace.
Il se mit à courir espérant s’envoler d’un moment à l’autre, mais au bord du ruisseau
les pavés étaient humides et ses bras battant l’air n’ont pu le retenir. Dans sa chute il
comprit qu’il était plus lourd que son rêve et il aima, depuis, le poids qui l’avait fait
tomber.
© Gallimard
Temps couvert
Reflux
Quand le sourire éclatant des façades déchire le décor fragile du matin ; quand
l'horizon est encore plein du sommeil qui s'attarde, les rêves murmurant dans les
ruisseaux des haies ; quand la nuit rassemble ses haillons pendus aux basses
branches, je sors, je me prépare, je suis plus pâle et plus tremblant que cette page
où aucun mot du sort n'était encore inscrit. Toute la distance de vous à moi - de la
vie qui tressaille à la surface de la main au sourire mortel de l'amour sur sa fin -
chancelle, déchirée.
…..
Ce soir je voudrais dépenser tout l'or de ma mémoire, déposer mes bagages trop
lourds. Il n'y a plus devant mes yeux que le ciel nu, les murs de la prison qui
enserrait ma tête, les pavés de la rue. Il faut remonter du plus bas de la mine, de la
terre épaissie par l'humus du malheur, reprendre l'air dans les recoins les plus
obscurs de la poitrine, pousser vers les hauteurs - où la glace étincelle de tous les
feux croisés de l'incendie - où la neige ruisselle, le caractère dur, dans les tempêtes
sans tendresse de l'égoïsme et les dérisions tranchantes de l'esprit.
(Ferraille).
La repasseuse
Autrefois ses mains faisaient des taches roses sur le linge éclatant qu’elle repassait.
Mais dans la boutique où le poêle est trop rouge son sang s’est peu à peu évaporé.
Elle devient de plus en plus blanche et dans la vapeur qui monte on la distingue à
peine au milieu des vagues luisantes des dentelles.
Ses cheveux blonds forment dans l’air des boucles de rayons et le fer continue sa
route en soulevant du linge des nuages – et autour de la table son âme qui résiste
encore, son âme de repasseuse court et plie le linge en fredonnant une chanson –
sans que personne y prenne garde.
Un homme fini
Bibliographie :
soit en Poésie-Gallimard
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