Gascar Et L'écriture de La Nature

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Enjeux de lcriture de la nature

chez Pierre Gascar

Mmoire de matrise

Sam De Vos
sous la direction de
Prof. Dr. Pierre Schoentjes
Enjeux de lcriture de la nature
chez Pierre Gascar

Masterproef voorgelegd tot het behalen van de graad


Master in de Taal- en Letterkunde: Frans-Engels

MEMOIRE DE MAITRISE
de
SAM DE VOS

Directeur de recherche
PROF. DR. PIERRE SCHOENTJES

UNIVERSITEIT GENT
Faculteit Letteren en Wijsbegeerte
Anne universitaire 2011-2012

3
Avant-propos

Tout dabord, nous tenons remercier M. Pierre Schoentjes pour sa direction et ses
conseils pratiques, en tant que directeur de recherche de ce mmoire de matrise, ainsi que
pour ses cours enrichissants de littrature franaise contemporaine, qui nous ont donn une
solide formation en critique littraire, tout fait indispensable pour ce travail universitaire.
Ensuite, nous voudrions galement remercier Mme Griet Theeten, Mlle Vicky Colin et
Mlle Irina De Herdt pour leur soutien et leurs interventions dans les cours de littrature, ainsi
que pour leurs encouragements.
Finalement, nous aimerions remercier notre famille, notre pre en particulier, qui nous a
fourni loccasion de poursuivre nos tudes universitaires.

4
Introduction

Les catastrophes cologiques provoques par lhomme semblent porter de plus en plus
atteinte lenvironnement. Si par exemple, au moment mme de la rdaction de cette tude,
laccident nuclaire dans la centrale de Fukushima maintient son emprise sur le peuple
japonais1, la Nouvelle-Zlande fait toujours face une grave mare noire loccasion du
naufrage du Rena, un porte-conteneurs qui sest chou sur un rcif devant la cte2. En outre,
plusieurs reprises, les mdias qualifient telle ou telle catastrophe comme tant sans
prcdent ou la pire . Il est clair que, depuis la fin du XXe sicle, lenvironnement fait la
une des journaux et suscite de plus en plus la proccupation du public3. Lactualit mdiatique
des problmes cologiques semble tre alors un phnomne plus ou moins rcent. Toutefois,
les discours environnementaux ne datent pas dhier.
Lors des annes 1980, aux Etats-Unis, lenvironnement et la nature ont graduellement
acquis une place dans les tudes littraires et culturelles. Il est vrai quauparavant celles-ci
avaient tendance marginaliser ce domaine, mme si lenvironnement constituait dj une
proccupation majeure dans les recherches scientifiques, conomiques et juridiques4. Par la
suite, depuis les annes 1990, ce tournant cologique sest panoui, de sorte que lcocritique,
ltude des relations entre lhomme et le non-humain5, sest tablie comme une approche
critique part entire au sein des sciences humaines6. De plus, la critique environnementale,
bien quelle constitue une approche critique relativement rcente, se caractrise dj par une
norme diversit thorique7. Ainsi, lors des deux dernires dcennies, des cophilosophies
distinctes ont merg et continuent stablir8.
Bien que lcocritique soit donc toujours un discours mergent aujourdhui, ses origines
remontent dj lpoque de lAntiquit grecque9. Les premiers contes de lhumanit, par
exemple, traitent de la cration de la terre ainsi que de sa transformation, non seulement par

1
Eric Jolivet, Aprs Fukushima: le rendez-vous du peuple japonais avec son avenir , LeMonde.fr, 09 mars
2012, mis jour le 09/03/2012, consult le 13/04/2012, disponible sur <http://tinyurl.com/avenirfukushima>.
2
Constance Jamet, La Nouvelle-Zlande face une grave mare noire , LeFigaro.fr, 11 octobre 2011, mis
jour le 11/10/2011, consult le 13/04/2012, disponible sur <http://tinyurl.com/nouvelle-zelande-rena>.
3
Lawrence Buell, The Future of Environmental Criticism: Environmental Crisis and Literary Imagination,
Hoboken, Blackwell Publishing, coll. Blackwell Manifestos, 2005, p. 4.
4
Ibid., p. 3.
5
Greg Garrard, Ecocriticism, Londres/New York, Routledge, coll. The New Critical Idiom, 2012, p.5.
6
Lawrence Buell, The Future of Environmental Criticism, op. cit., p. 1.
7
Ursula Heise, The Hitchhikers Guide to Ecocriticism , PMLA, t. CXXI, n2, mars 2006, p. 506.
8
Greg Garrard, op. cit., p. 18.
9
Ibid., p. 2.

5
les dieux, mais aussi par lingniosit de lhomme10. Au long du sicle prcdent, la
production de textes portant sur la relation entre lhomme et la nature semble seulement avoir
pris encore plus dampleur. La sensibilit cette problmatique sobserve en particulier aux
Etats-Unis, o luvre de Henri David Thoreau occupe une place majeure dans la critique. En
France, par contre, la discrtion de la thmatique de la nature dans les tudes littraires 11
est assez frappante. Nanmoins, bien que le texte environnemental ne soit pas encore un genre
part entire en France, la littrature contemporaine offre dj un corpus non
ngligeable 12. De plus, certains auteurs franais, comme Roger Caillois (1913-1978) et
Pierre Gascar (1916-1997), bien avant le tournant cologique dans la critique littraire,
observent dans leurs rcits la nature et lhumanit, en exprimant galement leur inquitude
propos des exigences que la vie moderne exerce sur lenvironnement. Ce dernier semble
mme tre un disciple de Rousseau, aussi merveill mais plus pragmatique 13.
Bien que Gascar ait reu plusieurs prix littraires, dont le plus important tait sans doute le
Prix Goncourt pour Les Btes et Le Temps des morts en 195314, il na jamais connu un grand
succs auprs du public15. En 1960, par exemple, il est un des cinquante-neuf crivains
choisis dans Ecrivains daujourdhui , lanthologie de Bernard Pingaud, mais dix ans plus
tard, il est purement et simplement oubli 16 dans des dictionnaires semblables. Avec une
uvre de presque soixante-dix livres, il est pourtant de ces auteurs, de plus en plus rares, qui
chappent aux catgories 17. Ainsi, dans un entretien radiophonique, Jacques Chancel le
prsente comme romancier, nouvelliste, essayiste, voyageur, journaliste et rveur, ce dernier
terme tant le plus vrai selon Gascar lui-mme18. En outre, Andr Bernold estime quil est le
seul grand prosateur du XXe sicle dont puisse se glorifier lcologie, qui lignore
toujours 19. Son criture dit en effet des proccupations qui sont celles daujourdhui 20.
Dans ce mmoire de matrise, il sera question de cinq uvres de Gascar, savoir Les Btes
(1953), Le Prsage (1972), Les Sources (1975), Le Rgne vgtal (1981) et Pour le dire avec
des fleurs (1988). Ces rcits se prsentent comme de vritables textes environnementaux ,

10
Ibid., p. 1-2.
11
Pierre Schoentjes, Littrature et environnement : crire la nature , Narration dun nouveau sicle : romans
et rcits franais (2001-2010), colloque Cerisy-la-Salle, 16-23 aot 2011, p. 1.
12
Ibid.
13
Guy Rohou, Solitaire et fraternel , La Nouvelle Revue franaise, n539, dcembre 1997, p. 37.
14
Didier Garcia, Les Btes , Le Matricule des anges, n91, mars 2008.
15
Franois Nourissier, Quel est le prix de la probit ? , La Nouvelle Revue franaise, n539, dcembre 1997,
p. 31.
16
Ibid., p. 33.
17
Jacques Chancel, Pierre Gascar : crivain, entretien radiophonique, Radioscopie, 17 septembre 1974.
18
Ibid.
19
Andr Bernold, Le Silence de la rsorption , La Nouvelle Revue franaise, n539, dcembre 1997, p. 42.
20
Pierre Schoentjes, Littrature et environnement : crire la nature , op. cit., p. 5.

6
daprs la dfinition en quatre critres quen fournit le critique amricain Lawrence Buell.
Tout dabord, selon Buell, lenvironnement non humain est prsent dans le texte, non comme
simple cadre, mais afin de suggrer que lhistoire humaine fait partie de lhistoire naturelle.
Deuximement, lintrt humain nest pas considr comme tant la seule forme dintrt
lgitime21. Il nous semble que les cinq uvres concernes de Gascar rpondent intgralement
ces deux premiers critres. Par exemple, dans Le Prsage, Les Sources, et Pour le dire avec
des fleurs, lauteur-narrateur convie le lecteur des promenades , genre littraire qui a
connu un succs vident au XIXe sicle et dont les rcits voquent un pays travers de
courtes marches qui lexplorent 22. Il nous semble que ces promenades, comme action
principale et non seulement comme cadre rfrentiel, pousse le dveloppement mme du texte
ainsi que le raisonnement du narrateur propos des rapports entre lhomme et la nature.
Comme nous le verrons plus tard dans cette tude, la finitude humaine et ladhsion de
lhistoire de lhomme celle de la nature constitue une de ses principales rflexions. Dans Les
Btes, ce nest pas le rgne vgtal, mais le monde animal qui fournit la base de multiples
rflexions sur la condition humaine, dvoilant notre propre face tourmente, comme dans un
miroir griffu 23. De plus, Pierre Gascar associe les histoires de lhomme et de lanimal lune
lautre, en voquant la Seconde Guerre mondiale travers les rapports entre des
personnages humains et non humains. Il cre un univers dans lequel lhomme la fois fait
souffrir lanimal et souffre comme lui, afin de mettre notre monde en accusation, en
soulignant en lui une cruaut et une souffrance sans justifications possibles 24. Enfin, dans Le
Rgne vgtal, lauteur sinterroge sur notre aberrante hirarchie des valeurs partir des
lments les plus humbles une fougre, un champignon, une souche de saule 25. Les sept
nouvelles qui composent ce recueil constituent un questionnement [] de lme mme de la
nature 26, en la prsentant comme une proccupation aussi lgitime que les proccupations
humaines.
Le troisime critre retenu par Buell pour dfinir le texte environnemental stipule que la
responsabilit humaine par rapport la nature fait partie intgrante des considrations et de

21
Lawrence Buell, The Environmental Imagination: Thoreau, Nature Writing and the Formation of American
Culture, Cambridge/Londres, Harvard University Press, 1995, p. 7.
22
Pierre Schoentjes, Littrature et environnement : crire la nature , op. cit., p. 5.
23
Pierre Gascar, Les Btes, Paris, Gallimard, coll. LImaginaire, 1953, p. 206.
24
Anne Fabre-Luce, Incidences de limaginaire dans les nouvelles de Pierre Gascar , The French Review, t.
XLI, n6, mai 1968, p. 848.
25
Richard Blin, Le Rgne vgtal , in : Laffont-Bompiani, Le Nouveau Dictionnaire des uvres de tous les
temps et de tous les pays, Paris, Bompiani et Editions Robert Laffont, coll. Bouquins, 1994, t. IV, p. 6261.
26
Ibid.

7
lorientation thiques du rcit27. Dans les uvres concernes de Gascar, cette responsabilit
de lhomme semble tre exprime par le biais de certains motifs. Ainsi, dans Le Prsage les
lichens, ces premiers organismes vivants disparatre par leffet de la pollution de lair , se
prsentent comme un avertissement qui nous [est] donn [] par la nature 28 et savrent
un vritable instrument de mesure du mal 29 provoqu par lhomme. A linstar des lichens
du Prsage, les courants naturels, les fossiles (comme celui de lammonite), le jardinage et
dautres lments naturels mettent en question, dans Les Sources, lavenir de notre civilisation
au sein dun monde naturel en voie de disparition 30. Dans Pour le dire avec des fleurs,
Gascar expose, travers lvocation de certains naturalistes renomms ainsi que ses propres
souvenirs denfance, la rarfaction des espces vgtales, en particulier celle de certaines
fleurs sauvages dont nos modes de vie ne cessent dentraner la disparition 31. Certaines
nouvelles du Rgne vgtal, quant elles, se prsentent parfois comme des accusations mots
couverts des attentats quotidiens que, par notre mode de vie, nous commettons contre la
nature 32. Les Btes, quant ce livre, semble constituer une interrogation sur le statut de
lhumanit face lanimalit 33. Les six nouvelles de ce recueil abordent des thmes comme
la guerre et la captivit, la cruaut des hommes et celle, pouvante, des animaux , en
appliquant quelques lois du rgne vgtal une allgorie de la condition humaine 34. Ainsi,
travers la question de la responsabilit (et parfois de la cruaut) humaine envers lanimal,
ces nouvelles sinterrogent galement, en filigrane, sur les conduits de lhomme envers ses
semblables.
Finalement, Buell retient un quatrime critre : le texte environnemental se caractrise (au
moins implicitement) par une conception de la nature comme un processus au lieu dune
entit constante35. Pierre Gascar, quant lui, ne semble jamais perdre de vue lvolution de la
nature vers quelconque forme de civilisation humaine. Mme sil met souvent laccent sur le
concept dune infinitude naturelle, lopposition de la condition phmre de lhomme,
lauteur reste toujours conscient que la nature se transforme, se modifie sans cesse : tantt
lhomme provoque ces changements, tantt il ne peut que les subir.

27
Lawrence Buell, The Environmental Imagination, op. cit., p. 7.
28
Pierre Gascar, Le Prsage, Paris, Gallimard, 1972, p. 67.
29
Ibid., p. 68.
30
Pierre Gascar, Les Sources, Paris, Gallimard, 1975, p. 90.
31
Pierre Gascar, Pour le dire avec des fleurs, Paris, Gallimard, 1988, p. 16.
32
Pierre Gascar, Le Rgne vgtal, Paris, Gallimard, 1981, p. 90.
33
Richard Blin, Les Btes , in : Laffont-Bompiani, Le Nouveau Dictionnaire des uvres de tous les temps et
de tous les pays, Paris, Bompiani et Editions Robert Laffont, coll. Bouquins, 1994, t. I, p. 688.
34
Franois Nourissier, op. cit., p. 32.
35
Lawrence Buell, The Environmental Imagination, op. cit., p. 8.

8
Si les quatre critres signals ci-dessus constituent des thmatiques utiles afin dvaluer la
proccupation environnementale dun texte, il faut remarquer quils ne nous instruisent qu
indirectement sur les moyens formels que lcrivain peut employer pour crire la nature 36.
Dans une telle approche, la spcificit esthtique du texte littraire est relgue au second
plan, en faveur de son contenu cologique 37. Il nous semble pourtant possible de rconcilier
lanalyse stylistique avec ltude thmatique dun texte dit environnemental . Tel sera,
entre autres, lobjectif de ce mmoire de licence.
Cette tude comportera trois grandes parties. Tout dabord, nous examinerons la faon dont
Gascar conceptualise la condition humaine partir de lcriture de la nature. Nous tudierons
alors les procds stylistiques de la mtaphore et de la mtamorphose, afin dexpliciter les
considrations de lauteur propos de lhumanit. Ensuite, dans la seconde partie, nous
observerons les paraboles sociales que Gascar semble dcrire dans ses uvres travers
lvocation du monde naturel. Nous regarderons comment la nature nous offre des images de
transgression des catgories mentales de lhomme et des allgories de conflits humains. Enfin,
dans la troisime partie, nous considrons les rflexions sur les rapports entre lhomme et la
nature, que nous pensons pouvoir trouver dans les uvres concernes de Gascar. Nous nous
pencherons alors sur certains tropes qui conceptualisent, selon nous, la position de lhomme
au sein de lenvironnement ainsi que la question de sa responsabilit envers la nature.

36
Nathalie Blanc, Denis Chartier, Thomas Pughe, Littrature et cologie : vers une copotique, Paris, Syllepse,
2008, p. 3.
37
Ibid., p. 4

9
1. La nature et la condition humaine
Depuis toujours, les auteurs ont recours la figure de style de la personnification, le fait de
donner, par une image, des tres non humains ou non anims, [] des sentiments et des
comportements humains 38. De plus, la personnification des lments vgtaux ou des
animaux, comme figure de style, les investit dune personnalit et par consquent apparente
[leur] situation sur la terre celle de lhomme 39. Dans luvre de Pierre Gascar, il semble
que la personnification entrane parfois de subtiles mtamorphoses anthropomorphistes. Ces
mtamorphoses semblent aller au-del de la simple mtaphore par anthropomorphisme. Celle-
ci implique une comparaison tablie par lhomme, seffectuant sous la force de notre regard
humain et de notre imagination. La mtamorphose, par contre, semble tre oriente davantage
vers llment naturel qui la subit. Cet lment se transforme alors, non sous mais plutt
devant nos yeux. Ainsi, dans luvre de Gascar, il semble que ce soient lenvironnement et
les fleurs qui nous regardent 40, et non linverse.
En outre, Gascar recourt galement dautres types de mtamorphoses, qui sinscrivent
davantage dans la tradition antique. En effet, dans la mythologie et la littrature grco-latines,
les mtamorphoses vgtales ou animales constituent un thme assez courant. Dans de tels
rcits, lhomme prend le plus souvent une forme animale41 ou vgtale42. Dans les livres de
Gascar, nous pouvons galement identifier des mtamorphoses dites zoomorphiques et
phytomorphiques . Le zoomorphisme consiste alors en une mtamorphose de lhomme en
animal43, tandis que le phytomorphisme constitue une transformation de lhomme en lment
vgtal44. Chez Gascar, tous ces types de mtamorphoses aident lauteur rflchir la fois
sur lhumanit et sur la nature. De plus, au lieu de reflter notre condition humaine telle quelle
nous pensons la reconnatre dans la nature, ces transformations semblent nous plonger dans
des rflexions sur des aspects de notre condition dont nous ne somme gure conscients.

38
Michle Aquien, Dictionnaire de potique, Paris, Librairie Gnrale Franaise, 1993, p. 210.
39
Chanel Malenfant, Le Figuier maudit, Escales : larbre dans le paysage thmatique de Rina Lasnier , Voix
et images du pays, t. IX, n1, 1975, p. 118.
40
Pierre Gascar, Pour le dire avec des fleurs, op. cit., p. 23.
41
Pensons, entre autres, aux transformations de Procn et de Philomle, respectivement en rossignol et en
hirondelle, et celle dArachn en araigne dans le Livre VI des Mtamorphoses dOvide, celle dIo en gnisse
dans le Livre I, celle de Callisto en ourse dans le Livre II, ou celle dActon en cerf dans le Livre III, etc.
42
Pensons aux mtamorphoses de Daphn en laurier et de Syrinx en roseau dans le Livre I des Mtamorphoses
dOvide, celle de Narcisse en fleur dans le Livre III, ou celle dAjax, galement en fleur, dans le Livre XIII, etc.
43
Paul Robert, Zoomorphisme , in : Le Nouveau , Paris, Le Robert, 2009, p. 2763.
44
Remarquons que le mot phytomorphe, peu utilis, est quand mme trs utile pour notre tude. Il comporte le
suffixe phyt(o), qui vient du grec phuton plante (Paul Robert, Phyt(o)- , in : Le Nouveau Petit Robert,
op. cit., p. 1894). Nous utiliserons galement certaines drivations, comme phytomorphique, construites par
analogie avec les drivs des mots anthropomorphe et zoomorphe.

10
Dans ce qui suit, nous analyserons certaines mtaphores et mtamorphoses, dans Pour le
dire avec des fleurs et dans Les Sources, qui sinterrogent sur la finitude et lhistoire humaine,
deux concepts troitement lis lun lautre. Ensuite, nous examinerons galement la
conception de la mort que semble entraner la mtamorphose anthropomorphiste dans Le
Rgne vgtal. Enfin, nous considrons les personnages dit hybrides dans Les Btes.

1.1. La finitude humaine dans Pour le dire avec des fleurs

Dans Pour le dire avec des fleurs, Gascar convie le lecteur des visites lherbier du
Musum national dhistoire naturelle dans le jardin des Plantes, le clbre jardin botanique de
Paris. En frquentant ce lieu, lauteur-narrateur voque latmosphre quil y ressent par le
biais de mtaphores de deuil humain. Ainsi, il dcrit les casiers remplis de plantes sches
comme un vrai cimetire botanique [] o les tombes sont dment fleuries, mais au-
dedans 45 et lherbier mme comme une vaste ncropole vgtale 46. Il amplifie le
caractre un peu funbre du grand herbier par des images encore plus macabres comme celle
de la marguerite qui, dpouille de ses ptales par lamoureux inquiet, montre un capitule
aussi monstrueux que la mouche laquelle un enfant a arrach les ailes 47, en explicitant
quainsi les vgtaux schs et tals nappar[tiennent] plus pour [lui] au monde des formes
naturelles 48. De plus, il semble associer la plante sche la mort des tres humains :

Les noms des plantes et ceux qui les ont dcouvertes ou dcrites spousent, se
confondent []. Par milliers et milliers, les vgtaux accompagnent ici dans la
mort ceux qui les ont cueillis, tudis, quelquefois soigns et naturaliss 49.

En mettant laccent sur la confusion des noms des plantes et ceux des botanistes, ainsi que sur
lide que les deux saccompagnent lun et lautre dans la mort, Gascar rend explicite les
mtaphores et les images de cimetire et de deuil humain auxquelles il a recours dans la suite
du texte. De plus, lauteur signale lapparition de la petite croix latine, le signe humain du
deuil 50 ct des noms des plantes dont toute lespce a disparu, en associant de nouveau la
rarfaction vgtale la mort humaine :

Il nexiste pas dautre symbole de la mort, dans le monde chrtien, mais en le


plaant devant le nom de la linaria petrae (une linaire) ou devant celui de la

45
Pierre Gascar, Pour le dire avec des fleurs, op. cit., p. 12.
46
Ibid.
47
Ibid., p. 24.
48
Ibid.
49
Ibid., p. 12.
50
Ibid., p. 47.

11
viola cryana (une pense), ils [i.e. les botanistes] assimilent malgr eux au
destin de lhomme celui de ces espces vgtales retournes au nant51.

Lassimilation du destin des espces vgtales la mortalit de lhomme, exprime dans


lextrait ci-dessus, semble suggrer une finitude, normalement absente du symbolisme quon
associe au rgne vgtal. En effet, comme laffirme Roland Caillois, la nature se montre
[] lhomme comme non humaine et le sens de la nature est sa prexistence et sa
survivance lhistoire humaine 52. Cette conception attribue la nature lide ancienne
dune sorte dinfinitude. Nanmoins, selon Gascar, lappauvrissement progressif de la
nature nous conduit [] la redcouvrir, de sorte que le destin des espces la rapproche
de nous [] en y introduisant une mort qui reproduit la ntre 53. De plus, il affirme que la
mort de la plante ne se personnalise que lorsquelle englobe lespce 54. En rapprochant
ainsi explicitement la mort humaine la rarfaction du rgne vgtal, lauteur semble prparer
petit--petit une mtamorphose anthropomorphiste des lments vgtaux tals dans
lherbier, dont certains ont disparu pour toujours de la surface de la terre.
Dans Pour le dire avec des fleurs, cette mtamorphose seffectue travers lvocation des
dessins de Grandville, qui a publi une cinquantaine de planches graves en couleurs, sous
le titre Les Fleurs animes 55. Les images de cet ouvrage visent humaniser certaines fleurs
et les associer diffrentes qualits humaines. Pourtant, comme lindique Gascar, une seule
proprit de lhomme ny est pas anthropomorphise, celle de limmortalit :

La seule planche dans laquelle Grandville na pas prsente [sic] la fleur sous
une forme humaine est consacre limmortelle : aurait t une antinomie
que dincarner limmortalit. Le dessinateur sest donc born reprsenter la
faux du temps brise au pied dun hlichrysum []. Aujourdhui, il faudrait
placer l une figure humaine, comme dans les autres planches de louvrage :
dsormais, les immortelles, c'est--dire nombre de leurs espces (quest
devenu, en particulier, lhlicrysum bitterense, limmortelle des garrigues de
Bziers ?), meurent aussi56.

Bien que la fleur symbolisant limmortalit ne prend pas une forme humaine dans les dessins
de Grandville, elle se mtamorphise bel et bien en une figure humaine mortelle chez
Gascar. Dans lextrait ci-dessus, par une subtile mtamorphose anthropomorphiste de la

51
Ibid. (lauteur souligne).
52
Roland Caillois, Le Devenir culturel de la nature , Revue de mtaphysique et de morale, t. LIX, n3, juillet-
septembre 1954, p. 310.
53
Pierre Gascar, Pour le dire avec des fleurs, op. cit., p. 40.
54
Ibid., p. 41.
55
Ibid., p. 69.
56
Ibid., p. 73 (lauteur souligne).

12
plante, lauteur insiste sur lide que limmortalit, lie ici la richesse des espces vgtales,
meur[t] aussi , tout comme lhomme.
Il est vident que cette incarnation du rgne vgtal entrane des consquences dans le
texte quant aux rapports entre la condition de lhistoire humaine et celle de lhistoire naturelle,
suppose non seulement prexister mais aussi survivre la ntre. Chez Gascar, lodeur de la
plante sche est associe la disparation de cette histoire antrieure la ntre 57 : on ne
peut dire quelle ractualise le pass : elle lannihile, puisquelle est prsente comme au
premier jour 58. Cette ide est renforce par une sorte dantithse : lodeur toute frache
dune plante qui ne lest plus depuis des sicles, selon lauteur, empche quelle parle
notre mmoire 59. Ainsi, non seulement en un fragment de seconde, deux ou trois sicles
sont abolis , mais cest le temps [mme] qui disparat 60. Si la nature se mtamorphise
alors en tre humain mortel, elle entrane avec elle dans la mortalit son histoire antrieure
la ntre. Par consquent, Gascar affirme que chaque espce vgtale qui disparat ensevelit
avec elle un peu du plus lointain pass du monde vivant 61, en associant de nouveau le rgne
vgtal la finitude de la condition humaine par une mtaphore de deuil humain, exprime en
filigrane dans le verbe ensevelir . De plus, travers la description de la prle cite ci-
dessous, lauteur-narrateur semble suggrer que ce lointain pass se manifeste encore dans
notre condition actuelle, dans ce quil appelle larchologie du vivant :

La prle, au-del de son caractre simplement palontologique, nous fait


accder larchologie du vivant ; elle rvle dans sa structure des figures
existant originellement ou, du moins, potentiellement dans lesprit de
lhomme62.

Plus loin dans le texte, Gascar explicite que lhexagone constitue une de ces figures existant
originellement dans la raison humaine. Il affirme que lpi sporangifre de la prle [] est
constitu de cases hexagonales au dessin gomtrique parfait 63, figure omniprsente du
cristal de roche lesprit de lhomme 64, selon lui, et lhabitant avant mme 65. Aussi

57
Dans Les Sources, nous trouvons une approche similaire, quand Gascar dcrit lclat dune ammonite
fossilise comme si elle brill[ait] pour la premire fois , en explicitant quelle semble annule[r] les
millnaires (Pierre Gascar, Les Sources, op. cit., p. 166). De plus, il explore la possibilit de goter le sel
enferm dans ce fossile, de sorte que 150 millions dannes [] se trouveraient [] tout fait abolies (Ibid.,
p. 166).
58
Pierre Gascar, Pour le dire avec des fleurs, op. cit., p. 13.
59
Ibid.
60
Ibid.
61
Ibid., p. 49 (nous soulignons).
62
Ibid., p. 51.
63
Ibid.
64
Ibid., p. 52.

13
semble-t-il suggrer que lhistoire naturelle est troitement lie la condition humaine et
mme que la nature nous dfinit en tant qutre humain. Lauteur arrive mme percevoir,
le temps dun clair, dans ces figures, un espoir ou un souvenir ? dintelligibilit, laccs
une connaissance antrieure ltre humain 66. De plus, dans cette dernire citation, Gascar
lie le pass lavenir par la juxtaposition inattendue des mots souvenir , renvoyant
lvocation dune antriorit, et espoir , impliquant une attente pour un moment ultrieur.
Il nous semble que cette association du souvenir lavenir se prsente galement dans les
lments biographiques de la vie de Charles Darwin, que Gascar voque dans son livre. Ainsi,
lauteur dcrit comment Darwin, vieillissant et ne voyageant plus, capture des oiseaux
migrateurs et leur lave les pates, afin de recueillir les graines prises dans la boue qui sy est
fixe 67. Puis, le vieux scientifique sapplique faire germer ces graines dans lespoir de
trouver dans les plantes auxquelles elles donneront naissance les images dun monde jamais
perdu pour lui 68. Le pass aventureux de Darwin et son espoir de le retrouver se runissent
alors dans la graine, symbole ancien des vicissitudes de la vgtation et reprsentant au-
del des rythmes de la nature [] lalternance de la vie et de la mort 69. En outre, Gascar
mentionne comment Darwin ne parvient pas toujours identifier la plante qui pousse des
graines exotiques: il en attendait un souvenir, et cest une dcouverte quelle lui vaut 70.
Cette association du souvenir la dcouverte, ou par extension du pass lavenir, est encore
renforce par loxymore de la nostalgie de linconnu 71, laquelle cde le vieux Darwin.
Ainsi, lessence de la nature, conceptualise comme tant antrieure et postrieure lhistoire
de lhomme, se trouve enferme dans le message scell [quest] la graine 72. Il nous semble
que celle-ci devient chez Gascar un symbole de linfinitude (dans les deux sens, antrieur et
postrieur) de la nature, contraire notre finitude humaine. Similairement, il voit dans la
reviviscence des nigelles de son jardin, grce la subsistance de leurs graines, la finitude de
sa propre vie, associe lternit que lart et la littrature promettent traditionnellement aux
tres humains : ces nigelles sont un peu comme mes livres : mon pass est appel y

65
Ibid.
66
Ibid.
67
Ibid., p. 58.
68
Ibid.
69
Jean Chevalier, Alain Gheerbrant, e.a., Dictionnaire des symboles : mythes, rves, coutumes, gestes, formes,
figures, couleurs, nombres, Paris, Editions Robert Laffont, 1982, p. 483.
70
Pierre Gascar, Pour le dire avec des fleurs, op. cit., p. 59.
71
Ibid., p. 58.
72
Ibid.

14
refleurir sans moi 73. Lide dune nature ternelle, loppos dune humanit phmre,
revient plus tard dans le livre sous la forme dune mtamorphose particulire :

Mais ces ventuels signes de reconnaissance [i.e. dun arbre] variaient, selon
langle de vue que jadoptais : mesure quon tourne autour dun arbre, il se
mtamorphose : Janus multipli74.

Dans lextrait ci-dessus, larbre se transforme, non en tre humain, mais en une divinit
anthropomorphe. En effet, Janus, le dieu au double visage 75, est la divinit romaine du
dbut et de la fin, doue dune prudence qui rendait le pass et lavenir toujours prsents
ses yeux 76. Dans les critures latines, il est explicitement li au chaos qui prcde lhistoire
humaine ; Dans ses Fastes, Ovide estime par exemple que Janus reprsente lorigine, la
cause premire du monde qui sest organis par la suite 77. Par le biais de cette
mtamorphose, Gascar semble impliquer, mots couverts, que le pass et lavenir, ainsi que
notre prsent, font partie intgrante de la nature, et non uniquement de lhistoire humaine :
nous ne reprsentons que des incidents au sein dune nature-Janus. Ayant trouv refuge sous
un arbre 78, pour chapper la pluie, le narrateur prouve un sentiment semblable. Ici,
[crit-il,] la pluie se rsumait, se recueillait, et je croyais y dcouvrir, irrgulier, mais paisible
et absolutoire, le rythme de lternit 79. Il nest pas tonnant que ce rythme, pour lui, soit
irrgulier . Les vnements contingents de lhumanit y sont inclus et rompent la cadence,
mais larbre au double visage, comme Janus, semble tre seul se doter dune ternit.
Toutefois, vers la fin de Pour le dire avec des fleurs, Gascar associe de nouveau la nature
la mortalit humaine, travers des informations biographiques sur Darwin en tant quenfant.
Celui-ci racontait ses camarades que sa mre, morte peu de temps avant 80, lui avait
appris lire le nom des fleurs partir de leur corolle. A propos du dcs de la mre de
Darwin, une incarnation de la fleur semble seffectuer :

Dans son autobiographie, [] Darwin adulte ne cache pas quil nen avait pas
prouv consciemment du chagrin, bien quil laimt. Il avait simplement
dpos le souvenir de sa mre dans cette urne : la corolle dune fleur cueillie au
hasard. Et quand il affirmait, pour sen persuader, quil pourrait lire le nom de

73
Ibid., p.68.
74
Ibid., p. 127 (nous soulignons).
75
Robert Schilling, Janus, le dieu introducteur : le dieu des passages , Mlanges darchologie et dhistoire, t.
LXXII, 1960, p. 93.
76
Franois-Joseph-Michel Nol, Dictionnaire de la fable, Paris, Le Mornant, 1823, p. 790.
77
Pierre Schilling, op. cit., p. 95.
78
Pierre Gascar, Pour le dire avec des fleurs, op. cit., p. 129.
79
Ibid., p. 130 (nous soulignons).
80
Ibid., p. 163.

15
celle-ci au fond de son rceptacle, [] il savait bien, au fond de lui-mme, que
ce serait sa mre qui le lui soufflerait81.

Dans lextrait ci-dessus, la corolle de la fleur se transforme en une vritable urne, dans
laquelle revit limage de la mre dcde. La fleur, en outre, devient un rceptacle , un
rservoir qui hberge la voix maternelle. Ainsi, en dotant, en quelque sorte, la corolle dune
voix humaine, Gascar recourt une sorte de prosopope, figure de style qui consiste faire
parler llment personnifi82. De plus, Gascar suggre que le petit Charles cdait ainsi
linconsciente nostalgie de la vie ftale qui domine chez lenfant priv de mre 83, associant
donc, au sein de la corolle, la mort (de la mre) au dbut de la vie (ftale). La fleur
mtamorphose en mre se prsente comme un porte-parole de lhistoire naturelle antrieure
celle de lhumanit, dvoilant une image kalidoscopique des origines 84, mais elle runit
galement les lments dhistoires [naturelle et humaine] en grande partie trangres les
unes aux autres dans un assemblage un peu baroque, image de la complmentarit des
espces premires 85. Nanmoins, lauteur associe la fleur limage dune mre dcde.
Aussi suggre-t-il que lhumanit est prive de cette image des origines, de la mme faon
que le jeune Darwin est priv de mre. Dans limaginaire de Gascar, il semble alors que
lhomme se trouve au sein de cet assemblage despces, mais ses tentatives de sen
extraire ont rendu la nature humaine et donc mortelle comme lui. Plus que jamais, la
condition phmre de lhomme et le sort de lenvironnement senchevtrent lun avec
lautre. Ainsi, travers lincarnation de la nature, mtamorphose anthropomorphiste qui la
rend aussi mortelle que lhomme, Gascar semble nous inviter rflchir sur notre propre
finitude humaine.

1.2. La symbiose des histoires humaine et naturelle dans Les Sources

Dans Les Sources, travers lvocation de ses souvenirs denfance, Gascar exprime
des rflexions sur la mmoire et lhistoire humaine, tout en suggrant, nous semble-t-il,
quelles font partie intgrante de lhistoire naturelle. Tout dabord, lauteur affirme que les
forts sont la mmoire de la terre et quelles reproduisent la zone de clair-obscur que
comporte notre esprit 86. Pour Gascar, la fort devient le lieu o ne cessent de vivre nos

81
Ibid. (nous soulignons).
82
Michle Aquien, op. cit., p. 210.
83
Pierre Gascar, Pour le dire avec des fleurs, op. cit., p. 163.
84
Ibid., p. 164-165.
85
Ibid., p. 165.
86
Pierre Gascar, Les Sources, op. cit., p. 52.

16
souvenirs la faon des arbres 87. Il semble matrialiser les concepts de la mmoire et du
souvenir, en les reprsentant travers une comparaison phytomorphique : Comme eux [i.e.
les arbres], les faits de notre propre histoire, qui grandissent, dans notre souvenir, mesure
que nous vieillissons, sclairent pour nous peu peu, mais en dveloppant, en mme temps,
toujours un peu plus dombre et en poursuivant leurs progrs souterrains 88. Ainsi, en
voquant la croissance des arbres, lombre quils jettent sur le sol et la ramification de leurs
racines, lauteur associe le processus intrieur de la mmoire au dveloppement dune fort.
En outre, Gascar dcrit comment le vent anime dabord un arbre isol, puis se renforant,
commence agiter ceux que se trouvent alentour , tout en prcisant que ce mouvement
semble aussi saccomplir par imitation, contagion, de proche en proche, comme dans les
entranements de la mmoire 89. Tout comme la mmoire humaine en gnral, la libre
association de multiples souvenirs est alors reprsente symboliquement par le biais dune
comparaison phytomorphique.
Si les comparaisons examines ci-dessus visent introduire la notion du souvenir humain
au sein de lhistoire naturelle, Gascar semble galement voquer linverse, savoir la
prsence dune sorte de mmoire naturelle au sein de la ntre :

Je connais ici des sous-bois o lon se sent envahi par la douceur, le bonheur de
la mmoire, mais de la mmoire sans le souvenir. Ainsi, dans certains tats de
demi-sommeil, nous prouvons limpression que notre pass nous est restitu
vide de tout vnement, et quil stend librement, en de mme du dbut de
notre existence []90.

Dans cet extrait, la description de la mmoire sans le souvenir semble se rapprocher du


concept de la mystique matrialiste . Roger Caillois la dfinit comme une espce de
contemplation de lobjet jusqu disparatre, et o lon serait dlivr de la conscience et de
lmotion , o il y aura une absence de pripties 91. Limpression dune absence
dincidents contingents, lauteur-narrateur des Sources semble la ressentir dans la fort, mais
il prcise que certains narcotiques procurent [] la mme sensation 92. Ainsi, la fort est
mtaphoriquement prsente comme une drogue. Celle-ci est considre comme tant capable

87
Ibid.
88
Ibid. (nous soulignons).
89
Ibid. (nous soulignons).
90
Ibid., p. 54 (nous soulignons).
91
Dominique Rabourdin, Roger Caillois dans les archives du vingtime sicle , Le Magazine Littraire (en
ligne), mai 2008, consult le 20/04/2012, disponible sur <http://tinyurl.com/caillois-mystique-materialiste>.
92
Pierre Gascar, Les Sources, op. cit., p. 54.

17
de librer lhomme de ltroitesse de lexistence 93. Selon Gascar, nous semble-t-il, la prise
de conscience de la symbiose entre lhistoire naturelle et la ntre peut avoir des effets
librateurs sur notre esprit.
Il semble que Gascar prouve un sentiment semblable propos des traces de pattes quun
renard a laisses sur une corniche, une route qui longe la falaise o lauteur-narrateur se
promne de temps en temps. Ces empreintes du renard semblent entraner une mtamorphose
zoomorphique du narrateur, du moins dans son imagination :

Un frais courant de libert continue de couler sur ce lit dempreintes. Le [i.e. le


renard] suivant en pense, je mintroduis entre les boulis de la falaise, me
glisse entre les layons de plus en plus troits du bois, []. En mincorporant
en rve cet animal, et bien que je me complaise dans ces images dune
double vasion, je ne cde pas un instinct de rgression ; jobis seulement au
rflexe de lhomme daujourdhui qui, dans lanimal, cherche le dpositaire
dune nature partout ailleurs dtruite moiti94.

En suivant en pense le renard sur son itinraire travers la falaise, mettant en quelque
sorte ses propres pieds dans les traces de cet animal, le narrateur explicite quil sincorpore
lui. Par consquent, il prouve une double vasion . Il nous semble quil svade la fois
dans la nature et dans le corps animal. La bte dvient, par la suite, le dpositaire , le
gardien de la nature intacte et inpuise, tandis que lhomme reste toujours conscient de la
destruction progressive de lenvironnement.
En outre, les empreintes du renard se manifestent galement comme un signe de la
prsence du dit animal qui est pourtant absent :

Par ces traces, affleurement dune prsence, comme dans les oprations de
magie et les miracles, o la figure invoque se manifeste par des signes isols,
quelquefois un bruit de pas, un souffle, une odeur, [], ce nest pas seulement
lespce des renards qui se maintient au-dessus du nant, mais le rgne animal
tout entier []. Aussi, on peut voir dans ces empreintes comme la forme
allusive dun reproche [] : lanimal, que nous avons exclu de notre vie,
extermin de mille manires, [] continue de marcher prs de nous et ne
sarrtera jamais. Ces empreintes molles, dans le sable, nentendez-vous pas
quelles retentissent comme des coups ?95

93
Ibid.
94
Ibid., p. 186 (nous soulignons).
95
Ibid., p. 203-204 (nous soulignons).

18
La rflexion du narrateur propos des traces du renard se rapproche en quelque sorte de la
notion de diffrance 96, dfinie par Jacques Derrida. Ce concept implique une
diffrenciation du signe au niveau temporel, au-del de la simple dimension spatiale, de sorte
que chaque lment dit prsent, apparaissant sur la scne de la prsence, se rapporte
autre chose que lui-mme, gardant en lui la marque de llment pass et se laissant dj
creuser par la marque de son rapport llment futur 97. Chaque signe comporte alors des
traces de ce quil a t dans le pass et de ce quil sera dans lavenir. Or, dans lextrait des
Sources ci-dessus, le signe des empreintes renvoie rtrospectivement au renard maintenant
absent, mais aussi la future survivance, non seulement du dit animal, mais du rgne animal
tout entier . De plus, laide dune synesthsie littraire, en attribuant la modalit visuelle,
cest--dire limage des empreintes , des perceptions auditives, celle des coups de
pattes, Gascar renforce lide dune prsence absente, qui dailleurs continue de marcher
prs de nous , qui se prolonge dans lavenir. Ainsi, tout comme dans ses descriptions
propos des rapports entre la fort et la mmoire humaine, lauteur-narrateur semble mettre ici
laccent sur la prsence sous-jacente de lhistoire naturelle au sein de la ntre, mme si nous
[l] avons exclu de notre vie , ou du moins essay de lexclure.
De nouveau, la prise de conscience de tels rapports entre les histoires naturelle et humaine
semble possder un effet librateur :

Au bout dune certaine distance, elles [i.e. les traces] cessent dtre visibles,
mais le chemin quelles indiquent nen continue pas moins : [] cette
corniche, avec ces empreintes, cest comme une piste denvol. Quelle libert,
soudain ! Devant soi, quel monde sans limites, [] riche de tout ce que peut
proposer la nature ! Je ne latteindrai jamais, je le sais. Il est comme antrieur
mon existence98.

Dans lextrait ci-dessus, les empreintes du renard signalent un chemin vers un stade antrieur
de lhistoire naturelle, mais dont nous ressentons les traces en nous. Ainsi, lhomme peut
apercevoir quelque image de la libert, de ce monde sans limites . Mme si Gascar affirme
quil ne latteindra jamais, il semble quand mme suggrer quil faut une prise de conscience
des rapports troits entre lhistoire humaine et celle de la nature, pour que lhumanit ne se
referme pas sur elle-mme : Mais je tiens garder, aussi longtemps que je le peux, ces
empreintes qui men dsignent laccs. Le monde est devenu si troit ! Il ne faut pas y murer

96
Le mot diffrance , avec /a/, a t invent par Jacques Derrida lui-mme.
97
Jacques Derrida, Marges de la philosophie, Paris, Les Editions de Minuit, coll. Critique, 1972, p. 13.
98
Pierre Gascar, Les Sources, op. cit., p. 204 (nous soulignons).

19
les portes, mme si lon doit ne jamais les refranchir 99. Nanmoins, bien que ce monde
naturel, antrieur lhomme, lui paraisse inaccessible, Gascar le compare une piste
denvol . Il le prsente donc comme un point de dpart pour lespce humaine. Aussi
semble-t-il suggrer que le monde davant lhomme estampille le ntre 100 et, de plus, que
la postriorit de lhomme se nourrit de lantriorit de la nature.
Il nous semble que cette ide dun estampillage de lhistoire naturelle sur la ntre relve
dun certain matrialisme du part de lauteur. Si Gascar ressent que lantriorit de la nature
applique des empreintes sur notre prsent et mme sur notre avenir, il semble ainsi cder au
principe matrialiste qui stipule que rien ne se perd, rien se cre 101. De plus, lauteur-
narrateur explicite lide matrialiste dune interdpendance des histoires humaine et non
humaine, en dcrivant la mtamorphose phytomorphique de toute une ville. Tout dabord, il
crit que dans cette ville sortie de terre, [] on a cru bon de donner aux rues les noms des
lments champtres auxquels les maisons viennent de se substituer 102. Cependant, ce
baptme des rues entrane quelques consquences inattendues :

[] les plaques apposes au coin des rues tendent ressembler des


inscriptions funraires. A cause delles, il y a non pas effacement, mais
simplement recouvrement du monde antrieur. Sous nos pieds, tel endroit, la
source obture touffe ; ailleurs, le sentier se perd, zigzaguant comme un
aveugle, dans lobscurit souterraine ; [] les feuilles du chne dracin
stalent, prolongeant dj dans lternit, la faon des figures fossiles,
lempreinte minutieuse, enfantine, de la vie103.

Sous la cit, une seconde ville souterraine semble se constituer, de sorte que le narrateur
conclut que notre monde recouvre simplement le monde antrieur de la nature. De plus,
Gascar renvoie aux figures fossiles, comme celle des empreintes du renard analyse ci-dessus.
Aussi semble-t-il suggrer en filigrane que lhistoire humaine ne se cre pas
indpendamment, mais nentre en existence qu partir de lhistoire naturelle. Cette pense
matrialiste est renforce dans lextrait ci-dessus par une sorte doxymore : les figures
fossiles , symbole dune vie ancienne, deviennent une empreinte enfantine , terme qui
renvoie une vie renouvele.
Le rapprochement des fossiles naturels au monde humain sexplicite davantage quand
Gascar voque limage dun squelette de lapin dans les fondations dun des btiments , de

99
Ibid.
100
Ibid., p. 174.
101
Ibid., p. 114.
102
Ibid., p. 234.
103
Ibid., p. 235 (nous soulignons).

20
sorte que la ville, au lieu davoir t rellement construite , semble s tre abattue dun
seul coup sur les champs et les bois 104. Ainsi, la ville champtre constitue la substance
mme qui fossilise les lments naturels, en les incorporant au sein delle-mme. Nous
pouvons y lire implicitement un symbole de la symbiose des histoires humaine et naturelle, la
dernire se trouvant vritablement incluse dans les fondations de lautre. Par la suite, Gascar
reprsente mtaphoriquement cette espce de commensalisme :

Et si, enfant, quand je grattais de longle les murs de torchis de mon village,
afin dy dcouvrir les grains de bl dont je souponnais la prsence, jimaginais
les maisons devenues fertiles, se garnissant de pousses vertes, puis de
moissons, la suite des pluies qui les auraient pntres, cest sans doute parce
que javais obscurment conscience quelles se rattachaient, dune faon ou
dune autre, lensemble du monde vivant105.

Dans lextrait ci-dessus, les maisons de la ville semblent se mtamorphiser en plantes,


revitalises par leau des pluies et produisant des pousses vertes , ainsi que des
moissons . Au dbut du livre, Gascar voque la mme image, en suggrant quil suffit
darroser les murs , comme sils taient vraiment des plantes, pour que le pass []
verdoie 106. Cette mtamorphose phytomorphique met en valeur lide que lhomme est
enracin dans lhistoire naturelle. Nos villes ont jailli du sol, comme des germes 107, crit
Gascar, en comparant ainsi de nouveau le dveloppement de nos socits la croissance des
plantes.
Ce nest qu partir de la nature que lhomme peut saccorder une sorte dternit, en tant
que partie intgrante dun ensemble naturel plus vaste et englobant. Dans Le Prsage, Gascar
explicite cette ide aussi, en renvoyant aux lichens. Il mentionne, par exemple, le dsir de
mtamorphose dont fait preuve le pote italien Sbarbaro. Celui-ci, selon lauteur-narrateur,
aspire une ternit obtenue par la rduction, la concentration (non la suppression) de
lexistence 108. Autrement dit, ce pote tend devenir un homme-lichen 109. Cette
transformation dsire semble associer ltre humain un vgtal qui est la fois reli la
primitivit [et] dou dune longtivit [sic] sans gale 110. Ainsi, tout comme le suggre
Gascar dans Les Sources et Pour le dire avec des fleurs, la vie et lhistoire humaines ne

104
Ibid., p. 235.
105
Ibid., p. 236 (nous soulignons).
106
Ibid., p. 35.
107
Ibid., p. 236.
108
Pierre Gascar, Le Prsage, op. cit., p. 170.
109
Ibid.
110
Ibid.

21
semblent avoir du sens qu lintrieur dune histoire environnementale qui prcde et survit
la ntre.

1.3. La conception de la mort dans Le Rgne vgtal

Si dans Pour le dire avec des fleurs et dans Les Sources, les personnifications, voire
les mtamorphoses du vgtal entranent chez Pierre Gascar des rflexions sur la finitude et
lhistoire de lhumanit en gnral, elles semblent sinterroger plutt sur le sort individuel
dune personne dans Le Rgne vgtal. Ce livre est compos de sept nouvelles, dans
lesquelles un narrateur, avatar de lauteur 111, exprime son raisonnement propos de la
vgtation environnante. Dans chacune des nouvelles, il semble trouver dans lobservation
de ce qui lentoure une sorte de raison suprieure qui relativise ce quil vit 112. Ainsi, la
quatrime nouvelle, intitule Le Saule, prsente un homme vieillissant devant la tche
dabattre le dit arbre. Cet abattage a plusieurs rpercussions quant lavis de lauteur-
narrateur sur sa propre condition. Comme dans Pour le dire avec des fleurs, il semble se livrer
dabord une personnification de llment vgtal, ce qui mne une mtamorphose
anthropomorphiste du saule pleureur. En effet, aprs labattage de larbre, quand Benot, un
voisin du narrateur, se met appliquer un produit toxique pour tuer la souche de saule,
celle-ci prend un aspect humain :

Sous cette espce de toile cire blanche qui voquait invinciblement lhpital
ou la morgue, la souche dessinait un relief aux contours imprcis qui mettait un
peu de mystre autour de sa prsence et, pour tout dire, la personnalisait113.

Dans lextrait ci-dessus, Gascar semble tout dabord prsenter la souche de saule comme une
personne souffrante, en voquant des lieux associs la maladie, comme lhpital , et
mme au dcs dun individu, comme la morgue . Puis, la forme indtermine de llment
vgtal semble le doter dune personnalit. Un peu plus loin dans le texte, lauteur se lance
dans une description plus explicite de ce relief aux contours imprcis :

Labattage en [i.e. le saule] avait fait une tte sous laquelle se dveloppait,
un peu la faon du corps dune mduse, un rseau de racines [] formant un
organisme vivant, priv seulement, en labsence de rejets, de toute chance de
postrit114.

111
Richard Blin, Le Rgne vgtal , op. cit., p. 6261.
112
Ibid.
113
Pierre Gascar, Le Rgne vgtal, op. cit., p. 92.
114
Ibid., p. 95.

22
Dans ce passage, la souche de saule prend la forme dune tte dans limagination du narrateur.
De plus, le rseau de racines encore vivantes est compar au corps dune mduse, animal
marin possdant des tentacules. Il nous semble pourtant quen associant la souche-tte au
corps de la mduse, Gascar renvoie aussi, en filigrane, la figure mythologique de Mduse.
Non seulement, la chevelure de cette Gorgone, constitue de serpents, a tymologiquement
donn lieu au nom du dit animal115, mais elle rappelle galement la forme des racines darbre.
En outre, Mduse se caractrise par leffet durable de son regard destructif, qui mme aprs sa
dcapitation, reste toujours capable de ptrifier les adversaires de certains dieux et hros
mythologiques116. Il semble que le narrateur ressente galement cette dernire caractristique
propos des racines du saule :

Par suite de labattage, la vigueur de larbre avait t renvoye dans la terre,


dfaut de son avenir. Jamais arbre au monde navait ce point habit la terre :
jen tais sentir le saule sous mes pieds partout dans le jardin117.

Tout comme la tte de Mduse aprs sa dcapitation, la souche de saule garde sa vigueur
aprs labattage de larbre. Le narrateur se sent mme hant par la prsence des racines
invisibles dans son jardin. Plus loin dans le texte, Gascar dcrit la souche comme cette vie
vgtale ampute 118, en voquant limage dune amputation dun membre du corps humain.
Il nous semble possible de lier cette mtaphore la dcapitation lgendaire de Mduse,
amputation qui nempche pas non plus la vigueur de llment qui la subit. Ensuite, la
description en termes de corps humain prend encore plus dampleur, quand les racines du
saule sont compares des futurs dfunts enterrs. En effet, lauteur-narrateur les indique
mtaphoriquement comme des victimes qui ont [] devanc[] leur enterrement 119. Ayant
subi ainsi une subtile transformation anthropomorphiste, elles deviennent, par la suite, un
symbole de la vie interne, profonde 120, dune vritable re dapprofondissement qui
souvre pour larbre coup et pour lhomme vieillissant 121.
Cette intriorisation, juge tre leffet [spontan] dune loi naturelle 122, nous renvoie
vers notre lment originel, vers la vrit essentielle de notre existence 123. Il nous semble
que le narrateur prouve alors un sentiment proche de la mystique matrialiste , comme

115
Paul Robert, Mduse , in : Le Nouveau Petit Robert, op. cit., p. 1563.
116
Franois-Joseph-Michel Nol, op. cit., p. 22, 497, 176, 183, 550, 765.
117
Pierre Gascar, Le Rgne vgtal, op. cit. p. 95.
118
Ibid., p. 101.
119
Ibid., p. 98.
120
Ibid., p.102.
121
Ibid., p. 101.
122
Ibid.
123
Ibid., p. 102.

23
propos de la fort dans Les Sources. En effet, Gascar voque la vie nouvelle du saule rduit
sa souche 124, et par extension la vie intriorise de lhomme vieillissant, en termes dune
absence dincidents. Cet tat se caractrise par un manque de contingences humaines :

[] je me complaisais me reprsenter la vie interne, profonde, la vie


nouvelle du saule rduit sa souche, tandis que passaient au-dessus de celle-ci
le train des saisons, le chaos des jours, les uns pluvieux, les autres ensoleills
ou neigeux ou venteux ou indtermins, chargs seulement du poids des
heures, [] je retrouvais en moi cette ngation fabuleusement enrichissante du
temps, les joies de cette exploration immobile de lombre []125.

La souche de saule se retire, rfugie dans le sol, du chaos et du train des saisons qui
caractrisent le monde au-dessus. Lide de dsordre la surface du sol est dabord amplifie
stylistiquement par le biais dune polysyndte, une prolifration des mots de liaison126. En
effet, Gascar multiplie la conjonction ou , quand il dcrit les diffrents types de temps qui
caractrisent le chaos des jours . Ensuite, il nous semble que Gascar ressent la ngation
du temps comme une libration, comme une exploration enrichissante . La contemplation
de llment naturel permet limaginaire de se dployer 127, de sorte que le narrateur se
complaise imaginer la condition du saule. En outre, son identification la souche
darbre lui offre loccasion daccder une image concrte de la mystique matrialiste, qui
pourrait nous dlivrer du poids des heures , du poids de la contingence humaine. Si lon se
rend compte de la condition phmre de lhomme, on semble alors se librer de lhistoire
humaine, en prenant vritablement et consciemment place dans lensemble plus large que
constitue lhistoire naturelle. Ainsi, la souche de saule acquiert le mme statut que larbre de
pierre 128 dans Les Sources. Pour Gascar, cet arbre fossilis, enferm depuis 150 millions
dannes dans une grotte, reprsente aussi le rve de la vie intriorise, de la nature close,
soustraite un espace dvastateur 129. De plus, lauteur-narrateur affirme que ce vgtal est
brandi au fond de lternit, comme un rappel 130. Tout comme la souche de saule, larbre de
pierre semble capable de nous rappeler notre implication dans lhistoire environnementale. En
outre, Gascar rapproche larbre dans la grotte des saules. Ceux-ci, sils prennent feu,
arrivent souvent survivre :

124
Pierre Gascar, Le Rgne vgtal, op. cit. p. 102.
125
Ibid.(nous soulignons).
126
Michle Aquien, op. cit., p. 222.
127
Pierre Schoentjes, Pierre Gascar : retour sur Le Temps des morts, texte indit, 2012, p. 5.
128
Pierre Gascar, Les Sources, op. cit., p. 150.
129
Ibid., p. 139.
130
Ibid., p. 151.

24
Mais la couche de liber qui subsiste sous lcorce est si bien irrigue par la sve
que les flammes ne lattaquent pas. [] Le saule noircit et reverdit, en mme
temps, pousse des branches de plus en plus drues au-dessus de son tronc
charbonneux, aussi creux quune calebasse131.

Le vide et le creux, et par extension la mort, soutiennent alors une nouvelle vie. Gascar met en
relief, laide dun oxymore, le noircissement et le reverdissement simultans des saules, ce
qui rend encore plus saisissant lalliance, premire vue contradictoire, de la mort et de la vie.
Selon lauteur, larbre de pierre tait un de ces arbres-l , tout en constituant un symbole
de la vie 132. Il nous semble que la souche de saule personnifie dans Le Rgne vgtal est
pourvue dune symbolique semblable. Elle voque la substance morte qui pouss[e] encore
[] des rejets 133, qui fournit encore une postrit. Gascar semble alors suggrer que le
contact avec lenvironnement, ainsi que la contemplation de la nature, peuvent nous aider
discerner lhistoire naturelle en de et au-del de notre condition dite phmre, qui se
termine par la mort individuelle, mais qui se prolonge dans lternit naturelle. Par
consquent, au fond, rien ne se perd. Une telle attitude matrialiste nous librerait dune trop
troite conception de la mort. Si lhomme se rend compte que, comme lcrit Gascar, toute
la nature sonne creux 134, quelle se renouvelle partir de la mort, il peut galement accder
la conscience dune nature comme un quilibre obtenu de justesse 135, un quilibre entre
la vie et la mort.

1.4. Lhomme hybride dans Les Btes : atavisme et animisme

Dans les six nouvelles qui composent Les Btes, la mort ainsi que dautres situations
limite semblent constituer, travers le corps animal, le vritable enjeu136. De plus, comme
lindique Judith Radke, il ny a pas que simple ressemblance mtaphorique entre lhomme et
lanimal dans ces rcits, mais plutt des mtamorphoses ou transformations constantes137. En
effet, la ligne de frontire sparant le rgne animal de la nature humaine semble tout
simplement inexistante dans ce recueil138. Ainsi, il nous semble que, dans plusieurs nouvelles,

131
Ibid., p. 142.
132
Ibid.
133
Pierre Gascar, Le Rgne vgtal, op. cit., p. 102.
134
Pierre Gascar, Les Sources, op. cit., p. 143.
135
Ibid.
136
Richard Blin, Les Btes , op. cit., p. 688.
137
Judith Radke, The Metamorphoses of Animals and Men in Gascars Les Btes , The French Review, t.
XXXIX, n1, octobre 1965, p. 86.
138
Ibid.

25
lhomme et lanimal se rapprochent lun de lautre dans une forme hybride, o lhomme se
transforme, du moins partiellement, en une entit zoomorphique.
Dans Les Chevaux, histoire douverture du livre, le personnage de Peer entre dans larme
franaise, au dbut de la Seconde Guerre mondiale, et devient un des palefreniers dune curie
militaire. Bien quil croie dabord une dominance pacifique, un pouvoir soudain qui
courberait [ la fois] les btes et les hommes 139, le protagoniste se sent trs vite alin des
chevaux de lcurie. Aussi commence-t-il avoir limpression que la guerre avait amen
vritablement un autre rgne animal et humain 140. Ensuite, il se rend compte que les
chevaux constituent une race animale laquelle rien ne lavait jamais li 141. A laide de
mtaphores deau courante, le narrateur semble crer limpression dun monde plein de chaos,
auquel appartiennent les chevaux. Ainsi, il voque par exemple limage des remous pars
que produisent des courants invisibles 142, provoqus par les mouvements chevalins.
Considrons, en plus, lextrait suivant :

Mille bruits divers exprimaient leffet sur place, les brisements des lans,
lnervement brid ; certains moments, une tte se dressait trs haut, puis
retombait vite, comme abattue, dans le tourment de cette hydre en gsine143.

Le chaos de la situation environnante est aussi reprsent stylistiquement ici. Dabord, il est
clair que les mots ayant le son /i/ foisonnent dans la phrase ci-dessus, reprsentant une sorte
donomatope de lhennissement des chevaux. En outre, par la multiplication des signes de
ponctuation (surtout des virgules), le rythme de la phrase devient assez saccad, voquant
ainsi les brisements des lans des btes. Enfin, la phrase se termine sur limage dune
hydre en gsine , monstre mythologique, associ la mer et par consquent au chaos dun
monde antrieur au ntre144. Ainsi, lcurie entire, linstar dune hydre en gsine, semble
accoucher dune sorte de dsordre antdiluvien, qui parat surgir directement de la mer
ancienne. Les pressements des corps chevalins sont dcrits, par la suite, comme une vague
[qui] cour[t] le long de la range 145, ce qui associe de nouveau les chevaux llment de
leau.

139
Pierre Gascar, Les Btes, op. cit., p. 22.
140
Ibid.
141
Ibid.
142
Ibid., p. 23.
143
Ibid. (nous soulignons).
144
Jean Chevalier, Alain Gheerbrant, op. cit., p. 567.
145
Ibid.

26
Cest dans cette atmosphre chaotique, o limpression gnrale tait denfer 146, que
Peer se met frapper cruellement les chevaux. Par cet acte, il fait chanceler le monde 147,
de sorte que celui-ci, sous la vigueur de ses coups, ressembl[e] quelque chose 148. En
recourant la violence, Peer semble alors sefforcer donner une forme, un sens ce monde
chaotique, presque antdiluvien, que reprsentent les btes. Cette tentative savrera une vaine
entreprise. En effet, il se met ds le dbut du ct de la folie des chevaux , en optant pour
labsurde, le dsordre, la folie et la mort , tout en renonant lamiti des hommes 149.
Peer commence sapparenter de plus en plus aux animaux qui lentourent. Ainsi, il choisit
de sinstaller dans une rserve de paille attenant lcurie 150, en sapprochent en quelque
sorte des chevaux. De plus, il est dcrit comme ayant considrablement maigri 151, tout
comme les btes qui, par la famine et par les coups, ressemblent des chien errants, de[s]
carcasses vicieuses 152. Il nous semble possible que mme le nom inhabituel de Peer voque
dj lide dune sorte de similarit ou dgalit, renvoyant implicitement lhomographe
anglais peer, synonyme de semblable.
Vers la fin du rcit, le protagoniste dcide de librer les chevaux. Le narrateur conclut
brusquement : On ne retrouva jamais un cheval. Peer fut port dserteur au bout de huit
jours dabsence 153. La juxtaposition soudaine de ces deux phrases (et des mots chevaux et
Peer) apparente, nous semble-t-il, dautant plus la condition du protagoniste celle des
chevaux. Il parat qu ce moment, Peer se mle dans l immense force chevaline 154, parmi
les btes qui senfuient, comme des petites vagues effranges qui crtent les flots 155. De
plus, limage dune telle libration, la fois de lui-mme et des chevaux, est conforme ses
rves voqus plus tt dans le texte : Cest que, cavalier, il slanait alors travers des
espaces dserts o nul vent mme ne sopposait sa course et ne le privait dexaltante
impression de lgret arienne qui, dabord, serrait un peu son cur puis le librait tout
entier 156. Ainsi, dans ces rves, le protagoniste est prsent comme un cavalier qui slance

146
Ibid., p. 25.
147
Ibid., p. 24.
148
Ibid., p. 31.
149
Anne Fabre-Luce, Incidences de limaginaire dans les nouvelles de Pierre Gascar , The French Review, t.
XLI, n6, mai 1968, p. 841.
150
Pierre Gascar, Les Btes, op. cit., p. 29.
151
Ibid., p. 33.
152
Ibid., p. 30.
153
Ibid., p. 37.
154
Ibid.
155
Ibid., p. 36.
156
Ibid., p. 32.

27
vers le ciel, qui senfuit sur un cheval ail, sur le Pgase de la mythologie grecque157. Dans
son imagination, comme lors de sa fuite la fin, le destin et la dlivrance de Peer se lient
troitement lvasion des chevaux. Par son double acte de libration et dassimilation, Peer
semble effectuer [son] travail dunification, [sa] lente osmose tendant une confusion
absolue de toutes les couleurs, de toutes les formes et de tous les temps divers 158. A mots
couverts, il se transforme, vers la fin du texte, en homme-cheval, en une sorte de Centaure
oblique.
Cette mtamorphose ne saccomplissant quau dernier moment de lhistoire, Peer se
prsente alors sous une forme plus ou moins hybride pendant la plus grande partie du rcit.
Les autres palefreniers sen aperoivent trs vite. Ils y voient dabord les signes d une sorte
de dsespoir 159, puis les indications dune demie-folie , voire dun dpassement de la
raison 160. Ils semblent considrer le comportement de Peer comme une rgression
involontaire vers [un] tat limite o saboli[t] la distinction homme/bte 161. Nanmoins, le
terme de rgression, quutilise ici Richard Blin dans son compte-rendu des Btes, possde des
connotations dinfriorit par rapport au rgne animal. Rien nindique pourtant que le
narrateur htrodigtique des Chevaux cde une telle conception hirarchique des rapports
homme/animal. Il semble plutt suggrer la prsence, chez Peer, dun certain atavisme, cest-
-dire la rapparition dun caractre hrit qui a t latent162. Aussi ne sagit-il pas dune
rgression vers un tat infrieur, mais plutt de la redcouverte dune animalit, sans doute
sous-jacente, mais aucunement absente de notre esprit dit humain. Le narrateur semble
suggrer que, face une situation limite, telle que lisolement quprouve Peer pendant la
guerre, lhomme se laisse envahir par un instinct animal atavique, bien quauparavant il sen
soit distingu inconsciemment ou peut-tre mme dlibrment.

Dans la dernire nouvelle des Btes, intitule Entre chiens et loups, le personnage de Franz
cde galement un comportement atavique. En tant quhomme-mannequin pendant les
entranements des chiens dattaque, Franz travaille dans un chenil militaire en Allemagne, o
le narrateur du rcit se rend lors dune mission diplomatique. Aprs une dmonstration, quand
le narrateur rencontre lhomme-mannequin en-dehors du chenil, sa description de Franz
semble dj prparer une transformation zoomorphique :

157
Judith Radke, op. cit., p. 88.
158
Pierre Gascar, Les Btes, op. cit., p. 26.
159
Ibid., p. 26.
160
Ibid., p. 35.
161
Richard Blin, Les Btes , op. cit., p. 688.
162
Paul Robert, Atavisme , in : Le Nouveau Petit Robert, op. cit., p. 165.

28
Cest alors quun homme sapprocha de moi. Il projetait dans la nuit noire
lombre frleuse de lapproche humaine, chose, en fait facilement monstrueuse,
lance en avant et rampante la fois, pour peu que la lune se dcouvre []163.

La faon dont Franz sapproche du narrateur sapparente lombre dun animal prdateur qui
rampe, les pattes en avant, dans la lumire de la lune. Nanmoins, le narrateur met laccent
sur le caractre humain dune telle ombre, effaant dans lobscurit environnante les traits
distinctifs qui diffrencieraient lhomme de lanimal. En effet, dans Les Btes, cest dans une
atmosphre de clair-obscur que nous apercevons les formes animales et humaines, et que
celles-ci savrent trs ambigus164. Franz se prsente comme une sorte dhomme hybride, se
situant vritablement entre chiens et loups , le loup du titre tant alors lhomme lui-
mme165, selon la locution clbre de Plaute lhomme est un loup pour lhomme .
La relation entre Franz et son commandant semble mettre en valeur davantage cette
ambigut des formes. Le dernier, selon Franz, doit entrer dans la mcanique des chiens 166,
de sorte qu il soit bien forc de [le] har 167, la mme faon que les animaux sont obligs
har lhomme-mannequin. Ainsi, les diffrentes catgories de lhomme, du chien et du loup
senchevtrent : lhomme quest le commandant sapparente au chien, en entrant dans sa
mcanique, et devient par la suite le loup proverbial pour lhomme hybride quest Franz. Dans
une telle atmosphre de confusion catgorielle, Franz fait preuve dun certain atavisme la fin
du rcit. Lors dune seconde dmonstration, pendant la nuit dans une fort cette fois-ci, Franz
sort de son rle de mannequin, refuse de se dlivrer aux chiens et se dfend en les blessant.
Quand finalement il se rend, le narrateur donne de lui une description en termes primitifs, qui
semblent tmoigner dun certain atavisme :

Franz sloigna dans la fort pesamment, non comme un homme accabl mais
plutt semblable un tre primitif, trop grand et trop corpulent, alourdi par les
premires missions de lespce, qui traverse une fort immense, se dirige vers
la lisire o lattend un des premiers matins du monde168.

Dans lextrait ci-dessus, Franz est compar un homme primitif. Le fort immense et
prhistorique voque par le narrateur sapparente au bois prophtique 169 dont parle Franz
plus tt dans le livre. Celui-ci se dcrit comme un autre soleil, travers le brouillard du

163
Pierre Gascar, Les Btes, op. cit., p. 171.
164
Judith Radke, op. cit., p. 85.
165
Ibid., p. 87.
166
Pierre Gascar, Les Btes, op. cit., p. 173.
167
Ibid.
168
Ibid., p. 205.
169
Ibid., p. 188.

29
matin [] la lisire de ce bois prophtique 170. La prophtie de Franz semble tre celle de
latavisme dans lhomme, auquel nous avons essay dchapper depuis le dbut de notre
espce171. Il se voit, quand sonnera lheure de la fin de notre monde 172, au dbut dun
nouveau matin, dun nouvel univers. Le narrateur, par contre, voque un des premiers
matins du monde , plaant Franz dans un monde antrieur, prhistorique, au dbut de
lespce humaine. La mtamorphose 173 de Franz en tre primitif constitue alors une sorte
de renaissance, qui nous permet de retracer, par la suite, litinraire de lespce et de prendre
une vraie forme humaine de nouveau. Nanmoins, propos dune lettre de Franz, le narrateur
semble suggrer que latavisme reste toujours sous-jacent dans lhomme : Cependant, je
remarquai qu deux reprise Franz avait orthographi le nom de ses btes non pas chiens
mais cheins. Je ne crus pas un instant une erreur 174. Par lorthographe incorrecte, le mot
chiens se transforme en cheins, dont la prononciation se rapproche du mot chaines. Ainsi, le
narrateur suggre, en filigrane, la prsence latente dun atavisme qui sattache notre
condition humaine comme une chaine et qui se manifeste parfois dans des situations limite.
En effet, chaque instant, la bte peut changer 175 : linstar de linversion de deux
lettres 176, nous pouvons aller dune catgorie lautre.

Dans La Vie carlate, Olivier, un jeune orphelin de treize ans qui vit chez sa tante, devient
malgr lui lapprenti du boucher Mourre. Tout comme Peer et Franz, le garon semble se
transformer en un tre humain hybride. Ds son premier jour comme apprenti, Olivier
esquisse une complicit entre lui et les animaux, veaux et agneaux, quil doit tuer. Ainsi, il
tablit quelques comparaisons entre lui-mme et les btes dabattoir. Lagneau souffrant
tremble lintrieur exactement comme [Olivier] lorsqu[il] se retenai[t] de pleurer 177, le
veau dans labattoir risque dtablir entre la bte et [lui] une espce de cousinage 178, et le
pied de veau, quOlivier doit dbarrasser de ses poils, prend laspect de la joue dun garon
qui vient de se raser pour la premire fois 179, la joue donc dun jeune adolescent comme
Olivier. De plus, lapprenti signale lide dune sorte de mtamorphose au sein de lui-mme :

170
Ibid.
171
Judith Radke, op. cit., p. 87.
172
Pierre Gascar, Les Btes, op. cit., p. 188.
173
Ibid., p. 206.
174
Ibid.
175
Ibid.
176
Ibid.
177
Ibid., p. 43.
178
Ibid., p. 52.
179
Ibid., p. 59.

30
Ce premier jour tait bien celui des mtamorphoses. Il commenait
dapparatre que je mtais laiss prendre une immense duperie et quau fond
de la maison rouge, on compterait, partir daujourdhui, un mouton de plus,
une espce de mouton-homme, rabrou, taloch, relanc, seul, comme un faux
frre []180.

Sil semble se transformer en un mouton-homme, Olivier reste quand mme conscient de sa


nature hybride : il nest quun faux frre , moiti homme, moiti mouton, un peu la faon
du Faune, lhomme-bouc de la mythologie romaine181. Dans lEnide, dailleurs, Virgile
mentionne que lolivier sauvage lui tait consacr182, arbre portant le mme nom que le jeune
apprenti.
De plus en plus, Olivier sapparente aux btes dabattoir, de sorte quil commence mme
sidentifier aux animaux tus et tals dans la boucherie. Ainsi, dit-il par exemple : []
lombre aidant, je mtais contorsionn de faon midentifier tout fait avec les btes
informes pendues aux quatre coins de la pice 183. Quand sa tante reoit un morceau
daloyau ficel du boucher Mourre, Olivier parle mme d un cannibalisme subtil 184,
suggrant ainsi implicitement quil est la fois homme et animal abattu. Aussi nous semble-t-
il que le jeune garon fait preuve dune sorte d animisme des victimes 185, dont parle
Gascar dans Le Prsage, tendance ancienne de lhomme qui tmoigne du souci de ramener
constamment la vie ses principes essentiels, de suggrer lunit antrieure toute
diffrenciation 186. En effet, comme laffirme Stewart Guthrie, les tres humains sont ports
biologiquement interprter le monde en termes animistes et anthropomorphistes187. Une telle
conception du monde nous permet dtablir une relation sociale avec lenvironnement, ce qui
augmenterait nos chances de survie188. Ainsi, lanimisme189 constitue une stratgie de
perception, qui vise dvoiler, dans le monde environnant, autant de sens et de structure que

180
Ibid., p. 54 (nous soulignons).
181
Franois-Joseph-Michel Nol, op. cit., p. 591.
182
Lorina Quartarone, Roman Forests, Virgilian Trees: Our Ambiguous Relationship with Nature , in:
Thomas M. Robinson, Laura Westra, Thinking About the Environment: Our Debt to the Classical and Medieval
Past, New York, Lexington Books, 2002, p. 68.
183
Pierre Gascar, Les Btes, op. cit., p. 55.
184
Ibid., p. 57.
185
Pierre Gascar, Le Prsage, op. cit., p. 84.
186
Ibid., p. 85.
187
Stewart Guthrie, Faces in the Clouds: A New Theory of Religion, New York, Oxford University Press, 1995,
p. 5.
188
Ibid.
189
Nous utilisons ici le terme danimisme, non dans son sens religieux de croire lexistence desprits, mais
dans son sens psychologique, afin dindiquer lacte dattribuer une vie quelque chose dinanim (Stewart
Guthrie, op. cit., p. 39).

31
possible190. Si nous considrons parfois lanimisme comme une erreur ou une illusion ,
il sagit pourtant, selon Guthrie, dune caractristique intrinsque notre perception, dun acte
que commettent occasionnellement, non seulement les tres humains, mais chaque animal qui
peroit191. De plus, lanimisme semble faire partie dune conception matrialiste du monde
chez Gascar. Le matrialisme se caractrise par un monisme ontologique qui stipule quil
nexiste quune seule substance, qui est la matire 192, de sorte qu il ny a ni monde
intelligible, ni me immatrielle 193. Si le personnage dOlivier, dans La Vie carlate, peroit
le monde en termes humains ou anthropomorphistes, il saccorde alors lide que toutes les
entits vivantes (humaines, animales ou naturelles) ont en commun leur matrialit, que
lhomme ne se distingue pas de lanimal par une me immatrielle .
En outre, lanimisme dOlivier semble seffectuer aussi selon lide de James Berger que
lhomme devient conscient de lui-mme travers le regard de lanimal, qui nous retourne le
ntre194. Il est possible quOlivier dcouvre sa propre vulnrabilit en tant que jeune garon
orphelin, travers les veaux et les agneaux. Par son animisme, il structure ainsi, en filigrane,
le monde environnant partir de sa propre condition. Comme laffirme Guthrie, en renvoyant
la philosophie de Nietzsche, le monde est une copie diversifie dune image originelle, celle
de lhomme195. En attribuant aux animaux un visage humain, semblable au sien, Olivier
semble alors essayer de donner un sens ce quil vit et voit.

En bref, si la mtamorphose anthropomorphiste de la nature dans Pour le dire avec


des fleurs la rattache la condition phmre de lhomme et nous invite rflchir sur notre
propre finitude, les mtamorphoses zoomorphiques et phytomorphiques des lments humains
dans Les Sources visent une prise de conscience matrialiste de lappartenance de lhistoire
humaine celle de lenvironnement. Dans Le Rgne vgtal, par ailleurs, la mtamorphose
anthropomorphiste semble entraner une conception matrialiste de la mort individuelle, en
explicitant un quilibre prcaire entre la substance morte et la substance vivante. Les Btes,
quant ce livre, nous prsente de multiples demi-mtamorphoses zoomorphiques des tres

190
Ibid., p. 61.
191
Ibid.
192
Andr Comte-Sponville, Une Education philosophique : et autres articles, Paris, Presses Universitaires de
France, 1989, p. 100.
193
Ibid., p. 157
194
James Berger, Why Look At Animals? , in : About Looking, London, Bloomsbury Publishing, 1980, p. 5.
195
Stewart Guthrie, op. cit., p. 204.

32
humains. Celles-ci semblent mettre en question la tendance humaine latavisme et
lanimisme dans telle ou telle situation limite.

33
2. Nature et socit humaine : les paraboles sociales

La nature peut non seulement nous fournir des mtaphores de notre condition humaine, elle se
prsente aussi, dans luvre de Gascar, tantt comme dnonciation, tantt comme affirmation
de notre civilisation. Dans ce qui suit, nous examinerons comment lcriture de la nature
entrane chez Gascar des rflexions sur la structure de la socit humaine. Nous nous
pencherons dabord sur les concepts de catgories mentales et de transgression. Ensuite, nous
observerons les ides de Gascar sur luniformit sociale, que la socit moderne semble nous
imposer. Enfin, nous considrerons la faon dont lenvironnement, selon Gascar, peut nous
fournir certaines images utopiques dunanimit sociale.

2.1. Transgression dans Le Rgne vgtal et Pour le dire avec des fleurs

Comme nous lavons indiqu ci-dessus, les demi-mtamorphoses dans Les Btes
sinterrogent en filigrane sur notre condition humaine. Il nous semble pourtant aussi quelles
mettent en question la structure ou lordre dtermins que lhomme pense imposer la
socit. Comme le confirme Mary Douglas, nous crons mentalement des catgories
symboliques et sociales afin de structurer le monde environnant196. De plus, tout ce qui
transgresse nos catgories mentales peut provoquer chez nous une aversion ou mme une peur
pour llment transgressif, qui rompt alors le modle symbolique ou lordre social197. Ainsi,
les ides de Mary Douglas saccordent avec la thorie anthropologique du constructionnisme,
selon laquelle des phnomnes apparemment naturels, comme les caractristiques du genre
fminin ou masculin, sont socialement construits et donc culturellement relatifs198. De plus, en
analysant les concepts de limpuret et de la salet, Douglas stipule que ceux-ci sont le
rsultat supplmentaire dune organisation systmatique et dune classification de la
matire199. Ainsi, elle dfinit la salet comme matter out of place 200, comme une catgorie
mentale absolument relative, qui dpend donc de notre structuration symbolique du monde.
Dans Pour le dire avec des fleurs, Gascar exprime une ide constructionniste semblable.
Sa conception du monde naturel semble mme se rapprocher du matrialisme, qui stipule qu
il nexiste pas de valeurs absolues 201, que toute valeur est relative un corps (individuel

196
Mary Douglas, Purity and Danger: An Analysis of the Concepts of Pollution and Taboo, London, Ark
Paperbacks, 1984, p. 95.
197
Ibid.
198
Greg Garrard, op. cit., p. 206.
199
Mary Douglas, op. cit., p. 43.
200
Ibid.
201
Andr Comte-Sponville, op. cit., p. 100.

34
ou social) et son histoire 202. Pour lauteur-narrateur, la nature nous offre lexemple suprme
de ce refus matrialiste de luniversalisme et du manichisme thiques :

Dans bien des cas, lordre de la nature heurte la raison de lhomme qui, en sy
soumettant totalement, devrait supporter les contraintes physiques quil lui
imposerait et, de plus, abdiquer tout jugement devant le caractre aberrant
quil prsente203.

Dans cet extrait, lauteur confirme que la nature nous prsente un ordre trs diffrent et mme
aberrant par rapport notre structuration symbolique (et dit rationaliste) du monde. De
plus, il semble suggrer que lhomme pourrait se dlivrer de tout jugement social ou moral, en
sassimilant compltement lordre de la nature. Celui-ci reste, comme crit Gascar dans Les
Sources, la forme suprme de la raison, de la cohrence , mme si la nature montre des
lacunes, des dfaillances, [] des aberrations et mme des monstruosits 204. En dautres
mots, la nature comporte plein de transgressions des catgories mentales humaines, qui sont
juges tre trop troites et rductives par rapport lordre diversifi mais cohrent du monde
naturel. Dans Pour le dire avec des fleurs, Gascar va mme plus loin, en affirmant que la
nature cesse dtre vraie, si elle ne porte pas en elle-mme ses propres principes de
contestation 205. Aussi suggre-t-il que la transgression des catgories fait partie intgrante
du monde naturel et quelle en constitue la vrit fondamentale. Lauteur labore davantage
cette ide propos des mauvaises herbes, qui pour lui sont un peu la mtaphysique de la
nature 206, qui peuvent donc nous aider dcouvrir [l]es causes de lunivers et [s]es
principes premiers 207. Considrons par exemple lextrait suivant :

Les mauvaises herbes sont du jardin dEden, non pas, comme on serait port
le croire, parce quelles font ressortir lexcellence, la vertu, la beaut des autres
plantes, mais parce que, reprsentant un danger de prolifration, elles tiennent
en rserve, jusquau sein du paradis, la prcieuse rversibilit du bien208.

Selon lauteur-narrateur, les mauvaises herbes reprsentent alors la rversibilit du bien ,


cest--dire le relativisme des concepts moraux comme le bien et le mal, au sein du jardin
dEden, symbole dailleurs dune raison suprieure imprgne dans la nature. En ce qui
concerne la variabilit des jugements de valeur, Gascar recourt ici la mme mtaphore

202
Ibid.
203
Pierre Gascar, Pour le dire avec des fleurs, op. cit., p. 85-86 (nous soulignons).
204
Pierre Gascar, Les Sources, p. 142.
205
Pierre Gascar, Pour le dire avec des fleurs, op. cit., p. 86.
206
Ibid., p. 132.
207
Paul Robert, Mtaphysique , in : Le Nouveau Petit Robert, op. cit., p. 1585.
208
Pierre Gascar, Pour le dire avec des fleurs, op. cit., p. 87 (nous soulignons).

35
quutilise Jonathan Culler propos de la littrature. En effet, celui-ci affirme que les
mauvaises herbes constituent un exemple-clef du constructionnisme : elles ne possdent pas
de qualits intrinsques les distinguant des plantes utiles ; elles ne sont que soumises des
jugements dvalorisants, historiquement ainsi que socialement relatifs209. Cependant, comme
le suggre Gascar dans lextrait ci-dessus, dans le monde naturel, loppos de la socit
humaine, la transgression des catgories mentales ne semble pas heurter lordre logique et
cohrent de lensemble de la nature, qui ne repose pas sur des principes manichistes.
Afin de rendre les implications sociales plus saisissantes, Gascar a recours une mtaphore
anthropomorphiste propos de ce quil appelle la guerre aux mauvaises herbes 210 :

Dans lordre vgtal, les diffrences sans utilit, incongrues, sont simplement
limines, mais, l aussi, sans cette condamnation qui, jadis, renvoyait la
plupart des mauvaises herbes au chaudron des sorcires211.

Si dans la nature, les lments inutiles sont limins, il sagit l dun processus spontan,
selon lide darwinienne de slection naturelle. La socit humaine, cependant, les condamne
au chaudron des sorcires ; elle leur prt[e] de la malfaisance 212, sous linfluence de ses
jugements de valeur relatifs. Cette mtaphore de la sorcellerie semble conceptualiser la
thorie du fantastique naturel de Roger Caillois. Celle-ci stipule que le fantastique dans le
monde naturel constitue la manifestation dun phnomne inerte ou organique non-humaine,
dun phnomne qui tmoigne cependant dune loi universelle que lhomme lui-mme (quil
le reconnaisse ou non) subit irrmdiablement 213. En dautres mots, comme laffirme
Kathryn Saint Ours, la nature devient fantastique lorsquelle semble rfuter ses propres
lois 214, ce qui peut provoquer, selon elle, des jugements de valeur, ainsi que des sentiments
dangoisse ou de fascination215. Ainsi, ce nest quau sein de notre systme de jugements,
voqu dans le rcit de Gascar par limage fantastique du chaudron des sorcires, que les
lments dits priphriques ou transgressifs de la nature deviennent moralement ou
socialement condamnables. Dans lordre naturel, par contre, lide dune telle condamnation
est inexistante. Cette opposition provoque chez Gascar une rflexion sur les pouvoirs sociaux
exterminateurs. Ayant de nouveau recours une mtaphore anthropomorphiste, il labore

209
Jonathan Culler, Literary Theory: A Very Short Introduction, New York, Oxford University Press, 1997, p.
22.
210
Pierre Gascar, Pour le dire avec des fleurs, op. cit., p. 90.
211
Ibid., p. 88.
212
Ibid.
213
Kathryn Saint Ours, Le Fantastique chez Roger Caillois, Birmingham, Summa Publications, 2001, p. 40-41
214
Pierre Gascar, Pour le dire avec des fleurs, op. cit., p. 41.
215
Ibid.

36
une parabole sociale 216 partir de sa description de la lutte jardinire aux mauvaises
herbes :

[] les herbes que je venais de couper la racine et qui formaient un rouleau


terreux, sans cesse grossissant, o se mlaient [] herbes et insectes, ces
derniers affols : les lments indignes les plus plbiens du jardin217.

En dcrivant ici les mauvaises herbes et les insectes en termes sociaux comme plbien et
indigne , lauteur-narrateur les associe, en filigrane, la structuration hirarchique de la
socit humaine. Par la suite, Gascar explicite que ce petit monde au ras du sol gardait pour
le jardinier qu[il] tai[t] une familiarit trs ancienne et quil [le poussai[t] vers le lieu de sa
crmation 218. Il nous semble que cette familiarit ressentie relve de ses souvenirs de
squestration dans un camp nazi. En effet, lauteur tait prisonnier dans le camp de Rawa-
Ruska, mis-en-scne dans Le Temps des morts219. Par le terme de crmation , renvoyant
alors implicitement lexcution des Juifs dans les camps dextermination, il nous semble que
Gascar associe son jardinage, voqu dans Pour le dire avec des fleurs, [s]on travail de
jardinier au cimetire [franais Rawa-Ruska] 220. Une telle association rendrait dautant
plus saisissante lvocation des herbicides et des pesticides 221 chimiques introduites
dans la lutte aux mauvaises herbes, sapparentant alors aux toxiques utiliss dans les
chambres gaz des camps nazis :

Lintroduction de puissants moyens chimiques dans cette lutte fausse le jeu, en


le conduisant invitablement son terme, par llimination dfinitive des
parties confrontes, les plantes adventices. Toute forme dextermination attente
lordre naturel, et cest la pire fatalit de notre poque que de nous avoir
pourvus de moyens de destruction illimits222.

Llimination dfinitive des mauvaises herbes nuit lordre tout entier de la nature,
puisqualors la nature cesse dtre vraie 223, de la mme faon que nous perdrions lessence
de notre humanit, si nous exterminions tout un groupe dindividus jugs adventices ou
priphriques dans notre socit.

216
Ibid., p. 94.
217
Ibid., p. 97 (nous soulignons).
218
Ibid., p. 98.
219
Claudia Hoffer Gosselin, Pierre Gascar , in : S. Lilian Kremer, Holocaust Literature : Agosn to Lentin,
London/New York, Routledge, 2003, p. 404.
220
Pierre Gascar, Le Temps des morts : le rve russe, Paris Gallimard, 1998, p. 67.
221
Pierre Gascar, Pour le dire avec des fleurs, op. cit., p. 96.
222
Ibid., p. 99 (nous soulignons).
223
Ibid., p. 86.

37
Dans la deuxime nouvelle du Rgne vgtal, intitule Les Champignons, un enfant, avatar
de lauteur, fait lexprience de son irrductible mais fconde diffrence 224 partir des
vgtaux voqus dans le titre. Conscient de son inaptitude trouver des cpes lors de la
cueillette de champignons, le narrateur se sent isol dans sa famille ainsi que dans toute la
communaut du village prigourdin quil habite. Sa constance dans linsuccs 225, lors des
cueillettes, symbolise pour lui lchec de tous [s]es efforts dassimilation [ainsi que] la
preuve de la singularit irrductible qui [le] sparait [] des gens [] de sa famille 226. Il
nest pas tonnant que le champignon lui rappelle la discrimination qui sappesantissait sur
[lui] 227. Comme les mauvaises herbes dans Pour le dire avec des fleurs, les champignons
sont renvoys au chaudron des sorcires ; les gens du village prigourdin leur prtent une
origine presque surnaturelle 228 et un caractre magique 229. De plus, le narrateur rend
explicite cette ide dans sa description de la prparation culinaire des champignons :

[] on plaait une pice dargent dans la pole, o elle tait cense bleuir, si
les champignons taient vnneux. Certaines femmes utilisaient pour cela leur
alliance dor, et les voir la retirer de leur doigt pour la jeter dans lhuile
bouillante [] faisait penser un geste sacrificiel, une exorcisation230.

Dans limaginaire du narrateur, la pole qui contient des champignons sapparente un


chaudron, dans lequel les femmes du village semblent effectuer des sacrifices et des
exorcisations, afin de conjurer le mauvais sort que reprsente le champignon vnneux. En
outre, les champignons, selon le narrateur, constituent le symbole de [] pouvoirs
opposs 231 : bnfiques, car ils peuvent apporter de la nourriture, et malfiques, car ils
peuvent apporter aussi le mal et la mort 232. Aussi symbolisent-t-ils une transgression de
catgories mentales, ce qui explique la crainte que ressentent les habitants du village. En effet,
daprs la thorie de Roger Caillois sur le fantastique naturel, lapparente anomalie naturelle
ne provoque une fascination angoissante chez ltre humain que parce quelle recle certaines
vrits invisibles enfouies dans linconscient 233. Les champignons semblent reprsenter la
ngation dun manichisme, une rversibilit de nos concepts moraux que les habitants du

224
Richard Blin, Le Rgne vgtal , op. cit., p. 6261.
225
Pierre Gascar, Le Rgne vgtal, op. cit., p. 41.
226
Ibid., p. 44.
227
Ibid., p. 45.
228
Ibid., p. 36.
229
Ibid., p. 37.
230
Ibid., p. 38 (nous soulignons).
231
Ibid., p. 37.
232
Ibid.
233
Kathryn Saint Ours, op. cit., p. 41.

38
village ressentent inconsciemment et qui leur fait peur. De plus, ce statut ambigu du
champignon peut aussi expliquer la fascination que dveloppe le narrateur du rcit pour les
exemplaires non comestibles ou mme vnneux. En effet, comme laffirme Georges Bataille,
lhomme est soumis une sorte de tension existentielle entre lenvie de maintenir lordre
moral, symbolique du monde, et le dsir de le rompre : la transgression est mme parfois
organise, de sorte quelle forme avec linterdit un ensemble qui dfinit la vie sociale 234.
Il nous semble que le narrateur des Champignons fait preuve dune telle tension au sein de
lui-mme. Dune part, il dcide daller seul dans les bois essayer de [se] rattacher [ la
communaut], en y trouvant quelques cpes 235. Dautre part, son don remarquable pour
dcouvrir les champignons vnneux , et lide que ce poison venait naturellement entre
[ses] mains , deviennent [l]es marques de [sa] singularit 236. Il semble mme se rendre
compte du caractre relatif des concepts moraux, partir de la notion de vnnosit. Aussi
remarque-t-il que chaque champignon quil cueille est forcment vnneux, puisque ctait
[lui] qui lapportai[t] 237. Peu importe donc le vritable caractre des champignons ; ceux
que le narrateur apporte seront toujours incomestibles selon lordre symbolique du monde
quont cr mentalement les habitants du village. Par la suite, malgr son envie de [s]e
rhabiliter 238, le narrateur se rend compte de son dsir de bouleverser lordre moral :

[] il ne sagissait plus tellement pour moi de trouver, effectivement ou


imaginairement, des champignons susceptibles de provoquer chez mes proches
ladmiration ou leffroi [], mais des spcimens qui pussent les dconcerter,
au sens le plus fort du terme, qui pussent opposer labsurde, le non-sens, la
raison, dont les cpes taient le symbole239.

Comme les mauvaises herbes dans Pour le dire avec des fleurs, les champignons dans Le
Rgne vgtal, qui constituent quand mme un dfi lordre catgoriel du monde, semblent
alors symboliser la forme absolue de la raison , la vrit suprme de la nature. De plus,
dans lextrait ci-dessus, le narrateur explicite que son attraction vers les champignons relve
dun certain dsir de dconcerter ses proches. Quand il dcouvre un spcimen trs
particulier, dont les caractristiques reprsentent un dfi lordre naturel 240 que lhomme

234
Georges Bataille, uvres compltes : LErotisme, Le Procs de Gilles de Rais, Les Larmes dEros, Paris,
Gallimard, 1988, t. X, p. 68.
235
Pierre Gascar, Le Rgne vgtal, op. cit., p. 45.
236
Ibid., p. 47.
237
Ibid., p. 46.
238
Ibid., p. 46.
239
Ibid., p. 53 (nous soulignons).
240
Ibid., p. 55.

39
pense trouver dans la nature, il voit dans ce champignon prodige 241 le moyen ultime
dembarras. Nanmoins, il avoue quil noserai[t] jamais [s] y livrer 242 et dtruit le
champignon prodige. Ainsi, le narrateur tmoigne de la tension entre son dsir et son refus de
participer un ordre symbolique de la socit.

2.2. Uniformit et unanimit dans Les Sources et Pour le dire avec des fleurs

Si lhomme existe dans un tat de tension entre respect et transgression des


catgories mentales par lesquelles nous structurons le monde environnant, il nous semble que
Gascar met galement laccent sur une contrainte duniformit que nous impose la socit
moderne, excluant ainsi la possibilit de transgression. Dans Pour le dire avec des fleurs, ainsi
que dans Le Rgne vgtal, le phnomne de la symbiose, observ chez les champignons,
semble nous ramener une phase de lvolution o la diffrenciation des familles vgtales
comportait encore des compromis, desquels peut-tre, des enseignements sont tirer 243.
Ainsi, dans la nouvelle Les Champignons, le narrateur voit un parallle entre la vie
cryptogamique [i.e. des champignons] et la vie troglodyte [i.e. de lhomme palolithique dit
des cavernes] 244. Il semble renvoyer alors une poque o la socit humaine vivait
davantage en symbiose avec la nature, de sorte quelle imposait lhomme une structuration
symbolique moins rigide du monde environnant. Nanmoins, Gascar recourt une autre
image naturelle, celle du sapin, afin de suggrer que la socit moderne permet beaucoup
moins de compromis quant aux catgories mentales.
Dans Les Sources, Gascar affirme que lAdministration [franaise] a entrepris une
rnovation forestire 245, en plantant des sapins pour substituer aux autres arbres abattus.
Bien que la plantation massive de sapins 246 ne semble pas tre problmatique premire
vue, lauteur-narrateur la ressent quand mme comme une menace. Ainsi, il dcrit ces arbres
en termes anthropomorphiques dans Pour le dire avec des fleurs :

Voyez ! Ils montent, en rangs serrs, le long des pentes, comme une troupe qui
ferait de sa parade un assaut : je parle ici des sapins247.

241
Ibid., p. 56.
242
Ibid., p. 56.
243
Pierre Gascar, Pour le dire avec des fleurs, op. cit., p. 89.
244
Pierre Gascar, Le Rgne vgtal, op. cit., p. 48.
245
Pierre Gascar, Les Sources, op. cit., p. 65.
246
Ibid., p. 73.
247
Pierre Gascar, Pour le dire avec des fleurs, op. cit., p. 111-112 (nous soulignons).

40
Dans cet extrait, les dits arbres se prsentent comme une troupe de soldats en assaut. Cette
mtaphore traduit lide dune menace, tandis que le rythme saccad de la phrase semble la
renforcer encore plus, en symbolisant le pas cadenc militaire. Lassociation des sapins
limage dune troupe militaire peut galement tre lie lide que leur uniformit
dshumanise les sapins 248, par analogie avec luniforme des soldats qui diminue en
quelque sorte les traits individuels. Gascar continue recourir la mtaphore militaire, en
dcrivant les sapins, plants la place des arbres indignes du paysage franais, comme tant
regroups en bataillons 249. Limage dune vritable invasion militaire simpose au lecteur.
En outre, Gascar y voit une vritable dfiguration de larbre , reprsentant un des
signes [] de notre civilisation, de notre nouvelle culture 250.
Cette nouvelle culture, selon Gascar, semble tre la socit de consommation de masse,
celle de luniformisation croissante du mode de vie , par laquelle chacun de nous [],
utilis[e] les mme objets, consomm[e] les mmes produits et re[oit] les mmes lments de
culture 251. De plus, lauteur-narrateur apparente la simplification de la flore la
standardisation de la vie humaine moderne, consciente de neutraliser, duniformiser [] les
lments humains qui montrent le plus de singularit 252, de la mme faon que nous
liminons les mauvaises herbes au profit des plantes utiles 253, mais aussi de la mme
manire que luniforme militaire fait disparatre lindividu dans une masse de soldats. Sa
description du capitalisme se rapproche ainsi de celle que fournit Jean Baudrillard. Celui-ci
estime que la notion dquilibre, cest--dire la standardisation ou luniformisation de la vie,
est le phantasme idal des conomistes, que contredit sinon la logique mme de ltat de
socit 254, puisque toute socit produit de la diffrenciation, de la discrimination 255.
Tout comme Baudrillard, Gascar semble estimer que la socit de consommation empche la
diffrenciation des individus au sein dun ensemble uniformis. Nanmoins, lauteur exprime
la mme ide propos du communisme de Mao Ts-toung, en renvoyant au thme chinois
des cent fleurs , qui exalte les bienfaits des diffrences, de la varit [] lintrieur
dun ensemble , mais qui ne fleuri[t] jamais que dans les discours 256. Gascar semble
critiquer ce concept idaliste laide dune mtaphore phytomorphique, en comparant les

248
Ibid., p. 114.
249
Ibid.
250
Ibid.
251
Ibid., p. 87.
252
Ibid., p. 88.
253
Ibid.
254
Jean Baudrillard, La Socit de consommation, Paris, Denol, 1970, p. 66.
255
Ibid.
256
Pierre Gascar, Pour le dire avec des fleurs, op. cit. p. 87.

41
traits de singularit de lhomme aux pines de certaines fleurs, dont il faut alors se dfaire
pour prendre place dans le bouquet 257.
Toutefois, propos du projet de culture biologique des frres T., dans Les Sources, Gascar
labore galement une dnonciation de lindividualisme cru. Si la culture biologique constitue
une entreprise de purification 258, une recherche de la puret des lments vgtaux, elle
semble aussi, dans le cas des dits frres, contredire la logique mme de ltat de socit ,
comme le dirait Baudrillard. Gascar a recours au langage religieux pour expliciter cette ide.
Ainsi, les frres T. se transforment en justiciers religieux qui se livrent au proslytisme
afin de convertir leurs semblables la puret 259. Mme les rpercussions familiales de leur
dmarche sont dcrites en termes religieux : en effet, leurs proches semblent tre en
pnitence 260 constante. Nanmoins, lauteur signale une sorte dillogisme dans leur
comportement laide dune antithse : si les frres font uvre de proslytisme , ils ont
galement tendance convaincre leurs semblables que la puret de la culture biologique
leur est inaccessible, afin den garder le privilge 261. Ainsi, ils cherchent se retrancher
de la communaut , en tissant un rseau de barbels autour de leur proprit 262, comme
sils taient des moines, se retirant de la socit dans un monastre. De plus, lindividualisme
extrme, dont semblent parfois faire preuve les frres T., peut mener au totalitarisme, au
fascisme 263, mais aussi exprimer le refus de toute socit organise et se rattache[r]
lanarchisme 264. Il nous semble que cette tendance des frres se rattache une conception
incorrecte de la nature, souvent considre comme tant un refuge, le champ clos de
lindividualisme 265. En revanche, selon Gascar, elle doit relance[r] notre espoir social 266.
A loppos du concept des cent fleurs et de lindividualisme anarchique des frres T.,
Gascar semble nous proposer une autre conception utopique de la socit. Selon lide que
la nature nest pas une [i.e. uniforme] , mais faite des innombrables esprits des lieux 267,
quelle hberge donc, au sein delle, des lments diffrencis, lauteur conceptualise lidal
dune unanimit. Ainsi, laide de la mtamorphose zoomorphique dune vieille dame dans
Les Sources, il esquisse son concept utopique. Considrons par exemple lextrait suivant :

257
Ibid.
258
Ibid., p. 108.
259
Ibid., p. 130.
260
Ibid.
261
Ibid.
262
Ibid., p. 125.
263
Ibid., p. 136.
264
Ibid.
265
Ibid., p. 137.
266
Ibid.
267
Ibid., p. 123.

42
Non seulement elle dplace, rpartit, selon les lois dune justice dont la notion
lui est propre, ces spcimens vgtaux jusqualors abusivement dtenus par
certains, mais, en plus, elle favorise leur multiplication268.

Allant dun jardin lautre, prenant les plantes dun jardinier et les introduisant dans le sol
dun autre, la veuve fait le travail dun agent fcondateur et galisateur , favorisant la
multiplication des plantes dans son village. Aussi se transforme-t-elle, en quelque sorte, en
une femme-abeille. Il nest donc pas tonnant que Gascar commence lappeler labeille
noire 269. Si les jardins de son village reprsentent le dsir des habitants daffirmer avec
force leur personnalit 270, la femme-abeille soppose ces actes dindividualisme. Son
activit constitue aussi lenvers de la retraite sociale des frres T. Ainsi, la mtamorphose
zoomorphique de la femme-abeille constitue, pour lauteur-narrateur, limage idale de
lunit rtablie , dune nouvelle unanimit , dans un monde sans refuges et sans
lieux de solitude 271. Si elle semble ainsi saccorder avec lide rousseauiste selon laquelle
lingalit [] devient stable et lgitime par ltablissement de la proprit [prive] 272,
nous pouvons galement la voir comme symbole suprme de la transgression des catgories.
En effet, daprs la thorie de Mary Douglas, la perturbation de lordre symbolique du monde
pourrait tre aussi fertile et cratrice273 que lactivit transgressive de la femme-abeille.

2.3. Les rapports homme/animal et les conflits humains dans Les Btes

Si dans Les Sources, Gascar exprime la possibilit dune socit dite unanime, son
livre Les Btes prsente une vision beaucoup plus pessimiste de la civilisation humaine. Cette
reprsentation inquitante est probablement due la proximit temporelle de la Seconde
Guerre mondiale, dans laquelle lauteur a t impliqu, lorsquil crivait ce livre. Dans Les
Btes, cest travers la description des rapports entre lhomme et lanimal que Gascar nous
fournit, dans un subtil non-dit 274, ses considrations sociales. Ainsi, ses images
anthropomorphistes et zoomorphiques se constituent selon lide suivante, que Greg Garrard
exprime dans son Ecocriticism : if culture goes, so to speak, all the way down into nature,
nature must likewise come all the way up into human existence 275. Dune part, nous

268
Ibid., p. 94.
269
Ibid., p. 95.
270
Ibid., p. 90.
271
Ibid., p. 107.
272
Jean-Jacques Rousseau, Discours sur lorigine et les fondements de lingalit parmi les hommes suivi de La
Reine fantastique, d. Angle Kremer-Marietti, Paris, LHarmattan, 2009, p. 124.
273
Mary Douglas, op. cit., p. 196.
274
Richard Blin, Les Btes , op. cit., p. 688.
275
Greg Garrard, op. cit., p. 185.

43
pouvons donc identifier, dans le rgne animal, des caractristiques dites typiques de la socit
humaine. Dautre part, il semble galement possible de retrouver, au sein de nos propres
socits, des aspects que nous associons le plus souvent au monde des animaux.
Dans la nouvelle Les Btes, qui donne son titre au recueil entier, les personnages humains
et non humains sopposent les uns aux autres dans une sorte de combat de survie, qui parfois
savre tre emblmatique des tensions entre certains groupes sociaux dtres humains. Dans
ce rcit, le narrateur tablit une tension entre des prisonniers, enferms dans une grange par
les nazis, et des btes de la mnagerie dun cirque qui se trouve dans les alentours. Ces
hommes et ces animaux sapparentent les uns aux autres quant leur tat demprisonnement
et de subordination aux gardes. Nanmoins, lide dune fraternit de souffrance est rendue
impossible, puisque linstinct de conservation est trop puissant au sein de tous276. Ainsi, les
prisonniers affams deviennent malades denvie 277 devant le supplice quotidien du repas
des fauves 278, quapporte chaque jour le personnage dErnst, le gardien de la mnagerie. Par
la suite, Ernst et les prisonniers concluent un accord : chaque jour, en change de quelques
cigares, Ernst dcide de donner ces hommes une partie de la viande destine aux animaux.
Ceux-ci, dsormais condamns la faim, se mettent vite se plaindre, sclatant en un
concert de grognements et de gmissements qui ne laiss[e] plus de repos aux habitants de la
grange 279. De plus, il nous semble que le narrateur prsente les btes souffrantes en termes
anthropomorphistes : ailleurs, des griffes sattaquaient au plancher des cages avec la force
spasmodique des enterrs vivants 280. Dans la phrase ci-dessus, il les compare des hommes
enterrs vivants, mtaphore drangeante qui associe la souffrance des animaux celle de
lhomme en situation pnible. Cette similarit est ressentie par les prisonniers aussi, se
rendant compte qu au moment o, les privations cessant, steignait leur enfer, un autre
enfer sveillait, de lautre ct de la grange 281. Ainsi, Gascar semble suggrer que
lamlioration des conditions dun certain groupe nuit toujours celles dun autre, et que nous
ne sommes alors pas toujours matres de notre propre vie, mais quelle est influence par les
actions dautrui. Lenfer, cest les Autres 282, diraient les personnages sartriens ; cest notre
incapacit de modifier notre situation existentielle cause de linfluence des autres sur nos

276
Chester Obuchowski, The Concentrationary World of Pierre Gascar , The French Review, t. XXXIV, n4,
fvrier 1961, p. 328.
277
Pierre Gascar, Les Btes, op. cit., p. 78.
278
Ibid., p. 80.
279
Ibid., p. 83.
280
Ibid.
281
Ibid.
282
Jean-Paul Sartre, Huis clos suivi de Les Mouches, Paris, Gallimard, 1947, p. 75.

44
conditions de vie, de la mme faon que les btes du livre de Gascar ne peuvent que subir la
famine provoque par les actions gocentriques des prisonniers.
En outre, le narrateur explicite que les Russes, emprisonns dans la grange, saperoivent
de la souffrance des animaux avec un plaisir inavou et un peu dinquitude 283. Ces
hommes trouvent alors du plaisir dans la peine de ces espces animales, mais ils commencent
aussi redouter leur ventuelle vengeance. Ainsi, ils semblent tre conscients de leur
spcisme , cest--dire de leur maltraitance des animaux en faveur de lespce humaine284.
Quand lours de la mnagerie, par exemple, sapparente un mendiant humain, se dress[ant]
sur ses pattes de derrire, ouvr[ant] des bras daveugle 285 et dansant 286, comme sil tait
un artiste de rue, tous les prisonniers se dtournent instinctivement de sa cage, sans quils
osent avouer leur gne. Nanmoins, le spcisme des captifs russes reflte galement le
racisme dont il font preuve par rapport aux prisonniers ukrainiens qui viennent darriver dans
la grange. En effet, larrive de ceux-ci, les personnages russes commencent tout de suite de
se moquer deux. De plus, quand ils dcouvrent que les Ukrainiens possdent des cigares, les
prisonniers russes les comparent, en filigrane, aux btes de la mnagerie : Il ne manquait
plus que cela ! Aprs le supplice quotidien du repas des fauves, la tentation affreuse du
tabac 287. Ainsi, implicitement, ils considrent le fait que les dtenus ukrainiens ont du
tabac aussi injuste que le repas des animaux du cirque. De la mme manire quil nexiste pas
de fraternit de souffrance entre les hommes et les btes, tous quand mme emprisonns, il
manque une sorte de solidarit entre les prisonniers de diffrentes nationalits, malgr la
similitude de leurs conditions de vie. Ainsi, dans cette nouvelle, le spcisme va de pair avec le
racisme. Cest travers une description des relations entre lhomme et lanimal que Gascar
met galement en accusation ici la discrimination et lgocentrisme dont lhomme fait souvent
preuve par rapport ses semblables. Cette parabole sociale est explicite, nous semble-t-il,
vers la fin de la nouvelle, aprs lexcution par les nazis de deux Russes qui avaient vol des
pommes de terre. Les autres prisonniers tentent alors dchanger les corps des excuts pour
la ration de viande des btes. Cet acte de dnigrement par rapport aux dfunts semble traduire,
non seulement latavisme de lhomme qui sabandonne linstinct de conservation, mais aussi
son gocentrisme, sa tendance privilgier ses propres avantages au dtriment de lentraide et
de tout respect pour autrui.

283
Pierre Gascar, Les Btes, op. cit. p. 83.
284
Greg Garrard, op. cit., p. 208.
285
Pierre Gascar, Les Btes, op. cit., p. 84.
286
Ibid.
287
Ibid., p. 80.

45
Dans la dernire nouvelle des Btes, intitule Entre Chiens et loups, il nous semble que le
personnage de Franz exprime des considrations semblables sur la socit. Tout dabord,
comme laffirme Chester Obuchowski, le chenil militaire, o sjourne et travaille le
protagoniste, sapparente de temps en temps aux cellules de chien Dachau288, dans
lesquels les prisonniers taient entasss et devaient aboyer afin de recevoir leur nourriture289.
En effet, un des personnages dEntre Chiens et loups avoue quil faut sappliquer aboyer
mentalement avec [un] chien choisi parmi les autres 290, afin de pouvoir sendormir la nuit.
De plus, Obuchowski signale la ressemblance entre les chiens du rcit et ceux quavaient
entrans les officiers SS lors de la Seconde Guerre mondiale291. Dans une telle atmosphre,
rappelant celle des camps nazis, Franz prtend avoir reu une rvlation sur les vrits
scelles de la socit de laprs-guerre : lhorreur de notre temps o le sang ne transperce
pas encore, je la vis chaque jour, alors que des millions dtres humains sendorment dans
linsouciance [] 292. Il nous semble quainsi Franz suggre que la guerre, la violence, les
exterminations font partie intgrante de la condition humaine, bien que souvent de faon sous-
jacente. Dans Le Premier Homme dAlbert Camus (publi de faon posthume en 1994), un
personnage, tmoin de la violence quotidienne de la Guerre dAlgrie, dcrit aussi une telle
vision pessimiste, mais plus sobrement : Il y a toujours eu la guerre, dit Veillard. Mais on
shabitue vit la paix. Alors on croit que cest normal. Non, ce qui est normal cest la
guerre 293. Veillard sapparente Franz, non seulement en ce qui concerne lomniprsence
des signes de violence autour de lui, mais aussi quant une sorte dalarmisme quil ressent
par la suite. Tous les deux sinquitent, nous semble-t-il, devant la tendance la violence
extrme quils pensent discerner dans les tres humains. Nanmoins, lopinion de Veillard se
dveloppe dans le cadre de la Guerre dAlgrie, tandis que Franz reoit sa rvlation travers
le corps animal. En effet, les rapports entre les hommes-mannequins et les chiens du chenil
militaire deviennent, pour lui, des allgories dissimules de la socit humaine. Voil
pourquoi Franz ne quitte pas le chenil pour de bon : parce quil faut que quelquun sache,
parce quil faut quau milieu de linconscience gnrale quelquun profite de la rvlation
[] 294.

288
Chester Obuchowski, op. cit., p. 329.
289
Samuel W. Mitcham, The Rise of the Wehrmacht: The German Armed Forces and World War II, Santa
Barbara, ABC-CLIO, t. I, 2008, p. 591.
290
Pierre Gascar, Les Btes, op. cit., p. 169
291
Chester Obuchowski, op. cit., p. 329.
292
Pierre Gascar, Les Btes, op. cit., p. 188.
293
Albert Camus, Le Premier Homme, Paris, Gallimard, 1994, p. 201.
294
Pierre Gascar, Les Btes, op. cit., p. 188.

46
Il nous semble que, dans la nouvelle intitule Gaston, Gascar esquisse aussi un tel univers
dternels conflits entre tres humains, cette fois-ci travers la lutte de lhomme contre les
rats. Dans ce rcit, le personnage de Joste et son quipe dgoutiers se trouvent devant la
tche dliminer les dits animaux, qui ont envahi le quartier fictif dOrtignies. Parmi les rats
dgout ordinaires, ils sont confronts un exemplaire exceptionnellement gros 295, portant
sur son dos une large tache sombre 296, quun des goutiers a surnomm Gaston . Ce
sobriquet, la consternation de Joste, est bientt utilis par tous les goutiers, et mme par les
habitants dOrtignies. Il nous semble que ce surnom reprsente la faon dont lhomme essaie
de nommer les choses (inconnues), afin de pouvoir les intgrer au sein dune structure
cohrente et dlimite que nous imposons au monde autour de nous. Ainsi, Joste explicite que
[] ce prnom cocasse na jamais t quun mot de code, une faon de dsigner plus
rapidement la chose qui nous proccupe 297. En effet, lacte de dnomination de tel ou tel
phnomne nouveau semble galement constituer un acte de conceptualisation. De plus, il
semble sagir ici dun marquage distinctif de lennemi ; aprs son baptme , Gaston
devient, pour Joste et son quipe, un adversaire spcifique et bien identifiable. De temps en
temps, cause du surnom de Gaston, la dratisation semble mme tre dcrite en termes lis
la Shoah. Considrons par exemple lextrait suivant :

Cest que, dans la lutte ingale quils venaient dengager, il tait naturel de
doter dune personnalit prcise, dun nom qui ne ft pas le nom gnrique, la
masse fuyante dont la destruction devait tre, ici, consomme. Ce ntait, aprs
tout, que le besoin de combattre visage dcouvert298.

Le sobriquet de Gaston devient alors une faon de rendre visible et de dvoiler les adversaires
combattre, de les tirer de lanonymat, un peu la faon dont les nazis obligeaient les Juifs
sidentifier par ltoile jaune cousue sur leurs vtements299. Ce moyen de marquage nous
semble tre prsent aussi, en filigrane, dans la nouvelle de Gascar. Ainsi, les personnages sont
surtout capables de reconnatre Gaston cause de la tache de coaltar sur son dos, quun des
goutiers lui avait donne par hasard. A plusieurs reprises, cette tache devient la marque
distinctive de lopposant capturer. Elle est galement voque comme signe didentification
important dans lextrait suivant, quand le prfet de Joste lincite faire courir la fausse
nouvelle que Gaston est mort, afin dapaiser un peu les habitants du quartier dOrtignies :
295
Ibid., p. 103.
296
Ibid.
297
Ibid., p. 114.
298
Ibid., p. 106.
299
Didier Chauvet, Le Nazisme et les Juifs: caractres, mthodes et tapes de la politique nazie de lexclusion et
dextermination, Paris, LHarmattan, 2011, p. 145.

47
Au besoin, vous ferez peindre en noir le dos dun quelconque rat mort afin que
les bavards puissent en faire la description. En mme temps, nous
communiquerons la presse un bilan rassurant. [] On pourrait parler, par
exemple, de six ou sept cents rats extermins. Ce sera loccasion de signaler les
effets foudroyants du nouveau produit dont je vous parlais tout lheure,
lanaphtylthioure []300.

De plus, dans ce passage, lvocation dun nouveau poison (fictif) extrmement efficace peut
rappeler le Zyklon B , le puissant pesticide compos [] dacide cyanhydrique , utilis
pour les oprations dassassinats en masse 301 dans les chambres gaz des camps nazis.
Ainsi, la fausse excution de Gaston et lemploi du nouveau produit chimique se prsentent
comme une sorte de solution finale .
Nanmoins, si Gaston prend les aspects dune victime juive par rapport aux goutiers, il
finira aussi par sapparenter un auteur de crimes nazis par rapport aux autres rats. Ainsi, vers
la fin du rcit, nous apprenons que Gaston nest quun seul exemplaire d une nouvelle race,
[d] une espce inconnue, trs redoutable 302, qui gagne sous la ville, [] sy installe aprs
avoir chass celle qui y rgnait jusquici 303. Il stablit alors, nous semble-t-il, un triple
conflit dans la nouvelle. Au dbut, Joste livre un combat contre les rats dgout ; puis il se
trouve galement impliqu dans une lutte contre Gaston ; et enfin nous dcouvrons quil
existe aussi une rivalit entre les rats dgout ordinaires et la nouvelle espce quest Gaston.
Ce dernier finit donc par reprsenter la fois le perscut et lenvahisseur. En outre, il nous
semble que cette ambigut est dj annonce ds le dbut de la nouvelle. Par exemple, Joste
dcrit les caniveaux, o lui et son quipe essaient dliminer les rats, comme un endroit
particulirement indiqu pour que lhomme et le rat y changent, sans un mot, sans un cri,
leurs mfaits 304. Ainsi, il signale une ressemblance entre les malfaisances des rats et les
crimes humaine contre le rgne animal, mais aussi contre notre propre espce. Tout comme
lhomme, le rat semble alors capable de nuire ses semblables. Si le monde est aussi
lchelle des rats 305, comme le suggre le prfet de Joste, la lutte entre les goutiers et les
rats, ainsi que celle lintrieur de lunivers de ces animaux, peuvent tre vues comme de
subtiles allgories de notre civilisation. A travers lvocation des rapports instables entre
lhomme et lanimal, ainsi quentre les animaux eux-mmes, Gascar semble exprimer de
nouveau un refus de manichisme social. A mots couverts, lauteur suggre que nous vivons
300
Pierre Gascar, Les Btes, op. cit., p. 124 (nous soulignons).
301
Didier Chauvet, op. cit., p. 237.
302
Pierre Gascar, Les Btes, op. cit., p. 134.
303
Ibid.
304
Ibid., p. 102.
305
Ibid., p. 125.

48
dans un monde ambigu, o rien nest vident, de sorte que mme les rles de victime et
dagresseur senchevtrent sans cesse.

En bref, dans Pour le dire avec des fleurs, Gascar prsente la nature comme un lieu
qui invite la transgression des catgories mentales, sans que lordre intrinsque soit bris. La
guerre de lhomme aux mauvaises herbes devient, dans ce livre, le symbole dun manichisme
social souvent attest dans lesprit humain, qui semble quand mme tre inexistant dans le
monde naturel. A propos aux mauvaises herbes, tout comme au sujet des champignons dans
Le Rgne vgtal, Gascar a recours la mtaphore de la sorcellerie afin de conceptualiser une
ide semblable celle du fantastique naturel de Roger Caillois. Lvocation du fantastique
naturel semble mettre en accusation la tendance humaine trop troite structurer le monde en
catgories fixes, tout en essayant dliminer les lments qui rompent lordre symbolique
ainsi cr.
Dans Les Sources, luniformit des sapins, lanarchisme individualiste des frres T., et
lchec du concept des cent fleurs reprsentent les formes extrmes de cette tendance
rationaliste de lhomme et met en accusation la socit moderne trop homognisant selon
Gascar. Par la suite, lauteur propose un idal dunanimit travers la description dune
mtamorphose zoomorphique, celle de la femme-abeille.
En revanche, cette vision idaliste (voire utopiste) semble tre tout--fait absente dans Les
Btes. Dans ce livre, le spcisme, les images zoomorphiques et anthropomorphistes, ainsi que
lvocation des rapports entre le rgne humain et le rgne animal constituent une dnonciation
de la violence propre la condition de lhomme, non seulement par rapport la nature, mais
aussi par rapport ses semblables.

49
3. Les rapports homme/nature

Si lcriture de la nature permet Pierre Gascar de conceptualiser la condition et la


civilisation humaines, comme nous avons dmontr dans les deux premires parties de ce
mmoire, lvocation des rapports entre lhomme et la nature met aussi en question la place
de lhomme dans lenvironnement ainsi que sa responsabilit envers le monde naturel. Dans
ce qui suit, nous examinerons dabord la tension entre lespace humain et le domaine naturel,
que lauteur semble voquer dans certaines uvres. Nous nous concentrerons alors sur le
trope de lintrusion humaine au sein de la nature ainsi que sur les renversements ironiques de
cette thmatique. Ensuite, nous examinerons deux procds par lesquels Gascar met en
accusation la responsabilit de lhomme envers la nature. Dabord, nous considrons le
discours toxique , daprs le terme du critique Lawrence Buell, auquel cde parfois
lauteur dans plusieurs de ces uvres. Il est vrai que ce type de discours sinterroge, tantt
explicitement, tantt mots couverts, sur la responsabilit de lhomme en ce qui concerne la
pollution environnementale. Puis, nous analyserons comment Gascar utilise certains motifs et
thmatiques des genres de la science-fiction et du fantastique, afin dinvoquer une image
apocalyptique de lavenir. En effet, comme lindique Buell, lapocalypse constitue la
mtaphore sans doute la plus puissante dont dispose limagination environnementale306,
mtaphore suprme afin de nous sensibiliser sur les rpercussions possibles de nos atteintes
lenvironnement.

3.1. Lespace humain vs. lespace naturel

Dans son Writing for an Endangered World, Lawrence Buell propose une thorie qui
stipule lexistence de cinq dimensions dattachement au lieu. Ainsi, selon lui, il est possible de
conceptualiser notre attachement tel ou tel endroit dabord comme un ensemble de cercles
concentriques daffiliation, puis comme un archipel de lieux disperss que nous habitons
simultanment en quelque sorte307. Ensuite, nous pouvons ajouter une dimension
temporelle tel ou tel lieu, en le conceptualisant comme une entit autonome, ayant sa propre
histoire qui se droule autour de nous, cause de nous ou mme malgr nous308. De plus,
nous possdons en nous un assemblage de lieux pertinents, lis notre pass, que nous
rinventons imaginativement afin de les garder, en tant que marqueurs didentit, dans nos
306
Lawrence Buell, The Environmental Imagination, op. cit., p. 285.
307
Lawrence Buell, Writing for an Endangered World : Literature, Culture and Environment in the U.S. and
Beyond, Cambridge/Londres, Harvard University Press, 2001, p. 65-66.
308
Ibid., p. 67.

50
souvenirs309. Enfin, Buell affirme que nous pouvons mme tre influencs par des lieux fictifs
ou virtuels, que nous navons jamais vus310. Le lieu constitue sans doute un concept
primordial pour lcocritique. En effet, lhomme ne peut assumer sa responsabilit envers
lenvironnement, sil nest pas conscient de la faon dont il y est ancr. Or, dans les uvres de
Gascar, lauteur semble parfois voquer des situations dans lesquelles lhomme ne semble
nullement attach aux lieux naturels. Cest ainsi, nous semble-t-il, que lauteur met en
accusation notre tendance nous extraire de la nature, nous draciner en quelque sorte, ce
qui semble provoquer indirectement les problmes environnementaux auxquels nous sommes
confronts.
Dans La Fort, nouvelle incluse dans Le Rgne vgtal, Gascar semble crer une tension
entre lespace humain et lespace naturel. Le narrateur homodigtique, accompagn de deux
semblables, y raconte sa fuite dun camp prisonnier en Allemagne, en pleine Seconde Guerre
mondiale. Lors de cette vasion, les trois fugitifs se retrouvent dans une fort-rserve. Ils y
ressentent leur propre prsence comme un acte dintrusion dans lespace naturel :

Nous trouvant ainsi lintrieur dune rserve, nous ntions plus seulement
des fugitifs, mais aussi des intrus. Situation doublement irrgulire : en nous
vadant dun camp de prisonniers de guerre, nous venions de nous introduire
clandestinement dans la socit allemande, o nous figurions des lments
trangers, indsirables. Dans cette fort, notre marginalit saccentuait :
nous y violions en plus le domaine des btes311.

Il est clair que les fugitifs se considrent comme tant des intrus au sein de lunivers de la
fort. De plus, leur intrusion dans cette rserve, en tant que prisonniers vads, met en valeur
leur position marginale au sein de la socit allemande. Stablit par la suite une tension
ambigu entre leurs statuts dvads et dintrus. Considrons par exemple lextrait suivant :

A une certaine distance, la fort non seulement sobscurcissait, mais se


refermait sur elle-mme, par suite du resserrement des arbres dans la
perspective, formait comme un mur. Nous nous trouvions de la sorte dans une
grande chambre forestire qui se dplaait avec nous, les cerfs et les biches se
tenant l-bas, quelque part, sur les cts []312.

Dans lextrait ci-dessus, la tension entre lvasion et lintrusion se rsout en quelque sorte, en
donnant lieu une image disolement, exprime par la mtaphore dune cellule forestire et

309
Ibid., p. 69-71.
310
Ibid., p. 72.
311
Pierre Gascar, Le Rgne vgtal, op. cit., p. 130.
312
Ibid., p. 131.

51
mobile, se dplaant avec les intrus-fugitifs. Par consquent, ils sont spars du reste de la
fort : bien quils sy introduisent, ils restent toujours coups du monde naturel, reprsent par
les cerfs et les biches lusifs. En outre, la condition ambigu des fugitifs semble reprsenter,
en filigrane, la place que lhomme moderne occupe le plus souvent au sein de la nature. En
effet, quant lenvironnement, il semble que nous nous retrouvions frquemment dans une
position entre lvasion et lintrusion. Ainsi, lacte de nous loigner de lenvironnement, par
lurbanisation ou le progrs scientifique et matriel par exemple, implique gnralement aussi
un acte datteinte au monde naturel. De plus, si la chambre forestire reprsente lespace
humain isol, nous pouvons galement la voir comme limage de la ncessit dappartenir
vritablement au monde naturel. Dans le cas o nous ne rsolvons pas la tension entre les
espaces humain et naturel, et que lenvironnement naturel qui nous hberge disparaisse, le
domaine de lhomme disparatra aussi. Au fond, la chambre que nous crons pour lespce
humaine fera toujours partie intgrante du demeure quest la nature.
En outre, la fort dans laquelle se sont refugis les trois prisonniers semble sapparenter
une sorte de non-lieu , daprs le terme de lethnologue Marc Aug. Ce concept, selon lui,
renvoie un espace qui ne peut se dfinir ni comme identitaire, ni comme relationnel, ni
comme historique 313. Il est vrai quAug utilise ce terme surtout pour renvoyer des lieux
modernes dans lespace public comme les gares, les voies ariennes, les espaces de
consommation 314, etc. Nanmoins, il nous semble que la description de la nature dans La
Fort correspond la dfinition du non-lieu en ce que concerne le manque dun processus
identitaire, relationnel et historique 315. Tout dabord, la fort semble se situer hors de
lhistoire humaine. Quand les fugitifs rencontrent soudain un garde-chasse allemand, celui-ci
ne les voient pas comme des prisonniers de guerre, comme si le monde environnant, cette
Allemagne en guerre o [ils] t[aient] des prisonniers, navait [] pour lui aucune
existence 316. Par consquent, les fugitifs perdent, en quelque sorte, leur identit en tant que
captifs. Devant le garde-chasse, le narrateur prouve mme la gne dtre dguis en femme :

Aussi, sous le regard du garde-chasse, jprouvais la mme gne que si,


linstar de certains vads, javais t habill en femme, et que mon grotesque
artifice et t perc jour par le vieil homme []. Je ne me sentais pas en
faute, mais ridicule, dplac, comme jouant un jeu dont labsurdit et t

313
Marc Aug, Non-lieux: introduction une anthropologie de la surmodernit, Paris, Seuil, 1992, p. 100.
314
Alain Milon, La Ville et son lieu travers la vision de surligneurs de la ville : LAtlas, Faucheur, Mazout,
Tomtom , in : Nicolas Hossard, Magdalena Jarvin, Cest ma Ville !: de lappropriation et du dtournement
de lespace public, Paris, LHarmattan, 2005, p. 163.
315
Ibid., p. 164.
316
Pierre Gascar, Le Rgne vgtal, op. cit., p. 141.

52
dnonc par le caractre de lendroit o nous lavions port, par ces arbres, par
les btes invisibles, attentives, par la rumeur profonde du silence forestier317.

Ainsi, lenvironnement naturel rappelle au narrateur sa propre artificialit au sein de la fort,


son dguisement, son incapacit dassumer sa vraie identit au sein du monde naturel. De
plus, une coexistence relationnelle avec le garde forestier savre impossible : celui-ci semble
appartenir un autre temps, trs loign du ntre 318, inaccessible aux fugitifs.
Dans ce manque de rapports historiques, relationnels et identitaires, nous pouvons lire, en
filigrane, une conception de la place de lhomme moderne dans la nature. Si lhomme fait
intrusion dans le monde naturel, il y entre comme dans un non-lieu : son identit et lhistoire
humaine seffacent. En outre, le non-lieu constitue un espace que lon nhabite pas, cest un
lieu de transit et derrance qui se caractrise par la non-appartenance [] : on y est toujours
prsent de manire provisoire 319. Les fugitifs-intrus du rcit de Gascar semblent se rendre
compte de leur existence transitoire dans la fort. Ainsi, le narrateur mentionne, par exemple,
le sentiment de non-admission [quil y] prouvai[t] 320 et que la fort semble bnfici[er]
dun caractre dextra-territorialit 321. Lide dune telle extra-territorialit explicite le
manque de rapports relationnels entre les fugitifs et la nature environnante, qui est compare
alors une sorte dambassade, et semble constituer une belle mtaphore pour les rapports
homme/nature. Ainsi, mme au milieu du monde naturel, lhomme se trouve toujours, en
quelque sorte, dans son propre domaine (humain) solitaire. Le trope de lintrusion donne lieu
alors une sorte dantithse dans La Fort : mesure que lhomme fait intrusion au sein de la
nature, il en est parfois de plus en plus isol.
Au dbut du Prsage, Gascar voque aussi lintrusion de lhomme dans lenvironnement.
Dans ce livre, le Transsibrien devient le symbole dune socit humaine modernise qui
sillonne le monde naturel : il emportait, travers ces territoires vides, toute linnocence et
toute la foi de lhumanit 322. Ainsi, ce train semble reprsenter le progrs matriel et
scientifique de lhumanit, ainsi que lattitude optimiste y associe au dbut :

Le Transsibrien semblait prendre, chaque gare, des gens invits quelque


fte, qui se seraient mis en retard. Mais ce retard ntait pas tel quil risqut de
faire manquer ces voyageurs ce quils se promettaient larrive, et il navait

317
Ibid., p. 143.
318
Ibid., p. 141.
319
Marianne Bessy, Vassilis Alexakis: exorciser lexil, Amsterdam, Editions Rodopi, 2011, p. 177.
320
Pierre Gascar, Le Rgne vgtal, op. cit., p. 135.
321
Ibid., p. 148.
322
Pierre Gascar, Le Prsage, op. cit., p. 35.

53
pour effet que de les jeter dans une frnsie joyeuse. Le train reparti, [] on se
trouvait lanc dans une course, plus quengag dans un simple trajet323.

Dans lextrait ci-dessus, le Transsibrien est dcrit comme lanant lhumanit dans une course
vers une fin joyeusement clbre. Il nous semble quil sagit ici dune reprsentation
implicite du progrs matriel de lhomme qui nous promet un meilleur destin, une certaine
amlioration de nos conditions de vie. Nanmoins, lauteur-narrateur signale trs vite que ce
destin amlior, laide du progrs scientifique, savra tre un mensonge, ou mme une
leurre. Ainsi, il dcrit le Transsibrien comme un train ivre 324, rfrence intertextuel au
Bateau ivre, le clbre pome dArthur Rimbaud. Dans ce texte, le voyage fantastique du
bateau aboutit un chec quand celui-ci coule. Gascar semble alors suggrer que le voyage
progressif de lhomme moderne, reprsent par le Transsibrien, est aussi vou lchec, tout
comme le bateau ivre rimbaldien. A laide de quelques questions rhtoriques, pleines dironie,
lauteur met en accusation laveugle optimisme propos du progrs matriel :

O trouver une image plus rassurante [i.e. celle des voyageurs aisment
endormis dans le train], plus apaisante de laventure humaine ? Pourquoi
douter de la force qui nous emporte, travers le temps, et nous fait survivre
aux pires accidents de lhistoire ? [] Tout tait simple ainsi. Plus question des
lichens. Leur contamination et leur disparition ? Rien de plus que ce que les
hommes de science ou ceux du Plan appellent une bavure . On parviendrait
leffacer325.

Dans lextrait cit ci-dessus, loppos de limage prometteuse du Transsibrien, Gascar


voque la disparition des lichens, indice de la pollution (nuclaire entre autres) agrandissant
de latmosphre. Loptimisme propos du progrs matriel et scientifique semble alors, selon
lui, conduire la minimisation des problmes cologiques que provoque la modernisation.
De plus, si le train constitue un bon exemple dun non-lieu, le Transsibrien ressemble un
peu la mobile chambre forestire , voque dans Le Rgne vgtal. En effet, isols dans
le train, les voyageurs sont dcrits comme tant aveugles au problmes environnementaux,
tandis que lauteur-narrateur prouve le sentiment dtre le seul qui [peroit] les signes de
cette contamination et de ce dprissement 326. Dans le cas o nous nous positionnons dans
la nature comme dans un non-lieu, cest--dire sans rapports didentit, dhistoire ou de
coexistence, nous nous avrons aveugles pour nos propres atteintes lenvironnement et

323
Ibid., p. 34.
324
Ibid., p. 36.
325
Ibid., p. 39-40.
326
Ibid., p. 38.

54
mme aussi notre propre espce. Tel semble tre le message implicite de lauteur-narrateur,
en ce qui concerne lvocation du Transsibrien dans le Prsage. En outre, ce train semble
reprsenter la progression ambigu de la science. Dans Pour le dire avec des fleurs, Gascar
offre une image semblable propos des groupes dtudiants et dtudiantes se press[ant]
vers les salles de cours de la Facult des sciences, juste ct du jardin des Plantes Paris :

Javanais contre-courant de cette foule et, allgoriquement, par mon ge,


comme par le caractre de mes proccupations [i.e. cologiques] du moment,
contre-courant de tout ce quelle reprsentait327.

Non seulement le progrs scientifique, reprsent par la Facult des sciences, et lintrt
cologique, reprsent par le jardin des Plantes o se rend lauteur-narrateur, se confrontent
ici lun lautre, Gascar renforce aussi cette antithse en voquant sa marche contre-courant
de la masse dtudiants en sciences. Par consquent, ceux-ci semblent incarner le progrs
scientifique rapide et impressionnant, un peu la faon du Transsibrien dans Le Prsage,
tandis que lauteur-narrateur personnifie la conscience cologie devant lnorme dfi de
rconcilier la progression matrielle de lhomme et la rgression de lenvironnement.

Si Gascar dcrit souvent lintrusion de lhomme dans la nature, tout en voquant nos
tentatives de nous draciner en quelque sorte, il reprsente aussi parfois linverse, cest--dire
la faon dont lenvironnement naturel semble quelquefois envahir lespace humain. Dans Les
Sources par exemple, lauteur dcrit litinraire dun jeune bcheron, qui quitte la fort et
rentre chez lui aprs une journe remplie dabattage darbres. Cette scne nous semble
constituer un renversement ironique du trope de lintrusion humaine :

Le jeune bcheron qui rentre chez lui pour faire un enfant sa femme, cest un
cas des plus difiants. Comme cet homme presse le pas ! [] Pourtant, [] on
en vient se demander si le dsir de fuir la fort nexplique pas autant sa hte
que son impatience de jeune mari. A croire que la fort o, tout le jour, il abat
des arbres et blesse des souches mort, la fort quil dtruit le poursuit, le
pousse dans le dos, comme son traneau charg de rondins pousse le schlitteur,
sur le chemin en pente trac travers bois. Le jeune bcheron nchappera la
fort que quand il aura franchi le seuil de sa maison ou un peu plus tard
seulement peut-tre, dans la nuit328.

Tout dabord, lextrait ci-dessus semble possder quelques caractristiques de la littrature


fantastique. Par exemple, le scnario de poursuite dune demoiselle en dtresse , si typique

327
Pierre Gascar, Pour le dire avec des fleurs, op. cit., p. 41.
328
Pierre Gascar, Les Sources, op. cit., p. 80-81 (nous soulignons).

55
du roman gothique329, est clairement prsent dans ce passage, mais de faon modifie. Ainsi,
la fort santhropomorphise en quelque sorte et devient alors le perscuteur, tandis que la
demoiselle poursuivie est ici en fait le bcheron. Par consquent, nous assistons un second
renversement ironique : si dans les romans gothiques, le personnage masculin doit sauver une
demoiselle en dtresse, il se rfugie pourtant auprs dun personnage fminin dans cet extrait
de Gascar. De plus, ce renversement du scenario intertextuel de la littrature gothique cre
une dimension conflictuelle entre lespace humain et le domaine naturel. Cet antagonisme est
renforc par des mtaphores anthropomorphistes : la fort devient une entit mutile 330, et
dans lextrait cit ci-dessous les arbres et les souches se transforment en personnes blesses
mort. Nanmoins, le conflit semble tre soulag dans lacte de reproduction sexuelle : Il [i.e.
le jeune bcheron] ne peut se dlester du poids qui est sur lui que par un geste de vie, pour le
moins, par son simulacre. Comme si la fort mutile rclamait cette compensation ; comme si,
dans lamour, lhomme apaisait le sang des arbres 331. Ainsi, le bcheron se dcharge du
poids psychologique que provoque chez lui labattage des arbres (qui sapparente dailleurs
un acte meurtrier cause des mtaphores anthropomorphistes), en faisant lamour, en crant
une nouvelle vie humaine. Il nous semble pourtant possible de lire dans cette antithse une
accusation de la civilisation moderne : la production conomique et matrielle de lhomme,
reprsente ici par la reproduction sexuelle, semble alors aller de pair avec une mutilation de
lenvironnement naturel. Plus tt dans Les Sources, Gascar voque aussi ce paradoxe entre
lhomme qui cre et la nature qui dtruit et sera dtruite :

Voici quoi la recherche dune libert et dune dignit qui ne fussent pas tout
fait asociales a conduit le jeune hros de cette histoire [i.e. lhomme en
gnral] : il abat [] des arbres deux fois centenaires ; [] il prpare
lassombrissement de toute la rgion []. Il est tomb dans un des mille piges
de lpoque, qui ne serait pas, aprs tout, si dangereuse, si elle ninflchissait et
ninversait les voies de libration et de rgnration quelle semble nous
proposer332.

Ainsi, Gascar suggre que le progrs et la production matriels, jugs nous faire rgnrer et
nous librer dune ancienne condition humaine, finira en fait par nous coter notre libert. La
cration et la production conomiques exigeant des atteintes la nature, lespce humaine
souffrira aussi cause de ce paradoxe. Il nous semble alors que la petite histoire du jeune

329
Bart Keunen, Verhaal en verbeelding: chronotopen in de westerse verhaalcultuur, Gent, Academia Press,
2007, p. 34.
330
Pierre Gascar, Les Sources, op. cit., p. 81.
331
Ibid.., p. 81.
332
Ibid., p. 78.

56
bcheron met galement en accusation, mots couverts, lide que lamlioration de lespace
humain nuit lespace naturel, tout en suggrant que nous en subirons les consquences.
Dans une des nouvelles des Btes, savoir Le Chat, Gascar dcrit galement une tension
conflictuelle entre lespace humain et lespace naturel, provoque cette fois-ci par lintrusion
du dit animal au sein du domaine de lhomme. Le plus souvent, dans limaginaire littraire, le
chat prend lallure dune bte du seuil, mi-bnfique, mi-malfique, dont il vaut mieux se
concilier les bonnes grces 333. Chez Gascar, comme lindique Andr Siganos, cet animal
devient proprement satanique , supposant lomniprsence de ltrange et de la mort 334.
En effet, quand les jeunes maris Rose et Pierre Berthold sinstallent dans leur nouveau
demeure, ils y sont confronts un chat intrus affam. Ds le dbut, le narrateur met laccent
sur laspect presque diabolique de cet animal : Les deux femmes, Rose et Mme Pradier, se
penchrent sur lui, avec un peu de crainte, instinctivement averties des venins de la faim, de
ses dmoniaques transmutations 335. Dans cet extrait, la dimension diabolique du chat semble
tre provoque par une cause rationnelle, savoir la faim. Nanmoins, au long de lhistoire, il
prend de plus en plus un aspect fantastique. Cest surtout Rose qui est bouleverse par la
prsence juge sinistre 336 de lanimal, qui fait natre chez elle de coupables dsirs de
meurtre 337. Pierre, lui aussi, se laisse emballer par latmosphre inquitante qui semble
rgner au sein de lappartement, cause du chat. Il limagine, par exemple, au fond du
mystrieux domaine dont ils allaient prendre possession, dcharn, griffu et flairant une tache
sombre sur le plancher 338. Ainsi, le chat devient une sorte de figure fantme au sein dun
endroit nigmatique et inconnu. A cause de sa prsence, le nouvel appartement des Berthold
sapparente de plus en plus un dcor effrayant, semblable celui dun roman gothique :

Lun la suite de lautre, ils [i.e. Pierre et le chat] se lancrent dans des
couloirs dont Pierre navait jamais su lexistence, traversrent les pices les
plus recules de lappartement, o Pierre navait pas le temps de donner de la
lumire et que seule la nuit citadine clairait faiblement339.

Ainsi, lappartement devient une sorte de ddale, une sorte de vaste chteau gothique avec
dinnombrables pices, toutes ayant lair sombre et obscure, dans lesquelles se perdent les
personnages. En outre, tout comme dans lhistoire du jeune bcheron dans Les Sources,
333
Andr Siganos, Bestiaire mythique , in : Pierre Brunel, Dictionnaire des mythes littraires, Paris, Editions
du Rocher, 1988, p. 217.
334
Ibid., p. 218.
335
Pierre Gascar, Les Btes, op. cit., p. 141-142.
336
Ibid., p. 149.
337
Didier Garcia, op. cit.
338
Pierre Gascar, Les Btes, op. cit., p. 148.
339
Ibid., p. 153.

57
Gascar a recours ici au motif gothique du scnario de poursuite. Le demeure des Berthold
prend encore plus un caractre fantasmagorique, quand Rose se met imaginer une sorte de
mtamorphose de son mari, lors de sa poursuite du chat :

De la chambre, Rose entendait dcroitre le bruit des pas au fond des


profondeurs du logis. Mais attention ! ntait-ce pas un inconnu quelles
allaient lui rendre dans un instant ? Entends ces pas ! [] loreille, on a
toujours limpression que lassassin fait son mnage. [] Linconnu traversait
pesamment la dernire salle en prenant [] un biais qui nen finissait plus et
maintenant il venait de ct , comme les morts, avec effort, semblait-il, et
ctait, comme linstant venu, le justicier et son pas de caviste. Rose ne
distinguait pas encore son visage et cette prsence devine prenait une
importance qui, dans une seconde, allait le [sic] faire hurler de terreur340.

Dans lextrait ci-dessus, Gascar cre un norme suspense en voquant lincertitude de Rose
quant lidentit de linconnu ou de lassassin quest devenu son mari, mais aussi par
le rythme hach des phrases, ainsi que par les apostrophes exclamatives et interrogatives de
Rose et du narrateur, comme attention , ntait-ce pas un inconnu et entends ces
pas . Le rle quassume Pierre, dans limagination de sa femme, est celui dun justicier
ou dun vengeur qui sapproche delle. Ainsi, Rose semble transformer imaginativement son
mari en une Erinye, incarnant alors son propre sentiment de culpabilit quant ses dsirs de
tuer le chat. Clairement, la brusque confrontation avec un tre animal, lintrieur de sa
maison, chamboule normment ce personnage. Il semble que son comportement presque
gar tmoigne dune impossibilit de coexistence relationnelle et paisible entre lhomme et
lanimal. Si lhomme continue crer mentalement une opposition entre lespace humain et le
domaine naturel/animal, sans envisager un possible commensalisme ou mme un ventuel
mutualisme entre les deux rgnes, lintrusion dun corps animal (non familier) au sein de
lespace humain sera toujours problmatique.

3.2. Le discours toxique matrialiste

Il est clair que la tension entre les domaines de la nature et de lhomme, quvoque
Gascar dans plusieurs de ses uvres, relve de ses proccupations environnementales. Selon
Lawrence Buell, il existe pour les auteurs aussi dautre faons, plus explicites, dexprimer leur
inquitude concernant les atteintes de lhomme au monde naturel. Il mentionne par exemple le
discours toxique comme un puissant procd littraire afin dvoquer la peur dun monde

340
Ibid., p. 153-154 (nous soulignons).

58
empoisonn341. Il dfinit le discours toxique comme un ensemble de topos, dont la force
dcoule des inquitudes propos de la civilisation industrialise, et qui exprime lanxit
concernant les menaces perues des problmes environnementaux dus la modification
chimique de la nature342. En outre, Buell identifie cinq thmatiques principales dun tel
discours : la soudaine prise de conscience de la contamination dune certaine communaut,
limage dun monde entier expos lintrusion toxique, lemploi dun scenario pour ainsi dire
de David contre Goliath , la description fantastique des dangers toxiques et lvocation
dune autorit scientifique propos des problmes environnementaux343. Dans les uvres de
Gascar, nous pouvons retrouver plusieurs de ces topos littraires, de sorte que le trope de
lintrusion humaine, examin ci-dessus, revient chez lui sous une autre forme aussi : celle de
lintrusion toxique, provoque par lhomme, au sein de lenvironnement naturel.
Dans la nouvelle Le Saule, incluse dans Le Rgne vgtal, Gascar semble nous prsenter ce
que Buell appelle un Eden trahi 344. En effet, la suite de labattage dun saule pleureur
devenu trop grand, le jardin idyllique dun vieil homme se transforme de plus en plus en un
vritable lieu toxique, reprsentatif de toute une communaut en butte de contamination :

[] lintroduction dans un corps vgtal encore vivant de cet lment rsiduel,


excrmentiel, aurait-on pu dire, de notre civilisation mcanique tait comme le
symbole des attentats quotidiens que, par notre mode de vie, nous commettons
contre la nature345.

La description ci-dessus de lempoisonnement de la souche de saule prend mme les allures


dune vraie rvlation sur lintoxication mondiale de lenvironnement cause de notre socit
moderne et industrialise. En outre, la souche darbre est dcrite en termes fantastiques par la
suite. Non seulement, comme nous lavons indiqu dj dans la premire partie de ce
mmoire, elle sapparente la tte de Mduse dont la chevelure de racines invisibles hante le
narrateur, elle est galement associe des lments du fantastique :

Un jour, en entrant dans le jardin, jen reus un choc : les funkias dessinaient
en blanc lombre du saule abattu. Ils le rendaient prsent, en sclairant en
quelque sorte de son absence, et taient dj en train de le rejoindre dans la
mort, dans son grand jour dvorateur. Cette projection fantomatique

341
Lawrence Buell, Writing for an Endangered World, op. cit., p. 30.
342
Ibid., p. 31.
343
Ibid., p. 35-44.
344
Ibid., p. 37.
345
Pierre Gascar, Le Rgne vgtal, op. cit., p. 90.

59
mimpressionnait beaucoup plus que la vue de la souche dont le destin tait
pourtant thtralement rappel par le suaire de vinyle346.

Dans cet extrait, la fausse ombre blanche du saule, dessine par les fleurs de funkia, se
prsente comme un lment fantasmagorique. Cette description relve, nous semble-t-il,
dune conception matrialiste du monde. Lessence mme de larbre ne se perd pas, mais se
trouve reproduite sous la forme de lombre blanche, qui rend prsente son absence. La
modification de la matire du saule stend alors dans le reste du jardin. Ainsi, la mort de
larbre abattu et lintoxication de sa souche commencent hanter, la faon dune entit
fantomatique, le jardin tout entier. Celui-ci semble se transformer en une sorte de microcosme
qui met en accusation la modification chimique de lenvironnement : linstar des fleurs de
funkia qui reproduisent la mutilation du saule une chelle plus large, chaque atteinte la
nature, aussi infime soit-il, aura des rpercussions beaucoup plus vastes dans le monde entier.

Dans Le Prsage, cest autour de limage des lichens que Gascar construit son discours
toxique matrialiste. Ayant recours une antithse saisissante, lauteur-narrateur invoque
lomniprsence de la pollution toxique travers labsence des lichens dans les endroits les
plus pollus :

On a vu que, non seulement par leffet du dveloppement technique,


producteur de radioactivit ambiante, de poussire, de gaz et de matires,
corrosives non biodgradables, mais aussi par suite de lurbanisation [], les
lichens tendent se rarfier347.

La soudaine prise de conscience de ce phnomne constitue le motif central du Prsage,


jusquau titre-mme : la disparition des lichens devient en effet limage fondamentale dun
avertissement cologique, prsage de la dtrioration intgrale du capital biologique de notre
plante. En mme temps, les lichens constituent pour Gascar le rappel dune continuit qui
[le] rassur[e] sur le prsent et lavenir 348, le symbole dune sorte dternit naturelle au sein
de laquelle se situent lhistoire et lavenir humains. Il nous semble que cette conception
matrialiste du monde se renforce dautant plus, quand les lichens deviennent la patine de la
nature 349, le marque du pass environnemental estampill sur notre prsent.
Paradoxalement, selon Gascar, le progrs scientifique qui devrait assurer un meilleur
avenir lhumanit, finira possiblement par empcher quelconque forme de postrit pour

346
Ibid., p. 99 (nous soulignons).
347
Pierre Gascar, Le Prsage, op. cit., p. 177-178.
348
Ibid., p. 175.
349
Ibid., p. 177.

60
notre espce. Si les lichens enferment toute lhistoire biologique 350, ils enferment alors
aussi, selon la logique matrialiste, la postrit de lhomme, de la nature et de la plante. Par
consquent, la mort des lichens, de la patine de la nature, ne symbolise pas seulement la
disparition du pass environnemental, mais aussi la dtrioration de son avenir, de sa
continuit travers le temps. Ainsi, ce phnomne nous ouvre la porte des tnbres 351,
selon lauteur-narrateur. Il est clair que le discours toxique matrialiste de Gascar met en
question le rle de lhomme dans le dprissement progressif de la nature sur un niveau
global, et quil vise nous sensibiliser sur les consquences lointaines de lintoxication de
lenvironnement. Lauteur insiste surtout sur le caractre avertissant de la mort des lichens
cause de la pollution, non sur lventuelle irrversibilit de ce phnomne, nous invitant ainsi
assumer notre responsabilit envers le monde naturel. Il se demande sil nexiste pas une
faon nouvelle de vivre le temps et le monde 352, en mainten[ant] nos liens avec le pass
obscur de lespce et avec les forces de la nature 353. Ainsi, une prise de conscience de
linterdpendance matrialiste de lhumanit et du rgne naturel semble tre tout--fait
ncessaire, selon lauteur, pour que nous nous rendions compte des rapports troits entre le
destin de lenvironnement naturel et celui de lhomme.

3.3. La responsabilit humaine : limaginaire apocalyptique

Le discours toxique matrialiste de Pierre Gascar sinterroge dj implicitement sur


la responsabilit humaine envers lenvironnement, mais il semble que lauteur ait recours
aussi dautres procds littraires, plus puissants encore, pour exprimer cette proccupation.
Selon Lawrence Buell, le genre de science-fiction, par lequel les crivains peuvent librement
inventer nimporte quel monde imaginaire, peut rvler des proccupations cologiques qui
sont celles du monde terrestre actuel. Il affirme, par exemple, que certains auteurs dcrivent
lunivers au-del de la terre dune telle faon que lombre du rel hante la rinvention354.
Ainsi, la science-fiction se prte imaginer les consquences lointaines et apocalyptiques
quentranera la transformation de la nature et de lenvironnement355. Or, dans Le Prsage, il
nous semble que lvocation dun paysage de science-fiction va encore plus loin. Au lieu
desquisser un monde imaginaire et de le faire hanter par les rpercussions des problmes

350
Ibid., p. 177.
351
Ibid., p. 178.
352
Ibid., p. 181.
353
Ibid., p. 180-181.
354
Lawrence Buell, The Future of Environmental Criticism, op. cit., p. 60.
355
Lawrence Buell, The Environmental Imagination, op. cit., p. 284.

61
cologiques actuels, Gascar semble dcrire le paysage terrestre daujourdhui en termes
futuristes ou mme science-fictionnels, afin de rendre lide dune apocalypse mergente
dautant plus saisissante.
Au dbut du Prsage, lauteur-narrateur dcrit les lichens, motif central du livre, le
traversant presque comme une entit fantme ou mme fantasmagorique 356, laide dune
mtaphore biblique dapocalypse. Ainsi, il affirme quil visualise la mort des lichens comme
un gigantesque Lviathan chou et dj pourrissant sur une plage 357. Lvocation du
Lviathan, monstre marin biblique, qui est capable dengloutir momentanment le soleil 358
et quil faut bien se garder de rveiller 359, est quand mme assez particulire ici. En effet,
Gascar le dcrit comme tant chou et pourrissant , ayant donc dj perdu ses forces
malfiques ou mme apocalyptiques. Si, de plus, ce monstre est associ dhabitude aux
forces primitives de linstinct et de linconscient 360, il nous semble quici le Lviathan
gascarien est galement li la nature dite primitive, antrieure lhomme, pourrie la faon
des lichens. Le Lviathan dvient limage dun monde naturel post-apocalyptique, stant
dbarrass de lhomme : si ce monstre biblique se rveille, il dclenche un temps malfique,
mais chez Gascar il se dtriore dj de nouveau, ce qui semble suggrer que lapocalypse
environnementale sest dj produite dans limaginaire de lauteur-narrateur.
Nous pensons retrouver une ide semblable dans la dernire nouvelle du Rgne vgtal,
intitule Le Nostoc. Dans ce rcit, le vgtal du titre, peu connu, bien quil soit le plus
ancien des vgtaux terrestres 361, devient lil quun monstre marin gris et informe, affal
au bord de leau, ouvre de temps en temps 362. Le nostoc semble alors se transformer en lil
du Lviathan. De nouveau, celui-ci est associ un monde post-apocalyptique :

Jen tais presque mattendrir devant ce vgtal [i.e. le nostoc] obscur, []


qui aura t le tmoin de toute notre aventure, // qui nous aura vus arriver, //
nous dgager de lanimalit, // acqurir une sorte de gnie // et nous appliquer
le pervertir, // le dvoyer, puis, le soleil devenant de plus en plus rouge,
disparatre avec les animaux, les arbres, les fleurs, lherbe et mme les lichens,
les derniers suivre, avant que le nostoc ne les suive, dj isol dans le noir
total363.

356
Pierre Gascar, Le Prsage, op. cit., p. 46.
357
Ibid., p. 45.
358
Jean Chevalier, Alain Gheerbrant, e.a., op. cit., p. 567.
359
Ibid., p. 566.
360
Ibid., p. 567.
361
Pierre Gascar, Le Rgne vgtal, op. cit., p. 159.
362
Ibid., p. 172.
363
Ibid. (nous soulignons).

62
Dans lextrait ci-dessus, le nostoc, lil du Lviathan, est dcrit comme le tmoin de toute
lhistoire humaine, y compris la fin de notre espce. Ce passage sapparente en quelque sorte
une lgie par son ton plaintif, mais aussi par ses thmes de la mort ou [de] la nostalgie et
[de] la mlancolie 364, ainsi que par son rythme assez lent et rgulier, avec une sorte de
csure strophique (indique ci-dessus) au dbut. Notons, en outre, lassonance en /i/ dans les
premires lignes , ainsi que le polyptote vers la fin, qui consiste employer dans des
groupes verbaux rapprochs plusieurs formes grammaticales dun mme mot 365, ici du verbe
suivre . Ce procd stylistique renforce la fatalit dune nature en voie de disparation
totale, pourtant cense nous doter dun espoir dternit. Nanmoins, il semble que cet espoir
soit aussi exprim plus tt dans le texte :

Qui sait si, alors mme que le soleil se sera tout fait refroidi, il [i.e. le nostoc]
ne parviendra pas tirer dune lointaine et rougeoyante toile encore un peu de
vie, se gonflant, dfaut des longues pluies de lautomne disparues dans le
silence dernier, de la rose de linfini ?366

Dans ce passage, il nous semble que Gascar situe, mots couverts, lespoir dune vie
continue post-apocalyptique en dehors de la terre. Le nostoc tirant un peu de lumire dune
toile lointaine deviendrait alors le symbole dune humanit la recherche dune nouvelle
plante, aprs avoir dtruit la Terre. Nanmoins, il faut toujours tre conscient du soi-disant
paradoxe du discours co-apocalyptique, selon lequel les auteurs imaginent un scnario de
rve (ou plutt de cauchemar) afin de le rendre impotent367. En effet, cest la possibilit que
notre plante devienne inhabitable, cause de catastrophes cologiques provoques par
lhomme, qui est accuse ici.
Dans Le Prsage, Gascar semble se livrer une accusation semblable, en voquant le
paysage du Grand Nord sibrien, dcrit en termes science-fictionnels. Ainsi, lauteur-narrateur
affirme que ce paysage sert de champs dexprimentation pour le matriel destin aux
voyages dans lespace et de lieu dentranement pour les hommes qui les effectueront 368, et
que les conditions nordiques reproduisent celles que les astronautes pourraient trouver sur
certaines plantes 369. Il nest pas ncessaire pour Gascar dinventer un monde extraterrestre,
puisque dans certaines parties de la Terre lhomme est dj ailleurs 370. Afin de renforcer

364
Michle Aquien, op. cit., p. 120.
365
Ibid., p. 220.
366
Pierre Gascar, Le Rgne vgtal, op. cit., p. 165.
367
Lawrence Buell, The Future of Environmental Criticism, op. cit., p. 59.
368
Pierre Gascar, Le Prsage, op. cit., p. 21.
369
Ibid., p. 21-22.
370
Ibid., p. 22.

63
cette ide dalination, lauteur recourt des images de la survie artificielle 371, comme lors
dun vol spatial. En effet, il voque le scaphandre et la bouteille dair sous pression 372,
tout en suggrant que lhomme aura bientt besoin de ces outils pour survivre, non seulement
dans lespace, mais aussi sur notre propre plante. Dans les rgions subarctiques, la faon
dun astronaute, lhomme entre en fait dans un paysage de futur 373 dj prsent sur la
Terre. Ainsi, selon Gascar, le monde post-apocalyptique de la science-fiction existe dj ici, et
notre espce [sera] appele [] prendre pied sur dautres plantes 374, sans mme devoir
quitter la ntre. La rgion hyperborale se transforme alors dj en chambre dcho 375 du
prsent. Cette mtaphore musicale exprime bien lide que les rpercussions de nos atteintes
lenvironnement reproduiront les conditions de vie du Grand Nord partout sur la Terre et
quelles la rendront aussi inhospitalire et trangre quun monde science-fictionnel.
Non seulement la science-fiction, mais aussi le fantastique semble fournir, dans Le
Prsage, des images apocalyptiques, capables dexprimer des proccupations cologiques.
Dans le deuxime chapitre de ce livre, Gascar dcrit deux personnages, sjournant Vnice,
qui semblent annoncer une sorte dapocalypse : celle dune petite fille poursuivie, dans la
nuit, par des pigeons 376 et celle dune vieille prostitue [] gmiss[ant] sur les malheurs
de la ville 377. Les oiseaux poursuivant la jeune fille, selon lauteur-narrateur, rappellent le
sifflement des Erinyes 378. Ces figures mythologiques sont lorigine gardiennes des lois
de la nature 379, mais ont fini par reprsenter la vengeance 380, ainsi que le sentiment de
culpabilit [et] lautodestruction 381. Il est possible que la scne dcrite par Gascar rassemble
la fois ces trois symboliques, les pigeons reprsentant alors le sentiment de culpabilit
humaine d nos atteintes la nature, que non seulement nous dtruisons, mais qui finira
aussi par nous dtruire. La vieille prostitue vnitienne, quant elle, semble sapparenter
la Grande Prostitue , figure biblique voque dans lApocalypse de Jean. Dans ce texte,
celle-ci est dcrite comme tant assise sur plusieurs eaux (XVII,1)382. Limage sculaire
quen donne Gascar semble tre celle de Venise, ville dinnombrables canaux, o habite la

371
Ibid.
372
Ibid., p. 23.
373
Ibid.
374
Ibid.
375
Ibid., p. 33.
376
Ibid., p. 54.
377
Ibid.
378
Ibid., p. 59.
379
Jean Chevalier, Alain Gheerbrant, op. cit., p. 412.
380
Ibid., p. 411
381
Ibid.
382
Saint Jean lEvangliste, Apocalypse , in : La Sainte Bible, qui contient le Vieux et le Nouveau Testament,
d. David Martin, Bruxelles, Socit biblique britannique et trangre, 1855, p. 1213.

64
vieille prostitue du Prsage. Nanmoins, bien que la Grande Prostitue soit une figure
malfique selon lEcriture, elle semble se transformer plutt en messager avertisseur du mal
dans Le Prsage. Ainsi, elle invite les gens entrer chez elle, pour constater les progrs du
mal [d la monte des eaux Vnice] sur le mur auquel sappuyait son lit 383.
En outre, Gascar revoie au Jugement dernier, galement voqu dans lApocalypse de Jean,
mais il le scularise en quelque sorte :

Imaginez une sorte de Jugement dernier o ce ne serait pas, comme dans


lautre, les morts qui sortiraient de leurs tombeaux, mais les personnages et
mme les objets enferms dans les produits de notre art qui se libreraient,
faisant clater leur vrit secrte384.

Dans lextrait ci-dessus, lauteur-narrateur cre une atmosphre fantastique dans laquelle les
uvres dart vnitiennes assument le rle des dfunts prts recevoir le jugement dernier de
Dieu. Le phnomne qui chasse les personnages de lart vnitienne de leurs tombeaux est
dpourvu de tout caractre religieux : il sagit de la perte dimages 385, le processus par
lequel la ville ne cesse de plir, par leffet de la pollution de lair 386. De plus, au lieu de
nous conduire vers un jugement dernier, ces personnages dart anims constituent de vrais
avertissements. Gascar les associe la fille poursuivie et la vieille prostitue mentionnes
ci-dessus, en avouant que ces deux scnes relles sont des projections de ce que les
uvres dart recelaient presque notre insu 387, tout en explicitant quil ny voi[t] briller
que la lumire de la Rvlation 388. Ainsi, tous ces personnages, rels ou imaginaires, dots
dune sorte de dimension apocalyptique, ne nous parlent donc pas de notre damnation, mais
constituent les prsages dun avenir que lhomme peut toujours essayer dempcher. De
nouveau, lauteur-narrateur fait preuve du paradoxe du discours co-apocalyptique. En effet,
Gascar nesquisse une apocalypse sculaire que pour suggrer que nous pouvons lviter, si
nous nous rendons compte temps de notre responsabilit envers lenvironnement.

Dans Les Chevaux, rcit dans Les Btes, nous pensons galement trouver des images
apocalyptiques qui visent nous sensibiliser sur notre responsabilit, cette fois-ci envers le
rgne animal. Il semble que, dans cette nouvelle, les chevaux que frappe le personnage de
Peer sapparentent parfois aux dits animaux dcrits dans lApocalypse de Jean. Celui-ci crit

383
Pierre Gascar, Le Prsage, op. cit., p. 57.
384
Ibid., p. 53.
385
Ibid., p. 60
386
Ibid.
387
Ibid., p. 54.
388
Ibid., p. 59.

65
qu louverture de quatre sceaux du livre tenu par lEternel, apparaissent successivement les
chevaux de la guerre, de la famine et de la mort 389. Ces trois concepts se runissent
galement dans la nouvelle de Gascar : Peer se trouve dans une curie militaire, en pleine
guerre, o plusieurs chevaux affams meurent chaque jour. De plus, Saint Jean dcrit ces
animaux comme une force chtonienne, voire infernale [] que rien ne peut arrter 390,
comme une force fatale surgie des tnbres 391. A la fin de la nouvelle de Gascar, la
libration des dits animaux se dcrit en termes semblables :

Il y eut dabord quelques secondes dhsitation. [] Puis, une des btes qui
tait place prs de la porte maintenant ouverte grand battants, marcha vers
lair libre, sbroua en hennissant et ce fut la rue. [] Il ny avait plus de
chevaux maigres, de chevaux boiteux ou aveugles, de chevaux mourants : il
ny avait plus quune immense force chevaline []392.

A la faon des chevaux apocalyptiques, les btes dcrites ci-dessus se prsentent galement
comme une norme foule, une immense force sortant par une soudaine ouverture, une porte
ouverte grand battants dans le texte de Gascar. Bien avant la libration voque dans cet
extrait, Peer ressentait dj une telle apocalypse mergente :

Ce quil savait aussi cest que chacun de ses coups le plongeait un peu plus
dans un univers grimaant o les chevaux ntaient que frocit, les hommes
que haine. Il forgeait ses propres dmons. Le fouet haut, il dressait, pour des
galops longtemps contenus, pour une rue dont il prouvait davance le
caractre final, les images pnibles de ses jours393.

Cest en frappant des animaux que Peer se plonge dans un univers grimaant qui annonce
dj la fuite apocalyptique des chevaux. En mme temps, ses coups invoquent limage de ses
propres dmons, ce qui associe les tourments des btes la sienne. Ainsi, dans ce rcit,
lhomme et lanimal entrent dans une relation fraternelle inavoue, du moins en ce qui
concerne la souffrance394. La fraternit sous-jacente et le sort mutuel des tres humains et des
animaux, exprims alors dans cette nouvelle, peut nous inviter reconsidrer les rapports
homme/animal. La cruaut envers les btes devient limage des dmons que nous forgeons
nous-mmes et pour nous-mmes : en maltraitant dautres rgnes naturels nous risquons de
nuire galement au rgne humain. Aussi, Gascar, semble-t-il suggrer que lapocalypse des
389
Andr-Marie Gerard, op. cit., p. 87.
390
Andr Siganos, Bestiaire mythique , in : Pierre Brunel, Dictionnaire des mythes littraires, Paris, Editions
du Rocher, 1988, p. 219.
391
Ibid.
392
Pierre Gascar, Les Btes, op. cit., p. 36-37 (nous soulignons).
393
Ibid., p. 28 (nous soulignons).
394
Chester Obuchowski, op. cit., p. 328.

66
animaux, provoque par le manque dun sens de responsabilit chez lhomme, pourrait
facilement devenir la ntre.

En bref, dans plusieurs de ses uvres, comme Le Rgne vgtal, Le Prsage, Les
Sources et Les Btes, Pierre Gascar voque une tension entre le domaine humain et celui de la
nature. Lintrusion (souvent violente) de lhomme transforme la nature en une sorte de non-
lieu, dans lequel lhomme ne se rend pas compte de ses rapports historiques, identitaires et
relationnels avec la nature. Lintrusion inverse, celle de la nature dans le domaine humain, est
dcrite en termes fantastiques, rappelant les dcors effrayants du roman gothique et suggrant
que lhomme moderne ressent le plus souvent cette confrontation comme tant problmatique
et bouleversant.
Nous pouvons aussi retrouver le trope de lintrusion sous une autre forme dans luvre de
Gascar, notamment dans Le Prsage et dans Le Rgne vgtal. Ainsi, lintrusion dlments
chimiques et toxique au sein de lenvironnement constitue la base du discours toxique
matrialiste de lauteur. Tout en voquant la pollution et lintoxication progressives du monde
entier, il met laccent sur linterdpendance existentielle de lespce humaine et de la nature.
Aussi suggre-t-il que, si lhomme porte attente lenvironnement, il nuit galement
lavenir de sa propre espce.
Cette inquitude est renforce, dans Le Rgne vgtal, Les Btes et surtout dans Le
Prsage, par lvocation dimages apocalyptiques. Ayant recours des descriptions science-
fictionnelles et fantastiques, Gascar imagine un monde post-apocalyptique terrestre, qui
semble dj tre prsent dans certains endroits de la terre, afin de nous faire rflchir sur notre
responsabilit envers lenvironnement naturel et envers le rgne animal.

67
Conclusion

En guise de conclusion nous pouvons constater que chez Pierre Gascar, lcriture de la nature
est clairement caractrise par une conception matrialiste du monde. Dans ses uvres, nous
avons dabord repr certaines mtamorphoses anthropomorphistes dentits naturelles, ainsi
que plusieurs mtamorphoses phytomorphiques et zoomorphiques dlments humains. Ces
transformations visent toutes lier et apparenter la condition humaine celle de la nature,
selon lide matrialiste quil existe une unit matrielle entre tous les organismes vivants.
Ainsi, dans Les Sources, Le Rgne vgtal et Pour le dire avec des fleurs, travers ces
mtamorphoses, Gascar semble sinterroger sur la mort et la finitude humaine au sein du
monde naturel, cens tre la fois antrieur et postrieur au ntre, ainsi que sur lide dune
interdpendance entre lhistoire humaine et celle de la nature. Ayant recours des rflexions
semblables celles de Roger Caillois propos de la mystique matrialiste , Gascar labore
davantage sa conception matrialiste du monde environnant. En effet, la prise de conscience
dune symbiose entre lhomme et la nature tend relativiser et mme faire disparatre les
contingences de lhistoire humaine au sein de lensemble englobant que constitue lhistoire
naturelle. Par ailleurs, les demi-mtamorphoses zoomorphiques, que nous avons repres dans
Les Btes, semblent mettre en question un autre aspect du matrialisme gascarien. Si ces
transformations sinterrogent aussi sur les liens troits entre la condition de lhomme et celle
de la nature, elles mettent surtout en question lapparition chez lhomme de certaines
caractristiques juges appartenir au monde naturel qui est antrieur lhistoire humaine.
Ainsi, mesure que certains personnages se transforment en figures homme/animal, ils font
preuve de la tendance humaine latavisme ou lanimisme dans telle ou telle situation
limite.
Dans ses uvres, Gascar voque non seulement la condition de lhomme, mais aussi la
socit humaine travers lcriture de la nature. Sa critique sociale semble galement relever
dun certain matrialisme. Ainsi, dans Le Rgne vgtal et dans Pour le dire avec des fleurs,
lauteur semble mettre laccent sur linexistence de valeurs absolues et fait preuve dun refus
duniversalisme et de manichisme quant aux considrations morales ou thiques. Ayant
recours des mtaphores de sorcellerie, Gascar voque ce que Roger Caillois appelle le
fantastique naturel , cest--dire des phnomnes inertes qui semblent rfuter lordre de la
nature. Cest ainsi que lauteur met en accusation la tendance de lhomme structurer trop
troitement le monde en catgories mentales et condamner, voire liminer les lments qui

68
transgressent ces catgories. Dans Les Sources, il transforme lide dune telle transgression
catgorielle en symbole utopique dunanimit, en dcrivant la mtamorphose zoomorphique
de la femme-abeille. Celle-ci soppose plusieurs symboles duniformisation sociale, telles
que luniformit presque militaire des sapins, lchec du concept communiste des cents
fleurs et lindividualisme extrme de certains projets de culture biologique. Si dans ce livre,
la mtamorphose zoomorphique traduit un idal matrialiste dunanimit sociale, Gascar
dcrit plutt un univers pessimiste dans Les Btes. Le zoomorphisme et lanthropomorphisme
semblent alors dnoncer la violence entre les tres humains travers lvocation des conflits
entre lhomme et lanimal. Il est clair que lide matrialiste dune analogie entre le rgne
humain et le monde naturel a connu une volution chez Gascar. Au dbut de sa carrire
littraire, comme en tmoigne Les Btes, la nature lui fournit surtout les images dune
condition humaine pervertie et dun manque de solidarit entre les hommes, vision pessimiste
sans doute due la Seconde Guerre mondiale dont sinspire ce livre. Plus tard, comme dans
Les Sources, lauteur exprime davantage despoir quant la socit humaine.
Nanmoins, les rapports entre lhomme et la nature restent souvent problmatiques dans
toutes ses uvres. Ainsi, Gascar semble parfois apparenter la place de lhomme moderne dans
lenvironnement naturel celle quil occupe dans un non-lieu , daprs le terme de Marc
Aug. Selon Gascar, lintrusion humaine, souvent violente, semble nuire alors aux rapports
identitaires, historiques et relationnels que nous pourrions quand mme ressentir au sein du
monde naturel. De plus, lintrusion inverse est souvent dcrite par Gascar en termes
fantastiques, semblables ceux du roman gothique. Si une telle vocation angoissante des
tensions entre lespace humain et le domaine naturel semble tre loin de son idal matrialiste,
qui stipule lexistence dune symbiose entre le rgne humain et celui de la nature, nous
pouvons y lire quand mme une accusation de la position quoccupe lhomme moderne au
sein de lenvironnement. Cette dnonciation prend encore plus dampleur dans Le Prsage et
dans Le Rgne vgtal, quand lauteur se livre ce que Lawrence Buell appelle un discours
toxique . Si Gascar voque alors lintrusion de certains lments toxiques dans la nature, il
rflchit galement sur les rpercussions de cette intoxication partir dune conception
matrialiste du monde. Ainsi, selon lide dune interdpendance entre lhistoire de lhomme
et celle de la nature, lauteur semble suggrer que nos atteintes lavenir de lenvironnement,
par lintoxication globale, finiront par nuire lavenir de notre propre espce aussi. Afin
dexprimer cette inquitude, il a de nouveau recours des mtaphores et des images du
fantastique.

69
Limaginaire fantastique concernant les proccupations cologiques de lauteur se dploie
dautant plus dans Le Prsage, quand il voque un monde post-apocalyptique. Ayant recours
des rfrences science-fictionnelles, mythologiques et bibliques propos des lichens,
symbole nous signalant les actuels et futurs problmes cologiques, Gascar cre une sorte
datmosphre dapocalypse, dont il estime quelle semble dj seffectuer dans certains
endroits de la Terre. Tout en faisant preuve du soi-disant paradoxe du discours co-
apocalyptique , daprs le terme de Buell, il imagine un scnario de cauchemar pour nous
inciter le rendre impotent et afin de nous sensibiliser sur notre responsabilit envers
lenvironnement et son avenir. Il en va de mme pour Le Rgne vgtal, livre dans lequel le
nostoc nous offre dj laperu dun monde post-apocalyptique dont lhomme a disparu, ainsi
que pour Les Btes, livre qui nous dmontre, en filigrane, que les catastrophes que nous
provoquons pour dautres rgnes naturels pourraient savrer les ntres. L encore, il sagit
dune pense matrialiste de la part de lauteur, esquissant un rapport troit entre les destins
de tous les organismes vivants de notre plante.
Lcriture de la nature se prsente chez Pierre Gascar comme une rflexion saisissante sur
les rapports entre lhomme moderne et lenvironnement. Les ides matrialistes, quil exprime
dans plusieurs uvres, non seulement dvoilent de captivantes similitudes entre la nature et la
condition humaine, mais elles visent galement lier lun lautre les destins des deux
rgnes. Si les uvres de Gascar se prsentent tantt comme des accusations, tantt comme
des prsages pessimistes, elles nous invitent surtout nous accorder avec la nature, en
assumant notre responsabilit envers lenvironnement et par consquent envers notre propre
espce. Car en effet, comme crit Gascar, ceux qui croient lavenir de lhomme ont, en
secret, un arbre dans le cur 395.

395
Pierre Gascar, Les Sources, op. cit., p. 137.

70
Bibliographie
1. uvres de Pierre Gascar
Les Btes, Paris, Gallimard, coll. LImaginaire, 1953.

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74
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2.6. Articles de presse

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2.8. Entretiens

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septembre 1974, disponible sur <http://www.ina.fr/media/entretiens/audio/PHD86009786/pier
re-gascar-ecrivain.fr.html>.

75
Table

Avant-propos ................................................................................................... 4

Introduction ..................................................................................................... 5

1. La nature et la condition humaine .......................................................... 10


1.1. La finitude humaine dans Pour le dire avec des fleurs ................................................... 11
1.2. La symbiose des histoires humaine et naturelle dans Les Sources ................................. 16
1.3. La conception de la mort dans Le Rgne vgtal .................................................................. 22

1.4. Lhomme hybride dans Les Btes : atavisme et animisme .................................................. 25

2. Les paraboles sociales ................................................................................ 34


2.1. Transgression dans Le Rgne vgtal et Pour le dire avec des fleurs ............................. 34
2.2. Uniformit et unanimit dans Les Sources ....................................................................... 40

2.3. Les rapports homme/animal et les conflits humains dans Les Btes ................................ 43
3. Les rapports homme/nature ...................................................................... 50
3.1. Lespace humain vs. lespace naturel .............................................................................. 50
3.2. Le discours toxique matrialiste ...................................................................................... 58

3.3. La responsabilit humaine : limaginaire apocalyptique ................................................. 61

Conclusion ........................................................................................................ 68

Bibliographie .................................................................................................... 71

76

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