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La prescription des motions pour les infirmires hospitalires et les


volontaires dune association daide aux malades du SIDA (AIDES)

Contrle de soi et juste distance au


malade
Marc Loriol,
docteur en
sociologie,
charg de
recherches au
Centre national
de recherche
scientifique,
Paris I, et JeanMarc Weller,
docteur en
sociologie,
charg de
recherches au
Centre national
de la recherche
scientifique au
Laboratoire
techniques,
territoire et
socits (LATT),
Ecole nationale
des ponts et
chausses.

Mots clefs : sant mentale,


soins infirmiers, travail et sant,
relation soignant-soign.

Partie des actes


du XXVIIme
congrs de la
Socit
dergonomie de
langue franaise
Aix-enProvence en
2002.

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Pour rpondre au stress des infirmires,


tout un discours et de vritables techniques de prescription des motions
se sont dvelopps autour de lintelligence motionnelle . Quimplique
cette invitation grer ses motions
laide de techniques, pour les infirmires, pour leur relation avec les
patients, et en termes de politique
dorganisation du travail ?

Alors que la sociologie du travail et des


organisations a abord occasionnellement la
question des motions et des tats affectifs
(Fineman, 1993), lergonomie semble avoir
longtemps laiss de ct ce thme (de
Montmollin, 1996). Prsentes comme trop
irrationnelles ou comme renvoyant la
personnalit , les motions ont t perues
comme un objet dangereux qui risquait de
mener au subjectivisme ou la psychologisation
excessive des difficults rencontres dans le
travail.
Dvelopper une intelligence motionnelle
Cest travers les proccupations rcentes pour
la question du stress que le thme des motions
au travail a connu un nouveau regain dintrt.
Les travaux des psychologues, notamment
dorientation cognitivo-comportementale

(Lelord, Andr, 2001 ; Lgeron, 2001), ont alors


t mobiliss pour dvelopper tout un discours
prescriptif autour de la ncessit de plus en plus
grande, dans le monde du travail contemporain,
de dvelopper une intelligence motionnelle
(Goleman, 1999). Renouvelant la thorie
volutionniste, ces auteurs attribuent deux
grandes fonctions aux motions humaines :
ladaptation son environnement et la communication avec autrui. Dune part les motions
agissent comme des guides qui peuvent nous
aider prendre les bonnes dcisions en fonction
du contexte et de lexprience accumule, et
dautre part, elles permettent aux personnes en
interaction de sentir leffet produit sur lautre
et facilitent lajustement mutuel. Les personnes
qui pour des raisons physiopathologiques
seraient incapables de ressentir leurs motions
et celles des autres seraient ainsi gravement
handicapes socialement. Toutefois, pour ces
auteurs, les grandes motions humaines seraient
le produit dun processus multi-millnaire de
slection-adaptation, bien plus lent finalement
que les transformations des exigences du travail
durant ces derniers sicles. Do un risque de
dsajustement entre des motions bases sur
ladaptation un univers dangereux et incertain
(le flight or fight du chasseur-cueilleur) et les
besoins coopratifs et relationnels de lconomie de plus en plus tertiarise. La solution
alors, serait daider chacun grer et contrler
ses motions afin den faire un atout et non un
obstacle.
Avec la monte en puissance du thme fourretout du stress au travail, la focalisation sur le
service au client, la relation daide, force est de
constater limportance croissante des dispositifs
managriaux concernant le travail motionnel
dans les mtiers de contact. La raction premire du sociologue ou de lergonome (au
moins pour celui sintresse plus aux situations
de travail quaux diffrences individuelles entre
travailleur) est de critiquer cette tendance, de
souligner les effets doccultation quelle peut
avoir sur les dbats autour des conditions et de
lorganisation du travail. Une telle critique, pour
Sant conjugue - avril 2005 - n 32

LE BURN OUT

tre intressante et pertinente, suppose toutefois


une analyse dtaille des conditions, des formes
et des effets de ces nouvelles pratiques de
prescription motionnelle. Dautant que
derrire cette apparente importance, il y a
certainement des usages varis.
Cest pourquoi on propose la comparaison de
deux terrains, certes diffrents, mais qui
impliquent tous les deux de la part de
lintervenant une dmarche daide et une
confrontation la maladie : infirmire
hospitalire dans diffrents services de soins et
bnvoles dans une association daide aux
malades du SIDA (AIDES). Ces enqutes ont
t menes sur la base dentretiens et
dobservations. Le thme de la prescription
imposait un recours important aux discours
(entretien, manuels ou guide de formation,
conseils de tous ordres donns par des
thrapeutes ou des aidants expriments et/
ou en position de domination hirarchique).
Cela est dautant plus ncessaire que la vie
motionnelle est intime, et mme si elle peut
transparatre dans certaines expressions du
visage, elle nest pas forcment facile
observer. Elle sexprime en effet dans tout un
ensemble de codifications sociales et des
processus de construction collective auxquels
participent justement les pratiques de
prescription motionnelle que lon souhaite
tudier ici.

Peut-on prescrire les tats


affectifs dans le travail
relationnel ?
Comment le face--face avec le malade est-il
pens et mis en forme ? La question de la
prescription dans les activits soignantes et plus
encore quand il sagit de bnvoles , de
volontaires dans le langage de AIDES, peut
sembler premire vue relativement complexe.
Si lon limite le prescrit ce que la hirarchie
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spcifie formellement, oralement ou par crit


(consignes, notices, rglements) (de
Montmollin, 1996), force est de constater quil
nexiste que peu de rgles gnrales organisant
ce que doit tre le travail de linfirmire ou du
volontaire , notamment dans sa dimension
relationnelle. Cela peut sexpliquer par le
caractre personnalis et imprvisible des
relations humaines qui ne peuvent pas tre
aisment coules dans des cadres trop rigides,
dautant que dun service lautre, dune
organisation caritative une autre, les modes
dorganisation et de division du travail peuvent
tre trs variables.
La difficult de dfinir priori la forme que
doit prendre le travail relationnel dans les deux
organisations tudies tient galement pour une
part leur mode de fonctionnement et leur
idologie . Si lhpital est une structure
technico-administrative lourde devant assurer
la coordination de nombreux intervenants, le
travail, du fait de son caractre complexe et
imprvisible, ne peut y tre totalement prescrit
par la direction centrale. Le spcialiste des
organisations Henry Mintzberg (1982) a
qualifi de bureaucratie professionnelle ce
fonctionnement dans lequel la rgulation est
assure travers la standardisation des qualifications. Ce type dorganisation contrle la
qualit du travail en sassurant que ses membres
rpondent des qualifications bien dfinies et
sanctionnes lgalement. Par exemple, lhpital
peut difficilement contrler la faon dont
chaque infirmire va raliser telle ou telle injection. Lhpital va plutt sassurer dembaucher
des infirmires qualifies, qui ont obtenu une
formation reconnue en soins infirmiers et dont
les comptences sont certifies par un ordre
professionnel ou un autre systme de vrification des qualifications. Ds lors, il est possible
de considrer que les rgles professionnelles
peuvent tenir lieu de prescription. Or, les
rflexions rcentes sur les rgles de mtier
associes au travail infirmier accordent une
grande place la faon de grer les motions
lies au contact avec autrui.
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Contrle de soi et juste distance au malade

Lorigine associative du travail de AIDES


marque bien videmment le sens, limage, que
ses membres veulent donner de leur action. Si
lon partage lide que les techniques de prescription motionnelle entendent instrumenter le
travail autant quelles refabriquent le travailleur
lui-mme, le dotant de qualits et dintrts de
manire bien prcise, on ne peut que remarquer
que le travail militant et le travail soignant
diffrent largement. En effet, dans le cas de
AIDES, les prescriptions motionnelles
sinscrivent fondamentalement dans un rapport
dgalit entre laccueillant, lassociation et
laccueilli. La fiction politique implicite est
celle dune dmarche de sant communautaire
(la communaut des malades du SIDA et de tous
ceux qui font lexprience du SIDA dans leur
vie, en tant directement expos ou touch par
latteinte dun proche, dun conjoint, dun
enfant, dun parent). Cela ne signifie pas quil
ny ait pas de tensions, dingalits ou de rapports de force naturellement. Mais le contrle
de soi et la distance lautre se jouent selon
une figure trs particulire qui est laccueil et
laccompagnement de malades quon construit
a priori comme des proches (Weller, 2002). Les
techniques de prescription motionnelle sont
censes quiper les accueillants dans leur
capacit se protger (affectivement) et se
sentir (politiquement) proches simultanment.
Le cas du travail salari plus classique diffre
certainement sur ce point : comment introduire
une certaine proximit dans des rapports qui
la base sont des rapports dingalit (entre le
soignant et le soign, entre le soignant et sa
hirarchie). On ne peut donc formellement
parler de prescription au sein de AIDES.
En effet, la diffrence du travail infirmier, le
travail des bnvoles de lassociation ne se
droule pas dans un espace de subordination :
le volontaire na pas authentiquement de hirarchie, et donc la prescription nest pas exactement du mme ordre que dans le cadre du travail
salari.
Reste quil y a un intrt quand mme comparer les deux terrains. Tout dabord pour des
raisons historiques. Les militants dune
association comme AIDES ont certainement
contribu faire circuler, au sein de lhpital et
du milieu infirmier, des techniques relationnelles indites (autour du thme de laccompagnement et de la mort : les rflexions de
AIDES sont inaugures par un psychiatre - et
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militant de AIDES - de Necker en 1985) jusque


l considres comme relativement marginales
en France (en fait, trs loignes, on limagine,
de la manire dont la profession infirmire sest
historiquement construite en France), un
moment o prcisment la profession se
redfinit. Par ailleurs, confronts la difficile
question des consquences motionnelles de
lengagement auprs des malades, les militants
des associations anti-SIDA se sont tourns vers
les travaux qui autour de la notion de burn out
avait t raliss en Amrique du Nord sur les
difficults psychologiques des soignants.
Ensuite, dans les deux cas, les objectifs des
rflexions sur le bon positionnement professionnel taient similaires : faire face lusure
psychologique qui provoque des dfections ou
une critique des conditions de travail et rend
plus difficile le recrutement dune part. Dautre
part contrler leffet des motions des soignants
ou des volontaires sur la relation avec le malade
et limage de linstitution, cest--dire la
construction dune certaine confiance. Dans les
deux cas, ces objectifs se traduisent par une
tendance la professionnalisation, mme si
celle-ci est videmment plus parcellaire dans
le cas de AIDES. Cest travers cet axe de la
professionnalisation quil convient de
comprendre le dveloppement des techniques
et des pratiques de prescription des tats
motionnels.
Toutefois, pour les infirmires et a fortiori pour
les aidants associatifs, llaboration de telles
rgles est un phnomne rcent qui ne porte,
pour linstant, que sur des principes trs
gnraux dont il nest pas toujours simple de
dgager une mise en uvre concrte sur le
terrain.

Les techniques de la
prescription motionnelle
Limpression premire est en effet que chaque
soignant doit, avec sa propre personnalit, son
thique personnelle, se dbrouiller pour grer
ses motions dans la relation avec le malade.
Pourtant, en ce domaine, les conseils et les
rflexions sont de plus et plus nombreux et
prcis. Dans le sillage de la psychanalyse puis,
de plus en plus de la psychologie cognitivocomportementale, le travail motionnel que
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LE BURN OUT

doit ncessairement raliser tout professionnel est de plus en plus formalis par les
manuels destination des soignants, dans les
discours des cadres et des formateurs. Ce travail
motionnel quil soit fait spontanment ou
prescrit comporte deux faces : un contrle
par le soignant de ses propres motions (ne pas
pleurer, ne pas montrer son dgot, garder son
calme, etc.) et la tentative dinduire chez le
patient les motions dsirables et facilitant le
travail de soin (calmer un malade angoiss,
attnuer la gne lie un soin intime, redonner
la joie de vivre un patient triste, etc.). Ce
travail motionnel doit, pour tre efficace, tre
invisible, ne pas apparatre comme un travail
(Hochschild, 1983). Un sourire visiblement
forc, par exemple, est insuffisant et mal vcu.
Ce travail est proche des comptences sociales
ordinaires que chacun met en uvre dans sa
vie de tous les jours et implique plus la personnalit de celui qui le met en uvre que dautres
types dactivits. De fait, il est gnralement
gr de faon informelle et spontane par le
collectif de travail. Lide de prescrire le travail
motionnel peut alors sembler paradoxale voire
absurde.
Dailleurs, du dbut du sicle jusquaux annes
1960, de nombreux auteurs crivant sur ce que
devrait tre le mtier dinfirmire ont affirm
que celle-ci ne faisait finalement que transposer,
dans un cadre professionnel ses qualits fminines naturelles , ses dispositions soccuper
des autres comme elle le faisait de son mari ou
de ses enfants. La volont toutefois de professionnaliser le mtier dinfirmire autour dun
rle propre, distinct de celui du mdecin
(notamment par la prise en compte des
besoins psychologiques et socioculturels du
malade) et les rflexions sur les conditions de
travail ont fait voluer la faon de concevoir le
mtier. A la fin des annes 1960, en effet, se
pose de plus en plus le problme de recruter
des soignants comptents. Lusure professionnelle et le ras le bol des contraintes psychologiques du travail taient mis en avant pour
expliquer la pnurie. Les manifestations infirmires de 1988 et 1991 ont galement contribu
placer au centre des dbats la question des
conditions de travail.
Le rsultat a t, entre autre, la production de
tout un discours sur la professionnalisation du
travail motionnel et la gestion des motions.
Trouver la bonne distance avec le malade et
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contrler ses ractions et ses affects sont devenus, limage de la figure emblmatique du
mdecin, les leitmotivs de la bonne infirmire,
au moins dans les discours (Loriol, 2000).
A cela sajoute, au moins pour lhpital, la
volont des directions et des organismes
gestionnaires, de dvelopper, dans le but de
produire des normes de bonne gestion, tout un
travail de quantification du travail ncessaire
pour chaque catgorie de malades. Il sagit de
calculer, pour des groupes homognes de
malades , la charge de travail moyenne mise
en uvre effectivement dans les diffrents
services. De cette faon, des redploiements
entre des services qui seraient sur-dots et des
services qui seraient sous-dots pourraient
tre envisags (Loriol, 2002). Cette dmarche
saccompagne en outre dune approche plus
centre sur la qualit : chaque service doit faire
la preuve quil se plie bien certaines normes
de pratiques dfinies lavance afin de pouvoir
bnficier de laccrditation dsormais ncessaire tout tablissement de soins.
Macdonalisation du travail infirmier
Dans ces calculs et cette volont de normalisation, cependant, le travail relationnel et sa
dimension motionnelle posent problme ; do
la volont de le rduire des techniques
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standardises, donnant plus de prise la mesure


et au contrle de lactivit. Cette situation a pu
tre observe depuis plus longtemps au Canada
o Angelo Soares a pu parler de faon vocatrice de macdonalisation du travail infirmier
dont la dimension relationnelle est de plus en
plus appauvrie (Soares, 2000). Quelles sont les
techniques prconises pour parvenir cet
objectif ? Elles peuvent tre schmatiquement
rsumes de la faon suivante :
La protocolisation : ce terme issu du langage
mdical renvoie llaboration codifie et
standardise des conduites tenir dans telle
ou telle situation. A lorigine, lobjectif tait
de contrler, dans un souci dobjectivit, de
comparabilit, les conditions de lexprimentation dun nouveau traitement. Puis le terme
a servi qualifier toutes les squences de
travail pr-dfinies lavance, dcomposes
en gestes techniques simples. Cela permet au
soignant de se concentrer sur la part technique
de son activit et ainsi de donner moins de
prises ces motions, de ne pas se sentir pris
au dpourvu et de dpersonnaliser la relation.
Par exemple, la toilette peut tre divise, dans
les manuels, en une trentaine dtapes. Autre
exemple : dans un service de ranimation
pdiatrique, la conduite tenir avec la famille
en cas de dcs dun enfant a t dfinie avec

une grande prcision par lquipe avec laide


des psychologues du service. Censs tre
penss rationnellement (prise en compte des
savoirs scientifiques, de lexprience collective), ces protocoles ont pour ambition de
rendre la relation plus efficace et moins
traumatisante pour les soignants.
La relaxation : si les motions ne sont pas
directement contrlables (on ne dcide pas
dtre en colre ou joyeux) certaines manifestations corporelles des motions sont peut tre
plus accessibles notre volont. Quand on
est en colre, le rythme cardiaque sacclre,
les muscles se contractent, la respiration
devient plus rapide et saccade. Chercher
se dtendre musculairement et contrler sa
respiration (respiration ralentie, profonde et
abdominale) peut alors aider sortir plus vite
de sa colre. Les techniques de relaxation sont
assez souvent enseignes dans les stages de
gestion du stress ou des conflits proposs aux
soignants.
Lvitement : si lon sent que lors dune interaction, il nest plus possible de retenir ses
motions dans le cadre prescrit par le rle
professionnel, il est conseill de se retirer
provisoirement de la relation, le temps de
retrouver ses esprits . Cela suppose le
soutien des collgues qui acceptent de
prendre le relais pendant quelques instants.
Un mode plus subtil de lvitement est la
dpersonnalisation de la relation, ou
comme le disent les psychologues repris par
certains cadres : Sparer son moi personnel
de son moi professionnel . Il sagit de ne
pas se sentir personnellement impliqu dans
la relation : ce nest pas moi que ce malade
adresse des reproches, mais au reprsentant
de linstitution hospitalire dont jendosse la
blouse, quelques heures dans ma journe. Il
sagit en fait dun cas particulier dune catgorie plus large : le travail sur les reprsentations. Mais lobjectif serait aussi de ne pas
chercher rgler, par le choix du mtier
dinfirmire ou lengagement dans une
association, des problmes psychologiques
personnels.
Le travail sur les reprsentations : lide
est que lmotion est lie la faon dont le
soignant peroit la situation. Si un patient
vous met en colre, cest que vous jugez son

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comportement comme moralement rprhensible, illgitime. Si lon pense au contraire


que le comportement en question nest que
la manifestation normale et incontrlable
de sa maladie, la charge motive sen trouve
automatiquement rduite. De mme, la mort
ne doit pas tre considre comme un chec
qui mettrait le soignant en faute, mais comme
un lment normal de la vie et du travail
lhpital. La trop forte identification avec
le malade, encore, est dconseille car elle
conduit endosser dune faon qui devient
vite insupportable, les souffrances de lautre.
Ce travail sur les reprsentations est souvent
men dans le cadre des groupes de parole mis
en place dans certains services considrs
comme difficiles.
On trouve, chez les infirmires, un certain
nombre de techniques visant leur permettre
de trouver la bonne distance avec le patient : le
protocole, la relaxation, lvitement temporaire,
la dpersonnalisation ou le travail sur les
reprsentations constituent autant dlments
reprables dans lorganisation visant prescrire
un contrle de soi, signe de professionnalit.
Certains ergonomes, comme le canadien Michel
Bigaouette (2001) ont dailleurs particip ce
mouvement. De mme, on trouve chez les
volontaires de AIDES des techniques analogues : guides et formations lentretien,
formation lcoute, rgulations (entretiens
avec un psychologue extrieur lassociation),
groupes de parole, vitement temporaire, etc.
On pourrait ici facilement donner des exemples
avec des documents bruts lappui : extraits
de guides ou documents de formation, extraits
ordinaires de situations de travail, dactions
entreprises dans les groupes de travail, etc.
Par ailleurs, ces techniques nont pas toutes le
mme statut. En fait, certaines reposent sur un
travail strictement individuel et visent le
contrle de soi (relaxation, entretiens
individuels avec un psychologue, stages de
formation lextrieur) tandis que dautres
mettent en avant le collectif (groupes de parole,
entretiens collectifs avec un psy ). Alors que,
dans le premier cas, lintress est coup de son
activit professionnelle et invit se recentrer
sur lui-mme (ce lui-mme tant suppos
cohrent, fiction de lunit du sujet, etc.), le
deuxime cas ne dissocie pas les agents de ceux
avec qui ils agissent concrtement. Le premier
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type de techniques renvoient donc au SUJET,


le second renvoie au TRAVAIL. Il y a donc peuttre l une distinction importante noter. On
pourrait projeter les diffrentes techniques de
prescription en fonction de ce critre assez
simple. Cela permet aussi de poser le problme
de larticulation individuel/collectif sous-tendu
par chaque technique de prescription de lmotionnel. Nous pouvons penser par exemple la
rgulation que les volontaires sont invits
entreprendre. Priodiquement, les volontaires
se rencontrent avec un psychologue extrieur
lassociation pour parler de leurs cas difficiles,
de leurs tensions, de comment sest pass le
mois. La technique de rgulation est connue
notamment pour la psychanalyse : individuelle,
elle sinscrit dans une corporation professionnelle plus ou moins constitue. Celle que
rinventent les militants de AIDES en la rendant
collective, faute de pouvoir sinscrire dans du
collectif.
Quelle efficacit pour quels rsultats ?
Ces diffrentes techniques mises en uvre ici
de faon volontariste, consciente et organise,
sont en fait assez proches des stratgies
dadaptation dveloppes collectivement et
individuellement au cours du temps par les
soignants dans les services qui marchent
bien (Loriol, 2000). Cela suppose une certaine
marge de manuvre sur les effectifs et les
moyens, une organisation du travail qui prend
en considration les difficults et les ncessits
du travail soignant, une certaine stabilit et
entente dans lquipe. Quand une de ces
conditions est absente ou que la difficult
(technique ou motionnelle) des soins slve
sans compensation en terme de moyens, le
travail motionnel risque dtre plus problmatique. La tentation, quand existe la volont
damliorer les choses (ce qui nest pas toujours
le cas), est de renforcer le travail motionnel
prescrit et donc de faire des problmes une
simple question de comptence professionnelle
individuelle : si les infirmires souffrent, cest
quelles ne sauraient pas suffisamment grer
leurs motions et la distance avec le malade.
Il existe en fait toute une chelle, un continuum,
qui va des normes les plus intriorises aux
techniques les plus artificielles en passant par
les rgles rappeles par lquipe ou les cadres.
Plus la gestion des motions apparat au
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Contrle de soi et juste distance au malade

soignant comme impose de lextrieur, ne


correspondant pas ses affects spontans,
moins elle pourra vritablement le protger et
plus elle risque davoir des effets pervers : effets
indsirables sur la vie motionnelle hors travail,
comme cette infirmire qui a peur de ne plus
pouvoir sengager dans une vritable relation
amoureuse ; marginalisation du groupe de
travail dont les normes ne paraissent plus
acceptables et surtout culpabilisation et oubli
des revendications qui renvoient aux responsabilits de la direction ou de lencadrement.
On pourrait dire la mme chose propos des
militants de AIDES, mme si la prescription na
videmment pas le mme caractre dobligation. La question pose est de savoir quelles
conditions ces techniques de prescription
sont appropriables par les intervenants, ce
qui dpend du jeu quelles autorisent pour
permettre ces derniers de les rinscrire dans
le flux dactivits de travail. Ainsi, on trouverait
des situations o ces techniques constituent
effectivement une aide pour les soignants ou
les bnvoles dans leur rapport au patient, et
lon trouverait des situations o elles gnrent
des effets pervers importants. De fait, cest la
question du genre (professionnel ou
militant) qui est implicitement pose : quelles
conditions ces techniques nourrissent (ou
abment) les savoirs partags, les routines de
travail, les connaissances collectives implicites
qui font une culture de mtier. Cette question
nous parat importante, condition de mesurer
que ce qui assure une prescription motionnelle son efficacit dpend aussi de
lenvironnement matriel et temporel du travail
lui-mme. Ainsi, le design des boxes
daccueil AIDES est indissociable de toute
une gamme de prescriptions visant canaliser
les motions. Plus largement, il y aurait une
distinction importante noter, quon pourrait
dsigner par le terme dattachement . Il y
aurait des situations de travail (comprenant des
travailleurs, une organisation et des malades)
o ces techniques favorisent un meilleur attachement (des travailleurs avec lorganisation et
les patients). Et il y aurait des situations o ces
techniques dbouchent sur un plus mauvais
attachement (des travailleurs entre eux, des
travailleurs et des patients, etc.). Au cur de
cette question, la capacit entretenir un
genre (Clot, 1999) parat centrale. On
pourrait donc projeter les diffrentes techniques
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de prescription en fonction de ce critre (par


exemple voquer le problme des boxes
dlaisss par les volontaires, des entretiens
daccueil qui dbordent , etc.).
La grande difficult de la prescription de
la distance et du contrle motionnel des
soignants ou des volontaires est en effet
dviter daller trop loin, de trop dshumaniser la relation
Do lambigut, par exemple de la thorie du
burn out qui enjoint au soignant de se protger
pour viter lpuisement motionnel qui
conduirait invitablement au rejet du patient.
Entre la sympathie et lantipathie, le soignant
devrait viser lempathie. Cette neutralit
affective rappelle en fait la position du mdecin.
Mais cette position est plus difficile tenir pour
les soignants qui justement revendiquent un
autre regard, une approche du malade qui ne le
rduit pas ltat dorgane dysfonctionnant et
assurent un contact plus long et prolong avec
les patients.
Tous les discours sur le contrle motionnel, la
distance et la professionnalisation sont donc
dautant plus faciles tenir, finalement, que lon
se trouve loign des contraintes du terrain et
de lengagement avec des malades rels. Il nest
pas tonnant que les cadres et les formateurs
sen fassent les principaux partisans. Pour
certains soignants, on aurait mme l affaire
un jargon, sans intrt pratique, mais indispensable pour monter dans la hirarchie,
montrer une certaine comptence aux postes
responsabilit et renforcer sa crdibilit aux
yeux de ses pairs.
Toutefois, dans lensemble, les soignants
accordent spontanment une grande confiance
et dveloppent des espoirs importants dans les
diffrentes pratiques daide psychologique
(entretien avec un psychologue, groupes de
paroles, formations la gestion du stress, des
conflits ou des motions). Pour ne pas
provoquer un rejet violent (ce qui a t le cas
de certains soignants ayant eu limpression
quon stait moqu deux) ni accrotre encore
les carts entre lidal et la ralit (ce qui ne
peut quaccrotre les difficults), il est donc
ncessaire dtre prudent dans la mise en oeuvre
(de la part des formateurs ou des cadres) des
pratiques de gestion de lmotionnel. Pour cela,
il faut partir des stratgies mises en oeuvre
Sant conjugue - avril 2005 - n 32

LE BURN OUT

spontanment et tenir compte de leurs


possibilits dexistence. Ne pas renvoyer les
revendications sur les moyens et lorganisation a des questions dinsuffisance
personnelle, cest--dire reconnatre et discuter
les contraintes environnementales et non
chercher les nier.

ne parvient pas surmonter ses affects, risque


daffaiblissement du collectif si les difficults
des collgues sont prsentes comme de simples faiblesses individuelles, rejet des atypiques
qui par leurs comportements remettraient en

cause les rgles collectives, etc.

Il y a du politique dans les instruments


de mesure du burn out
Lambition de ce travail tait de donner les
moyens de penser lconomie de ces techniques
de prescription depuis le travail lui-mme
jusquaux conditions concrtes de son accomplissement. Dans ces conditions (une sociologie
pragmatique), qui rend le dialogue possible
entre sociologues et ergonomes ou chercheurs
en psycho-dynamique, on pourra insister sur
lambigut de ces techniques. Par exemple
limportance de pouvoir penser ces techniques
non comme de purs instruments ou guides pour
laction, mais vritablement comme des
dispositifs contribuant dfinir le travailleur
lui-mme, son corps, ses motions et le sens de
son intervention. Il y a du politique dans les
instruments de mesure du burn out ! On pourrait
voquer les technologies de soi dont lhistoire a t esquisse par Foucault et qui
permettent aux individus deffectuer, seuls ou
a laide dautres, un certain nombre doprations sur leur corps et leur me, leurs penses,
leurs conduites, leur mode dtre (1994, 785).
Dans des milieux et pour des questions pour
lesquels une prescription hirarchique
autoritaire serait inacceptable et surtout peu
efficace, la prescription prend ici plus la forme
dun idal propos au soignant ou au bnvole,
de conseils visant non le contraindre, mais
favoriser son adaptation donc son bien tre
individuel. La pathologisation de difficults
prsentes comme des consquences de
mauvaises adaptations individuelles est lautre
face de la normalisation propre a tout milieu
social et particulirement professionnel. Cette
forme de prescription, typique des activits de
service a fort engagement personnel est probablement plus douce, plus soucieuse des besoins
de la personne, mais elle nefface pas (mme si
elle cherche parfois les nier) les contraintes
du monde de travail et nest pas forcement
exempte dun certain nombre deffets pervers :
culpabilisation personnelle de celui ou celle qui
Sant conjugue - avril 2005 - n 32

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