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LA PROMESSE DES GENRES

François JOST

© Réseaux n° 81 CNET - 1997


en affirmant haut et fort l’absolue autono-
mie de la communication télévisuelle. La
position est difficile à tenir : outre qu’elle
relève d’un idéalisme qui voit dans l’émer-
gence d’un nouveau média une origine plus
qu’un moment dans un développement
généalogique, elle fait fi de la « télévision
des premiers temps » pour se focaliser
sur la situation actuelle. Comment oublier
que la télévision est née du cinéma et de la
radio, elle-même héritière des formes scé-
niques, romanesques et du music-hall ?
Que, dans les années 50, il s’agissait
d’abord de lui trouver une place entre le
théâtre et le cinéma (1) ?
Faut-il pour autant penser le genre télévi-
suel avec les seules catégories littéraires ?
Bien sûr que non. N’oublions pas, toutefois,
que la télévision est essentiellement un outil
de diffusion de documents qui lui préexis-
tent et qu’elle s’insère comme telle dans

S
i les littéraires débattent depuis près une tradition générique qui la précède et la
de deux mille cinq cents ans sur les dépasse. L’autre enseignement que nous
genres sans parvenir à des résultats pouvons tirer des impasses de la théorie lit-
incontestés, paradoxalement, ceux qui font téraire, c’est qu’il est vain de prétendre à
de la télévision, qui l’archivent ou l’obser- une typologie définitive et universelle clas-
vent en disputent peu, mais mettent en sifiant les programmes comme des
œuvre quotidiennement des grilles, des essences, sans tenir compte de la place et de
indicateurs ou des classements qui repo- la fonction de cette classification dans ce
sent sur des typologies génériques. qu’il est légitime d’appeler communication
A n’en pas douter, certaines catégories ne télévisuelle.
manqueraient pas d’étonner les descendants A l’instar de Nelson Goodman, qui pro-
d’Aristote s’il leur venait l’idée d’y jeter un pose de substituer à la question Qu’est-ce
œil : ne subsume-t-on pas sous le terme fic- que l’art, productrice de plus d’embarras
tion, des récits qui relèvent, pour les uns que de réponses indubitables, Quand y
plutôt de l’épique (le film), pour les autres, a-t-il art ?, nous aurions intérêt, plutôt que
du dramatique (le théâtre), deux modes de nous lancer dans une définition a priori
dont l’opposition est précisément à la des genres, à nous demander en quelles
source de la réflexion platonicienne sur les occasions un document audiovisuel ou une
genres ? Quant au théoricien du cinéma, émission fonctionne comme un genre et ce
comment ne serait-il pas surpris en consta- que cette expression veut dire.
tant que, dans bien des statistiques, le film Il n’y a genre, pourrait-on dire, qu’à par-
en général est considéré comme un genre tir du moment où, pour penser ou interpré-
alors même que la question du genre n’est ter un programme, on le ramène à une caté-
pas plus résolue dans le champ cinémato- gorie plus vaste qui facilite l’opération. Cet
graphique que dans le champ littéraire. élan qui nous projette de l’inconnu vers le
Une solution est évidemment de se pas- connu, du nouveau vers l’ancien, et que
ser de ces empêcheurs de tourner un rond Bachelard considérait comme un obstacle

(1) BAZIN, 1954 a.


épistémologique, pourrait bien être la loi du étiquettes génériques (reality show, talk
genre. show).
Si rien ne prouve que les intentions qui
ont présidé au choix d’une case donnée de Le genre, compromis
la grille soient bien décryptées par le entre stratégies et inférences
public, on fera l’hypothèse que, à un
moment donné, un certain consensus Avant de progresser dans la compréhen-
s’opère sur le choix des étiquettes qui per- sion de cette articulation, une question
mettent de regrouper les émissions et que mérité d’être posée : de quelle façon l’inter-
les différends, quand ils existent, résident prétation s’articule-t-elle à l’agir de la pro-
surtout dans le processus d’attribution à grammation et de la médiation (qui dicte
l’objet. Paradoxalement, parmi les appella- aujourd’hui la production) ? De la réponse
tions qui facilitent le repérage dans la pro- à cette question dépend la théorie des
grammation, on trouve des noms comme genres.
films qui ne désignaient pas des genres dans Selon une conception répandue, l’inter-
leur média d’origine, mais des objets hété- face entre ces deux acteurs de la communi-
roclites, des individualités, elles-mêmes cation serait le fait d’un pacte ou d’un
regroupées par catégories. Par la simple contrat. Ainsi, pour Francesco Casetti, la
incorporation d’un document audiovisuel à télévision repose sur un pacte communica-
la grille, la télévision a donc le pouvoir de tif défini par « l’accord grâce auquel émet-
modifier le statut qu’il avait précédemment. teur et récepteur reconnaissent qu’ils com-
De même que, selon Borges, le Quichotte muniquent et qu’ils le font d’une façon et
repris littéralement aujourd’hui ne serait pour des raisons co-partagées » (2). Com-
plus le même texte, du seul fait qu’il ne ment s’opère cette « reconnaissance » au
serait plus produit dans le même contexte cœur d’une relation inégale, voire d’un
temporel, géographique et idéologique, le « diktat », imposée par une partie sur
film cinématographique devient un genre l’autre? Conscient de l’objection qu’on
télévisuel dès qu’il est programmé par une pourrait lui faire, le théoricien italien n’y
chaîne. voit pas matière à mettre en cause son
Si l’on raisonne d’emblée sur l’histoire concept car, dit-il, le public pèse sur l’émet-
de la télévision, et non sur cette partie teur par toutes sortes de feed-back, télé-
émergée de l’iceberg qu’est le présent, on phone, contrôle des indices d’écoute, réac-
doit élaborer des modèles théoriques qui tions des journaux, etc. De plus, ce pacte
rendent compte aussi bien du passage du n’est jamais passé une fois pour toutes, il
spectateur de cinéma au téléspectateur (et fait l’objet de constants réajustements, de
de l’auditeur au téléspectateur) que de négociations. Enfin, c’est plutôt une hypo-
l’avènement de l’ère du téléspectateur thèse de travail nécessaire à l’analyse de la
triomphant, à l’occasion spectateur. En communication télévisuelle qu’une notion à
d’autres termes, il faut combiner deux prendre à lettre.
logiques : celle du document audiovisuel, Ces réserves faites, l’idée de pacte prend
dont la structuration générique est ancienne, néanmoins consistance et elle joue un rôle
et celle de la diffusion télévisuelle, qui structurant dans la constitution et la classifi-
change immanquablement la donne. C’est cation télévisuelles. Elle se développe, au
sur ce fond que se constituent les genres qui fond, sur ce terreau qu’est l’opposition
nous paraissent plus spécifiquement télévi- paléo-/néo-télévision et, plus précisément, à
suels, précisément, et pour lesquels, faute partir de l’idée que, si la télévision d’hier
de savoir leur trouver une origine satisfai- agrégeait le téléspectateur sur le mode de la
sante, nous nous approprions de nouvelles sublimation collective, celle d’aujourd’hui

(2) CASETTI, 1988, p. 15 (je traduis).


rencontre son public sur celui de l’interac- férence du théoricien italien qui se sent
tion quotidienne et individuelle, ritualisée obligé de justifier l’application de ce
au travers de quatre pactes, réglés par des concept issu à la communication télévi-
rôle, des actions et corrélés à des espaces- suelle, Charaudeau le pose comme une
temps spécifiques : le pacte de l’hospitalité, composante nécéssaire à l’intercompréhen-
le pacte du commerce, le pacte de l’appren- sion dans tout acte de communication. En
tissage et le pacte du spectacle. dernière instance, il faut évidemment pen-
Cette théorie, bien qu’elle ne néglige pas ser la relation de la télévision à son specta-
les mélanges, aboutit quand même à un teur sur le modèle de la conversation. Sans
tableau de correspondances entre ces quatre adopter toute l’argumentation de Metz à
pactes et des modèles de télévision (télévi- propos du paradigme de la « conversation
sion de nouvelles, télévision-loisir, télévi- audiovisuelle » (titre d’un livre de G. Bette-
sion de service et de commerce, télévision tini), je le rejoins sur sa conclusion : « la
d’animation et de service) (3) associés à des conception du spectateur comme un inter-
types de programmes et, même, à des émis- locuteur – selon une idée déjà présente,
sions spécifiques, ce qui revient, au fond, à depuis quelque temps, en sémiotique tex-
proposer un découpage générique, tout en tuelle – me paraît inutilement provocante
postulant une certaine homogénéité des dif- dès l’instant où le terme est privé de cela
férentes composantes de l’émission (pré- même qui fait sa définition, l’idée d’une
sentateurs, rituels, décor, etc.). Or, même si interaction immédiate possible (5). »
on laisse de côté les émissions « omnibus », Qu’une conversation dont on ne respecte
qui juxtaposent plusieurs espaces-temps de pas les règles entraîne des incompréhen-
notre quotidienneté, il est souvent très diffi- sions est certain ; en revanche, il serait
cile de fédérer tout le visible et l’audible hasardeux de risquer qu’un récit, pour être
sous un pacte : à première vue, un jeu compris, doit respecter des règles contrac-
comme Que le meilleur gagne, par son ton, tuelles, tout simplement parce que la com-
par la familiarité de l’animateur avec son préhension, au sens où on l’entend pour la
public (Nagui ou Laurence Boccolini) est langue, n’est pas le seul mode d’approche
régi par le pacte de l’hospitalité. Et pourtant possible du récit, de l’œuvre d’art ou du
la structure fortement asymétrique du décor document audiovisuel. Un débat politique
en forme d’amphithéâtre nous situe indé- qui tourne mal ne favorise certes pas l’intel-
niablement dans une relation d’enseigne- lection des arguments, mais ce peut être un
ment, dont le présentateur, toujours prompt bon moment de télévision pour le specta-
à punir ses spectateurs-élèves, connaît teur. Si le débat présidentiel de 1995 entre
toutes les ficelles. Même chose pour Jean- Jospin et Chirac a généralement déçu, n’est-
Luc Delarue (Ça se discute) qui mêle habi- ce pas précisément que les deux acteurs ont
lement la futilité des conversations du quo- visé la compréhension, alors que le specta-
tidien et la rigidité du professeur menant les teur attendait un plaisir moins intellectuel ?
débats debout face aux gradins (4). Un combat plutôt qu’un débat. Anticipant
En un sens, P. Charaudeau tente de sur- sur de telles critiques, Charaudeau fait l’hy-
monter cette difficulté. Alignant la commu- pothèse de la superposition possible de
nication médiatique sur le modèle de la contrats à l’intérieur d’un même acte de
conversation, il soutient, comme Casetti, communication médiatique. L’information
que celle-ci repose à la fois sur des contrats empilerait, par exemple, un contrat d’infor-
et sur des ritualisations. Toutefois, à la dif- mation et un contrat de captation, lui-même

(3) J’adopte la terminologie proposée dans la traduction française (Réseaux n° 44-45, nov.-déc.-janv.-fév. 1990) ;
les expressions italiennes sont les suivantes : televizione notizario, televizione loisir, televizione di servizio e int-
tratenimento, televizione di inttratenimento e servizio.
(4) JOST, 1996.
(5) METZ, 1991, p. 27.
reposant, non sur d’autres contrats encore, dont parle Stendhal, bien plus fréquem-
mais sur deux principes : le principe de plai- ment, la promesse s’entend au sens où la
sir et le principe de sérieux (6). copy-stratégie d’une campagne publicitaire
Une même émission peut provoquer des promet un bénéfice au consommateur qui
sentiments contradictoires. Mais quelle est achètera le produit qu’elle vante. Soit une
la vertu heuristique du concept de contrat annonce de Bas les masques empruntant la
appliqué à la télévision ? Déjà, on l’a vu, forme suivante : « Mireille Dumas donne la
l’un des deux contractants est condamné à parole aux exclus... ». Cette affirmation est
accepter ou à refuser par des réactions, dont un acte de discours indirect : sous l’asser-
il peut simplement souhaiter qu’on les tion se cache la promesse que l’émission va
prennent en compte, mais sans pouvoir dis- (enfin) permettre à ceux qui sont d’habitude
cuter, en sorte que sa signature n’est qu’un privés de parole de parler. Si, maintenant en
acte de soumission momentané à l’émis- tant que téléspectateur, je regarde l’émis-
sion. A présent, voici qu’il faut deux sion avec un œil critique, il apparaît claire-
contrats, là où n’importe quel juriste serait ment que l’acte promissif passe par la qua-
contenté de mettre deux clauses ! lification d’une relation de la télévision et
Dans un récent ouvrage, Umberto Eco, de l’animatrice au monde – Mireille Dumas
qui fut l’un des premiers à recourir à l’idée est une simple médiation entre les exclus et
de pacte, y apporte d’ailleurs une nous – qui occulte le geste génétique de la
mystérieuse restriction, montrant à quel production de programme, à savoir le fait
point la « signature » du récepteur est que l’enregistrement a été raccourci au
problématique : Jusqu’à quelques milliers montage, notamment en mettant l’emphase
d’exemplaires (estimation variable d’un sur l’écoute de l’animatrice, ce qui pourrait
pays à l’autre), on touche en général un se dire autrement : grâce au montage,
public connaissant parfaitement le pacte Mireille Dumas coupe la parole aux
fictionnel. (Après, et surtout au-delà du exclus...
premier million d’exemplaires, on entre Dans cette perspective, les étiquettes
dans un no man’s land où il n’est pas sûr accolées au genre ne doivent pas être lues
que les lecteurs soient au courant de ce comme des traces de ce rêve cratylique du
pacte (7).) mot juste, mais comme une sorte de label
Si, comme je l’ai montré ailleurs (8), le ou de sceau garantissant la composition du
genre est au cœur d’un affrontement de produit (un peu comme la brosse à dent de
l’émetteur, qui impose sa sémantisation au Winnie « solennellement pure soie de porc
document audiovisuel par divers moyens garantie » dans Oh ! les beaux jours !).
para- ou épitextuels (titre, générique, dos- L’autopromotion des chaînes sur leurs pro-
sier de presse, autopromotion, etc.), je pré- grammes à venir est une promesse ontolo-
fère le considérer comme une promesse qui gique : ils doivent participer de cette
entraîne chez le spectateur des attentes, que essence, que l’annonce ne fait qu’entrevoir
la vision du programme met à l’épreuve comme un pâle reflet. La stratégie de com-
(l’écart entre les deux expliquant parfois la munication de la programmmation est de
différence entre l’audience d’une émission faire comme si une émission était un objet
et son indice de satisfaction) (9). sémiotiquement simple, en la réduisant à
Quoique, en certains cas, la sémantisa- une seule de ces dimensions.
tion du document ou du film soit bien cette Si, à l’instar de la méthode mise en
promesse de bonheur attachée au Beau, œuvre par J.-M. Schaeffer pour la littéra-

(6). CHARAUDEAU 1991.


(7) ECO, 1994.
(8) JOST 1996 b.
(9) On trouve une idée du même genre, à l’orée du siècle, chez R. Canudo : « Les spectacles se déroulent entre
deux extrèmes pathétiques de l’émotion générale : le très émouvant et le très comique. Les affiches contiennent
des deux promesses d’accomplissement, les accouplent » (CANUDO [1911] 1995).
ture, on analyse les noms de genres ou les fort pour entraîner l’adhésion du spectateur.
titres des émissions en examinant ce qu’ils Il me semble que l’analyse statistique des
disent de l’acte communicationnel qu’ils étiquettes génériques par chaîne et par
prétendent accomplir, on peut reclasser les périodes nous en apprendrait beaucoup non
programmes en fonction de ce qu’ils avan- sur la nature même des émissions diffusées
cent de leur énonciation, de leur destination par une chaîne à un moment donné, mais
et de leur fonction : sur les stratégies qu’elle entend adopter
pour séduire son public.
Énonciation Seconde distinction pour qualifier les
Tout discours peut être renvoyé à émissions selon leurs modes d’énon-
une personne inventée, un je-origine ciation : l’oralité. « Talk show », Ça se
fictif, comme dirait Käte Hamburger, à discute, etc.
une personne réelle ou à une personne En ce qui concerne les modalités
feinte (10). d’énonciation, qui, depuis Platon,
Les émissions de fiction se définissent discriminent les différents types de genres,
peu par le statut fictif de leur énonciateur, elles enjoignent au téléspectateur de se
précisément parce que la stratégie mise en situer dans un univers culturel extérieur à
œuvre par les divers acteurs de la télévision la télévision mais en continuité avec le
(producteurs, programmateurs, animateurs) programme. De ce point de vue, « soap
est d’identifier le fictif au réel : qu’on se opera », « télé-roman » et « dramatique »
rappelle comment B. Pivot mélangeait dans renvoient à des traditions génériques
ses débats des considérations sur les
distinctes et pré-télévisuelles.
personnages de fiction et sur les récits de
vie. Que l’on pense aussi aux relations que Destination
les annonces des chaînes tissent entre les
Outre le genre « émissions pour la
téléfilms ou les films et notre actualité.
jeunesse », qui se définit par le public qu’il
Quant au « reality show », indé-
vise, de nombreux titres impliquent le
pendamment de toute considération sur sa
téléspectateur. Mais, contrairement à ce
vraie nature, force est de constater que son
que pourrait laisser accroire l’opposition
appellation renvoie au point de vue de la
réalité. La réalité en est l’énonciateur, souvent réitérée entre une paléo-télévision
comme dirait Ducrot (11). venue « d’en haut », imposée à un
De même, le mot « reconstitution », qui téléspectateur passif, et une néo-télévision
évoque une pratique judiciaire courante axée sur le citoyen-spectateur, acteur de
mettant en scène le vrai inculpé : l’usage de son histoire (12), l’analyse statistique des
ce terme est évidemment ambigu puisque, à titres en fonction de la présence des formes
l’inverse, à la télévision, il substitue généra- pronominales de la 2e personne prouve la
lement aux véritables protagonistes d’un détermination de la télévision des années
drame des acteurs (contrairement à ce qui 50 et 60 à faire penser au spectateur
se fait en Argentine, où certaines reconsti- qu’il est au centre de son dispositif par
tutions de faits divers organisées par la l’introduction d’une relation entre émetteur
police sont retransmises en direct). Quant à (nous) et récepteur (vous) : A vous de juger
« témoignage », il s’est répandu comme la (53-68), Ce que vous ne savez peut-
poudre dans toutes sortes d’émissions être pas, En votre âme et conscience,
(informations, talk shows, reality shows, Si c’était vous (1957), Voulez-vous jouer
divertissement, etc.) attestant que l’ancrage avec nous (1963), Si vous voulez savoir
dans un énonciateur réel est un argument (1961), etc.

(10) Voir JOST, 1995.


(11) DUCROT, 1984.
(12) Philippe Plaisance, Libération, 8 janvier 1992.
Fonction engagements de l’émetteur, la sanction est
Comme je l’ai avancé précédemment rarement l’incompréhension comme dans la
(13), les noms de genre partagent encore du conversation. Seulement la frustration plus
point de vue de l’énonciation les pro- ou moins grande des attentes spectato-
grammes en deux types d’actes qu’ils pré- rielles.
tendent accomplir : d’un côté, il est des Mais de quoi sont faites ces attentes, pré-
genres que je nomme illocutoires, parce cisément ? Non seulement de croyances,
qu’ils se définissent essentiellement par le comme on l’a souvent dit, mais aussi de
but poursuivi par le locuteur (14). Des cinq savoirs, d’émotions et de plaisir. En sorte
actes illocutoires avancés par J. R Searle, je que rien n’oblige – si ce n’est l’idée que
retiens notamment l’assertion qui, enga- voir est une activité passive, un abandon de
geant « la responsabilité du locuteur sur un soi – à penser que le spectateur va croire sur
état de chose et sur la vérité de la proposi- parole que cet objet sémiotique complexe
tion exprimée » (15), caractérise bien l’in- qu’est tel ou tel genre est seulement ce
formation ; d’autres noms de genres ren- qu’on lui dit qu’il est ou même qu’il va le
voient plutôt aux effets perlocutoires qu’ils recevoir comme on le lui demande :
visent, aux changements de comportement quoique Hélène et les garçons soit à regar-
qu’ils cherchent à provoquer chez les télé- der comme un divertissement, rien n’em-
spectateurs : « divertissement », C’était pêche les enfants de le voir comme une
pour rire, etc. Là encore, un programme initiation aux comportements des
peut dire qu’il fait quelque chose et faire adultes (16).
autre chose. Je n’y reviens pas. Si la finalité rhétorique des étiquettes est
Contrairement au contrat qui est une de peser sur les attentes, elles doivent com-
convention passée à deux, la promesse est poser avec la compétence du téléspectateur,
un acte unilatéral qui n’oblige que le locu- qui interprète les documents en fonction de
teur (certaines promesses ne se font savoirs et de croyances attachés à des
d’ailleurs qu’à soi-même). Que celle-ci ne genres audiovisuels préexistant parfois à la
soit pas tenue a des conséquences ou des télévision (les actualités, le documentaire,
sanctions diverses : le téléspectateur peut ne le film de fiction), et en fonction de savoirs
pas y prêter attention, s’en offusquer, quit- et de croyances propres à la relation de
ter la chaîne... ou s’en réjouir : n’est-ce pas l’image à son objet. Tout document est en
ce qui arrive lorsqu’un accident spectacu- lui-même promesse d’une relation à un
laire, sous prétexte du devoir d’informer monde dont le mode ou le degré d’exis-
exhibé comme une garantie, est repassé à tence conditionne l’adhésion ou la partici-
l’envi sous plusieurs angles et au ralenti ? pation du spectateur, relation que la triade
Tout en rejetant la dérive de l’information peircienne icône, indice, symbole qualifie
vers le spectaculaire, le téléspectateur ne particulièrement bien. Evidemment, rien
garde-t-il pas l’antenne ? N’est-ce pas aussi dans l’image ne garantit cette relation qui
le cas quand, avec l’alibi culturel fourni par ne repose que sur la sincérité et l’intégrité
le titre Bouillon de culture, B. Pivot reçoit de l’émetteur.
B. Bardot, vedette de l’émission de divertis- A l’indice correspondent ces images dont
sement de Jean-Pierre Foucault une la valeur tient au contact direct avec notre
semaine plus tôt ? Le succès d’une émis- monde physique ou avec le studio : enregis-
sion tient parfois à une promesse mal trement automatique, direct et documen-
tenue... Quoi qu’il en soit du respect des taire ou reportage, en tant qu’ils sont un

(13) L’insistance un peu lourde, sur le fait que j’ai avancé ces thèses naguère, est motivée par le fait que l’autre
signataire de l’ouvrage où je les ai exposées pour la première fois se les approprie volontiers, les répercutant çà et
là, sans les référer à leur auteur ou à leur source (cf. JOST, et LEBLANC, 1994).
(14) Même distinction chez SCHAEFFER (1989) et COMBES (1992).
(15) SEARLE 1979, p. 52.
(16) PASQUIER, 1994.
témoignage sur la réalité qui s’est trouvée lique – et à un espace-temps qui permettent
un jour devant la caméra ; à l’icône, le de l’interpréter en fonction de savoirs et de
monde mental de la diégèse, qui construit croyances, et d’inférences, comme le
une temporalité autonome détachée de la montre le tableau 1 ci-après dont l’explora-
simple adhérence de l’empreinte : bien sûr, tion va permettre une première approche de
ce qu’on appelle la fiction, puisque celle-ci l’interprétation des genres.
vise un « monde possible », et non un Sur le versant du constitutif, les condi-
monde réel, mais aussi le documentaire et tions du tournage (direct, différé), le mode
le reportage, pour autant qu’ils structurent d’être du monde représenté (réel, fictif,
l’iconique en fonction de schémas narratifs artistique) sont d’abord logiquement liés à
et argumentatifs permettant d’accroître l’in- des savoirs concernant la médiation audio-
telligibilité de la réalité ; au symbole, le visuelle : tout document ressortissant à l’in-
film visé comme œuvre d’art, dans la diciel réduit la part de l’inventio, pour lais-
mesure où, comme l’a montré Arthur ser une marge de manœuvre plus ou moins
Danto, conférer un statut artistique à un grande, selon qu’il s’agit de direct ou de
objet, c’est déceler en lui un aboutness, différé, à la manipulation de l’espace et du
attribuer à l’objet matériel une signification temps. Quelles que soient les variations
profonde (17). rhétoriques ou esthétiques qui affectent
Les savoirs attachés aux genres sont l’image et le son (noir et blanc vs couleurs,
d’abord fondés sur ce noyau essentiel qui télé-objectif vs grand-angle, etc.), cette cor-
permet de les identifier comme tels, les rélation est constitutive de la réception du
règles constitutives. J’entends par là (à la document comme indice.
suite de Schaeffer) ces règles transhisto- Inversement, viser un document comme
riques sans lesquelles le genre ne serait pas icône, c’est admettre du même coup que
ce qu’il est. De même qu’un match de bas- l’espace et le temps sont manipulés (sans
ket joué au pied n’est plus du basket, le connotation péjorative) en vue de faciliter
direct suggère une concomitance de l’évé- l’intelligibilité du monde rapporté, qu’il
nement et de la réception ; le documentaire, soit réel ou fictif. Quant au spectateur de
que l’on parle du monde réel, contrairement l’œuvre d’art, il sait que la structuration de
à la fiction, etc. l’œuvre ne dépend pas des seules nécessités
Qu’un direct adopte un découpage calqué de l’intrigue et qu’il revient à l’attention
sur le cinéma (comme dans les années 50) spectatorielle, confiante dans l’intention
ou qu’il passe par une fragmentation de esthétique de l’émetteur, de trouver la
l’écran (comme lors de la retransmission de logique qui conduit l’ordre des plans. Je
l’enterrement de F. Mitterrand), qu’un docu- vais y revenir.
mentaire ait une voix over ou non est affaire Tous ces savoirs sont inégalement parta-
d’époque, de mode, de style : il ne s’agit là gés par les téléspectateurs, et relèvent donc
que de règles normatives qui ne sont pas d’un apprentissage possible, mais ils peu-
essentielles à la définition du genre. vent aussi être acquis, quasi intuitivement,
La première tâche de l’analyste des par une opération inférentielle : par
genres est de démêler le constitutif du nor- exemple, de la non-préparation d’une catas-
matif ou, si l’on veut, le substantiel de l’ac- trophe je conclurai, si j’y réfléchis une
cidentel. La seconde, beaucoup plus com- minute, aux contraintes spatio-temporelles
plexe, est de démêler l’écheveau intriqué pesant sur la retransmission. Quoi qu’il en
des savoirs sur l’image, socialement hétéro- soit de leur mode de production ou d’acqui-
gènes, des croyances attachées aux types de sition, ces connaissances engendrent des
documents. Comme idéal type, chaque pro- croyances à la fois sur l’émetteur et sur le
gramme est associé à une relation à un monde qu’il médiatise ou construit. Au pre-
monde donné – indiciel, iconique, symbo- mier sont associés une figure anthropoïde et

(17) DANTO, 1989.


Tableau 1
Types d’inférences en fonction des types de documents

savoirs croyances

Type d’inférence Dispositio


Figure
Promesse Inventio Narrativité anthropoïde Type de flux
Type de document espace temps
Enregistrement Garantie + ou - – éphémérité
automatique d’authenticité aléatoire non non en deçà
Direct mise en éphémérité
non préparé cadre + ou - subi non tragique
maîtrisée

indice
Direct préparé Promesse mise en Travail sur la Médiateur
d’authenticité cadre et simultanéité
points de + ou - non éphémérité
vue + ou - possible + ou - constitutive
maîtrisés Manipu-
Promesse de lateur
lisibilité du réel
{ Documentaire
Reportage
accrue construction
de l’espace
en fonction
du réel
construction
du temps
en fonction
du réel
non actualité

icône
Fiction Promesse de construction construction
pertinence narrative de l’espace du temps en oui + Narrateur intempo-
du visible et de en fonction fonction ralité
{ Œuvre d’art
l’audible
Promesse de
de l’intrigue
construction
de l’intrigue
construction
pertinence artistique de l’espace du temps en
du visible et en fonction fonction oui au-delà Artiste éternité

Symbole
de l’audible du beau du beau
une promesse sur le document dont elle est non préparé sont fort différents : à l’éphé-
responsable ; au second, un mode d’exis- mérité de la surveillance qui redouble le
tence temporel conféré par le type de flux déroulement de notre présent d’acteur
associé au document. potentiel (et non de spectateur), le surgisse-
ment d’une catastrophe en direct (le stade
Une typologie des flux de Furiani, l’attentat d’Atlanta) est d’em-
blée tragique parce qu’il mêle toujours le
Quelles sont les inférences produites par déroulement inexorable d’une temporalité
le spectateur selon qu’il se met en position subie à la vision parcellaire des cameramen
de regarder une émission en direct, un qui la saisissent sur le vif (live). En un sens,
documentaire, un film de fiction, un chef- c’est le spectacle de la médiatisation zéro,
d’œuvre, catégories intuitivement présentes c’est-à-dire d’une médiatisation réduite au
dans l’esprit de chacun ? Comment les travail de l’œil (cadrage, mouvement de
savoirs sur les dispositifs sont-ils réinvestis caméra) : la réalité restreinte à notre point
pour constituer des attentes sur l’espace- de vue humain. Cette éphémérité vécue de
temps, sur la réalité des événements, la part façon tragique, malgré le découpage visuel
du récit et la figure anthropoïde, organisa- qui peut s’y associer, est une promesse
trice du document ? d’authenticité.
En premier lieu, il faut souligner que le Le direct préparé – dramatiques, retrans-
fameux flux de la télévision, que l’on met à missions d’événements, magazines, varié-
toutes les sauces, n’a rien à voir avec cet tés, etc. – s’il est identifié comme tel, pro-
autre, pourtant éminemment fluide, qu’est voque des inférences à partir du savoir que,
le déversement continuel d’images dans les comme les modes de diffusion précédents,
écrans branchés aux caméras de sur- le temps est subi et ne comporte du même
veillance. Une hésitation saisit le voyageur coup aucune ellipse. Pour celui qui sait que
de passage dans les aéroports de Buenos les positions de caméra, le choix des cadres,
Aires : sur les nombreux écrans de télévi- les mouvements ont été prémédités, s’y
sion destinés à le faire patienter dans les ajoute à la promesse de l’authenticité celle
salles d’embarquement, soudain les publici- d’une lisibilité accrue du réel : ce qui est
tés sont interrompues par l’image de voya- pris par la caméra n’appartient plus au
geurs qui franchissent le seuil de la douane, monde afilmique, mais au profilmique,
suivie d’un gros plan d’un couple qui s’em- c’est-à-dire à une organisation intention-
brasse, etc. S’agit-il d’une sit’com’ ? Nulle- nelle du visible (18). Cette double croyance
ment. De la réalité filmée de façon aléatoire guidait évidemment la réception des drama-
et livrée en pâture à ceux mêmes qui y par- tiques des années 50-60 : à cette impression
ticipent... La difficulté passagère d’interpré- de suivre un récit mis en scène, filmé selon
tation des images tient ici à l’hésitation un découpage analytique destiné à aider le
entre la captation automatique, qui ne se spectateur, se mêlaient des défauts témoi-
fonde pas sur une promesse, mais sur une gnant de son authenticité : bruits hors pla-
garantie d’authenticité, et la constitution teau, perche dans le champ, trous de
d’un flux intentionnellement organisé. mémoire des acteurs, etc.
A certains moments, il arrive que le flux Tout plateau en direct relève de cette
télévisuel s’identifie au flux du monde : dualité de sentiments : les changements de
c’est le direct. Bien que le mode de diffu- caméra sont destinés à faciliter l’identifica-
sion soit le même que dans la captation tion émotive comme la compréhension de
automatique, bien que le montage puisse y ce qui se passe dans le studio (d’où les
ressembler comme deux gouttes d’eau, le « reaction cuts », les gros plans sur les
savoir et les croyances attachés au direct mains d’un écrivain dans une émission lit-

(18) Parce que le montage a toujours joué un rôle structurant dans le direct, l’appellation « télévision de conti-
nuité » (BOURDON, 1988) pour caractériser ce type de diffusion me paraît maladroite.
téraire, etc.), mais, en même temps, La fiction en tant que construction d’un
l’écoute est suspendue à cette croyance que, monde est, je l’ai dit, du côté de l’icône
à chaque instant, il peut se passer quelque (même si par ailleurs elle porte jusqu’à un
chose, dérapage d’un homme ivre (Bou- certain point les stigmates de notre réalité :
kovski) ou d’un homme qui menace de se personnages ou situations factuelles, décors
tuer en direct (Apostrophes aussi). « naturels », etc.), puisqu’elle représente un
L’intervention humaine n’est plus simple monde possible. La manipulation peut tou-
médiation, elle est aussi manipulation, une cher tous les paramètres audiovisuels.
manipulation lavée de ses connotations Chaque type de fiction détermine par
péjoratives : simplement le geste d’un l’usage qu’elle fait des images et des sons
homme qui nous aide à comprendre la réa- jusqu’où ceux-ci sont pertinents : tout
lité diffusée, un narrateur (19). Entre le « compte » chez Godard, alors que les sons
direct préparé nous mettant en contact avec ne sont présents dans une série américaine
notre monde (cérémonie, match, etc.) et que s’ils aident à « lire » une situation.
celui qui nous relie au studio, il existe néan- Même si toutes les fictions ne sont pas
moins une différence : alors que, dans le équivalentes du point de vue du flux,
premier cas, la figure anthropoïde du puisque certaines collent plus que d’autres à
médiateur-manipulateur prend la forme la situation actuelle du téléspectateur, elles
d’un témoin oculaire qui structure son ont toute en commun de capter un temps
témoignage, dans le second, c’est celui qui révolu, suffisamment autonome pour que sa
est dans l’image – l’animateur – qui appa- rediffusion procure encore du plaisir. Le test
raît comme l’organisateur de ce flux, éphé- de l’enregistrement privé est à ce titre exem-
mérité constitutive de la diffusion télévi- plaire pour différencier les types de flux :
suelle : éphémérité de l’image qui diffuse, alors que la rediffusion d’un direct perd
c’est-à-dire qui se répand et s’évanouit. beaucoup de son intérêt, il est toujours pos-
Le documentaire et le reportage sont au- sible de revoir dans l’après-coup une
delà de ce simple contact indiciel avec le fiction : le temps écoulé entre la diffusion et
monde, dont se prévaut le témoin. Ils créent le visionnement de la bande vidéo est fonc-
aussi, au moyen du montage, une structura- tion de l’adhérence de celle-ci à notre propre
tion iconique de l’espace et du temps qui, temporalité et elle suggère donc de classer
parfois, révèlent le regard qui les organise. les différents genres de la fiction en fonction
Cette construction néanmoins ne doit pas de leur plus ou moins grande intemporalité :
aller jusqu’à inventer les événements, l’épisode de feuilleton peut se voir hors flux
même si, dans une certaine mesure, elle ne (de préférence quand même avant celui qui
vise que le probable. Que le documentaire lui succède dans le récit), le film, de même
soit déjà du récit ne suffit pas à le mettre du que la série, peuvent se voir sans aucun rat-
côté de la fiction. La promesse est seule- tachement à l’écoulement des images télévi-
ment d’accroître la lisibilité – et non la visi- suelles. Si la fiction suppose la construction
bilité – du monde (20). De ce point de vue, d’une temporalité que nous comparons tou-
documentaire et reportage convergent : jours, peu ou prou, à la nôtre, en tant qu’ob-
seule les différencie la relation du docu- jet artistique, elle subit de la part du récep-
mentaire au flux spectatoriel. Alors que le teur une délinéarisation qui la situe dans un
premier rend lisible le monde, le second autre temps, ayant ses lois propres faites de
s’attache à rendre intelligible le fleuve dans rappels, de réminiscences, d’anticipations
lequel le spectateur baigne quotidienne- ou d’échos, et qui se prête à l’extraction du
ment : l’actualité. flux par le revisionnage indéfini, parce qu’il

(19) Témoin ce jugement d’A. Bazin sur Sixième étage, un programme diffusé en mai 54 : « ... les caméras ayant
une fois pour toutes trouvé la bonne place dans un espace facilement intelligible, le téléspectateur savait du com-
mencement à la fin et à tout moment où il se trouvait. Cette possibilité de s’orienter avec clarté et vraisemblance
ne lui est que trop rarement dispensée. On ne dira jamais assez combien elle est cependant nécessaire à la crédibi-
lité du spectacle télévisuel. » (Radio-Cinéma-Télévision, 30/5/54).
(20) Je développe tout cela dans JOST, 1997.
repose sur la promesse que l’intégralité du lui est associée – est plus ou moins fiable,
visible et de l’audible est régie par l’inten- plus ou moins respectueux de sa promesse.
tionnalité d’un artiste. Viser un film comme Guidée par cette typologie des genres,
une œuvre, c’est donc toujours, qu’on le fondée à la fois sur le mode de diffusion et
veuille ou non, préférer au transitoire la sur la relation du signe audivisuel à son
durée immuable, comme le souhaitait Les- objet – monde ou énonciateur –, l’interpré-
sing, et lui faire rejoindre ce Panthéon où se tation du programme se fait également en
juxtaposent les films de toujours, et donc la fonction des modes d’énonciation qu’on lui
situer dans une postérité ou dans l’éternité attribue.
conçue, comme le note Michel Foucault, par J’en ai proposé trois (22) :
le « principe esthétique de la survie, de son Le mode informatif, qui adopte les règles
maintien par-delà la mort, et de son excès de l’assertion définie par Searle : l’auteur
énigmatique par rapport à l’auteur (21) ». d’une assertion répond de la vérité de la
Le flux est donc loin de s’identifier au proposition exprimée et doit être en mesure
flot temporel qui lui est isochrone : le télé- de fournir des preuves à l’appui de ce qu’il
spectateur y navigue avec des vitesses et affirme ;
une adhérence temporelle variables. Le mode fictif, où la seule véritable règle
est la cohérence de l’univers créé avec les
postulats et les propriétés qui le fondent ;
Modes d’énonciation Le mode ludique, où les règles du jeu,
et second degré mais aussi l’observation de règles sociales
Tout le chemin que nous venons de ou de rites (variétés), prescrivent le dérou-
suivre, et qui retrace quelques-unes des lement du temps et où les effets perlocu-
inférences que suscitent, chez le spectateur, toires guident l’émission.
les grands genres audiovisuels (documen-
Ludique
taire/fiction), les grands modes de diffusion
(direct/enregistré) et le statut artistique
conféré au film ou au document, peut être • jeux
parcouru en sens inverse. A partir du docu- • variétés
ment lui-même, où se reconnaît tel ou tel
aspect attaché à ces genres, le spectateur • talk show
peut, par exemple, spontanément croire que débat reality show
telle émission est en direct ou appartient au • Téléfilm
genre documentaire : ainsi, des imperfec- • magazine série
tions de tournage, de l’impossibilité de pré- film
• JT • reportage
parer les axes, des manques de mise au
• documentaire
point on tirera que le film de l’extraterrestre
de Roswell est véridique... ! En fin de Informatif Fictif
compte, de la confrontation de la promesse
constitutive du document aux savoirs
conférés par la presse ou par l’examen des Ces modes permettent de regrouper gros-
indices matériels proposés par le pro- sièrement les principaux genres télévisuels,
gramme lui-même, en fonction d’une com- tout en rendant compte du plaisir mêlé que
pétence que modifie considérablement certains suscitent : débats politiques hyper-
l’éducation aux médias, naît l’idée que réglés en fonction de l’information à déli-
l’énonciateur – et la figure anthropoïde qui vrer devenant un jeu quand la joute verbale

(21) FOUCAULT, 1969, p. 80.


(22) Dans la précédente version de cette tripartition (La télévision française..., op. cit.), j’ai présenté ces modes
comme des « stratégies discursives » de l’émetteur. Il me semble aujourd’hui qu’ils appartiennent aussi à cette
répartition intuitive entre trois attitudes : « c’est pour de vrai », « c’est pour de faux », « c’est pour rire ».
ou l’affrontement physique, dus à quelque objet y ressortissant doit la respecter.
« tricheur », débordent ce gardien des règles Cela étant, la télévision met en œuvre,
qu’est l’animateur. pour chacun de ces modes, des façons de
Un reality show comme Témoin n°1 est contourner la loi qui créent une couche de
au centre du triangle modal. Lié à l’infor- genres parfaitement isomorphes au triangle
mation par les affaires réelles qu’il traite, il informatif-fictif-ludique. Tout genre a son
se déroule comme un jeu, dont les specta- double, son imitation, et celui-ci dans la
teurs sont les acteurs par le biais d’un dis- télévision d’aujourd’hui est à son tour deve-
positif ludique assez répandu à la radio (on nue un genre.
vous donne des indices sur notre inconnu ; Si l’on considère avec K. Hamburger que
appelez si vous l’avez identifié), tout en la différence entre fiction et réalité est
construisant l’attention spectatorielle sur le moins dans l’objet de l’énoncé que dans le
mode de la fiction policière : présentation sujet de l’énonciation, on distinguera trois
du crime, indices et faits inexpliqués qui se types d’énoncés : l’énoncé de réalité ancré
présentent comme autant de « mystères » dans un Je-Origine réel, l’énoncé de fiction
(le maître mot de Jacques Pradel). ancré dans un Je-Origine fictif et l’énoncé
Les Cinq dernières minutes sont sur la feint, énoncé à la première personne, qui
ligne ludique-fictif ; Info ou Intox, quelque rend indécidable la distinction entre l’in-
part entre ludique et informatif ; le « docu- vention et le témoignage. Ce dernier type,
drame » ou 52 sur la Une entre informatif que K. Hamburger appelle la feintise, n’est
et fictif. Cette classification en modes pas un procédé parmi d’autres, mais la
d’énonciation ne recouvre pas toujours la simulation d’une énonciation. Contraire-
globalité d’un programme. De même qu’un ment à la fiction, inscrite dans la logique
genre de discours ne se confond pas avec platonicienne de l’imitation de la réalité
un genre littéraire, ceux-là ne s’empilent (mimésis), la feintise est une imitation de
pas forcément sur le tout du programme : l’énoncé de réalité (23).
une émission omnibus peut juxtaposer le Comme mode d’énonciation, la feintise
ludique, l’informatif et le fictif. s’insinue à des titres divers – et de façon
Le respect des règles régissant chacun de partielle – dans le mode informatif (quand
ces modes est le premier critère qui permet le journaliste met en scène une action quoti-
au téléspectateur de savoir si l’énonciateur dienne, par exemple, feintise itérative).
respecte la loi du genre. Un journaliste qui Généralisée à l’ensemble d’un programme,
ne peut pas prouver ce qu’il avance ou dont elle caractérise aussi des genres qui s’ap-
on s’aperçoit qu’il ne dit pas la vérité est un puient sur différents types de feintises fil-
hâbleur ou un menteur. Un narrateur qui ne miques. Force est de constater que lors-
respecte pas les règles de vraisemblance qu’on présente à un public un montage
qu’il s’est donné (qui fait s’envoler un per- faisant se succéder un extrait du magazine
sonnage qui n’a pas cette propriété, par 24 Heures (24) s’ouvrant sur un travelling
exemple) est un mauvais conteur. Un ani- dans les rues de Paris la nuit et le début de
mateur ou l’acteur d’un débat qui ne res- reconstitution de l’affaire Burgos tournée
pecte pas les règles du jeu est un tricheur. dans les mêmes conditions (25), personne
Autant dire que si chaque mode ne se juge ne voit de différences entre ces deux degrés
pas en terme de vrai et de faux, comme l’in- de relation des images au monde (26). Bien
formation, il n’en possède pas moins sa loi que ce test sur la réception n’ait pas valeur
– qui constitue sa généricité, puisque tout scientifique, il renforce l’hypothèse que la

(23) JOST, nov. 1995.


(24) « Métro Parano ? », 1990.
(25) « L’affaire Gilles Burgos » (réal. J.-P. Froment), Le glaive et la balance, 1991.
(26) Je fais allusion ici à une petite expérience tentée avec le public d’une Journée Portes ouvertes de la Vidéo-
thèque de Paris. Celui-ci devait déterminer, grâce à un questionnaire précodé, à quel genre appartenaient des
extraits d’émissions ou de films montés à la suite les uns des autres.
distinction entre réalité et fiction ne vient 3 octobre 1996 mettait en scène deux amu-
pas de l’image, mais de la connaissance du seurs jouant, l’un le présentateur du JT,
sujet de l’énonciation. Faut-il, comme Pla- l’autre le responsable de la régie publici-
ton, qui voulait bannir de la cité les spécia- taire lui demandant d’infléchir son journal
listes de l’imitation qu’étaient les poètes en fonction du public visé... TF1 mise à nu
comiques ou tragiques, bannir de la télévi- par ses faux publicitaires mêmes.
sion ces feinteurs de tout poil ? Pour moi, la Jean Thévenot soulignait, avant même
réponse est claire. que la télévision dans sa forme actuelle
Les feintises énonciatives qui simulent le n’existât véritablement, qu’elle s’adresse-
document en tant que tel se répartissent en rait à un « téléviseur » (on ne disait pas
parodies de mimésis et en parodies de dis- encore téléspectateur) qui aurait la « menta-
positifs : les premières comprennent aussi lité d’un spectateur de cinéma plutôt que
bien le détournement de citation audiovi- d’un auditeur de radio », ce qui ne serait pas
suelle (du Collaroshow au Zérorama) que sans poser de problème, puisque la télévi-
les véritables imitations d’une œuvre sion imposerait son programme à un desti-
connue (ce fut pendant plusieurs années la nataire habitué à choisir son film en toute
spécialité de P. Sébastien dans ses divers liberté. Le même Thévenot ajoutait : la
shows). Ces « A la manière de » aboutis- « force attractive de ce récepteur [il parle du
sent à la fabrication d’une fiction de second poste] ne sera pas tout de même telle que
degré. Quant au mode ludique, il recourt lui son propriétaire doive devenir l’esclave, lui
aussi, et de plus en plus, au second degré. Je être rivé comme un frère siamois à un frère
ne fais pas seulement allusion à des émis- et ne plus avoir de vie active (27) ».
sions comme N’oubliez pas votre brosse à Si l’on n’a pas pris suffisamment la
dents, animée par Nagui, dont l’intention mesure, jusqu’à aujourd’hui, des relations
affichée était de se moquer des jeux télévi- fortes qui unissent télévision et cinéma dans
suels, mais plutôt à l’insertion dans certains les années 50, on doit reconnaître que
programmes de parodies de dispositif à des l’émergence du second degré est le symp-
fins ludiques, comme par exemple, le jour- tôme de l’abandon du modèle du spectateur
nal télévisé de CNNL dans Nulle part au profit du modèle du téléspectateur. Il
ailleurs, qui se moque de CNN. Une his- témoigne du fait que, pour constituer une
toire du second degré à la télévision mon- communauté, le savoir du direct qui relie
trerait, à n’en pas douter, comment, localisé chacun à tous dans une communauté vir-
à certains moments dans la grille de telle tuelle et instantanée n’est plus suffisant ; il
chaîne (mettons Canal+ entre 19 et 20 faut aujourd’hui unir par un effet « club »
heures dans les années 80), il a peu à peu des individus qui ont des connaissances
diffusé dans tous les canaux et contribue à communes, moins du mode de diffusion et
modifier les genres de toutes les chaînes. de temporalité attachés aux documents que
Témoin Les Grosses Têtes, dont l’étude des émissions elles-mêmes. L’âge de la
permettrait d’observer les mutations d’un télévision a cédé la place à une culture des
genre, d’une forme simple quotidienne programmes.
(l’histoire drôle) à un dispositif radiopho- A ce savoir, qu’il faut bien appelé téléphi-
nique (mêlant jeu et interventions lique (à l’instar de « cinéphilique »),
« comiques »), puis à un dispositif télévi- s’ajoute une connaissance intuitive, plus ou
suel modifié progressivement par des moins solide, des règles constitutives de cer-
métissages génériques (l’histoire drôle tains types de programmes. Certains seule-
racontée par les acteurs de l’émission ment, toute la difficulté du classement onto-
devient un sketch joué sur scène) jusqu’à logique des émissions étant de déterminer
récupérer le second degré : l’émission du lesquels. Si chacun s’accorde sur la recon-

(27) THÉVENOT, 1946, p. 26.


naissance d’un noyau de règles consubstan- raison que cette conscience ne serve pas
tielles au JT ou à la série, il est plus malaisé l’émotion érotique. On voit bien que notre
de savoir si l’on associe à ce que les produc- sentiment n’est pas le même, devant, met-
teurs présentent comme des « talk shows » tons, l’image d’une femme nue sur un écran
des règles constitutives différentes de celles de cinéma et le reflet de cette femme réelle
qui définissaient les débats d’autrefois. Leur retransmis par un jeu de glace (31). »
apparente nouveauté n’est-elle pas à verser Ce n’est pas directement de l’image que
au crédit de ce que j’appelle les règles nor- vient le plaisir, mais de la conscience du
matives ? A partir d’une telle probléma- dispositif, de la connaissance de la simulta-
tique, il revient à l’analyste de répondre à néité. Là encore, le savoir est premier. Ce
cette question, fondamentale dans la logique n’est pas d’être absorbé par l’image,
de l’archivage (28). comme pour les premiers spectateurs de
Lumière, mais de se sentir témoin d’une
L’hédonisme télévisuel : réalité dont on est séparé. Et, en ce sens, le
le temps d’un sein nu théâtre est incapable de nous livrer le même
plaisir que le spectacle réel, parce que la
Si la compréhension et la croyance sont temporalité qu’il représente est construite
au centre de plusieurs réflexions sur les d’avance, prévue.
genres télévisuels, le plaisir et l’émotion Si Bazin est plus ému par le reflet d’une
qu’ils procurent sont plus rarement étudiés. femme dans un miroir que par une image
Il est vrai que la catégorisation de ces réac- filmique de cette femme, c’est que celui-là
tions se heurte à de multiples obstacles : soit est saisi subrepticement par un jeu de
l’on oppose deux publics, celui qui veut se glaces, comme volé à la femme. Ce qui pro-
divertir et celui qui veut se cultiver (i. e. : voque l’émotion dans le spectacle en direct
s’ennuyer), soit l’on prétend qu’il n’existe (le spectacle au sens littéral : sur une
qu’un seul public et, donc, des programmes scène), c’est qu’il se fonde sur un
« tout public » qui lui sont destinés (c’est « contrat » exhibitionniste (au sens propre,
plus ou moins la thèse de M. Souchon) (29). cette fois, d’accord passé entre la télévision
Cette antinomie, fondée sur des préjugés et celle ou celui qui accepte de se montrer
sociaux (les intellectuels n’aiment pas rire plus ou moins intimement), mais que, dans
vs les couches populaires et les enfants, etc., le direct, les limites fixées par le contrat
tournent le dos au savoir) aplatit les diffé- peuvent être dépassées. L’exemple de
rences entre des plaisirs plus ou moins uni- Bazin est sans ambiguïté : « Quoi qu’il en
versels, comme ceux qui résultent de la pul- soit, les téléspectateurs américains qui
sion scopique, et ceux qui segmentent eurent la bonne fortune de ne pas cligner
socialement en fonction de la recherche de des yeux au moment précis où craqua acci-
la « distinction » (30). dentellement la bretelle d’une robe décou-
Au cœur des plaisirs liés à la pulsion sco- vrant un sein en gros plan au cours d’une
pique est évidemment cette sensation parti- émission en direct connurent un instant spé-
culière que provoque la perception du cifique de télévision érotique : le temps
direct, notée par Bazin en son temps : « Nul d’un sein nu entre deux changements de
doute en effet que la conscience de la caméra » (nous sommes en 1954... chaque
simultanéité de l’existence de l’objet et de époque à ses plaisirs !). La thèse est la sui-
notre perception ne soit au principe du plai- vante : le téléspectateur est voyeur car, au-
sir spécifique de la télévision : le seul que le delà du contrat exhibitionniste sur lequel
cinéma ne puisse nous offrir. Il n’y a pas de repose le dispositif du spectacle en direct, il

(28) NEL (1988) et LOCHARD et SOULAGES (1994) vont dans le sens d’une telle démarche.
(29) SOUCHON, 1990.
(30) Les tenants de la stratégie consciente d’évitement qui fonde l’idée du « tout public » négligent ce second
aspect de l’hédonisme télévisuel.
(31) BAZIN, 1954 b, p. 25.
peut toujours advenir un événement qui discutable, n’en est pas moins efficient dans
l’excède et le fait basculer. Contrairement à la classification implicite des genres par le
l’acteur qui peut se projeter dans le tout- téléspectateur. La typologie des genres
percevant que sera le spectateur assis dans audiovisuels attend sa roue de Virgile (32).
la salle obscure, l’animateur ou la speake- Il n’est pas sûr que nous accepterions de
rine dont parle Bazin ne sait ni dans quel ranger les effets à produire sur le public
contexte ni au travers de quelle activité il comme Cicéron : style « simple » pour
sera vu (c’est bien l’obstacle que rencon- expliquer, « moyen » pour plaire, « noble »
trent aujourd’hui les analyses d’audience : pour émouvoir (33). Quoi qu’il en soit, plus
on compte des individus devant l’écran, le temps passe, plus il devient apparent que
mais on n’est jamais sûr qu’ils se compor- seules des différences de ton discriminent
tent comme des spectateurs). véritablement certains programmes : le
En ce sens, la pratique du magnétoscope journal télévisé de TF1 et de France 2 dont
subvertit le genre en accentuant cet écart les dispositifs, la durée des sujets, la hiérar-
entre l’exhibitionnisme affiché de l’acteur chie de l’information diffèrent moins que le
en spectacle et l’usage voyeuriste de sa style du présentateur. Studio Gabriel et
reproduction. Les multiples névrosés de Nulle part ailleurs, en access-prime-time,
l’arrêt sur l’image en tout genre ne me sont deux émissions « omnibus » centrées
démentiront pas : le plaisir du téléspectateur autour d’un invité dont la forme est bien
est de s’affranchir du contrat qui fonde la proche, mais que le ton plus gentil de l’un
participation de l’acteur au spectacle par et plus dérisoire de l’autre séparait (c’est de
une possession totale de l’image de celui ou moins en moins vrai). Je n’insiste pas sur
de celle qui ne se donne que sous certaines ces évidences. En revanche, il importerait
conditions du « live ». Cette pulsion va bien d’inventorier, d’une part les types de tons
au-delà du contenu érotique de l’image : propres à la télévision d’une époque,
qu’il s’agisse de se repasser à l’envi un d’autre part quels rôles jouent ces tons dans
accident de Formule 1 ou un plongeon, le le rapprochement transversal de pro-
geste du spectateur est de dissocier le spec- grammes en apparence plutôt hétérogènes.
tacle-objet du spectacle enregistré et repro- Si l’on consulte, par exemple, ce que
duit à sa demande. D’y voir ce qui devait disent les premiers magazines de télévision,
être, par définition, invisible : la décompo- on s’aperçoit que l’idée du classement des
sition du mouvement ou la nudité d’un genres tient moins à leur contenu ou à leur
corps, voire, dans le pire des cas, un jeune forme qu’au sentiment qui s’en dégage :
enfant qui tombe de sa chaise. « … le samedi soir, de la musique de
chambre après une comédie, d’accord. Et
Ton et identification quelque chose de gai après l’impression
générique peu tonifiante laissée par Notre Petite Ville.
Malheureusement, c’est le contraire qu’on a
Ce dernier exemple, tiré d’un probable donné (...) Sciences d’aujourd’hui et le
Vidéogag, ne fera sans doute pas rire tout le Récital Isaac Stern après Du côté des
monde et il nous faut donc tenir compte de grands maîtres, c’est un peu trop de choses
ce plaisir plus segmentant socialement, sérieuses pour la même soirée (34) ».
auquel j’ai fait allusion tout à l’heure. Je Au-delà de cette mise en paradigme
propose de l’isoler, si l’on peut dire, grâce intuitive des émissions (sérieux/gai) où
au « ton », au niveau, comme on parle d’un d’aucuns verraient les effets de la structura-
niveau de langue, qui, pour être subjectif et tion de la grille en fonction des missions de

(32) La « roue de Virgile » corrèle genres épique et lyrique et niveaux de style en prenant appui sur les œuvres du
poète.
(33) COMBES, 1994, p. 44. SCHOLES (1986) explore les tons fictionnels, p. 81.
(34) Jean Parrot, Mon Programme, 6 novembre 1954.
la télévision, ces réactions témoignent de genre. J’affirme seulement que, dans cer-
rapprochements transversaux qui unissent tains cas, et probablement à l’intérieur de
ou opposent des émissions de genres ou de périodes données, il joue comme une domi-
formes diverses. Et il ne fait aucun doute, nante dans l’inclusion ou l’exclusion des
pour moi, que ce jugement sur le ton qui se programmes dans une classe.
dégage de la globalité d’un programme est Résumons-nous : le genre, comme caté-
aussi un critère d’identification générique. gorie de réception est une promesse qui est
Les Enfants de la télé (sur France 2), qui spécifiée par le type de flux, par un mode
entremêlent un plateau, avec des invités, énonciatif, par un ton, et, faudrait-il ajouter,
aux extraits de la télévision du passé, et la par un dernier aspect que je laisse de côté,
Fureur du vendredi soir (TF1), qui met en ses modes de discours (37). Faut-il hiérar-
scène un vaste karaoké où des chanteurs chiser ces niveaux de pertinence et com-
d’aujourd’hui interprètent des chansons ment ? La première solution consisterait à
d’hier, sont deux émissions qui ressortissent faire le tableau croisant toutes ces dimen-
au monde ludique, mais leur dispositif sions. Je n’ai pas imaginé le nombre de
comme leur forme sont distincts l’un de cases qu’il devrait comporter, et dans quelle
l’autre, tout autant que des Années Twist ou géométrie. Je sais seulement qu’il a sûre-
des Années Tube. A l’évidence, le senti- ment sa place dans la Bibliothèque de
ment d’une nostalgie exprimée à travers Babel décrite par Borges.
une communion festive fédère tous ces pro- Du point de vue de l’archivage, s’il
grammes par-delà leur diversité. importe de prendre tous les niveaux en
Aristote soulignait déjà que l’histoire compte, de décrire les programmes selon
d’Œdipe, qu’elle soit représentée sur scène chacune de ces pertinences, ni l’unicité des
ou racontée, restait tragique : « la frayeur et critères ni leur hiérarchie ne sont requises.
la pitié peuvent assurément naître du spec- Au chercheur revient la tâche d’assigner la
tacle, mais elles peuvent naître aussi du sys- dominance à la dimension nécessaire à la
tème des faits lui-même » (35). On pourrait constitution d’un genre : les émissions nos-
en dire autant du comique : que les sketches talgiques, la méta-télévision ou tout autre
de Coluche soient représentés sur scène ou chose. Pour le spectateur immergé dans le
qu’ils prennent naissance, à l’intérieur d’un flux, il en va autrement : à un moment
film, d’une situation qui ne tire sa nécessité donné, un genre est conçu comme une confi-
que de cette attraction, ne change pas guration stable de modes et de dispositifs
grand-chose à l’émotion spectatorielle. En articulant un thème avec un certain ton, tout
termes d’effet, le ton (comique, ironique, cela formant un « assemblage » indisso-
impertinent, nostalgique, tendre, etc.) est ciable (comme on le dit d’un vin). La répéti-
sans doute plus déterminant dans le choix tion et la sérialisation d’un prototype mixant
d’un programme que l’opposition entre ces dimensions finissent par constituer un
film et spectacle qui perpétue celle, beau- genre, en sorte que l’émission omnibus,
coup plus ancienne, entre épopée et drame. brandie comme l’absolu mélange, est elle-
De ce point de vue, l’étude de la grille de même un genre identifiable en tant que tel.
TF1 au cours d’une année suggère un cer- Qu’est-ce que le « concept » dont les
tain nombre d’équivalences : un match de professionnels nous rebattent les oreilles, et
football le mercredi soir vaut pour un rea- qui définit, pour eux, un programme ? Une
lity show animé par J. Pradel (36). forme idéale, abstraite, fondamentalement
Qu’on me comprenne bien : je ne dis pas imitable et où, surtout, ne se reconnaît
que le ton est la dimension prééminente du pas la trace d’un auteur. Ce que la loi classe

(35) La Poétique, p. 81.


(36) En 1994, Témoin n° 1 était programmé le mercredi soir en prime-time, de même que certains matchs de football.
(37) Chaque programme fait plus ou moins de place à l’argumentatif, à l’explicatif, au descriptif ou au nar-
ratif, etc. Certains modes de discours sont constitutifs de tel genre (l’explicatif pour l’émission scientifique, par
exemple), d’autres n’y sont qu’en tant que règles normatives : ainsi, le narratif, pour illustrer tel aspect de la vie
sociale dans une émission politique.
comme « non-œuvre » est en fait assez tion est rythmée par le surgissement
proche de ce que Genette rangeait du côté impromptu d’invités qui ont compté dans la
des « œuvres à immanence plurielle », vie de l’actrice renforce l’existence d’un
telles que la Chanson de Roland. Œuvre à type générique fondé sur Sacrée Soirée,
plusieurs textes, à plusieurs versions, celle- auquel le titre de l’émission Sacrée Brigitte
ci forme un « architexte » qui, en opposi- fait d’ailleurs référence, facilitant la sériali-
tion à l’œuvre unique identifiable comme sation générique de la réception. Ce faisant,
une identité numérique, constitue une iden- parce qu’il met sur la piste de la généalogie
tité générique. « Une œuvre à immanence générique, le titre des programmes se voit
plurielle est, logiquement, un genre que doté d’une fonction nouvelle. Son action
l’usage, pour telle ou telle raison dont il sur l’interprétation ne va plus, comme hier,
est seul juge, a décidé de tenir pour une du péritexte au texte lui-même, du géné-
œuvre (38). » Ce que dit Genette de ces rique au programme, dans une démarche
textes à tradition orale, on le dirait avec tout somme toute centripète qui ramène le télé-
autant de pertinence, me semble-t-il, de ces spectateur à l’immanence textuelle, mais du
non-œuvres proprement télévisuelles. Parce nom de l’émission à la série des pro-
qu’elles tentent de sérialiser un « format », grammes dont il assure la filiation. Aujour-
elles relèvent véritablement de ce régime d’hui, le titre est moins une consigne
allographique de l’œuvre pour lesquelles, sémantique qu’une structure syntaxique
selon Goodman, l’idée même de copie perd très typée qui assure la déclinaison d’un
son sens. De même que l’ambition du pro- genre comme le nom de marque règne sur
ducteur est de sérialiser un prototype où la des sous-marques grâce à la permanence
multiplicité des auteurs qui ont travaillé à d’un radical (Danone, Danette, etc.). La
son élaboration est insoupçonnable (où ne fureur du samedi soir (France 2, 1996), La
se reconnaît aucune individualité), la vision fureur de l’été (TF1 1996), La Mini-fureur
de spectateur est guidée par ce qu’il a déjà (40) (TF1 1996), etc.
vu et qui lui sert de référence. Le savoir Le même mouvement transforme une
téléphilique auquel je faisais allusion plus série à succès en genre. Une sit’com’
haut est peut-être celui de l’auditeur médié- comme Hélène en hypotexte de la série
val de la Chanson de Roland sur l’histoire adolescente, avec ses nombreux titres. Une
qu’il raconte (39). Quant au dispositif, pour série comme Urgences en prototype du
user de comparaisons plus modernes, on genre de la série médicale, etc. Si, en ce
pourrait rapprocher le genre de ces styles point, l’interprétation est soumise au geste
qui, dans les traitements de texte, se définis- productorial des industries culturelles et à
sent par modification du précédent. L’émer- ce processus de la constitution toujours
gence du genre et sa conscience se font rétrospective du genre, l’historien des
quand l’assemblage stable des dimensions formes tente de reconstituer cette hiérarchie
génériques se trouvent modifiés. Studio logique dont parle Genette, qui va par
Gabriel dérive de Nulle part ailleurs et il exemple « d’un individu (le texte du
n’y a genre que quand l’engendrement par Roland d’Oxford) à une espèce (la Chanson
l’imitation dévoile l’assemblage de règles de Roland) à un genre historique, la chan-
et de modes mis en jeu par le premier pro- son de geste, à un genre théorique (Todo-
gramme, qui joue le rôle d’hypotexte. Autre rov) ou « analogique » (Schaeffer), l’épo-
exemple : lorsque Jean-Pierre Foucault pée, à un genre plus vaste : poème ou récit,
reçoit Brigitte Bardot à l’occasion de la sor- œuvre litt., œuvre d’art, artefact, objet du
tie de son livre, le fait que cette conversa- monde ou d’ailleurs (41) ». Plus l’onde

(38) GENETTE, 1994, p. 235.


(39) Sur les relations entre l’oralité et la télévision, cf. F. DUPONT, 1991.
(40) A remarquer que, en l’occurrence, l’inventeur de la marque la conserve, même si la chaîne qui l’emploie
change.
(41) Ibid.
s’élargit pour inclure celle qui va naître, l’aide d’un objet contondant : ses proprié-
plus l’inclusion théorique devient hasar- taires, oublieux ou peu respectueux de son
deuse. Peut-on penser les talk shows statut d’œuvre religieuse, en avaient fait un
en dehors des formats qui les structurent ? échiquier... Le pire que l’on peut faire subir
Faut-il y inclure, par exemple, ces « émis- aux programmes télévisés est, à l’inverse,
sions témoignages » qui pratiquaient de ne pas voir le quadrillage et de le traiter à
« l’art délicat de la conversation préparée égalité avec une icône accrochée au mur.
qui consiste non seulement à intervenir Comment faire en sorte que la grille de la
mais aussi à écouter ce que l’on sait déjà, programmation soit isomorphe à la grille
sans communiquer au spectateur ses préoc- d’interprétation du téléspectateur ? Là
cupations de mise en ordre de l’émission réside, bien sûr, la question cruciale de la
(42) » ? La réponse est dans cet article, programmation. Aussi, plutôt que de s’en-
comme, chez Henry James, l’image dans le têter à chercher le genre dans les pro-
tapis. grammes eux-mêmes, on a préféré ici dire
Dans un musée de Bucarest, on peut voir ce que fait le genre.
une icône défigurée par un quadrillage fait à

(42) RCTV 16/13/54. L’auteur oppose ces émissions à la télévison « spectaculaire ».


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