JOST, François. La Promesse Des Genres PDF
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François JOST
S
i les littéraires débattent depuis près une tradition générique qui la précède et la
de deux mille cinq cents ans sur les dépasse. L’autre enseignement que nous
genres sans parvenir à des résultats pouvons tirer des impasses de la théorie lit-
incontestés, paradoxalement, ceux qui font téraire, c’est qu’il est vain de prétendre à
de la télévision, qui l’archivent ou l’obser- une typologie définitive et universelle clas-
vent en disputent peu, mais mettent en sifiant les programmes comme des
œuvre quotidiennement des grilles, des essences, sans tenir compte de la place et de
indicateurs ou des classements qui repo- la fonction de cette classification dans ce
sent sur des typologies génériques. qu’il est légitime d’appeler communication
A n’en pas douter, certaines catégories ne télévisuelle.
manqueraient pas d’étonner les descendants A l’instar de Nelson Goodman, qui pro-
d’Aristote s’il leur venait l’idée d’y jeter un pose de substituer à la question Qu’est-ce
œil : ne subsume-t-on pas sous le terme fic- que l’art, productrice de plus d’embarras
tion, des récits qui relèvent, pour les uns que de réponses indubitables, Quand y
plutôt de l’épique (le film), pour les autres, a-t-il art ?, nous aurions intérêt, plutôt que
du dramatique (le théâtre), deux modes de nous lancer dans une définition a priori
dont l’opposition est précisément à la des genres, à nous demander en quelles
source de la réflexion platonicienne sur les occasions un document audiovisuel ou une
genres ? Quant au théoricien du cinéma, émission fonctionne comme un genre et ce
comment ne serait-il pas surpris en consta- que cette expression veut dire.
tant que, dans bien des statistiques, le film Il n’y a genre, pourrait-on dire, qu’à par-
en général est considéré comme un genre tir du moment où, pour penser ou interpré-
alors même que la question du genre n’est ter un programme, on le ramène à une caté-
pas plus résolue dans le champ cinémato- gorie plus vaste qui facilite l’opération. Cet
graphique que dans le champ littéraire. élan qui nous projette de l’inconnu vers le
Une solution est évidemment de se pas- connu, du nouveau vers l’ancien, et que
ser de ces empêcheurs de tourner un rond Bachelard considérait comme un obstacle
(3) J’adopte la terminologie proposée dans la traduction française (Réseaux n° 44-45, nov.-déc.-janv.-fév. 1990) ;
les expressions italiennes sont les suivantes : televizione notizario, televizione loisir, televizione di servizio e int-
tratenimento, televizione di inttratenimento e servizio.
(4) JOST, 1996.
(5) METZ, 1991, p. 27.
reposant, non sur d’autres contrats encore, dont parle Stendhal, bien plus fréquem-
mais sur deux principes : le principe de plai- ment, la promesse s’entend au sens où la
sir et le principe de sérieux (6). copy-stratégie d’une campagne publicitaire
Une même émission peut provoquer des promet un bénéfice au consommateur qui
sentiments contradictoires. Mais quelle est achètera le produit qu’elle vante. Soit une
la vertu heuristique du concept de contrat annonce de Bas les masques empruntant la
appliqué à la télévision ? Déjà, on l’a vu, forme suivante : « Mireille Dumas donne la
l’un des deux contractants est condamné à parole aux exclus... ». Cette affirmation est
accepter ou à refuser par des réactions, dont un acte de discours indirect : sous l’asser-
il peut simplement souhaiter qu’on les tion se cache la promesse que l’émission va
prennent en compte, mais sans pouvoir dis- (enfin) permettre à ceux qui sont d’habitude
cuter, en sorte que sa signature n’est qu’un privés de parole de parler. Si, maintenant en
acte de soumission momentané à l’émis- tant que téléspectateur, je regarde l’émis-
sion. A présent, voici qu’il faut deux sion avec un œil critique, il apparaît claire-
contrats, là où n’importe quel juriste serait ment que l’acte promissif passe par la qua-
contenté de mettre deux clauses ! lification d’une relation de la télévision et
Dans un récent ouvrage, Umberto Eco, de l’animatrice au monde – Mireille Dumas
qui fut l’un des premiers à recourir à l’idée est une simple médiation entre les exclus et
de pacte, y apporte d’ailleurs une nous – qui occulte le geste génétique de la
mystérieuse restriction, montrant à quel production de programme, à savoir le fait
point la « signature » du récepteur est que l’enregistrement a été raccourci au
problématique : Jusqu’à quelques milliers montage, notamment en mettant l’emphase
d’exemplaires (estimation variable d’un sur l’écoute de l’animatrice, ce qui pourrait
pays à l’autre), on touche en général un se dire autrement : grâce au montage,
public connaissant parfaitement le pacte Mireille Dumas coupe la parole aux
fictionnel. (Après, et surtout au-delà du exclus...
premier million d’exemplaires, on entre Dans cette perspective, les étiquettes
dans un no man’s land où il n’est pas sûr accolées au genre ne doivent pas être lues
que les lecteurs soient au courant de ce comme des traces de ce rêve cratylique du
pacte (7).) mot juste, mais comme une sorte de label
Si, comme je l’ai montré ailleurs (8), le ou de sceau garantissant la composition du
genre est au cœur d’un affrontement de produit (un peu comme la brosse à dent de
l’émetteur, qui impose sa sémantisation au Winnie « solennellement pure soie de porc
document audiovisuel par divers moyens garantie » dans Oh ! les beaux jours !).
para- ou épitextuels (titre, générique, dos- L’autopromotion des chaînes sur leurs pro-
sier de presse, autopromotion, etc.), je pré- grammes à venir est une promesse ontolo-
fère le considérer comme une promesse qui gique : ils doivent participer de cette
entraîne chez le spectateur des attentes, que essence, que l’annonce ne fait qu’entrevoir
la vision du programme met à l’épreuve comme un pâle reflet. La stratégie de com-
(l’écart entre les deux expliquant parfois la munication de la programmmation est de
différence entre l’audience d’une émission faire comme si une émission était un objet
et son indice de satisfaction) (9). sémiotiquement simple, en la réduisant à
Quoique, en certains cas, la sémantisa- une seule de ces dimensions.
tion du document ou du film soit bien cette Si, à l’instar de la méthode mise en
promesse de bonheur attachée au Beau, œuvre par J.-M. Schaeffer pour la littéra-
(13) L’insistance un peu lourde, sur le fait que j’ai avancé ces thèses naguère, est motivée par le fait que l’autre
signataire de l’ouvrage où je les ai exposées pour la première fois se les approprie volontiers, les répercutant çà et
là, sans les référer à leur auteur ou à leur source (cf. JOST, et LEBLANC, 1994).
(14) Même distinction chez SCHAEFFER (1989) et COMBES (1992).
(15) SEARLE 1979, p. 52.
(16) PASQUIER, 1994.
témoignage sur la réalité qui s’est trouvée lique – et à un espace-temps qui permettent
un jour devant la caméra ; à l’icône, le de l’interpréter en fonction de savoirs et de
monde mental de la diégèse, qui construit croyances, et d’inférences, comme le
une temporalité autonome détachée de la montre le tableau 1 ci-après dont l’explora-
simple adhérence de l’empreinte : bien sûr, tion va permettre une première approche de
ce qu’on appelle la fiction, puisque celle-ci l’interprétation des genres.
vise un « monde possible », et non un Sur le versant du constitutif, les condi-
monde réel, mais aussi le documentaire et tions du tournage (direct, différé), le mode
le reportage, pour autant qu’ils structurent d’être du monde représenté (réel, fictif,
l’iconique en fonction de schémas narratifs artistique) sont d’abord logiquement liés à
et argumentatifs permettant d’accroître l’in- des savoirs concernant la médiation audio-
telligibilité de la réalité ; au symbole, le visuelle : tout document ressortissant à l’in-
film visé comme œuvre d’art, dans la diciel réduit la part de l’inventio, pour lais-
mesure où, comme l’a montré Arthur ser une marge de manœuvre plus ou moins
Danto, conférer un statut artistique à un grande, selon qu’il s’agit de direct ou de
objet, c’est déceler en lui un aboutness, différé, à la manipulation de l’espace et du
attribuer à l’objet matériel une signification temps. Quelles que soient les variations
profonde (17). rhétoriques ou esthétiques qui affectent
Les savoirs attachés aux genres sont l’image et le son (noir et blanc vs couleurs,
d’abord fondés sur ce noyau essentiel qui télé-objectif vs grand-angle, etc.), cette cor-
permet de les identifier comme tels, les rélation est constitutive de la réception du
règles constitutives. J’entends par là (à la document comme indice.
suite de Schaeffer) ces règles transhisto- Inversement, viser un document comme
riques sans lesquelles le genre ne serait pas icône, c’est admettre du même coup que
ce qu’il est. De même qu’un match de bas- l’espace et le temps sont manipulés (sans
ket joué au pied n’est plus du basket, le connotation péjorative) en vue de faciliter
direct suggère une concomitance de l’évé- l’intelligibilité du monde rapporté, qu’il
nement et de la réception ; le documentaire, soit réel ou fictif. Quant au spectateur de
que l’on parle du monde réel, contrairement l’œuvre d’art, il sait que la structuration de
à la fiction, etc. l’œuvre ne dépend pas des seules nécessités
Qu’un direct adopte un découpage calqué de l’intrigue et qu’il revient à l’attention
sur le cinéma (comme dans les années 50) spectatorielle, confiante dans l’intention
ou qu’il passe par une fragmentation de esthétique de l’émetteur, de trouver la
l’écran (comme lors de la retransmission de logique qui conduit l’ordre des plans. Je
l’enterrement de F. Mitterrand), qu’un docu- vais y revenir.
mentaire ait une voix over ou non est affaire Tous ces savoirs sont inégalement parta-
d’époque, de mode, de style : il ne s’agit là gés par les téléspectateurs, et relèvent donc
que de règles normatives qui ne sont pas d’un apprentissage possible, mais ils peu-
essentielles à la définition du genre. vent aussi être acquis, quasi intuitivement,
La première tâche de l’analyste des par une opération inférentielle : par
genres est de démêler le constitutif du nor- exemple, de la non-préparation d’une catas-
matif ou, si l’on veut, le substantiel de l’ac- trophe je conclurai, si j’y réfléchis une
cidentel. La seconde, beaucoup plus com- minute, aux contraintes spatio-temporelles
plexe, est de démêler l’écheveau intriqué pesant sur la retransmission. Quoi qu’il en
des savoirs sur l’image, socialement hétéro- soit de leur mode de production ou d’acqui-
gènes, des croyances attachées aux types de sition, ces connaissances engendrent des
documents. Comme idéal type, chaque pro- croyances à la fois sur l’émetteur et sur le
gramme est associé à une relation à un monde qu’il médiatise ou construit. Au pre-
monde donné – indiciel, iconique, symbo- mier sont associés une figure anthropoïde et
savoirs croyances
indice
Direct préparé Promesse mise en Travail sur la Médiateur
d’authenticité cadre et simultanéité
points de + ou - non éphémérité
vue + ou - possible + ou - constitutive
maîtrisés Manipu-
Promesse de lateur
lisibilité du réel
{ Documentaire
Reportage
accrue construction
de l’espace
en fonction
du réel
construction
du temps
en fonction
du réel
non actualité
icône
Fiction Promesse de construction construction
pertinence narrative de l’espace du temps en oui + Narrateur intempo-
du visible et de en fonction fonction ralité
{ Œuvre d’art
l’audible
Promesse de
de l’intrigue
construction
de l’intrigue
construction
pertinence artistique de l’espace du temps en
du visible et en fonction fonction oui au-delà Artiste éternité
Symbole
de l’audible du beau du beau
une promesse sur le document dont elle est non préparé sont fort différents : à l’éphé-
responsable ; au second, un mode d’exis- mérité de la surveillance qui redouble le
tence temporel conféré par le type de flux déroulement de notre présent d’acteur
associé au document. potentiel (et non de spectateur), le surgisse-
ment d’une catastrophe en direct (le stade
Une typologie des flux de Furiani, l’attentat d’Atlanta) est d’em-
blée tragique parce qu’il mêle toujours le
Quelles sont les inférences produites par déroulement inexorable d’une temporalité
le spectateur selon qu’il se met en position subie à la vision parcellaire des cameramen
de regarder une émission en direct, un qui la saisissent sur le vif (live). En un sens,
documentaire, un film de fiction, un chef- c’est le spectacle de la médiatisation zéro,
d’œuvre, catégories intuitivement présentes c’est-à-dire d’une médiatisation réduite au
dans l’esprit de chacun ? Comment les travail de l’œil (cadrage, mouvement de
savoirs sur les dispositifs sont-ils réinvestis caméra) : la réalité restreinte à notre point
pour constituer des attentes sur l’espace- de vue humain. Cette éphémérité vécue de
temps, sur la réalité des événements, la part façon tragique, malgré le découpage visuel
du récit et la figure anthropoïde, organisa- qui peut s’y associer, est une promesse
trice du document ? d’authenticité.
En premier lieu, il faut souligner que le Le direct préparé – dramatiques, retrans-
fameux flux de la télévision, que l’on met à missions d’événements, magazines, varié-
toutes les sauces, n’a rien à voir avec cet tés, etc. – s’il est identifié comme tel, pro-
autre, pourtant éminemment fluide, qu’est voque des inférences à partir du savoir que,
le déversement continuel d’images dans les comme les modes de diffusion précédents,
écrans branchés aux caméras de sur- le temps est subi et ne comporte du même
veillance. Une hésitation saisit le voyageur coup aucune ellipse. Pour celui qui sait que
de passage dans les aéroports de Buenos les positions de caméra, le choix des cadres,
Aires : sur les nombreux écrans de télévi- les mouvements ont été prémédités, s’y
sion destinés à le faire patienter dans les ajoute à la promesse de l’authenticité celle
salles d’embarquement, soudain les publici- d’une lisibilité accrue du réel : ce qui est
tés sont interrompues par l’image de voya- pris par la caméra n’appartient plus au
geurs qui franchissent le seuil de la douane, monde afilmique, mais au profilmique,
suivie d’un gros plan d’un couple qui s’em- c’est-à-dire à une organisation intention-
brasse, etc. S’agit-il d’une sit’com’ ? Nulle- nelle du visible (18). Cette double croyance
ment. De la réalité filmée de façon aléatoire guidait évidemment la réception des drama-
et livrée en pâture à ceux mêmes qui y par- tiques des années 50-60 : à cette impression
ticipent... La difficulté passagère d’interpré- de suivre un récit mis en scène, filmé selon
tation des images tient ici à l’hésitation un découpage analytique destiné à aider le
entre la captation automatique, qui ne se spectateur, se mêlaient des défauts témoi-
fonde pas sur une promesse, mais sur une gnant de son authenticité : bruits hors pla-
garantie d’authenticité, et la constitution teau, perche dans le champ, trous de
d’un flux intentionnellement organisé. mémoire des acteurs, etc.
A certains moments, il arrive que le flux Tout plateau en direct relève de cette
télévisuel s’identifie au flux du monde : dualité de sentiments : les changements de
c’est le direct. Bien que le mode de diffu- caméra sont destinés à faciliter l’identifica-
sion soit le même que dans la captation tion émotive comme la compréhension de
automatique, bien que le montage puisse y ce qui se passe dans le studio (d’où les
ressembler comme deux gouttes d’eau, le « reaction cuts », les gros plans sur les
savoir et les croyances attachés au direct mains d’un écrivain dans une émission lit-
(18) Parce que le montage a toujours joué un rôle structurant dans le direct, l’appellation « télévision de conti-
nuité » (BOURDON, 1988) pour caractériser ce type de diffusion me paraît maladroite.
téraire, etc.), mais, en même temps, La fiction en tant que construction d’un
l’écoute est suspendue à cette croyance que, monde est, je l’ai dit, du côté de l’icône
à chaque instant, il peut se passer quelque (même si par ailleurs elle porte jusqu’à un
chose, dérapage d’un homme ivre (Bou- certain point les stigmates de notre réalité :
kovski) ou d’un homme qui menace de se personnages ou situations factuelles, décors
tuer en direct (Apostrophes aussi). « naturels », etc.), puisqu’elle représente un
L’intervention humaine n’est plus simple monde possible. La manipulation peut tou-
médiation, elle est aussi manipulation, une cher tous les paramètres audiovisuels.
manipulation lavée de ses connotations Chaque type de fiction détermine par
péjoratives : simplement le geste d’un l’usage qu’elle fait des images et des sons
homme qui nous aide à comprendre la réa- jusqu’où ceux-ci sont pertinents : tout
lité diffusée, un narrateur (19). Entre le « compte » chez Godard, alors que les sons
direct préparé nous mettant en contact avec ne sont présents dans une série américaine
notre monde (cérémonie, match, etc.) et que s’ils aident à « lire » une situation.
celui qui nous relie au studio, il existe néan- Même si toutes les fictions ne sont pas
moins une différence : alors que, dans le équivalentes du point de vue du flux,
premier cas, la figure anthropoïde du puisque certaines collent plus que d’autres à
médiateur-manipulateur prend la forme la situation actuelle du téléspectateur, elles
d’un témoin oculaire qui structure son ont toute en commun de capter un temps
témoignage, dans le second, c’est celui qui révolu, suffisamment autonome pour que sa
est dans l’image – l’animateur – qui appa- rediffusion procure encore du plaisir. Le test
raît comme l’organisateur de ce flux, éphé- de l’enregistrement privé est à ce titre exem-
mérité constitutive de la diffusion télévi- plaire pour différencier les types de flux :
suelle : éphémérité de l’image qui diffuse, alors que la rediffusion d’un direct perd
c’est-à-dire qui se répand et s’évanouit. beaucoup de son intérêt, il est toujours pos-
Le documentaire et le reportage sont au- sible de revoir dans l’après-coup une
delà de ce simple contact indiciel avec le fiction : le temps écoulé entre la diffusion et
monde, dont se prévaut le témoin. Ils créent le visionnement de la bande vidéo est fonc-
aussi, au moyen du montage, une structura- tion de l’adhérence de celle-ci à notre propre
tion iconique de l’espace et du temps qui, temporalité et elle suggère donc de classer
parfois, révèlent le regard qui les organise. les différents genres de la fiction en fonction
Cette construction néanmoins ne doit pas de leur plus ou moins grande intemporalité :
aller jusqu’à inventer les événements, l’épisode de feuilleton peut se voir hors flux
même si, dans une certaine mesure, elle ne (de préférence quand même avant celui qui
vise que le probable. Que le documentaire lui succède dans le récit), le film, de même
soit déjà du récit ne suffit pas à le mettre du que la série, peuvent se voir sans aucun rat-
côté de la fiction. La promesse est seule- tachement à l’écoulement des images télévi-
ment d’accroître la lisibilité – et non la visi- suelles. Si la fiction suppose la construction
bilité – du monde (20). De ce point de vue, d’une temporalité que nous comparons tou-
documentaire et reportage convergent : jours, peu ou prou, à la nôtre, en tant qu’ob-
seule les différencie la relation du docu- jet artistique, elle subit de la part du récep-
mentaire au flux spectatoriel. Alors que le teur une délinéarisation qui la situe dans un
premier rend lisible le monde, le second autre temps, ayant ses lois propres faites de
s’attache à rendre intelligible le fleuve dans rappels, de réminiscences, d’anticipations
lequel le spectateur baigne quotidienne- ou d’échos, et qui se prête à l’extraction du
ment : l’actualité. flux par le revisionnage indéfini, parce qu’il
(19) Témoin ce jugement d’A. Bazin sur Sixième étage, un programme diffusé en mai 54 : « ... les caméras ayant
une fois pour toutes trouvé la bonne place dans un espace facilement intelligible, le téléspectateur savait du com-
mencement à la fin et à tout moment où il se trouvait. Cette possibilité de s’orienter avec clarté et vraisemblance
ne lui est que trop rarement dispensée. On ne dira jamais assez combien elle est cependant nécessaire à la crédibi-
lité du spectacle télévisuel. » (Radio-Cinéma-Télévision, 30/5/54).
(20) Je développe tout cela dans JOST, 1997.
repose sur la promesse que l’intégralité du lui est associée – est plus ou moins fiable,
visible et de l’audible est régie par l’inten- plus ou moins respectueux de sa promesse.
tionnalité d’un artiste. Viser un film comme Guidée par cette typologie des genres,
une œuvre, c’est donc toujours, qu’on le fondée à la fois sur le mode de diffusion et
veuille ou non, préférer au transitoire la sur la relation du signe audivisuel à son
durée immuable, comme le souhaitait Les- objet – monde ou énonciateur –, l’interpré-
sing, et lui faire rejoindre ce Panthéon où se tation du programme se fait également en
juxtaposent les films de toujours, et donc la fonction des modes d’énonciation qu’on lui
situer dans une postérité ou dans l’éternité attribue.
conçue, comme le note Michel Foucault, par J’en ai proposé trois (22) :
le « principe esthétique de la survie, de son Le mode informatif, qui adopte les règles
maintien par-delà la mort, et de son excès de l’assertion définie par Searle : l’auteur
énigmatique par rapport à l’auteur (21) ». d’une assertion répond de la vérité de la
Le flux est donc loin de s’identifier au proposition exprimée et doit être en mesure
flot temporel qui lui est isochrone : le télé- de fournir des preuves à l’appui de ce qu’il
spectateur y navigue avec des vitesses et affirme ;
une adhérence temporelle variables. Le mode fictif, où la seule véritable règle
est la cohérence de l’univers créé avec les
postulats et les propriétés qui le fondent ;
Modes d’énonciation Le mode ludique, où les règles du jeu,
et second degré mais aussi l’observation de règles sociales
Tout le chemin que nous venons de ou de rites (variétés), prescrivent le dérou-
suivre, et qui retrace quelques-unes des lement du temps et où les effets perlocu-
inférences que suscitent, chez le spectateur, toires guident l’émission.
les grands genres audiovisuels (documen-
Ludique
taire/fiction), les grands modes de diffusion
(direct/enregistré) et le statut artistique
conféré au film ou au document, peut être • jeux
parcouru en sens inverse. A partir du docu- • variétés
ment lui-même, où se reconnaît tel ou tel
aspect attaché à ces genres, le spectateur • talk show
peut, par exemple, spontanément croire que débat reality show
telle émission est en direct ou appartient au • Téléfilm
genre documentaire : ainsi, des imperfec- • magazine série
tions de tournage, de l’impossibilité de pré- film
• JT • reportage
parer les axes, des manques de mise au
• documentaire
point on tirera que le film de l’extraterrestre
de Roswell est véridique... ! En fin de Informatif Fictif
compte, de la confrontation de la promesse
constitutive du document aux savoirs
conférés par la presse ou par l’examen des Ces modes permettent de regrouper gros-
indices matériels proposés par le pro- sièrement les principaux genres télévisuels,
gramme lui-même, en fonction d’une com- tout en rendant compte du plaisir mêlé que
pétence que modifie considérablement certains suscitent : débats politiques hyper-
l’éducation aux médias, naît l’idée que réglés en fonction de l’information à déli-
l’énonciateur – et la figure anthropoïde qui vrer devenant un jeu quand la joute verbale
(28) NEL (1988) et LOCHARD et SOULAGES (1994) vont dans le sens d’une telle démarche.
(29) SOUCHON, 1990.
(30) Les tenants de la stratégie consciente d’évitement qui fonde l’idée du « tout public » négligent ce second
aspect de l’hédonisme télévisuel.
(31) BAZIN, 1954 b, p. 25.
peut toujours advenir un événement qui discutable, n’en est pas moins efficient dans
l’excède et le fait basculer. Contrairement à la classification implicite des genres par le
l’acteur qui peut se projeter dans le tout- téléspectateur. La typologie des genres
percevant que sera le spectateur assis dans audiovisuels attend sa roue de Virgile (32).
la salle obscure, l’animateur ou la speake- Il n’est pas sûr que nous accepterions de
rine dont parle Bazin ne sait ni dans quel ranger les effets à produire sur le public
contexte ni au travers de quelle activité il comme Cicéron : style « simple » pour
sera vu (c’est bien l’obstacle que rencon- expliquer, « moyen » pour plaire, « noble »
trent aujourd’hui les analyses d’audience : pour émouvoir (33). Quoi qu’il en soit, plus
on compte des individus devant l’écran, le temps passe, plus il devient apparent que
mais on n’est jamais sûr qu’ils se compor- seules des différences de ton discriminent
tent comme des spectateurs). véritablement certains programmes : le
En ce sens, la pratique du magnétoscope journal télévisé de TF1 et de France 2 dont
subvertit le genre en accentuant cet écart les dispositifs, la durée des sujets, la hiérar-
entre l’exhibitionnisme affiché de l’acteur chie de l’information diffèrent moins que le
en spectacle et l’usage voyeuriste de sa style du présentateur. Studio Gabriel et
reproduction. Les multiples névrosés de Nulle part ailleurs, en access-prime-time,
l’arrêt sur l’image en tout genre ne me sont deux émissions « omnibus » centrées
démentiront pas : le plaisir du téléspectateur autour d’un invité dont la forme est bien
est de s’affranchir du contrat qui fonde la proche, mais que le ton plus gentil de l’un
participation de l’acteur au spectacle par et plus dérisoire de l’autre séparait (c’est de
une possession totale de l’image de celui ou moins en moins vrai). Je n’insiste pas sur
de celle qui ne se donne que sous certaines ces évidences. En revanche, il importerait
conditions du « live ». Cette pulsion va bien d’inventorier, d’une part les types de tons
au-delà du contenu érotique de l’image : propres à la télévision d’une époque,
qu’il s’agisse de se repasser à l’envi un d’autre part quels rôles jouent ces tons dans
accident de Formule 1 ou un plongeon, le le rapprochement transversal de pro-
geste du spectateur est de dissocier le spec- grammes en apparence plutôt hétérogènes.
tacle-objet du spectacle enregistré et repro- Si l’on consulte, par exemple, ce que
duit à sa demande. D’y voir ce qui devait disent les premiers magazines de télévision,
être, par définition, invisible : la décompo- on s’aperçoit que l’idée du classement des
sition du mouvement ou la nudité d’un genres tient moins à leur contenu ou à leur
corps, voire, dans le pire des cas, un jeune forme qu’au sentiment qui s’en dégage :
enfant qui tombe de sa chaise. « … le samedi soir, de la musique de
chambre après une comédie, d’accord. Et
Ton et identification quelque chose de gai après l’impression
générique peu tonifiante laissée par Notre Petite Ville.
Malheureusement, c’est le contraire qu’on a
Ce dernier exemple, tiré d’un probable donné (...) Sciences d’aujourd’hui et le
Vidéogag, ne fera sans doute pas rire tout le Récital Isaac Stern après Du côté des
monde et il nous faut donc tenir compte de grands maîtres, c’est un peu trop de choses
ce plaisir plus segmentant socialement, sérieuses pour la même soirée (34) ».
auquel j’ai fait allusion tout à l’heure. Je Au-delà de cette mise en paradigme
propose de l’isoler, si l’on peut dire, grâce intuitive des émissions (sérieux/gai) où
au « ton », au niveau, comme on parle d’un d’aucuns verraient les effets de la structura-
niveau de langue, qui, pour être subjectif et tion de la grille en fonction des missions de
(32) La « roue de Virgile » corrèle genres épique et lyrique et niveaux de style en prenant appui sur les œuvres du
poète.
(33) COMBES, 1994, p. 44. SCHOLES (1986) explore les tons fictionnels, p. 81.
(34) Jean Parrot, Mon Programme, 6 novembre 1954.
la télévision, ces réactions témoignent de genre. J’affirme seulement que, dans cer-
rapprochements transversaux qui unissent tains cas, et probablement à l’intérieur de
ou opposent des émissions de genres ou de périodes données, il joue comme une domi-
formes diverses. Et il ne fait aucun doute, nante dans l’inclusion ou l’exclusion des
pour moi, que ce jugement sur le ton qui se programmes dans une classe.
dégage de la globalité d’un programme est Résumons-nous : le genre, comme caté-
aussi un critère d’identification générique. gorie de réception est une promesse qui est
Les Enfants de la télé (sur France 2), qui spécifiée par le type de flux, par un mode
entremêlent un plateau, avec des invités, énonciatif, par un ton, et, faudrait-il ajouter,
aux extraits de la télévision du passé, et la par un dernier aspect que je laisse de côté,
Fureur du vendredi soir (TF1), qui met en ses modes de discours (37). Faut-il hiérar-
scène un vaste karaoké où des chanteurs chiser ces niveaux de pertinence et com-
d’aujourd’hui interprètent des chansons ment ? La première solution consisterait à
d’hier, sont deux émissions qui ressortissent faire le tableau croisant toutes ces dimen-
au monde ludique, mais leur dispositif sions. Je n’ai pas imaginé le nombre de
comme leur forme sont distincts l’un de cases qu’il devrait comporter, et dans quelle
l’autre, tout autant que des Années Twist ou géométrie. Je sais seulement qu’il a sûre-
des Années Tube. A l’évidence, le senti- ment sa place dans la Bibliothèque de
ment d’une nostalgie exprimée à travers Babel décrite par Borges.
une communion festive fédère tous ces pro- Du point de vue de l’archivage, s’il
grammes par-delà leur diversité. importe de prendre tous les niveaux en
Aristote soulignait déjà que l’histoire compte, de décrire les programmes selon
d’Œdipe, qu’elle soit représentée sur scène chacune de ces pertinences, ni l’unicité des
ou racontée, restait tragique : « la frayeur et critères ni leur hiérarchie ne sont requises.
la pitié peuvent assurément naître du spec- Au chercheur revient la tâche d’assigner la
tacle, mais elles peuvent naître aussi du sys- dominance à la dimension nécessaire à la
tème des faits lui-même » (35). On pourrait constitution d’un genre : les émissions nos-
en dire autant du comique : que les sketches talgiques, la méta-télévision ou tout autre
de Coluche soient représentés sur scène ou chose. Pour le spectateur immergé dans le
qu’ils prennent naissance, à l’intérieur d’un flux, il en va autrement : à un moment
film, d’une situation qui ne tire sa nécessité donné, un genre est conçu comme une confi-
que de cette attraction, ne change pas guration stable de modes et de dispositifs
grand-chose à l’émotion spectatorielle. En articulant un thème avec un certain ton, tout
termes d’effet, le ton (comique, ironique, cela formant un « assemblage » indisso-
impertinent, nostalgique, tendre, etc.) est ciable (comme on le dit d’un vin). La répéti-
sans doute plus déterminant dans le choix tion et la sérialisation d’un prototype mixant
d’un programme que l’opposition entre ces dimensions finissent par constituer un
film et spectacle qui perpétue celle, beau- genre, en sorte que l’émission omnibus,
coup plus ancienne, entre épopée et drame. brandie comme l’absolu mélange, est elle-
De ce point de vue, l’étude de la grille de même un genre identifiable en tant que tel.
TF1 au cours d’une année suggère un cer- Qu’est-ce que le « concept » dont les
tain nombre d’équivalences : un match de professionnels nous rebattent les oreilles, et
football le mercredi soir vaut pour un rea- qui définit, pour eux, un programme ? Une
lity show animé par J. Pradel (36). forme idéale, abstraite, fondamentalement
Qu’on me comprenne bien : je ne dis pas imitable et où, surtout, ne se reconnaît
que le ton est la dimension prééminente du pas la trace d’un auteur. Ce que la loi classe