Chap 1 Ducreux

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Abate Ren Jean-Marie Ducreux Nicolas Kachaner

Boston Consulting Group

Le Grand Livre de la Stratgie

Groupe Eyrolles, 2009 ISBN : 978-2-212-54246-2

Chapitre 1

SAPPROPRIER LES FONDAMENTAUX DE LA STRATGIE

Groupe Eyrolles

Pour une entreprise, lobjectif stratgique est la cration et le maintien dun avantage durable par rapport ses concurrents. Lentreprise qui aura besoin de manire prenne dune moindre consommation de ressources (souvent matrialise par une position de cot favorable) pour fournir un service donn sassurera une position favorable long terme. Certes, une meilleure position de cot nest pas le seul avantage comptitif dune entreprise, mais il est certainement le plus dterminant, notamment dans les priodes de croissance. Or, le comportement des cots dans lentreprise sur longue priode est prvisible (sous rserve des remarques mises plus loin) ; il obit un phnomne qui a t mis en vidence et formalis en 1966 par Bruce Henderson, fondateur du Boston Consulting Group.

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La courbe dexprience
Ce phnomne, connu sous le nom d effet dexprience ou courbe dexprience , peut tre rsum de la manire simple suivante : chaque doublement du volume de production cumule par une entreprise bien gre dans la production dun bien ou dun produit clairement identifi, les cots de production unitaires exprims en monnaie constante de ce bien diminuent de 15 20 %. Cette baisse des prix et des cots en fonction de laccumulation dexprience a t mise en vidence dans de nombreuses industries et secteurs : ce constat a une porte universelle et se remarque sur des priodes trs longues. Les graphiques ci-dessous montrent plusieurs exemples de comportements de prix et de cots, dans les services (tlphone) lnergie (sables bitumineux et oliennes) et dans lindustrie (mmoires dynamiques)1. ce stade, lhypothse est faite que prix et cots voluent de la mme manire long terme :

Les raisons de ce phnomne


Les raisons expliquant ce phnomne ont t clairement identifies. Elles peuvent tre regroupes en six grandes catgories : lapprentissage ; la spcialisation ; linvestissement ; leffet dchelle ; le changement technologique ; la matrise du temps. Dans chacune de ces catgories, tout ou partie des cots baisse, quil sagisse des cots fixes, des cots variables ou du cot dutilisation des investissements.
1. Pour plus dexemples, se rfrer Stratgie, les cls du succs concurrentiel, Jean-Marie Ducreux, Maurice Marchand-Tonel, ditions dOrganisation, 2004, ou aux publications du Boston Consulting Group.

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Communication tlphonique de 3 minutes entre New York et Londres Cot d'un appel de 3 minutes entre New York et Londres en US$ de 1990 1000 1926 1927 1930 10 0 1944 1967 1974 10 1972 1980 2000 1990 2007 1 1 10 100 1000 10000 100000 1000000 Volume cumul (Nombre d'appels en millions) 1935

pente : 76%

Cot moyen unitaire (cents/kWH) 100

Pente : 70%

10

1 10 100 1 000 MW cumules aux tats-Unis

Prix de vente moyen ($ par Mbit) 10 000 Pente dexprience : 67 %

1 000

100

10

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0 0 0 Source : BCG 1 10 100 1 000 10 000 100 000 1 000 000 Volume cumul (Mbits)

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Courbe d'exprience sur la production de sables bitumeux (1981-2004)


Cot de production unitaire moyen (1997$US/ Baril)

100
1981 = $34/baril 1 400 MBPD1 1986-90 Prix du ptrole avant la guerre du Golfe ($10 $25/baril)

Milieu des annes 1990 Les tombereaux de chantiers et les pelleteuses remplacent les pelles benne tranante

Fin des annes 1990 L'hydro transport remplace les bandes transporteuses

10
Fin des annes 1980 Utilisation du procd de stimulation cyclique par la vapeur (SCV) Le processus de sparation faible temprature a rduit la consommation d'nergie 2004 = $7/baril 1 100 MBPD1 Milieu des annes 1990 Utilisation de la mthode de la sparation gravitaire stimule par injection de vapeur (SGSIV)

Pente : 76%

1 100 1 000
Production de sables bitumeux cumule

10 000
(Millions de barils)

Lapprentissage
Lapprentissage est un effet qui a t observ lors de la production davions pendant la Seconde Guerre mondiale : le taux de dcroissance des cots de main-duvre par unit produite tait en gnral de 10 15 % pour chaque doublement de volume cumul. Cet effet est facilement comprhensible : plus on fait quelque chose, mieux on le fait. Dune manire pratique, cela signifie que lon peut produire le mme bien avec moins de temps ou que lon peut en produire plus dans le mme temps. Ce phnomne est nanmoins complexe parce quil se matrialise dans lentreprise aussi bien au niveau individuel quau niveau collectif ; il est connu que les entreprises qui licencient un personnel expriment pour faire face un cycle de production bas mettent du temps retrouver leur niveau de productivit antrieure quand elles recrutent du nouveau personnel.
Cest une des raisons qui a pnalis Boeing par rapport Airbus de 1995 2005 ; le directeur des ressources humaines dAirbus a indiqu en public (congrs HR 2003, Paris) que ce mode de gestion, pratiqu par British Aerospace, avait pnalis le GIE Airbus au milieu des annes 1990 par des dlais de livraisons dailes plus longs et des cots plus levs. Cest aussi une des raisons, mais non la seule, qui explique lcart de cot entre les constructeurs automobiles nord-amricains et les
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constructeurs japonais qui produisent aux tats-Unis : alors que Mitsubishi assemble un vhicule en 21 h 33 dans son usine de lIllinois et que Nissan annonce un temps dassemblage par vhicule de 15 h 74 dans son usine de Smyrna Tennessee, GM annonce un temps de 36 h 67, Ford de 39 h 95 et Chrysler 40 h 60 (source : FT 19/06/03).

Aujourdhui, beaucoup dentreprises cherchent capter de manire formelle cet effet dapprentissage, notamment lors du dpart la retraite de collaborateurs de lentreprise, en mettant en place des systmes de gnration et de conservation des connaissances.
La RATP a mis en place un systme de rtention des expriences des conducteurs qui partent la retraite. La transmission mthodique du savoir-faire des anciens aux jeunes est souvent la toute premire tape de cette nouvelle science et comptence quon appelle la gestion du savoir .

La spcialisation
Lorsque les volumes augmentent, il devient possible de spcialiser tout ou partie du processus de production : la spcialisation permet ainsi de diminuer de 10 15 % le temps ncessaire pour produire une unit ou daugmenter de 10 15 % le nombre dunits produites dans un temps donn. Lexemple ci-dessous a trait la fabrication de chariots lvateurs : Effet de la spcialisation
Usine europenne Nombre de familles de produits Indices de cot : matires premires main-duvre directe frais indirects Cot total Niveau de prix constat (indices) 20 75 4 21 100 100 Usine japonaise 6 65 2 12 79 80

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Source : Kaisha, J. Abegglen, G. Stalk, ditions dOrganisation, 1998.

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Lavantage de cot de lentreprise japonaise provient principalement dune focalisation de la production sur un nombre rduit de familles de produits.
Sony, leader mondial de la production de produits lectroniques grand public, a connu un affaissement fort de sa marge au dbut des annes 2000. Afin de la rtablir, le groupe sest engag dans un vaste programme de rductions de ses cots. Lun des lments les plus spectaculaires de ce programme tait la focalisation sur un nombre rduit de composants : celui-ci est pass de 840 000 100 000, dont 20 % propres Sony, les 80 % restants tant des composants standards utiliss par les autres fabricants. Une rduction forte du nombre de fournisseurs, passs de 4 700 1 000 tait aussi au programme.

linverse, la dispersion est toujours coteuse. Encore faut-il tre capable de la mesurer et de comprendre et saisir les cots rels affects un produit. Une tude mene au sein dune usine sur une ligne de produits gnrant environ 10 millions deuros de ventes annuelles a montr que 23 % des produits ralisaient 85 % des ventes, une situation probablement caractristique de nombreuses lignes de production. De manire plus surprenante peut-tre, il sest avr que ces 23 % de produits ralisaient 400 % du rsultat de lusine, aprs rallocations des cots indirects, des amortissements et des cots de stocks. Les 77 % de produits restants perdaient de largent et ne couvraient pas les frais gnraux ncessaires leur production. Lanalyse stratgique des cots a rvl que ces produits de petits volumes avaient en ralit une marge brute ngative et pnalisaient fortement les produits qui reprsentaient le cur de lactivit. La spcialisation a de la valeur, la dispersion a un cot.

Linvestissement
Linvestissement entrane une diminution des cots. Sans investissement, il ne peut y avoir daugmentation de la capacit et il ne peut gure y avoir de diminution des cots pour une capacit constante. Linvestissement ici est entendu comme un ensemble de modifications dans le processus de production, impliquant aussi bien une nouvelle conception du produit, que
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des quipements nouveaux ou une remise plat des mthodes de production. Par dfinition, si un investissement est rentable, les entres de liquidits quil va permettre de raliser seront suprieures linvestissement lui-mme. Dans le secteur lectronique, la guerre permanente des puces se matrialise par une forte dynamique des investissements :
Intel investit chaque anne plus de 4 milliards de dollars en recherche et dveloppement tout en restant un leader rentable. Pour continuer de baisser ses cots tout en amliorant la performance de ces produits, Intel lance en permanence de nouveaux produits (Pentium, Xon et Titanium 2). Les trois derniers processeurs lancs par Intel (Pentium 42.40 C, 2.60 et 2.0 C) en utilisant la technologie rvolutionnaire de lhyper-threading permettent de ddoubler le nombre dinstructions excutes par chaque transistor et donc de baisser les cots doprations. Outre le fait que ces puces ont t lances des prix trs attractifs, elles font bnficier les logiciels dune efficacit nouvelle.

Dans dautres secteurs, cest une utilisation plus intense des actifs se traduisant par un taux de rotation des actifs plus lev qui contribue la baisse des cots :
Les avions Ryanair volent treize quatorze heures par jour, alors que les moyencourriers des compagnies traditionnelles volent six huit heures par jour. Zara, en utilisant des partenaires, et surtout en ayant un contrle trs rigoureux des stocks, parvient avoir un taux de rotation des actifs de 11, alors que la plupart de ses concurrents se contentent dun taux de rotation de 3 ou 4.

Leffet dchelle
Leffet dchelle est connu, mais il est parfois difficile mesurer prcisment. Il a pour consquence une rduction du cot unitaire des biens produits rsultant directement de laugmentation du nombre dunits produites. Il sapplique lensemble des tapes de conception, de production, de commercialisation, dadministration, etc. En production, laugmentation de volume permet de rpartir les frais fixes et les amortissements sur un volume accru ; comme dune manire gnrale, laugmentation du montant de linvestissement est infrieure laugmentation du volume quil permet datteindre, les cots unitaires baissent. Un volume lev

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permet en gnral une meilleure productivit des actifs. Des phnomnes similaires sappliquent la distribution et la commercialisation : le cot dune force commerciale est pour lessentiel fixe (mme si certains bonus sont lis au volume, voire la marge) : des ventes plus leves font donc baisser les cots unitaires. Enfin, des volumes plus importants permettent dobtenir de meilleures conditions dachat, dautomatiser certaines tches Le graphique ci-dessous met en vidence le comportement des cots dans une usine de confection : le cot de lunit standard de production baisse en fonction du volume par modle selon une pente 85 %, ce qui signifie quentre un modle produit 5 000 exemplaires et un modle produit 10 000 exemplaires lcart de cot est de 15 % :
Cot de l'unit standard (US) 100 80 60

40 0 5 10 20 30 Volume/modle en '000

Exemple deffet dchelle (coordonnes logarithmiques)

Leffet dchelle est cependant limit : les volumes ne peuvent pas tre augments linfini. Au-del dun certain point, la complexit peut devenir telle que les moyens mettre en place

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Le mme type deffet dchelle existe dans les services comme le montre lexemple ci-dessous dans la gestion dactifs dans les banques.

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Cot de personnel dans la gestion d'actifs AuM$b) Nombre d'employs en gestion 1/AuM$10B d'actifs 100

pente : 75 %

10

1 1000

10000

100000

1000000 AuMin $M

Source : BCG.

Effet dchelle gestion dactifs

pour la grer sont trs importants. Les cots de logistique reprsentent aussi une limite lexploitation de leffet dchelle ; une usine gigantesque pourra permettre de baisser les cots unitaires de production mais imposera de livrer les volumes produits des distances qui rendront le cot de distribution prohibitif. Une autre limite de leffet dchelle est le risque de capacit et de surcapacit qui peut rsulter de linvestissement similaire de concurrents ou dune faiblesse conjoncturelle du march. Le producteur se retrouve alors avec un excdent de capacit et dans limpossibilit damortir les investissements sur les volumes prvus.
Une usine de ciment na de sens conomique que sur un rayon de 100 km environ. Une usine de 1,6 MT par an a des cots nettement infrieurs une usine de 0,8 MT, mais elle na de sens que si elle a un march suffisant distance raisonnable. Cette vidence na pas empch certains cimentiers occidentaux de se retrouver en difficult lorsquils ont rachet des usines dEurope de lEst, splendides techniquement mais sans dbouch proche. Ds que le transport (quasiment gratuit lpoque communiste) est devenu payant un vrai prix de march, il a fallu faire des rvisions parfois dchirantes. Pour compliquer laffaire, une usine cimentaire sur un port a un rayon daction trs diffrent dune usine identique dans les terres et tous ces quilibres dpendent fortement du cot de lnergie !

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Le changement technologique
Un des moteurs les plus importants de baisse des cots est le changement de modle conomique ou le changement technologique.
Yanmar Diesel est un producteur japonais de moteurs diesel et de matriel agricole. En 1975, lentreprise traverse une priode difficile caractrise par la chute des ventes et des rsultats. Elle transforme alors son systme de production pour adopter le systme Kanban ou juste--temps, systme dans lequel les matires premires, les pices et les composants sont produits et livrs juste avant leur utilisation. Malgr une augmentation du nombre de modles de moteurs produits (qui passe de 150 en 1976 plus de 900 en 1981) les gains de productivit ont t spectaculaires : la productivit de la main-duvre a t multiplie par deux en cinq ans, les encours de fabrication ont diminu de 70 % environ, le volume de production correspondant au point mort est pass de 80 50 % de capacit et les cots de la plupart des produits ont baiss de plus de 40 %. En vingt ans, Dell est devenu le premier constructeur mondial de PC en rvolutionnant le modle traditionnel de production et en mettant au point son propre modle, sans cesse perfectionn, fond sur la vente directe et une gestion tendue de la chane logistique en respectant deux grands principes : llimination des tapes intermdiaires et lintgration de composants standards. Il bnficie ainsi des matriels les plus rcents et des meilleurs tarifs quil peut rpercuter immdiatement ses clients. Cette politique lui permet de fonctionner avec des stocks nuls ( le stock est la pire chose que lon puisse avoir dans un secteur o la valeur des matriels dcline rapidement ) et doffrir des dlais rduits ses clients. Les fournisseurs ont t invits sorganiser de manire efficace dans le cadre de ce modle ; ceux qui ne lont pas fait ont t limins (leur nombre a t divis par trois en quinze ans). Mais, comme on la mentionn prcdemment, ce modle est comme tout modle instable ; les rsultats ont flchi partir de 2005, amenant Dell chercher se rinventer.

Dans les deux exemples voqus ci-dessus, cest le changement de modle conomique, souvent rendu possible par des changements technologiques, qui est lorigine de gains de productivit spectaculaires.

La matrise du temps
Enfin, un des leviers stratgiques de la qute permanente de productivit est la rduction des temps de rponse. Les enjeux sont considrables. En effet, dans la plupart des entreprises, le temps ncessaire produire un bien ou fournir un service est
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trs infrieur au temps complet de prsence du bien ou du service dans le cycle de valeur ajoute. Un fabricant de vhicules industriels qui a besoin de seize heures pour assembler un vhicule constate quil lui faut quarante-cinq jours pour en lancer la fabrication en rponse une commande spcifique. Ce nest donc pas en augmentant la cadence que le temps perdu sera rattrap mais bien plutt en travaillant autrement : rorganisation des flux de production, diminution du nombre dtapes ncessitant un ordonnancement, diminution des tailles de lot de lancement, simplification des informations traiter Lanalyse dtaille de la plupart des systmes de production montre que les entreprises najoutent rellement de la valeur au produit ou au service quelles vendent que pendant 5 % ou moins du temps de transit dans la chane des oprations ; les produits ou les services attendent donc pendant 95 % du temps ; les entreprises qui sont capables de rduire de manire agressive ce temps perdu peuvent modifier leur avantage les rgles du jeu concurrentiel. Les exemples sont nombreux :
Un producteur dlments de construction prfabriqus capable de livrer des commandes sur le site de production dans les trois jours, alors que ses concurrents demandent des dlais suprieurs un mois a cr pendant plus de dix ans 10 % par an alors que la croissance du secteur tait infrieure 3 % par an. Dans le secteur de la confection, un des premiers acteurs modifier le systme a t Benetton qui a pu rduire considrablement les dlais dapprovisionnement, permettant ainsi aux dtaillants de se rapprovisionner au fur et mesure de leurs besoins et donc de diminuer leurs stocks : cest par une modification de certaines tapes de production (par exemple teinture en pices plutt que teinture en fil) ainsi que par loptimisation des flux au sein du rseau de sous-traitants que Benetton a pu diminuer le temps dattente des produits. Quinze ans aprs, cest Zara qui a modifi les rgles concurrentielles son tour en crant le concept de collection renouvele constamment et en tant capable de ravitailler les dtaillants plusieurs fois par semaine.

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Les limites du phnomne


La courbe dexprience formalise le fait que le cot dun produit est une fonction dcroissante du volume cumul de production (lexprience).

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Le phnomne est universel et sobserve dans toutes les industries ainsi que dans les services. Il peut cependant tre difficile mettre en vidence. Les systmes comptables rendent mal compte des phnomnes conomiques long terme : dune part les comptabilits analytiques se perfectionnent sans cesse et les dfinitions changent, rendant les comparaisons long terme difficiles voire impossibles. Dautre part, la notion de cot unitaire telle quelle est entendue ici prend en compte lensemble des cots y compris les cots dinvestissement, les cots indirects, les frais financiers et les divise par les quantits produites ; lanalyste se heurte alors lidentification et lallocation des cots. De plus, dans une perspective long terme, linflation vient occulter le phnomne de baisse des cots ; il faut donc mener des analyses dtailles sur une base hors inflation pour mettre en vidence lvolution des cots. Une difficult supplmentaire vient de ce que, trs souvent, la nature mme du produit volue dans le temps :
Dans le secteur du transport arien, on observe une courbe dexprience sur plusieurs dcennies mais celle-ci napprhende pas toute la ralit. Le voyage dans un Airbus ou Boeing na rien voir avec le bruit, linconfort et la lenteur du DC3 hlices des annes 1940 et 1950. LA380 et le Dreamliner prolongent ce phnomne de baisse des cots unitaires combine avec une amlioration des conditions de voyage.

Il ne faut aussi jamais oublier que leffet dexprience de lentreprise ne porte que sur sa propre valeur ajoute et sur les cots quelle contrle directement. Si lon produit des ustensiles de cuisine en aluminium ou en acier inoxydable, il est vident que (mme si lefficacit dans lutilisation de la matire premire fait partie de leffet dexprience) lon ne contrle pas les cots des producteurs amont. Enfin, rares sont les cas o un bien est produit et commercialis de manire isole : beaucoup de produits partagent des lignes de production, des rseaux de commercialisation et des services fonctionnels au sein dune entreprise. Il y a donc un
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phnomne de partage dexprience diffus et par consquent difficile isoler qui existe dans toute entreprise multiproduit ou multicanal. Il faut alors prendre en compte lexprience partage avec dautres biens : le cot dun produit diminuera plus ou moins vite selon le nombre et la croissance des produits qui partagent certains lments de cots. En effet, nous avons jusqu prsent raisonn de manire simplifie : la plupart des entreprises produisent non pas un seul bien produit ou service mais des gammes de produits qui partagent entre eux des strates de valeur ajoute. Dans la ralit, leffet dexprience sapplique chacune des tapes dlaboration du produit : R & D, conception, production, commercialisation, marketing, administratif, finances La courbe dexprience est le rsultat combin de leffet dapprentissage, de la spcialisation, de linvestissement, de leffet dchelle et des changements technologiques appliqus chacune des composants de cots ; toutes cependant nont pas la mme valeur et toutes ne bnficient pas de la mme exprience accumule. Cest pour les produits nouveaux ou ayant des composantes de cot compltement nouvelles que leffet dexprience se concrtise de la manire la plus spectaculaire. Un autre lment qui vient attnuer limpact de leffet dexprience sur une entreprise donne est la diffusion dexprience par le biais des fournisseurs ou des partenaires extrieurs : les moins expriments profitent dune faon certes attnue de ces transferts. Cest pourquoi la valeur de la part de march rsultant de leffet dexprience varie selon les caractristiques du secteur. Mais dune manire simplificatrice, on peut, dans la plupart des cas, approximer exprience cumule relative et part de march relative.
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Ainsi, dans les secteurs en forte croissance o les concurrents croissent en capitalisant sur des brevets ou des technologies propritaires, o les transferts dexprience dun concurrent lautre sont limits, la valeur de lexprience accumule et donc

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de la part de march est forte. Cest notamment le cas des secteurs lis aux nouvelles technologies o les concurrents gardent jalousement le secret sur la nature de leurs recherches (Intel, laboratoires pharmaceutiques) et sur leurs procds de fabrication (lixir de Coca-Cola, colles anarobies de Loctite), o les salaris sengagent respecter la confidentialit des informations auxquelles ils ont accs et o les procs en contrefaon sont frquents. En revanche, dans les secteurs plus mrs o les transferts dexprience entre concurrents sont importants, la valeur de la part de march est moindre. Ce sont souvent des secteurs o la croissance est rduite. Les causes de ces transferts dexprience sont nombreuses : des brevets tombent dans le domaine public, les salaris passent dune entreprise une autre, les diteurs de progiciels proposent les mmes produits aux diffrents concurrents, les fournisseurs font bnficier tous les concurrents de leurs propres progrs, les sous-traitants travaillent pour plusieurs concurrents. Dans ces secteurs, la part de march a moins de valeur que dans les secteurs o les transferts dexprience sont limits. Il en va de mme des secteurs anciens technologie banalise, o la comptitivit devient surtout fonction du cot des facteurs et notamment de la main-duvre (textile de grande diffusion, centres dappels, traitements informatiques simples, etc.). Cest le jeu que joue remarquablement la Chine (suivie par lInde), appuyant son essor international dabord sur des produits de masse banaliss et sensibles au prix, tout en amorant une remonte vers des produits plus forte valeur ajoute :
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La Chine produisait 6 000 voitures par an en 1988, 3,2 millions en 2005 et 7 millions en 2007. Elle produit dj plus de 50 % des climatiseurs mondiaux, avec une forte croissance de part de march mondiale.

La prise en compte des variations de lintensit de leffet dexprience est trs importante et est formalise dans la description

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des systmes concurrentiels (voir ci-aprs Les systmes concurrentiels )

Lavantage concurrentiel
Les consquences de ce phnomne dexprience sont extrmement fortes ; la part de march ou plus exactement lexprience qui permet de bnficier de meilleurs cots et la croissance qui permet de modifier les rapports de force sont deux composantes essentielles de toute stratgie dentreprise. Les cots sont inversement proportionnels la part de march. Une part de march leve (dtenue par une entreprise bien gre dans un segment stratgique bien dfini) doit conduire un bas niveau de cots (ou un avantage important de prix de vente en quivalent marketing). linverse, une part de march faible qui traduit une exprience limite induit a priori des cots relatifs plus levs. Ce constat a t mis en vidence de manire spectaculaire lors dun procs antitrust qui a eu lieu aux tats-Unis et qui a oblig les concurrents rendre publics leurs cots. General Electric tait accus par ses concurrents de dumping, autrement dit de mener une politique de ventes perte : laccusation des concurrents portait sur le fait que les prix pratiqus par GE et qui lui permettaient dtre le leader taient en fait infrieurs ses cots, puisque ces prix taient infrieurs leurs propres cots. La mise en vidence du comportement des cots des trois concurrents (Allis Chalmers, Westinghouse et General Electric) selon des courbes dexprience a montr quil nen tait rien et que la politique de prix pratique par GE, qui semblait agressive pour ses concurrents, refltait en fait un niveau de cots plus bas, li une plus grande part de march et une plus grande exprience.

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Courbe dexprience interconcurrentielle (1946-1963) Cot direct 380 par mgawatts ($ constant) 360 340 320 300 280 260 5 15 50 Mgawatts cumuls par entreprise Pente : 95 %

Allis Chalmer Westinghouse General Electric

Source : analyse BCG, donnes publies lors du procs antitrust.

Courbe dexprience interconcurrentielle


Marge d'exploitation (%) 50 SFR 31 % Orange 30 36 %

40

20 Bouygues Tlcom 15 %

10

0 0 10 20 30 40 50 Part de march Orange 90 % SFR 80 55 %

ROCE (%) 100

60 Bouygues Tlcom 15 %

40

0 0 10 Source = ARCEP 20 30 40 50 Part de march

Valeur de la part de march en tlphonie mobile France 2003

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Cest ce que montre le graphique ci-dessus qui positionne sur laxe vertical le cot direct de production par mgawatts dun gnrateur turbine et sur laxe horizontal lexprience accumule mesure par le nombre de mgawatts cumuls produits par chacune des trois entreprises sur la priode 1946-1963. GE bnficie de lexprience accumule la plus importante et voit effectivement ses cots baisser sur la priode considre. Les autres concurrents voient aussi leurs cots baisser sur cette priode mais un niveau relatif suprieur celui de GE. Pour des raisons lgales, les oprateurs franais de tlphone mobiles ont t contraints de divulguer leurs rsultats. Le mme phnomne a t observ : plus la part de march, mesure simplifie de leffet dexprience, est leve, plus la rentabilit est forte. Le leader du march bnficie dune rentabilit suprieure son dauphin, et trs suprieure celle du n 3 quil sagisse de la marge dexploitation ou de la rentabilit sur actifs. Dun point de vue plus gnral, ce phnomne peut tre visualis en dressant deux courbes : lune, historique qui retrace lvolution des cots et de lexprience, lautre qui permet dapprocher les cots relatifs des concurrents en fonction de leur exprience estime, comme le montrent les deux graphiques ci-dessous. Le premier graphique est une courbe dexprience qui montre lvolution des cots en fonction de laccumulation dexprience ; dans le cas prsent, la pente est de 70 %, ce qui signifie que les cots unitaires baissent de 30 % chaque doublement dexprience. Si on fait lhypothse que le rapport dexprience entre le concurrent A et le concurrent B est du mme ordre de grandeur que leur rapport de taille linstant T, soit dans un rapport de 1 2, alors on en conclut que lcart de cot entre le concurrent A et le concurrent B est de lordre de 30 %.

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Cot de la production unitaire

Cot de la production unitaire

Pente : 76 % Concurrent C

Perte : 75 % Concurrent B

Concurrent A

Volume cumul

Volume / part de march

Courbes dexprience historique et instantane

Cette approche donne un rsultat thorique qui, dans la ralit, peut se trouver altr par un certain nombre de facteurs : cot de main-duvre, cot des matires premires et de lnergie, mauvaise allocation des cots indirects, aides diverses, nonprise en compte de partage possible avec dautres activits, transfert dexprience par les fournisseurs ou des partenaires extrieurs, etc. mais la diffrence de cot fondamentale entre le concurrent A et le concurrent B reste en faveur du concurrent A. Consquence de ce constat : le concurrent qui a accumul le plus dexprience a les cots les plus bas et, si le prix de march est du mme ordre pour les concurrents, il est celui qui bnficie de la plus forte rentabilit. Anne aprs anne, cest lui qui dgage de manire stable et rcurrente le meilleur rsultat dexploitation et qui peut donc rinvestir de faon plus importante, renforant ainsi son avantage. De nombreuses tudes ralises pour ses clients par le Boston Consulting Group (et par nature confidentielles) ont mis en vidence le mme constat : la rentabilit dune activit ou dun produit crot avec sa part de march. Le graphique ci-dessous montre le lien entre le rsultat dexploitation de diffrentes activits et la position concurrentielle de diffrentes marques, dans le secteur des biens de grande consommation dans un pays europen. Les cots sont fonction de la part de march ; cest la consquence de leffet dexprience. Sur un march en expansion, part

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Rsultat d'exploitation/chiffre d'affaires 20 B 10 0 0.0 -10 T -20 -30 O D


Source : analyse BCG

W 0.2 0.4 E 0.6 C

Z 0.8

A 1.0 1.2

Position concurrentielle

Lien entre la position concurrentielle et la rentabilit

de march et part de lexprience cumule tendent rapidement tre gales. Sur un march stabilis, les concurrents se trouvent des niveaux dexprience diffrents et ont donc des cots diffrents. Les diffrences de cots entranent des rentabilits diffrentes. Tout concurrent leader sur son march doit avoir les marges les plus leves : la part de march est un actif prcieux. Depuis la mise en vidence de ce phnomne, lorigine par le Boston Consulting Group, il a t identifi et prsent de diverses manires ; ainsi le PIMS (Profit Impact of Marketing Strategy), projet de recherche lanc par la Harvard Business School et General Electric en 1970 et devenu par la suite Strategic Planning Institute, a mis en vidence de manire trs systmatique ce lien entre rentabilit et part de march. Le graphique p. 42 en est un exemple : Le phnomne est totalement vrifi et sans quivoque dans les priodes de croissance : la valeur de lexprience, ou de manire simplificatrice la valeur de la part de march, est relle. Dans le cas des marchs matures, le phnomne est plus difficile mettre en vidence : la complexification des marchs (bipolarisation, dconstruction) oblige passer par une tape intermdiaire consistant dfinir de manire rigoureuse les bases dexprience. Ce point sera dvelopp ultrieurement.

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LE GRAND LIVRE DE LA STRATGIE

RCP (%) 40

30

20

10

Faible

15

24

38 Part de march (%)

Pims : le lien entre stratgie et performance1

La valeur de la croissance 1
La croissance joue un rle trs important car la position relative des cots samliore plus rapidement pour les entreprises qui croissent plus vite que leurs concurrents. cela deux conditions : dune part la socit qui veut crotre plus vite que le march doit sassurer quelle dispose bien des capacits financires ncessaires au financement de cette croissance, alors mme quelle a des marges infrieures celles du leader (qui peut baisser ses prix sans se faire grand mal lui-mme tout en tranglant le challenger), banalit de bon sens parfois oublie ; dautre part, elle doit sassurer que son accumulation dexprience rapide se traduit bien par une diminution effective et significative de ses cots. Entre un concurrent A qui crot au rythme de 10 % par an et le concurrent B qui crot un rythme double, lcart de cot se creuse de manire trs forte.
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1.

The Pims Principle : Linking Strategy to Performance, R. D. Buzzell, B. T. Gale, New York, Free Press, 1987.

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Sapproprier les fondamentaux de la stratgie

Croissance relative et rduction des cots


Producteur A Pente de la courbe Cot initial Taux de croissance Cot 7 ans aprs 70 % 100 10 % 70 Producteur B 70 % 100 22 % 49

Graphiquement, lcart de cot peut tre visualis de la manire suivante : lentreprise qui crot plus vite descend plus vite sa courbe dexprience.
Cot unitaire

Premire anne

Croissance de 5 %

5 ans

Croissance de 20 %

Volume accumul

Valeur de la croissance

Les deux constats qui viennent dtre faits, et qui mettent en vidence la valeur de la part de march et la valeur de la croissance, sont aujourdhui largement partags. Les rapports annuels de la plupart des entreprises sont articuls autour de ces deux thmes.

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LE GRAND LIVRE DE LA STRATGIE

Nombreuses sont les tudes qui mettent en vidence la valeur de la croissance ; le tableau ci-dessous montre le lien entre cration de valeur et croissance situation comparable :

N atu re d e la cro issan ce % O rg an iq u e T au x d e cro issan ce/an C ratio n d e valeu r/an 3,9 7,1 % 17,3 13,3

M ixte (interne/externe)

T au x d e cro issan ce/an C ratio n d e valeu r/an

3.3 7,1

18,1 18,1

T rs extern e
Source = BCG

T au x d e cro issan ce/an C ratio n d e valeu r/an

7.5 7,6

29,7 14,7

Impact de la croissance sur la performance boursire

Prenons le cas de deux groupes de socits ayant cr de manire organique : le premier avec un taux moyen de croissance annuel de 3,9 % et le second avec un taux de 17,3 %. Le premier cre de la valeur pour les actionnaires au rythme de 7,1 % par an alors que le second, croissant beaucoup plus vite, cre de la valeur au rythme de 13,3 % par an. Il en est de mme pour les autres formes de croissance. Retenons donc les deux enseignements majeurs de leffet dexprience : lexprience accumule, ou de manire simplificatrice la part de march, face la concurrence dans une activit dfinie, a un impact direct sur la rentabilit de lentreprise ; la croissance du march a une double valeur conomique et concurrentielle : plus la croissance est forte et plus on peut

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Sapproprier les fondamentaux de la stratgie

diminuer ses cots rapidement ; plus la croissance est leve et plus les parts de march sont potentiellement fluides. En situation de forte croissance, on peut prendre de la part de march sans faire baisser ncessairement le volume ralis pour les concurrents en place. La situation est beaucoup plus facile quen situation de march stable (o on ne peut prendre de la part de march quen arrachant du volume au concurrent qui naturellement ragit immdiatement). La croissance permet donc de devenir leader de faon plus discrte et dans un premier temps beaucoup plus indolore pour lagress.

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