La Culture de Masse Lasch PDF
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Nouvelleécole
édition électronique
Extrait de la revue Nouvelle École n°39 - La culture de masse
Christopher Lasch
La culture de masse
en question
Traduction d’Alain de Benoist
Tout homme de gauche serait probablement d'accord pour dire que des institutions
politiques représentatives ne garantissent pas à elles seules un mode de vie démocra-
tique. Par opposition à la conception minimaliste de la démocratie — qui cherche
seulement à libérer la compétition industrielle des interférences de l'État, qui définit
la démocratie par l'abolition des privilèges particuliers, et qui demande à ce que soient
appliquées de façon impartiale les règles destinées à donner à tous des chances égales
au départ dans la vie — , la gauche a toujours soutenu une vision plus large, qui ne
touche pas seulement la démocratie politique, mais aussi la démocratie économique
et la démocratisation de la culture.
La critique de gauche de la libre entreprise commence par constater que l'existence de rè-
gles de compétition formelles ne donne nullement des chances égales à chacun. De fait,
la facilité avec laquelle les avantages de classe se perpétuent dans un système de démo-
cratie politique a parfois conduit certains radicaux à la croyance, d'ailleurs erronée, que
la démocratie politique est un trompe-l'œil et que les « libertés politiques bourgeoises »
sont seulement un instrument de la domination de classe. Mais même ceux qui considèrent
la liberté d'expression, le suffrage universel et des institutions représentatives comme des
conditions absolument essentielles de la démocratie (et il serait réconfortant de penser
qu'ils sont maintenant une majorité à gauche) admettront facilement que ces garanties po-
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litiques ne représentent rien d'autre qu'un début 1. A leur avis, la démocratie exige aussi,
pour le moins, des syndicats puissants, un impôt proportionnel sur le revenu et des inter-
ventions du gouvernement pour encadrer l'activité industrielle. Beaucoup ajouteront même
qu'elle exige aussi la socialisation des moyens de production.
Il est bien clair toutefois que le socialisme lui-même n'est pas une garantie de la dé-
mocratie ; et c'est un fait que le caractère autoritaire des régimes socialistes existants
a conduit la gauche, non seulement à réviser ses opinions sur la démocratie politique,
mais aussi à penser de plus en plus fermement qu'une « révolution culturelle » pourrait
bien représenter l'élément le plus important pour établir une société vraiment démo-
cratique. Cette idée un peu abstraite signifie évidemment des choses différentes pour
différentes personnes. En général, on veut dire par là que les vieilles habitudes de
soumission à l'autorité tendent à réapparaître au sein même des mouvements dont les
objectifs sont démocratiques, et qu'à moins que ces habitudes soient arrachées à la
racine, les mouvements révolutionnaires continueront toujours à recréer les conditions
qu'ils cherchent précisément à abolir. Les partisans d'une révolution culturelle mettent
l'accent sur la réapparition des vieux schémas autoritaires en Union Soviétique et
dans les autres régimes socialistes, ou encore sur la réapparition des tendances
sexistes à l'intérieur de la Nouvelle gauche la plus « libérée ». Ils en concluent qu'aussi
longtemps que ces schémas de domination n'auront pas été détruits, les mouvements
démocratiques manqueront toujours leurs objectifs de départ.
L'idée d'une révolution culturelle n'est pas nouvelle. Sous une forme ou une autre,
elle a toujours fait partie de l'idéologie démocratique depuis ses débuts. Les meneurs
des révolutions démocratiques du XVIIIe siècle insistaient sur le fait que la démocratie
exige que les citoyens soient « éclairés ». Au XIXe siècle, l'institution du suffrage
universel pour les hommes ajouta encore à la croyance selon laquelle, pour que les
institutions démocratiques prospèrent, les masses devraient être poussées à sortir de
leur torpeur intellectuelle séculaire et munies des outils de la pensée critique 2. Au
XXe siècle, la démocratisation de la culture est devenue une préoccupation centrale
pour les penseurs de la tradition progressiste. Certains d'entre eux se sont rangés à
l'opinion de John Dewey, selon qui des réformes antiautoritaires dans l'enseignement
encourageraient la formation d'habitudes mentales critiques et scientifiques. D'autres,
comme Thorstein Veblen, ont plutôt mis leur confiance dans les effets intellectuelle-
ment émancipateurs de l'activité industrielle 3. D'autres encore ont mis l'accent sur
les capacités d'« auto-éducation » des masses, ou sur le rôle dirigeant d'une élite tu-
télaire. Toutes ces positions ont au moins comme point commun de se fonder sur un
ensemble de postulats ayant trait à l'effet dissolvant exercé par la « modernité » sur
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les modes de pensée « traditionnels ». L'opinion qui a prévalu est que la démocrati-
sation de la culture exige au préalable un programme éducatif ou un processus social
(ou encore les deux), qui soit capable d'arracher les individus à leur contexte habituel,
d'affaiblir les liens de parenté, les traditions locales et régionales, et toutes les formes
d'attachement au sol. Aux États-Unis en particulier, la suppression des racines a tou-
jours été perçue comme la condition essentielle de la croissance des libertés. Les
symboles dominants de la vie américaine, la « frontière » et le melting pot, ont contri-
bué, entre autres, à développer l'idée que seuls les déracinés peuvent parvenir à une
véritable liberté intellectuelle et politique.
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n'avaient abandonné leurs anciennes habitudes que pour devenir les victimes de la
publicité et de la propagande moderne 4.
Cette critique de la culture de masse présentait en effet beaucoup de défauts, et c'est
la raison pour laquelle il a été facile aux écrivains des années soixante et soixante-
dix de la rejeter plutôt que de chercher à l'affiner et à la remodeler. Ceux qui s'en pre-
naient à la culture de masse témoignaient, par exemple, d'une compréhension très
faible de l'art populaire. (Adorno écrit ainsi à propos du jazz que le « caractère plaintif
de sa musique traduit une nostalgie… de la soumission ») 5. Nombre de ces critiques
basaient leur argumentation sur l'idée douteuse que les structures de classe, ayant
éclaté, avaient été remplacées par la « société de masse ». Ils minimisaient les capa-
cités de résistance populaire ou publique à la « manipulation » psychologique opérée
par les médias.
Ils pensaient que les médias avaient détruit toute trace d'une vraie culture populaire
et que, de ce fait, les seuls opposants à la culture de masse provenaient de la petite
minorité des tenants d'une « haute culture ». Leur attachement personnel au moder-
nisme culturel était souvent dépourvu de tout esprit critique, et tendait lui-même à
justifier leur adhésion à des mouvements élitistes ou d'avant-garde, non seulement
dans le domaine culturel, mais aussi dans le domaine politique — aspect particuliè-
rement fâcheux de leur position 6.
Pourtant, malgré ses graves défauts, la critique de la culture de masse était porteuse
d'une perspective historique importante, que l'on peut retracer de la façon suivante.
Depuis le XVIIIe siècle, l'offensive contre le particularisme culturel et l'autorité pa-
triarcale, qui avait pour but - tout au moins au début - d'encourager l'indépendance
psychologique et l'esprit critique, a perdu toute signification du fait de l'apparition
d'un marché universel de facilités, qui a abouti à l'effet opposé. Or, ces deux processus
sont étroitement liés ; ils font partie de la même séquence historique. Le développe-
ment d'un marché de masse qui détruit l'intimité, décourage l'esprit d'indépendance
et met les individus dans la dépendance de la consommation en vue de la satisfaction
de leurs besoins, anéantit les possibilités de libération que la destruction des anciennes
contraintes pesant sur l'intellect et sur l'imagination avait laissé entrevoir. Le résultat
est que la suppression de ces contraintes revient souvent, dans la pratique, à générer
seulement la liberté de choisir entre des facilités plus ou moins indiscernables.
L'homme ou la femme moderne, émancipé et « éclairé », se révèle, quand on y re-
garde de près, un simple consommateur qui n'est pas tellement souverain. Au lieu
d'assister à la démocratisation de la culture, nous assistons en fait à sa complète as-
similation aux exigences du marché.
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ne peuvent pas exister sans eux ». En fait, non seulement Gans exagère l'éventail des
choix existants, mais il rend le débat sur la culture de masse parfaitement insignifiant
en le ramenant à de simples questions de goût. Pour lui, les adversaires de la culture
de masse veulent tout simplement imposer leurs goûts raffinés aux membres moins
riches et moins bien éduqués de la société, lesquels ont le droit de manifester des pré-
férences plus simples et d'avoir une culture « liée à leurs propres expériences ». Les
propagandistes d'une culture de haut niveau prétendent que celle-ci dispense « une
gratification esthétique plus for te et peut-être plus durable », mais cette « assertion »,
affirme Gans, en se réclamant de ce qu'il croit être l'objectivité scientifique, « de-
mande encore à être vérifiée empiriquement ». Les adversaires de la culture de masse
n'auraient pas non plus donné la preuve que « les choix portant sur les goûts culturels
affectent la capacité des individus à vivre en société », ni que « les créateurs d'un
goût culturel donné agissent volontairement de façon telle qu'ils amoindrissent cette
capacité ». Ce qui revient à dire que la culture de masse ne peut être considérée
comme une affaire de politique officielle qu'à la condition que la Médecine Générale
certifie, non seulement que la consommation de camelote est destructrice pour l'esprit,
mais encore que ceux qui fabriquent cette camelote la mettent au point délibérément
pour qu'elle ait des effets néfastes ! Totalement aveugle devant les rapports existants
entre culture et politique, sinon les plus grossiers, Gans affirme que la mise au point
d'une « politique économique égalitaire est largement prioritaire par rapport à la vie
culturelle ». La culture, après tout, sert essentiellement selon lui à éviter de s'ennuyer,
« à faire passer le temps plus agréablement » ! Ni l'amélioration du temps libre ni la
« réalisation de soi-même » (l'autre fonction, plutôt nébuleuse, que Gans attribue à
la culture) ne dépendent d'un « niveau de goût élevé ». « Si les gens sont capables de
faire prévaloir leurs propres standards esthétiques et y trouvent un contenu culturel
qui les satisfait, il leur est possible de parvenir à tous les niveaux à une réalisation
d'eux-mêmes et à un aménagement satisfaisant - c'est-à-dire caractérisé par un mini-
mum d'ennui (!) - de leur temps libre ». Une telle défense du « pluralisme esthétique »
(pour reprendre l'expression avec laquelle Gans caractérise son programme) tient
donc pour acquise la conception appauvrie de la culture à laquelle les adversaires de
la culture de masse entendent précisément s'attaquer, conception qui, de leur point
de vue, résulte de la séparation du travail et du jeu, de l'organisation des « distrac-
tions » par les mêmes forces mercantiles qui ont déjà envahi la sphère du travail, et
de la réduction qui s'ensuit de la culture à un passe-temps de diversion, à une activité
routinière destinée à s'occuper pendant des moments de temps libre qui sont déjà de-
venus aussi vides que les moments de travail.
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Si ces opinions émanaient d'un sociologue isolé, on pourrait les considérer comme
simplement superficielles et mal informées. Mais les mêmes arguments ont été avan-
cés par un grand nombre d'hommes de gauche, et leur diffusion donne à penser qu'il
existe de graves confusions concernant la nature même de la démocratie et de la li-
berté. En outre, notre système d'éducation repose lui-même de plus en plus sur l'idée
implicite que les démocraties peuvent « fonctionner même lorsque les citoyens ne
sont pas éduqués ». Sous prétexte de respecter le droit des minorités « à leur culture »
et, plus généralement, sous prétexter de respecter les droits des jeunes, les écoles ont
abandonné tout effort réel pour faire connaître « ce que l'on sait et ce que l'on pense
de mieux dans le monde ». Elle se basent désormais sur l 'idée qu'une culture dite de
haut niveau est intrinsèquement élitiste, que l'on ne doit jamais demander à quelqu'un
d'apprendre quelque chose de difficile, et qu'il faut cesser d' « imposer » aux pauvres
les valeurs de la classe moyenne 10. Tout comme Gans, les enseignants américains
invoquent des slogans démocratiques pour justifier des programmes qui condamnent
la plupart de nos concitoyens à être des demi-illettrés. Ils font appel au dogme du
« pluralisme culturel » pour justifier l'échec massif de l'enseignement public.
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les chefs-d'œuvre de la littérature anglaise, mais parce que, à son avis, le « désir de
tout fondre dans un moule anglo-saxon » ne pouvait qu'aboutir à « créer des tensions
et une crise de confiance ». Le plaidoyer de Bourne en faveur de la diversité ne ré-
cusait nullement la nécessité d'une « force motrice d'intégration ». Tout au contraire,
c'est justement parce que la culture « coloniale », « paroissiale », de l'élite anglo-
américaine s'était révélée incapable de fournir une force d'intégration de ce genre,
qu'il estimait que la société américaine avait commencé à se dissoudre en « pièces
détachées », donnant naissance à une vie américaine « composée d'éléments épars,
caractérisée par un niveau de civilisation déclinant, une fausseté générale de l'appa-
rence générale et du goût, des clins d'œil bon marché, l'absence d'esprit et de senti-
ments authentiques que l'on peut voir dans nos petites villes débraillées, nos films
insipide, nos romans populaires, et les visages vides des individus dans la foule des
rues des grandes cités ».
Le livre de Bourne reste un modèle par rapport auquel on peut comprendre à quel
point se trouve aujourd'hui appauvris, non seulement le « pluralisme » qui est à la
base de nos récentes politiques d'éducation et des débats récents sur la culture de
masse, mais aussi cette conception de la « libération culturelle » selon laquelle le
mouvement historique vers « l'autonomie et l'intégration » exige la dissolution des
cultures « traditionnelles ». La façon dont on considère la liberté comme synonyme
d'absence de toute influence extérieure et de possibilité de choisir parmi les différents
produits qui sont en compétition ouverte les uns avec les autres, dérive en partie d'une
aperception simpliste d'un processus de « modernisation », qui se contente de souli-
gner « le caractère positif des… mouvements tendant vers l'autonomie », d'« opposer
l'individu à toute autorité », de plaider pour la « suppression des contraintes exté-
rieures » et pour une « délégation plus grande des pouvoirs sociaux », tous phéno-
mènes qui, dit-on, permettraient aux individus de « se fixer des objectifs personnels
à partir d'un éventail plus large de fins légitimes » 12. Selon les sociologues qui se
rallient à cette conception de la modernisation, la critique de la culture de masse, tout
comme la critique marxiste du capitalisme dont elle a hérité, n'est qu'une interpréta-
tion romantique de la société « traditionnelle », qui ne veut pas voir les effets stérili-
sants que celle-ci exerce sur l'esprit et qui ne tient pas compte des améliorations
intervenues dans le mode de vie ou le goût populaire.
« La société nouvelle, écrit Edward Shils, est une société de masse, en ce sens préci-
sément que la masse de la population a été constituée en société » 13. Pour la première
fois, l'homme du commun a la possibilité de « sortir de son existence séculaire, im-
mémoriale, attachée à la terre », et de « devenir un membre à part entière de la société,
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en menant une vie humaine dans laquelle il peut manifester ses goûts culturels » 14.
Selon cette vue des choses, ce n'est pas l'exploitation capitaliste ou la cage de fer de
la rationalité bureaucratique qui est à l'origine de ce malaise de l'homme moderne
dont on parle tant, mais l'abondance même des choix auxquels les gens sont désormais
confrontés : « Lorsqu'il existe dans la société des alternatives complexes, l’individu
doit apprendre à se diriger dans l'existence sans compter sur ses appuis traditionnels,
c'est-à-dire sans tenir compte des liens ethniques, de classe ou de parenté. Cette né-
cessité dans laquelle il se trouve de fa ire des choix (fait naître chez lui) un sentiment
persistant de mécontentement » 15.
L'idée symbolique du melting pot est peut-être passée de mode, mais l'idée plus gé-
nérale qui l'inspirait est toujours bien vivante : l'idée que les individus doivent renon-
cer à leurs racines pour devenir des citoyens du monde moderne. L'argument clé
auquel Gans a recours contre les partisans d'une « culture de haut niveau » revient à
dire que ces derniers, étant des intellectuels déracinés, ont déjà suivi le chemin diffi-
cile qui mène de la tradition à la modernité, et qu'ils s'imaginent que n'importe qui
peut partager leurs idées en matière de « créativité » et de « réalisation de soi-même »
et leur morale « de l'individualisme et de la résolution individuelle des problèmes ».
De façon à nouveau assez paternaliste, Gans affirme que « bien des Américains ap-
partenant au monde du travail, ou même à la classe moyenne, sont encore en train de
se libérer des cultures parentales traditionnelles et d'apprendre à se comporter en in-
dividus autonomes, avec leurs propres besoins et leurs propres valeurs ». En d'autres
termes, ils commencent à se rapprocher du haut niveau de l'élite « éclairée » ; et les
médias, toujours selon Gans, jouent un rôle « progressiste » à cet égard, en contribuant
à fa ire éclater les cadres restrictifs de la culture patriarcale et « traditionnelle » dont
les travailleurs commencent tout juste à se libérer. Les médias, par exemple, « libè-
rent » la ménagère des contraintes parentales, en lui permettant de prendre des déci-
sions et d'agir en fonction des jugements et des goûts qui sont les siens. « Imaginons
une ménagère qui a décidé qu'elle allait décorer sa maison à sa façon, plutôt qu'à la
façon dont ses parents et ses voisins l'ont toujours fait » : les médias « lui fournissent,
non seulement une justification de son désir de s'exprimer par elle-même, mais encore
toute une série de solutions, liées à des goûts culturels différents, à partir desquels
elle pourra commencer à développer le sien ». De même, « la diffusion des articles
sur la libération de la femme dans les magazines féminins les plus répandus peut
aider une femme qui est encore plongée dans une société de type sexiste à formuler
des sentiments et des idées qui lui permettront de commencer à se battre pour sa pro-
pre liberté » 16.
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les mass media et les autres entreprises d'homogénéisation culturelle, ni avec la vision
d'une société sans autorité, sans pères et sans passé, que la gauche doit chercher à
s'allier, mais avec les forces vives du monde moderne qui résistent à l'assimilation,
au déracinement et à la « modernisation » forcée. Il faut en premier lieu que la gauche
révise ses idées sur ce qui fait accéder les hommes à la modernité. Maintenant que
l'histoire « moderne » commence elle-même à reculer dans le passé, nous pouvons
nous rendre compte que le modernisme artistique est beaucoup plus profondément
lié à la tradition que ne l'avaient cru les pionniers du modernisme ; et la même consta-
tation vaut pour la culture moderne dans son ensemble. Une culture vraiment moderne
n'a jamais consisté simplement à répudier les schémas « traditionnels » ; au contraire,
c'est de leur persistance qu'elle a tiré beaucoup de sa force. Randolph Boume avait
raison de dire qu'une vue vraiment universelle des choses doit s'enraciner dans le par-
ticularisme. L'expérience du déracinement ne conduit pas au pluralisme culturel, mais
à un nationalisme agressif, à la centralisation et à la consolidation du pouvoir étatique
et financier. Au lendemain de l'entrée de l'Amérique dans la seconde Guerre mondiale,
au moment où l'espoir d'un renouveau culturel aux États-Unis commençait à dispa-
raître, Boume se consacra, non sans raison, à l'étude de cette machine de guerre qu'est
l'État moderne. Un autre écrivain, qui comprenait ces questions mieux que les étu-
diants en sociologie de la culture de masse (y compris ceux dont les sympathies sont
à gauche), après s'être étonné de voir « combien certaines époques presque dépour-
vues de moyens matériels de communication dépassaient la nôtre pour la richesse, la
variété, la fécondité, l'intensité de vie dans les échanges de pensées à travers les plus
vastes territoires », a proposé une analyse identique des liens existant entre le déra-
cinement et le « provincialisme » qui sous-tend les phénomènes modernes de conso-
lidation nationale. « L'homme sent qu'une vie humaine sans fidélité est quelque chose
de hideux », écrivait Simone Weil ; mais dans le monde moderne, « il n'y a rien, hors
l'État, où la fidélité puisse s'accrocher » 27.
Le dépérissement de presque toutes les formes d'association populaire spontanée ne
détruit pas Je désir d'association. Le déracinement déracine tout, sauf Je besoin de
racines.
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Notes
2 - S'il faut en croire le positiviste français Michel Chevalier (1806-1879), les masses avaient
déjà été « initiées » à - la découverte intellectuelle de la modernité aux États-Unis, au moment
où, en France, l'ignorance populaire s'opposait encore au progrès économique et politique.
Le contraste qu'il dessine en 1838, entre l'entrepreneur rural américain et le paysan euro-
péen dominé par le clergé, constitue une profession de foi démocratique classique : « Exa-
minez la population de nos campagnes, sondez les esprits de nos paysans, et vous
constaterez que le ressort de toutes leurs activités est un mélange confus de paraboles bi-
bliques et de légendes superstitieuses. Essayez de faire de même avec le fermier américain,
et vous vous apercevrez que, chez lui, la grande tradition de l'Écriture se combine harmo-
nieusement avec les principes de la science moderne énoncés par Bacon et Descartes, avec
la doctrine de l'autonomie morale et religieuse proclamée par Luther, et avec les conceptions
plus récentes encore de la liberté politique. Le fermier américain est l'un des initiés » (Society,
Manners and Politics in the United States. Letters on North America, Doubleday & Co., New
York, 1961, ch. 34).(Retour à la page)
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3 - Sur les différentes formes de l'argument selon lequel l'éducation populaire « éclairée »
se confond avec la diffusion de ce que Dewey appelait les « habitudes mentales scienti-
fiques », cf. John Dewey, Science as Subject-Matter and as Method, in Science, 31, 28 janvier
1910, 121-127 ; Thorstein Veblen, The Place of Science in Modern Civilization, in American
Journal of Sociology, Il, 1906, 585-609 ; et Karl Mannheim, The Democratization of Culture
(1933), in Kurt H. Wolff, ed., From Karl Mannheim, Oxford University Press, New York, 1971,
271-346. (Retour à la page)
4 - Parmi les auteurs qui ont développé cette critique de la culture de masse, citons, par
ordre chronologique : Max Horkheimer, Art and Mass Culture, in Studies in Philosophy and
Social Science, 9, 1941, 290-304 ; Dwight Macdonald, A Theory of Popular Culture, in Politics,
1, février 1944, 20-23 ; Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, The Culture Jndustry. En-
lightenment as Mass Deception, in Dialectics of Enlightenment (1947), Herder & Herder, New
York, 1972, pp. 120-167 ; Irving Howe, Notes on Mass Culture, in Politics, 5, printemps 1948,
120-123 ; Leo Lowenthal, Historical Perspectives of Popular Culture, in American Journal of
Sociology, 55, 1950, 323-332 ; Dwight Macdonald, A Theory of Mass Culture, in Diogenes,
3, été 1953, 1-17 ; Dwight Macdonald, Masscult and Midcult, in Partisan Review, 27, 1960,
203-233 (repris dans Against the American Grain, Random House, New York, 1962, pp. 3-
75). Certains de ces textes ont été repris, avec beaucoup d'autres exprimant des opinions
différentes, dans Bernard Rosenberg et David Manning White, ed., Mass Culture. The Popular
Arts in America, Free Press, New York, 1975. Il est à noter que toutes ces attaques contre la
culture de masse proviennent de la gauche. La culture de masse a aussi été attaquée par la
droite ; la critique conservatrice est toutefois moins intéressante que la critique radicale,
d'abord parce qu'elle est idéologiquement prévisible, ensuite parce qu'elle se fonde en gé-
néral sur l'idée que les masses ont renversé les élites établies et se sont elles-mêmes em-
parées du pouvoir politique. Le meilleur exemple de cette tendance est José Ortega y Gasset,
The Revoit of Masses, W.W. Norton & Co., New York, 1932 (trad. fr. : La révolte des masses,
Stock, 1962 et Gallimard-Idées, 1967). (Retour à la page)
5 - Recension de deux livres sur le jazz, in Studies in Philosophy and Social Science, 9, 1941,
170.(Retour à la page)
6 - J'ai analysé cette célébration acritique du modernisme dans Modernism, Politics and
Philip Rahv, in Partisan Review, 47, 1980, 183-194.(Retour à la page)
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7 - Herbert Gans, Popular Culture and High Culture. An Analysis and Evaluation of Taste,
Basic Books, New York, 1974, p. 32. Les citations figurant dans ce paragraphe et dans les
deux suivants proviennent des pages 126, 125, 130-131 et 134. Un exemple plus subtil et
plus nuancé de ce type d'argument se trouve dans le livre de Raymond Williams, Television :
Technology and Cultural Form, Schocken Books, New York, 1975. Selon Williams, les nou-
velles techniques de communication ont fréquemment des effets inattendus et imprévus par
ceux qui les ont mises au point, par exemple le « désir d'utiliser la technologie pour soi-
même ». Les consommateurs de la culture de masse ne seraient pas des victimes passives
d'une manipulation ; ils utiliseraient au contraire les nouveaux médias à leurs propres fi ns.
Williams ne donne malheureusement aucun exemple de cette « interaction compliquée »
entre ceux qui contrôlent les médias et ceux qui les « utilisent ». (retour à la page)
8 - Dwight Macdonald, Against the American Grain, op. cit., pp. 55-56 et 72-73. (retour à la page)
9 - Herbert Gans, Popular Culture and High Culture, op. cit., pp. 133- 135.(retour à la page)
10 - Dans la rhétorique libérale, les valeurs morales ne sont plus enseignées ou transmises
par l'exemple et la persuasion, mais régulièrement « imposées » à des victimes non consen-
tantes. Toute tentative pour rallier quelqu'un à un point de vue, ou même pour lui exprimer
un point de vue différent du sien, revient à porter atteinte à sa « liberté de choix ». Il est clair
que de telles idées interdisent toute discussion publique sur les valeurs. (retour à la page)
11 - Herbert Gans, Popular Culture and High Culture, op. cit., pp. 172-173. Le texte de Boume,
paru à l'origine dans la revue Atlantic, est reproduit dans Olaf Hansen, ed., The Radical Will.
Se leeled Writings of Randolph Bourne, Urizen Books, New York, 1977, pp. 248-264. (retour
à la page)
12 - Fred Weinstein et Gerald M. Platt, The Wish to Be Free. Society, Psyche and Value
Change, University of California Press, Berkeley, 1969, pp. 214-215 et 219. (retour à la page)
13 - Edward Shils, Mass Society and Its Culture, in Norman Jacobs, Culture for the Millions,
Van Nostrand, Princeton, 1961, 1. Gans cite cette opinion en l’approuvant. (retour à la page)
14 - Edward Shils, Daydreams and Nightmares. Reflections on the Criticism of Mass Culture,
in Sewanee Review, 65, 1957, 608. (retour à la page)
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15 - Fred Weinstein et Gerald M. Platt, The Wish to Be Free, op. cit., pp. 215 et 219. (retour
à la page)
16 - Herbert Gans, Popular Culture and High Culture, op. cit., p. 59. (retour à la page)
17 - Walter Benjamin, Illuminations (édité par Hannah Arendt), Schocken Books, 1969, pp.
231, 239-240, 242 et 246 (note 9). Des arguments analogues ont été présentés plus récem-
ment par Hans Magnus Enzensberger, The Consciousness Industry, Seabury Press, New York,
1974. Pour une critique pénétrante des positions de Benjamin, de Brecht et d'Enzensberger,
cf. Jean Baudrillard, For a Critique of the Political Economy of the Sign, Telos Press, St Louis,
1981 (Pour une critique de l'économie politique du signe, Gallimard, 1972 et 1979), en parti-
culier le chapitre intitulé « Requiem pour les médias », pp. 164-184 (éd. fr. : pp. 200-228).
« Cette pensée rationaliste, écrit Baudrillard, n'a pas renié la pensée bourgeoise des Lumières,
elle est l'héritière de toutes ses conceptions sur la vertu démocratique (ici révolutionnaire) de
la diffusion des lumières. Dans son illusion pédagogique, cette pensée oublie que - l'acte po-
litique visant délibérément les médias et attendant d'eux son pouvoir - les médias, eux aussi,
le visent délibérément pour le dépolitiser » (pp. 215-216 de l'éd. fr.). (retour à la page)
18 - Edward Shils, Daydreams and Nightmares, art. cit., 596. (retour à la page)
19 - Cf. par exemple Stephen Marglin, What Do Bosses Do ?, in Review of Radical Political
Economics, 6, 1974, 60-112, et 7, 1975, 20-37 ; Harry Braverman, Labor and Monopoly Ca-
pital, MonthJy Review Press, New York, 1974 ; David F. Noble, America by Design. Science,
Technology and the Rise of Corporate Capitalism, Alfred A. Knopf, New York, 1977 ; et David
Montgomery, Workers' Control of Machine Production in the 19th Century, in Labor History,
17, 1976, 485-509. (retour à la page)
20 - Le terme de « rétroaction » (feedback) dit bien quelle est la nature réelle de l'échange.
Il évoque l'effet électronique qui résulte de la mauvaise installation d'un microphone. De
même, l'effet de « rétroaction » exercé par Je peuple sur les décisions de ceux qui élaborent
les programmes politiques ne provient nullement d'initiatives populaires autonomes, mais
de perturbations de faible ampleur dans le système de communications à sens unique, per-
turbations qui doivent être éliminées aussi rapidement que possible. (retour à la page)
21 - Régis Debray, Teachers, Writers, Celebrities. The Intellectuals of Modern France, New Left
Books, London, 1981, p. 195 (Le pouvoir intellectuel en France, Ramsay, 1979). (retour à la page)
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Christopher Lasch
22 - Le SDS (Students for a Democratie Society) a été, dans les années soixante, l'un des
principaux mouvements universitaires de la Nouvelle gauche américaine (note du trad.).
(retour à la page)
23 - Paul Booth, cité par Todd Gitlin, The Whole World is Watching. MassMedia in the
Making and Unmaking of the New Left, University of California Press, Berkeley, 1980,
p. 91. (retour à la page)
24 - Todd Gitlin, The Whole World is Watching, op. cit., pp. 149, 155 et 160.
(retour à la page)
26 - Todd Gitlin, The Who le World is Watching, op. cit., p. 167. « Cette expression abrupte,
écrit Gitlin, renvoie à la façon dont on réalise un projet en se contentant de lui créer une ré-
putation ». (retour à la page)
27 - Simone Weil, The Need for Roofs, Putnam, 1952, pp. 123 et 127 (éd. fr. : L'enracinement,
Gallimard-Idées, 1962, pp. 158 et 164). (retour à la page)
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•Documents
Jürgen Habermas : la culture-marchandise,
Serge Moscovici : Sociologie de la communication,
Régis Debray : L’Histoire tuée par l’ « Evénement »
•Bibliographie
Louis Dumont : anthropologie et modernité, Pierre Bérard
Sorcellerie et culture populaire, Michèle Gourlaouen
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Christopher Lasch
er
Né le 1 juin 1932 à Omaha, Christopher Lasch est le fils de l'écrivain et journaliste
Robert Lasch, qui fut dans les années quarante le principal éditorialiste du «Chicago
Sun-Times», puis du «St Louis Post Dispatch», et qui reçut en 1966 le prix Politzer.
D'abord professeur assistant d'histoire à l'université Roosevelt de Chicago (1960-
1961), il a été ensuite professeur d'histoire à l'université de l'Iowa (1961-1966) et à la
North western University (1966-1970). Il enseignera l'histoire à l'université de Roches-
ter de 1970 jusqu’à sa mort en 1994.