10 Parcours - 2006 07 Antibi

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La constante

macabre :
« Noter peut tuer…
le goût
d'apprendre »
André Antibi
Directeur de l'IREM de Toulouse
Professeur et directeur du laboratoire des sciences de l'éducation
à l'université Paul Sabatier de Toulouse
Professeur à Sup-Aéro

139
(Transcription non relue par le conférencier)

Pour introduire cette notion de « constante macabre », je vais vous présenter


une situation qui n'a rien d'hypothétique. Imaginez un professeur de maths de
seconde (classe et matière « importants »), nouveau dans son établissement, et
qui, à son premier contrôle, donne une note moyenne de 15/20 à la classe. Les
élèves et les parents d'élèves y verraient un encouragement du prof (il est de
bonne humeur, il a passé de bonnes vacances, mais ça ne va pas durer!). Si un
mois plus tard, au deuxième contrôle, cette moyenne passe à 16, les élèves et
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leurs parents (ce qui montre que les profs n'y sont pour rien, c'est un phénomène
de société) commenceraient à s'inquiéter et à se poser des questions (d'où vient-il ?
que fait-il ? le programme est-il bien traité? avec un tel prof, mon fils ou ma fille
pourra-t-il suivre l'an prochain en 1re, surtout si c'est une 1re S) et tout le monde
attendrait que ça se passe. Si, un mois plus tard, au troisième contrôle, la note
moyenne est de 15,5, je vous garantis que les parents d'élèves, en délégation,
iront voir le proviseur pour lui faire part de leur inquiétude, que le proviseur, déjà
informé, partagera. Car ce professeur serait considéré a priori comme suspect.
Personne ne penserait tout simplement que, comme il y a de bons et de mau-
vais dentistes, de bons et de mauvais médecins, des avocats brillants et des moins
bons, de même ce professeur est peut être un excellent professeur, qui a passé ses
vacances, non pas à la plage mais à préparer consciencieusement son programme,
qu'il est un bon pédagogue, qu'il a réussi à motiver ses élèves dès la rentrée, que
ces élèves motivés ont donc travaillé, et qu'ils donc eu des bonnes notes méritées.
Non, on ne tient pas ce discours, le professeur est a priori suspecté de laxisme, de
manque de rigueur et de sérieux. Inconsciemment on lui reproche de ne pas avoir
appliqué la « constante macabre ».
La constante macabre, c'est ce pourcentage, à peu près constant, de mauvaises
notes qu'il faut trouver quand on corrige un ensemble de copies (ou de travaux
divers): un enseignant « sérieux » se doit de préparer ses sujets et de définir ses
barèmes de telle sorte que les notes soient étalées suivant quelque chose qui res-
semble à une courbe de Gauss, avec un taux de mauvaises notes « normal », que
j'ai appelé la « constante macabre ». Le système exige donc qu'il y ait un pour-
centage constant d'élèves en situation d'échec.

Réal i té de l a constante macabre


Cela peut paraître effrayant, mais l'existence de cette constante est indiscuta-
ble, je l'ai vérifié depuis plus de 15 ans auprès des enseignants eux-mêmes. Je
donne beaucoup de conférences sur ce problème à des enseignants, (en France, en
Belgique et en Espagne, où ce phénomène existe aussi), et à la fin de ces confé-
rences je leur demande de répondre par écrit à un questionnaire où on trouve cette
question : « pensez-vous que cette constante macabre existe? » : la réponse est
140 « oui » à 99 %. J'ai interrogé en France 2 200 professeurs dans 25 régions et une
cinquantaine d'établissements scolaires (la participation à ces conférences n'est
pas facultative mais obligatoire, c'est du travail, et les participants ne sont donc
pas « convaincus d'avance »): je pense que c'est là un échantillon représentatif.
Bien sûr, ce n'est pas une preuve scientifique absolue, mais il suffit de regar-
der les bulletins de notes dans les divers établissements scolaires et les différentes
matières : on y trouve des moyennes qui vont de 9 à 12. Vous me direz: qu'y a-t-
il là d'anormal ? Eh bien sachez qu'en dehors de nos frontières on trouve cela
extravagant : ailleurs, les moyennes sont plus proches de 18, voire 19 et ils trou-
vent normal que, si les élèves ont compris, ils aient une bonne note. Nous
sommes là en complet décalage avec le reste du monde.

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Cette constante macabre, je l'ai moi-même appliquée pendant 20 ans sans en


être conscient : j'étais persuadé qu'un bon devoir devait donner lieu à une moyenne
de 10/20. Cela veut dire, si les notes sont réparties normalement, qu'il y a un
élève sur deux en situation d'échec, et cela ne me choquait pas : c'est pourtant
comme si un médecin déclarait : « si j'arrive à guérir un malade sur deux, j'aurai
fait correctement mon travail », ce que l'on trouverait aberrant. C'est pourtant
implicitement ce que veut dire une moyenne « normale » de 10/20.

Général i té de l a constante macabre


On trouve des exceptions à cette constante macabre. En particulier dans les
matières considérées (à tort, bien sûr) comme secondaires : la musique, l'éducation
physique, les arts plastiques… Dans les conseils de classe, quand les collègues en
charge de ces matières communiquent leurs notes, c'est un moment de détente
pour les autres (les enseignants présents ce soir ne me contrediront pas), et ici les
bonnes notes nombreuses ne dérangent personne. On ne retrouve pas non plus
cette constante macabre dans les écoles d'ingénieurs (où la sélection s'est opérée à
l'entrée), ou dans la préparation des DEA (où il y aurait plutôt l'inverse, une
constante « anti-macabre », car on manque de candidats, et on donne assez systé-
matiquement de bonnes notes même si elles ne sont pas méritées !)
J'ai cru naïvement que dans l'enseignement primaire la constante macabre
n'existait pas ou peu. On y utilise une notation en 3 catégories : acquis, non-
acquis, en voie d'acquisition, et on aurait pu penser que l'absence de note évitait
la tentation de la constante macabre, comme le fait que, bon an mal an, quasi-
ment tous élèves suivent leur cursus du CP au CM2. Pourtant, j'ai posé à une
centaine de professeurs des écoles (les instituteurs) cette simple question : vous
arrive-t-il de poser à vos élèves « ordinaires » (en excluant les enfants à pro-
blèmes qui ne ressortissent pas de l'approche pédagogique), une activité pour
laquelle tous ces élèves obtiendront la mention « acquis ». La réponse quasi una-
nime de ces collègues, le cri du cœur, a été « évidemment non ». Pas simplement
« non », mais « évidemment », pour souligner la non-pertinence de cette ques-
tion : si on pose un exercice, c'est pour faire réfléchir les élèves, et on est per-
suadé que si tous les élèves y ont répondu de façon juste, c'est qu'ils n'ont pas eu 141
besoin de réfléchir, et que la question était donc « trop facile », et que donc on a
perdu son temps en la posant. Dans la tradition des enseignants, on appelle cela
« la question cadeau » : en France, si un enseignant est convaincu que tous les
élèves sauront répondre à une question, il ne la pose pas !
J'ai animé énormément de stages à l'IREM de Toulouse, dont je suis directeur,
et je peux vous assurer que cette réaction est générale. Souvent, en début de
stage, après avoir écouté les doléances habituelles des profs (les élèves sont nuls,
le niveau baisse, Cicéron le disait déjà, on ne sait plus quoi leur poser), je leur
propose de fabriquer ensemble un problème à poser. Alors (prenons par exemple
un sujet de maths en troisième) on part d'un énoncé « classique » (soit un trian-

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gle, avec une droite qui le coupe, avec un cercle qui…) de dix lignes, et je pro-
pose: première question, faire la figure correspondante. Et alors tous de s'écrier:
bien sûr, si on pose cette question, les notes vont augmenter. Pourtant, ce n'est
pas toujours facile, et ça demande de la réflexion, de faire une figure à partir d'un
énoncé. Mais on considère qu'il ne faut pas noter cette compétence.

Dans l'enseignement professionnel, la constante macabre pèse moins, peut-


être parce qu'on est moins exigeant pour des élèves déjà orientés (par une forme
de sélection négative) et qu'on peut donc leur mettre des bonnes notes sans danger
pour la suite. Mais je dois dire aussi que l'enseignement professionnel (je lui
rends cet hommage) est nettement en avance sur l'enseignement général dans le
domaine de l'évaluation. Dans l'enseignement général, la situation est catastro-
phique, car les professeurs sont complètement livrés à eux-mêmes, il n'y a pas
une ligne dans les programmes pour aider le prof dans son travail d'évaluateur.
Alors que dans l'enseignement professionnel, il y a une réflexion bien engagée
sur les attentes et les objectifs de l'évaluation.

Une objection que l'on me fait souvent, c'est qu'à côté de ces mauvaises notes
souvent injustes, on trouve aussi des bonnes notes peut-être imméritées, comme
s'il existait une symétrie entre ces deux attitudes, et que l'une compenserait
l'autre! Mais c'est un très mauvais discours, il n'y a pas symétrie, car il est nor-
mal qu'il y ait de bonnes notes : si le professeur est bon, et que les élèves travail-
lent normalement, le message passe, et la mission de l'enseignant est remplie.
(Et c'est bien ce qui se passe dans la plupart des pays du monde). Si la moyenne
de la classe est faible, c'est (ce devrait être) parce que le message est mal passé.

Cette situation se retrouve même dans les classes de très bon niveau. Et je
vais vous l'illustrer parce que j'appelle la « didactique de la chair », c’est-à-dire ce
que l'on apprend par l'expérience à travers ses propres enfants à qui il arrive des
misères quand ils sont en âge scolaire. Et c'est souvent l'occasion pour les ensei-
gnants de découvrir des anomalies de façon beaucoup plus efficace que dans n'im-
porte quel livre de pédagogie. Ma fille était, il y a 10 ans, en prépa HEC à
Ozenne, (après avoir fait une brillante terminale S, car il faut savoir calculer des
142 coniques pour faire du commerce!) et au bout d'un mois, la première note qu'elle
a eue (pour un contrôle de philosophie) a été 1,5/20. Mais elle m'a vite rassuré
en me disant qu'ils étaient 17 élèves à avoir eu cette note, avec une moyenne de
classe de 3 (et la meilleure note 7). Je n'ose pas vous répéter de quels noms j'ai
qualifié ce collègue! C'était pour moi une manière assez originale de souhaiter la
bienvenue à des jeunes qui avaient envie de travailler. Une semaine plus tard, je
rencontrais Jean Méric (un excellent professeur, bien connu à Toulouse, à qui je
rends hommage, et qui vient de disparaître) et je lui racontai cette anecdote: il ne
fut pas surpris : son propre fils, au lycée Fermat (c'est encore plus « l'élite »), a
eu pendant les six premiers mois des notes négatives en philo (ce qui ne l'a pas
empêché de réussir plus tard le concours HEC dans les premiers). J'ai eu du mal à

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le croire (il y avait donc pire que les maths, que l'on veut faire servir à de la sélec-
tion cachée, ce qui peut expliquer la constante macabre), mais après enquête, il
s'avère que cette mode des notes négatives est très répandue dans les classes prépa-
ratoires, dans toutes les matières. Et pourtant, y a-t-il classes de meilleur niveau
(et plus homogènes) que les classes préparatoires ? On croit rendre service à ces
jeunes en les cassant (et on finit par accorder l'agrégation à des gens qui ont une
moyenne de 6/20… les bonnes années !). C'est complètement absurde, cela relève
pour moi de la psychanalyse!
On pourrait penser que dans les classes de concours ce n'est pas grave, que les
élèves relativisent : on se trompe. J'ai discuté avec mes étudiants de Sup-Aéro,
qui ont donc traversé ce système, et qui m'ont raconté des anecdotes du genre sui-
vant : un enseignant dit à un élève « tu as 7 de moyenne, tu es le 3e de ta promo,
tu te crois meilleur que tes collègues, mais en fait tu n'es pas très bon ». Et ce
message répété sape la confiance en soi de l'élève (et plus tard dans la vie active).
Ce thème est cher au recteur Joutard (qui soutient mon combat).

Quel ques cri ti ques courantes à ma dénonci ati on de l a constante


macabre
Alors on m'accuse de vouloir supprimer les notes. Mais c'est faux, je suis
très favorable aux notes. Il y a des pays où il n'y a pas de notes avant un certain
âge (en Finlande notamment) mais je ne pense pas du tout que cela pourrait s'ap-
pliquer chez nous. Mais il faut que ces notes soient justes. Avec la constante
macabre, un élève qui travaille normalement et qui comprend normalement, s'il
est dans le moins bon tiers de la classe, est déclaré « en situation d'échec », ce qui
est injuste. Je ne dis pas que tous les élèves qui ont une mauvaise note ne la
méritent pas, le manque de travail existe aussi. Mais bon nombre d'élèves, mal-
gré leur travail, sont mis en situation d'échec au nom de la constante macabre et
du pourcentage de mauvaises notes qu'elle réclame.
On me dit que, sans cette constante macabre, l'enseignement serait ingouver-
nable, et tout le monde pourrait entrer à Polytechnique. Mais cela n'a rien à voir
avec l'existence nécessaire de concours d'entrée dans les grandes écoles, où il
s'agit de sélectionner un nombre prédéterminé de candidats, de même qu'il est nor- 143
mal de réguler l'accès à un certain nombre de filières professionnelles ou universi-
taires. Mais appliquer un esprit de sélection dès la maternelle, ça ne sert à rien
qu'à décourager, à dégoûter des études, à exclure de manière injuste.
On me reproche une générosité sans limite, du laxisme: ce n'est pas du tout
ce qui m'anime, et, quand je vous aurai expliqué par quoi je voudrais remplacer la
constante macabre, (l'évaluation par contrat de confiance), vous verrez que cela
conduit les élèves à travailler plus ! Car ils comprennent alors que le travail est
récompensé.
Les conséquences néfastes de l a constante macabre

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Cela pourrit complètement tout le système éducatif. Les problèmes y sont


pourtant déjà bien assez nombreux comme cela: classes trop chargées, manque de
moyens, méthodes pédagogiques contestées. Mais tant qu'on n'aura pas réglé ce
problème de notation, on ne pourra pas rétablir la situation.
J'affirme que l'on ne pourra pas éliminer l'échec scolaire tant que la constante
macabre sévira, puisqu'elle exige un pourcentage d'échec (qui finit par devenir
vrai). Le climat de confiance entre professeurs et élèves ne peut qu'être mauvais
dans ce système, puisqu'on sent chez le professeur une certaine volonté de piéger
les élèves pour avoir son contingent de mauvaises notes. Une enquête internatio-
nale de l'OCDE, qui a porté sur 41 pays et 250 000 élèves interrogés, posait cette
question : « Etes-vous heureux d'aller à l'école? ». La France se retrouve en 41e
position de satisfaction (et de très loin, il n'y a pas photo !). Et comment voulez-
vous qu'on aime l'école quand, malgré son travail, on se rend compte que l'on
n'est pas récompensé?

Les violences que l'on rencontre dans l'enseignement, les dépressions, les sui-
cides, ne s'expliquent sans doute pas par ce mode de notation, mais il vient aggra-
ver les situations, au lieu de contribuer à les détendre. On pourrait penser que ce
sont surtout les enfants issus de milieux défavorisés qui en pâtissent, mais toutes
les couches de la société en souffrent, avec peut-être un décalage dans le temps :
les enfants issus de milieux défavorisés en souffrent souvent plus tôt, dès les
petites classes. Mais l'arrivée en seconde est souvent redoutable: en mathéma-
tiques (domaine que je connais bien), de bons élèves du collège deviennent brus-
quement des élèves moyens ou faibles en seconde, alors que les programmes ont
très peu de différence. C'est que le niveau de la classe a changé, les élèves faibles
du collège ont été orientés ailleurs, et il faut donc « redéfinir » une nouvelle
tranche de mauvais élèves. La qualité intrinsèque des élèves reste pourtant la
même, mais leur statut est dévalorisé.

Cela se répercute sur le milieu familial, car, de quoi parle-t-on d'abord et sur-
tout avec ses enfants, quand ils rentrent de l'école: du travail en classe et des
notes. Faites l'expérience d'un accueil avec un questionnement neutre (se conten-
144 ter de demander: « alors, ça va, tu as passé une bonne journée? ») et vous verrez
que votre enfant vous parlera tout de suite du contrôle à venir ou de la note qu'il a
eue (« j'ai eu 12 » - « et combien a eu ton ami Jean ? » - « 8 » - « alors bravo,
c'est un bon 12 ! »). Si la note est mauvaise (et à répétition) comment les parents
pourraient-ils le prendre avec sérénité et ne pas mettre une pression supplémen-
taire sur l'enfant (et une tension supplémentaire dans la famille)?

Quand on en arrive aux choix d'orientation, comment peut-on prendre des


décisions objectives en se basant sur des notes insensées ? Et comment ne pas
comprendre que les parents puissent être réservés parfois sur les conseils qu'on
leur donne. On sait bien (de nombreuses études le prouvent) que le redoublement

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ne sert généralement à rien (sauf dans des cas particuliers, comme des enfants qui
ont manqué une partie de l'année pour maladie), surtout s'il est la conséquence
d'une mauvaise note (qui n'est peut-être pas méritée) dans une seule matière.
Alors (sauf pour les enfants d'enseignants qui les ont gratuitement à la maison),
on voit fleurir (pour ceux qui en ont les moyens) des cours particuliers, ce qui est
une aberration (et devrait être ressenti par les profs comme un constat de leur
échec!): c'est qu'il ne suffit pas d'avoir compris, d'avoir travaillé, il faut être meil-
leur que les copains, c'est un concours déguisé, il faut échapper au mauvais tiers.
Et je ne peux qu'être opposé à l'utilisation des notes de contrôle continu pour
le bac dans un tel contexte (et les élèves aussi, qui l'ont bien compris et l'ont fait
savoir). L'examen du baccalauréat est encore un des rares endroits où la notation
n'est pas trop victime de la constante macabre: il y a des commissions qui se réu-
nissent avant le bac pour définir les sujets et les méthodes de notation.

Comment s'étonner aussi de la baisse du nombre d'étudiants dans les filières


scientifiques (à l'Université Paul Sabatier, il y a beaucoup d'enseignants en sous-
service): c'est qu'on a écœuré tant d'élèves avec cette forme de notation qu'ils sont
persuadés que les sciences ne sont pas pour eux. On constate le même rejet pour
l'allemand (choix de langue fait par les parents pour contourner la carte scolaire
ou permettre à leur enfant d'être dans une « bonne » langue, l'allemand étant
réputé difficile).

La constante macabre, un phénomène i nconsci ent


La constante macabre existe, ses conséquences néfastes sont évidentes, et il
m'a pourtant fallu vingt ans d'activité professionnelle d'enseignant pour en pren-
dre conscience. Quand j'étais jeune prof, si la moyenne d'une classe à un contrôle
était supérieure à 12, j'étais persuadé d'avoir posé un mauvais sujet. Pourquoi un
tel aveuglement ?

1- D'abord, il y a le poids de la tradition. Si on ne fait pas comme tout le


monde, on risque de prendre des coups, alors on s'aligne et on se convainc que
c'est ce qu'il faut faire. Et cela se retrouve partout dans la société, pas que chez les
enseignants, que l'on soit de droite ou de gauche. Prenez l'exemple de la valise à 145
roulettes : c'est une invention récente, jusqu'à un passé récent on voyait des
cohortes de voyageurs courber l'échine sous le poids des valises, et nul ne s'en
étonnait : les roues étaient destinées à équiper des véhicules ! Aujourd'hui on
plaint celui qui n'a pas pu se doter d'une telle valise!

2- Ensuite, il y a l'argument « scientifique » de la courbe de Gauss. Pour un


phénomène naturel mesurable, comme par exemple la taille des hommes, il
existe une valeur moyenne (la taille moyenne des hommes est d'1,75 m) autour
de laquelle les valeurs mesurées s'accumulent, leur nombre allant en diminuant
quand on s'écarte de cette valeur moyenne (il y a très peu de gens qui mesurent

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1 m, ou 2m20). Si on représente cela par une courbe, (avec l'axe horizontal por-
tant les tailles, et la hauteur de la courbe donnant le nombre d'individus pour
chaque taille), on obtient ce qu'on appelle une courbe en cloche, dont Gauss a
montré qu'on la rencontre dans tous les phénomènes naturels (par exemple, dans
une forêt, les diamètres des arbres, ou la hauteur des arbres). De nombreux cher-
cheurs (et amis), après avoir pris connaissance de mes réflexions (le concept de
constante macabre date de 1988), sont venus m'expliquer que ce que j'avais
constaté avec la notation n'était rien d'autre que la manifestation de la courbe de
Gauss. Mais c'est une aberration, car une note n'est pas un phénomène naturel.
Un test de QI réalisé sur des enfants jeunes préscolarisés donnerait une courbe de
Gauss, mais dès qu'il y a eu scolarisation, avec une mission de l'enseignant qui
est de transmettre des connaissances suivant un programme précis, les notes, cen-
sées mesurer le degré d'acquisition de ces connaissances, ne mesurent donc pas un
phénomène naturel. Or, je dispose de très nombreux témoignages de collègues qui
m'assurent que, pendant toute leur formation, le seul conseil qu'ils aient reçu
concernant la notation est : « si les notes d'une classe sont « gaussiennes » (cette
terminologie pseudo-savante fait sérieux !) centrées sur 10, c'est que vous avez
posé un bon devoir. »

3 - Et puis il y a une confusion entre phase d'apprentissage et phase d'évalua-


tion : certains professeurs s'imaginent, en toute bonne foi, (il n'y a guère que 1 à
2 % de profs qui prennent plaisir à mettre des mauvaises notes !), que lors d'un
contrôle il faut poser des questions « nouvelles », pour tester la capacité des
élèves à traiter des problèmes inédits pour eux. Mais on se met là dans une phase
d'apprentissage (où il est conseillé de mettre l'élève en situation de difficulté pour
que l'acquisition des connaissances nécessaires à résoudre ces difficultés s'imprime
mieux, pour l'obliger à réfléchir…), et pas dans une phase d'évaluation qui vise à
contrôler l'acquisition de savoirs appris. Cette confusion n'amènera pas les élèves
à mieux apprendre (on apprend mal en situation de stress), mais elle risque de les
dégoûter de travailler dans cette matière car leur travail ne sera pas récompensé.
Cette confusion est sournoise, et souvent les profs croient bien faire un jour de
contrôle en posant des questions « pour faire réfléchir » : ce n'est pas ce jour-là
146 que les élèves réfléchissent. Et j'affirme même qu'en temps limité, personne ne
peut résoudre un problème d'un type vraiment nouveau pour lui. J'ai questionné
environ 12 000 élèves (en colles dans les prépas, dans les oraux des concours d'en-
trée aux grandes écoles - je suis responsable de l'oral des ENSI à Paris-) et pas
une fois (cela est confirmé par d'autres) si vous posez une question qui ne ressem-
ble pas aux annales et à ce que l'élève a déjà fait, en temps limité, (car en temps
illimité c'est autre chose, cela s'appelle de la recherche, et heureusement qu'on est
alors capable de résoudre des problèmes nouveaux), en temps limité donc, aucun
élève n'est capable de trouver la réponse.
Ces trois raisons (sournoises) expliquent, à mon sens, pourquoi ce phéno-
mène de constante macabre existe.

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Comment font les professeurs pour obtenir cette constante macabre ?


Car effectivement elle ne tombe pas du ciel, ce sont bien les profs qui mettent
les notes. Et j'ai recensé dix « astuces » (et pas simplement la difficulté des
devoirs) qui permettent aux profs d'arriver (souvent inconsciemment) au résultat
espéré en terme de « mauvaises copies ».
D'abord, bien sûr, la difficulté: on pose un devoir qui ne ressemble pas vrai-
ment à ce que les élèves ont déjà fait. Et là, comme je l'ai expliqué, on est sûr de
faire sécher beaucoup d'élèves.
Ensuite, poser un sujet « équilibré » (et j'ai moi-même donné dans ce travers
bien souvent). On commence par une question facile (mais pas cadeau), avec des
questions de plus en plus difficiles : « c'est normal que les dernières questions
soient très difficiles ». On croit ainsi être vraiment impartial, alors que l'on
construit là un « système à faire de la courbe de Gauss »

(brève interruption de l'enregistrement)

Il y a aussi le sujet trop long, et là j'accuse clairement les structures, les com-
missions de programmes (dont j'ai fait partie et dont je connais bien le fonction-
nement) où on se fait plaisir en bombardant les profs de recommandations sur les
contenus (que l'on modifie souvent sans raison) ou sur les méthodes, mais où on
ne trouve aucune règle quant à la préparation et à la notation des contrôles : les
profs sont censés « sentir » ces choses-là, savoir d'instinct si la longueur ou la
difficulté du sujet est bonne. Comme les contrôles se font en temps limité, si un
sujet est trop long on générera la courbe de Gauss (qui mesurera la plus ou moins
grande rapidité des élèves, qui, là peut-être, est un phénomène naturel).
L'ajustement du barème est une autre façon d'arriver à ses fins. Je l'illustre par
une anecdote où tous les enseignants se retrouvent, « le sketch Martinez ». Voilà
un prof qui se trouve devant un paquet de copies à corriger, et c'est un travail qu'il
n'aime pas faire, car il y en a trop, et on ne peut pas y consacrer le temps que
l'on voudrait (en particulier pour donner aux élèves des conseils pédagogiques en
fonction de leurs erreurs). La première note: 16 ; la deuxième: 17. Tiens, bizarre.
La troisième: 15. Là, ça devient inquiétant (au passage, voyez l'humilité des 147
profs, qui ne se disent à aucun moment : je dois être vraiment bon, pour que mes
élèves aient de telles notes !), et cette correction, si la moyenne reste aussi élevée,
n'aura servi à rien (et si cela arrive, les élèves savent bien que le prochain
contrôle sera gratiné, pour corriger le tir!). Et le prof continue, vraiment stressé,
jusqu'à tomber sur la copie de Martinez, qui obtient 14, alors que d'habitude c'est
plus près de 4. Alors là, c'est le coup de grâce! Il ne se dit pas un instant que
Martinez s'est enfin décidé à travailler, que ses efforts pédagogiques ont enfin
atteint leurs fruits et que Martinez commence à comprendre quelque chose: non,
il y voit la preuve absolue que le barème de correction est mauvais, et, (en regret-
tant de ne pas avoir commencé la correction par le devoir de Martinez) il va modi-

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fier le barème et reprendre la correction à zéro. Et cela part d'un bon sentiment : si
Martinez a su répondre aux premières questions, c'est qu'elles ne valaient pas les
points attribués dans le barème initial.
Mais en fait, on tord l'instrument de mesure pour que les résultats des
mesures dessinent bien la courbe de Gauss attendue (si un chercheur faisait de
même avec les résultats de ses expériences, on le traiterait d'escroc!). Il est à
noter que, dans le cas inverse, si on se rend compte que la moyenne de la classe
sera très basse, il est très rare que les profs changent de barème et reprennent les
corrections : ils se contentent en général de majorer toutes les notes de 2 à 3
points pour retrouver la moyenne cherchée (en l'annonçant, ce qui les fera paraître
sympas aux yeux des élèves), alors qu'il est inenvisageable de retrancher 2 points
à tout le monde si la moyenne est « trop haute » !
Il y a aussi la « note de présentation » ou de « rédaction » (car le barème a ses
limites, on ne peut quand même pas noter les cinq premières questions sur 5 et la
dernière sur 15, ça ne ferait pas sérieux !). Alors, si le sujet qu'on a posé semble
avoir été trop facile, on se dit : « avec un tel sujet, les élèves auraient pu soigner
la présentation ! ». Et, toujours dans l'intérêt de l'élève, on va mettre des observa-
tions : « Précisez! Justifiez! Pas clair? », ce qui permet à chaque fois de faire
tomber 1 point ! Ce sujet de la notation de la rédaction des devoirs est redoutable.
On aurait pu penser qu'il tenait une place importante dans les sujets « littéraires »
mais secondaires dans les sujets « scientifiques », particulièrement les maths : si
un résultat est bon, il est bon ! Or il n'en est rien, comme l'exemple qui suit va
vous le montrer.
Soit un élève à qui on pose l'exercice (en quatrième): résoudre l'équation :
2 x = 8, on peut imaginer qu'un (bon) élève puisse répondre (et la liste qui
suit n'est pas exhaustive):
n réponse: 4

n réponse: x = 4

n La solution de cette équation est x = 4

n Solution : 2 x 4 = 8 donc x = 4

n la solution est x = 4 car 2 x 4 = 8 (ça, c'est très mauvais, beaucoup de profs


148
enlèvent des points dès qu'ils voient « car » : j'ai découvert ça!)
n on sait que dans une égalité on peut diviser les deux membres par un même
nombre non nul. Divisons donc les deux membres de cette équation par 2. Il
vient 2 x/2 = 8/2 soit x = 4. etc.
Apparemment, toutes ces réponses sont bonnes, et pourtant chaque prof peut
leur attribuer une note différente. Car il n'y a rien dans les textes officiels qui
indiquent le genre de solution et de rédaction qui est attendu dans une classe de
quatrième (et qui peut être différent de celui requis en troisième), ou qui dise que
tout cela est acceptable et mérite la même note, pour que les élèves sachent à
quelle sauce ils seront mangés.

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LA coNSTANTE MAcAbRE: « NoTER PEuT TuER… LE goûT D'APPRENDRE »

Il règne donc ici un arbitraire complet et des différences énormes de notation


d'un prof à l'autre. J'ai dénoncé cette situation aux autorités pédagogiques de
l'Education nationale, en proposant des solutions (il suffit d'une dizaine de recom-
mandations par classe pour rationaliser ce problème), mais on m'a opposé une fin
de non-recevoir au nom de la « liberté pédagogique » des enseignants. Alors que
ces mêmes enseignants, que je rencontre régulièrement dans des réunions pédago-
giques, quand je leur demande « souhaitez-vous que l'on précise les critères de
bonne rédaction des réponses ? » me répondent « oui » à 100 %! Car la liberté
pédagogique n'est pas là, elle est de laisser l'enseignant enseigner avec sa sensibi-
lité propre. Et les enseignants angoissent bien souvent sur ces sujets de notation,
car ils ne savent pas comment les copies de leurs élèves seront notées au brevet
ou au bac.
Pour confirmer ceci, j'ai organisé une expérience avec un groupe d'enseignants,
auxquels je n'avais pas dit à l'avance à quoi servait l'expérience: chaque enseignant
rédigeait un problème du niveau de troisième, et ensuite tous les collègues trai-
taient chaque problème (même le leur) en rédigeant de la façon pour eux « idéale ».
Ensuite, chaque enseignant corrigeait les copies de « son » problème en mettant
une note sur 5. Je présente ci-après les résultats pour un groupe de 10 profs : ils
sont dans un tableau carré de 10 lignes x 10 colonnes : dans chaque colonne on
trouve les notes données par un correcteur aux dix copies de ses collègues (y com-
pris la sienne), et chaque ligne correspond aux notes obtenues aux différents pro-
blèmes par chacun des 10 profs participant à l'expérience. Renouvelée un grand
nombre de fois elle a toujours conduit à des résultats semblables.

Correcteur 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
Copie
1 5 2,5 5 5 5 4 4 4,5 3 5
2 5 3,5 4,5 4,5 4,5 5 4 5 4 5
3 4 5 5 5 5 4,5 4 5 4 5
4 3 5 5 5 5 4 4 4 5 5
5 4 2,5 5 4,5 5 4 3 4 4 5
149
6 5 4 3 5 3 5 4,5 5 4 5
7 4 4 5 5 5 4,5 5 4,5 4 5
8 5 4,5 4,5 5 4,5 5 4,5 5 5 5
9 3 4 5 5 5 4,5 3 4,5 4 5
10 5 3 5 4,5 5 4 3 4 5 5

Quand on présente ce résultat aux participants, c'est le choc! Les notes vont
de 2,5 à 5 ! Alors qu'on n'a affaire ici qu'à de « bons » élèves (par définition) qui
ont donc tous su résoudre le problème! Ces différences ne s'expliquent donc que

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ANDRé ANTIbI

par le « jugement » porté sur la rédaction. La colonne 10, où il n'y a que des 5,
correspond aux notes que j'ai mises car je participais à l'exercice. Par contre, j'ai
obtenu moi-même (voir ligne 10) des notes plutôt médiocres, (alors que j'ai
rédigé de nombreux manuels scolaires servant de modèle de référence pour la
rédaction des solutions.) Et lors des débriefings qui suivent cet exercice, on se
rend compte de l'irrationalité des exigences en matière de rédaction ! On peut
même rire un peu : sur la diagonale principale on pourrait s'attendre à ne trouver
que des 5 puisque ce sont les notes que les correcteurs ont mises à leur propre
copie, mais il n'en est rien : après réflexion, certains ont estimé qu'ils avaient mal
justifié leurs propres démonstrations !

Mais ceci n'est pas la constante macabre, ce n'est que l'une des dix méthodes
qui permettent d'obtenir la constante macabre. Et là, j'accuse « le mammouth »,
et pas les professeurs (et ce n'est pas démagogique, j'ai l'habitude de dire ce que je
pense et je ne me fais pas que des amis en critiquant comme je le fais).

Autre procédé: la recherche du beau sujet (qui va permettre d'épater la galerie


et les collègues : « tu as vu, Antibi leur a fait démontrer le Théorème de
Minkowski ! »), chose qui n'intéresse absolument pas les élèves le jour du
contrôle, mais qui permet d'allonger le nombre de questions à volonté.

Dans le même esprit, il y a le sujet qui permet de balayer tout le programme


du contrôle, et c'est là l'exemple le plus frappant de décalage entre l'enseignant
qui croit bien faire et la réalité. C'est pourtant une tentation à laquelle sont sou-
mis tous les enseignants. Elle est censée éviter les accidents et les injustices (et
permettre à tous les élèves d'avoir un résultat, même ceux qui n'ont travaillé
qu'une partie du programme). Mais, ce faisant, on propose des sujets très longs,
ce qui pénalise les élèves.

Et il y a aussi « la question réservée à l'élève Musclor », (Musclor désigne le


meilleur élève de la classe). Jeune professeur, il m'est arrivé de préparer des sujets
avec le professeur Pomiès (grand pédagogue, qui vient de nous quitter et à qui je
rends hommage), et je l'entends encore me dire: « Mon cher Antibi, ne craignez-
150 vous pas, si on laisse ce sujet en l'état, que Musclor ne sorte avant la fin du
temps imparti ? ». Cette perspective était insupportable, cela voulait dire que
n'étions pas à la hauteur de cet élève. Aussi ajoutions-nous toujours une question
spéciale en fin de problème (et Musclor n'est jamais sorti avant la fin de
l'épreuve!). Comme on était quand même gentils, on sentait bien que cela posait
un problème pour les autres élèves, et on se promettait d'en tenir compte dans le
barème (mais avec discrétion, pour que ça ne se sache pas).

Je reconnais volontiers que toutes ces méthodes que je viens de vous présen-
ter, je les ai employées, parce que c'est culturel (et il faut être très vigilant pour
ne pas y retomber « d'instinct »). Et leur application conduit parfois à des notes

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moyennes « trop basses ». Alors, plutôt que de remettre en question la notation,


beaucoup de profs (et je n'en suis pas, je refuse de le faire) se contentent de rele-
ver toutes les notes d'un nombre de points tels que la moyenne soit « correcte »
(et la constante macabre respectée).

Reconnai ssance de l a constante macabre


Elle se fait petit à petit, et je suis optimiste. En 1988, j'ai identifié ce phéno-
mène, et j'ai publié un article de deux pages dans une vingtaine de revues, et pas
uniquement en France. Car ce phénomène se retrouve dans tous les pays qui sui-
vent le « modèle français » : Afrique francophone, Belgique, Espagne, certains
pays d'Amérique Latine. Partout ailleurs dans le monde cela n'existe pas. Et on
nous prend pour des fous avec nos moyennes ridiculement basses.
J'ai sorti mon livre La constante macabre en 2003, après l'avoir déjà bien
popularisé. Et, comme j'étais déjà connu dans le monde de l'édition (j'avais déjà
écrit quelques ouvrages pédagogiques), je pensais avoir le choix de l'éditeur: mais
aucun d'entre eux (même celui qui m'avait encouragé à l'écrire) n'a osé l'éditer (ils
craignaient des réactions hostiles du milieu enseignant). Je l'ai donc édité à
compte d'auteur (et j'en suis à la troisième réédition) et on en parle partout
aujourd'hui. Je rends ici hommage à Hubert Curien, l'ancien ministre de la
recherche, qui vient de disparaître, et qui fut le premier préfacier de mon livre qu'il
a toujours soutenu. La presse me cite volontiers, même en Espagne, où mon
livre a fait l'objet d'une traduction.
Il existe aujourd'hui un appel (que vous pourrez retrouver sur le site
http\\mclcm. free. fr) contre la constante macabre, signé par les plus importantes
organisations syndicales d'enseignants (même dans l'enseignement privé, même à
l'Inspection générale). Et le terme « constante macabre » figure dans un rapport
officiel de l'Inspection générale.

Des sol uti ons pour l utter contre l a constante macabre


Je propose un nouveau système d'évaluation « par contrat de confiance »
(EPCC), qui est révolutionnaire par sa simplicité et son absence de jargon pédant. 151
C'est gratuit, et sa mise en application peut se faire du jour au lendemain, sans
travail supplémentaire pour les enseignants. La faisabilité de ce système est très
grande, ce qui est confirmé par les quelques milliers d'enseignants qui l'ont déjà
mis en application. L'objectif essentiel est donc de supprimer la constante maca-
bre.
La méthode est la suivante: une semaine avant chaque contrôle (quinze jours
ou plus pour des examens plus importants) on donne aux élèves un programme
très précis, très détaillé, avec une liste d'exercices relatifs à ce programme ayant
leur corrigé joint, en informant les élèves que le contrôle ne comportera que des
exercices très similaires (car, comme je l'ai déjà dit, nul sauf les génies, et encore,

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ne peut résoudre en temps limité des problèmes de type nouveau), sauf une ques-
tion (notée 4/20) qui n'est pas dans la liste (mais portera sur des choses déjà
vues). Quelques jours avant le contrôle, le professeur organise une séance de ques-
tions-réponses pour que les élèves qui rencontrent des difficultés de compréhen-
sion dans leurs révisions puissent les exprimer et obtenir les mises au point
nécessaires (surtout pour ceux qui n'ont pas les moyens de se payer des cours par-
ticuliers).

Cette méthode est donc déjà bien appliquée et on peut en tirer des conclu-
sions. Les élèves aiment ça à 90 % (seuls les très bons sont réticents car ils per-
dent leur aura; et aussi les élèves qui ont déjà décroché, et qui n'ont plus envie de
réussir): moins de stress, confiance rétablie avec l'enseignant, et des notes qui
restent pourtant étalées, mais sur des valeurs « normales ». A ce propos, je vou-
drais vous rappeler comment se passe le CAPES : les élèves ont une liste de
questions, qu'ils ont toute l'année pour préparer, et sont interrogés le jour du
concours sur une de ces questions : ça y ressemble ! Les moyennes de classe
remontent de 2 ou 3 points seulement, mais pas parce que toutes les notes
remontent : celles des élèves « brillants » changent peu (elles restent hautes),
celle des « largués » changent peu (elles restent basses), mais pour le gros des
troupes, les victimes de la constante macabre, il y a une amélioration significa-
tive des notes, de 5 à 6 points (on passe de 8 à 14). Ces élèves sentent qu'on leur
tend une perche, ils la saisissent, cela leur redonne confiance et ils se remettent à
travailler.

J'analyse régulièrement les expériences menées en EPCC, pour repérer d'éven-


tuelles dérives. L'une concerne la durée des contrôles : il est normal que les élèves
brillants sortent avant les autres, il n'est pas anormal que, sur un contrôle prévu
pour une heure, quelques élèves aient fini au bout de 45 minutes. Et j'insiste tou-
jours pour que dans l'EPCC on prévoit des sujets qui se traitent sans stress dans
le temps imparti.
Il faut aussi que la « question à 4 points » soit faisable, (la constante macabre
guette toujours), elle ne doit pas être une question difficile, mais une question
152 « hors révision ».
Enfin, il ne faut pas que le barème de correction soit trop exigeant « du fait
que les élèves étaient bien informés des questions à traiter » (en particulier les
exigences excessives quant à la rédaction des réponses).

Je vous ai parlé du questionnaire que je fais remplir aux enseignants qui assis-
tent (pendant leur temps de travail, pas volontairement) à mes conférences. Sur
plus de 2 000 réponses, 99 % admettent l'existence de la constante macabre (dont
ils prennent conscience bien souvent à cette occasion), plus de 95 % pensent qu'il
faudrait la faire disparaître, et 83 % pensent que l'EPCC doit être une bonne
méthode pour y parvenir, ce qui est très encourageant.

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Cependant seuls 10 % pensent que la constante macabre pourrait disparaître


dans un futur proche! C'est ce fatalisme, cette conviction répandue en France que
les choses ne bougent que très difficilement, même si les profs ont envie que ça
change! Pourtant, il est bien évident qu'il faut que cela disparaisse, que cette
constante macabre nous rend ridicules face au reste du monde, et qu'au niveau des
échanges européens il faudra bien revenir à une pratique plus intelligente, et ces-
ser de faire souffrir inutilement des élèves.

J'ai aussi fait des enquêtes auprès du public (dans la rue, dans les avions, le
métro, le train…). Quand on présente l'EPCC à des parents, on a des réactions
très réticentes, moins de 50 % y sont favorables. Pourtant, après discussion et
présentation de la constante macabre (quand on discute avec son voisin dans
l'avion, on a le temps d'approfondir le sujet), on retrouve une grande analogie
entre les réactions du public et celles des enseignants.

En conclusion, je dirais que je suis moyennement optimiste sur la prise en


charge de ce problème: je reçois un soutien assez unanime des collègues à qui j'ai
pu faire passer le message, j'ai l'appui de nombreuses personnalités du monde
scientifique ou de l'Education nationale (j'ai déjà cité Hubert Curien, je pourrais
mentionner Jean-Christophe Yoccoz, professeur au Collège de France et Médaille
Fields, l'équivalent du Prix Nobel pour les mathématiques), mais je connais le
poids des traditions dans notre pays, et je sais que mes idées sont souvent rejetées
a priori et sans examen au nom de la lutte contre le laxisme et contre la « déca-
dence scolaire ».

J'espère que des soirées comme celles-ci, qui s'adressent à des non-spécialistes,
avec de nombreux parents d'élèves dans la salle, contribueront à propager mon
analyse et à faire disparaître au plus tôt notre funeste « constante macabre ».

(Le débat qui a suivi n'a pas pu être enregistré pour des raisons techniques,
nous nous en excusons auprès des participants). 153

Saint-gaudens, le 14 octobre 2006

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