Abensour - Adorno en France
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pour s’en convaincre. Mais qu’en est-il des autres facettes qui composent le
génie composite d’Adorno ? Si l’on accepte notre thèse, il nous faut donc spé-
cifier la question. Pour ce faire, nous choisirons ici de considérer Adorno pour
ce qu’il est avant tout, à savoir, un théoricien critique. Donc, qu’en est-il de la
présence d’Adorno en France, en tant que théoricien critique ? La question ainsi
spécifiée, on peut esquisser l’hypothèse selon laquelle il y aurait eu en France
un mouvement qui irait de la résistance à la présence d’Adorno, à un début de
réception encore fragile, et loin d’être irréversible.
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pensant entraîne le refus d’une théorie close sur elle-même et le refus de la sys-
tématicité propre à la pensée se nourrissant de l’illusion de l’autosuffisance et de
celle de l’identité de la pensée et de l’être. À ce niveau, il faut se garder de
confondre la théorie critique avec la sociologie de la connaissance : tandis que
cette dernière ne retient de la localisation sociale de la pensée que les biais idéo-
logiques, les contre-vérités, la théorie critique, tout en prenant en compte le
rapport de la pensée à son extériorité sociale, ne renonce pas pour autant à
découvrir, au-delà de cette assignation, le « contenu de vérité ».
Il s’agit d’une théorie critique de la société (Marx) qui, à partir d’une critique
dialectique de l’économie politique et d’une critique des idéologies, vise à par-
ticiper à une transformation de la société présente, au travail de l’émancipation,
conçue comme l’accès à une forme supérieure de la raison. Par cette rationali-
sation du réel, est visé l’accès à un monde autre qui soit le produit de la spon-
tanéité consciente d’individus libres, de l’autodétermination du genre humain,
et d’où la réification tendrait à disparaître.
Cette critique matérialiste de la raison – c’est-à-dire cette critique des condi-
tions matérielles d’existence de la raison – ouvre un nouveau rapport à l’utopie.
De là, la spécificité des concepts de la théorie critique soulignée par Herbert
Marcuse : « Ce sont des concepts constructifs qui ne comprennent pas seule-
ment la réalité existante, mais aussi la suppression de celle-ci et son remplace-
ment par une nouvelle réalité 3. »
À l’intérieur de ce cadre général, où situer la singularité d’Adorno ? Sans
entrer dans les délicats problèmes de la périodisation de la théorie critique, on
peut estimer que la particularité d’Adorno est d’être resté en un sens fidèle à la
radicalité critique qui a produit le livre écrit en commun avec Horkheimer aux
États-Unis et publié en 1947, Dialektik der Aufklärung, Philosophische
Fragmente (Querido, Amsterdam) 4. Tandis que Horkheimer est revenu très vite
au point de vue des Lumières – pensons à la série Studies on Prejudice – et s’est
montré partisan d’un libéralisme offensif dans le cadre de la démocratie établie,
Adorno a maintenu le cap d’une critique radicale de la société moderne. De cela
plusieurs signes :
Ll’idée de dialectique négative (née de l’interrogation que porte la théorie
critique quant à la possibilité de la dialectique). La théorie critique avec Adorno
dénonce la dialectique hégélienne et la dialectique marxiste comme des formes
achevées d’une dialectique affirmative par rapport à laquelle Adorno tente une
conversion telle que la dialectique, soucieuse du non-identique, s’interdise de
produire du positif. Ainsi, le mouvement de la négation (la négation de la néga-
tion) n’aboutit pas à une nouvelle positivité.
La dialectique négative pratique une auto-réflexion du penser, ce qui
implique, selon Adorno, que « pour être vrai du moins aujourd’hui, ce penser
doit aussi penser contre soi-même. S’il ne se mesure pas à ce qu’il y a de plus
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extérieur et qui échappe au concept, il est par avance du même acabit que la
musique d’accompagnement dont la Waffen S.S. aimait à couvrir les cris de ses
victimes 5 ».
La dialectique négative, et c’est en cela qu’elle se distingue des formes de dia-
lectique positive, doit récuser toute prétention totalisante. « Il appartient à la
détermination d’une dialectique négative de ne pas se reposer en elle-même
comme si elle était totale ; c’est là sa figure d’espérance 6. »
Elle récuse de même l’emprise, concept typiquement adornien, qui mène à
l’idée d’une clôture du monde. « Le cours du monde n’est pas absolument
fermé, ni le désespoir absolu ; c’est plutôt le désespoir qui constitue sa ferme-
ture. Si fragile que soit en lui toute trace de l’autre… l’étant est néanmoins, dans
les fragments qui s’inscrivent en faux contre l’identité, traversé par les promesses
de cet Autre constamment trahies 7. »
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De la résistance à la réception ?
J’en arrive donc au second point : qu’en est-il de la réception d’Adorno en
France en tant que théoricien critique ? J’ai choisi une méthode qui consiste à
retenir de façon sélective quelques textes significatifs, qui devraient permettre
de dessiner les grandes lignes du tableau, quitte à y apporter ultérieurement
quelques nuances ou retouches. On peut donc considérer qu’Adorno, en tant
que théoricien critique, s’est d’abord heurté à une résistance, tant de la part des
philosophes, que des sociologues. Alors que dans le même temps son œuvre
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tique trop critique, qui imposerait sa pensée à la réalité, au lieu de laisser la réa-
lité pénétrer la pensée.
Ce métamarxisme, cette métadialectique seraient en réalité un inframarxisme,
une infradialectique. Le mot est lâché : « Adorno retombe en deçà de Marx », car
la théorie critique ne saurait plus où elle en est, ayant perdu le groupe de réfé-
rence qu’était le prolétariat. Tosel ne s’interdit pas le sociologisme, puisqu’il écrit :
« La perte du rapport à une force sociale organisée réduit les théoriciens critiques
au statut d’universitaires radicaux privés de responsabilité politique 15. » La cause
est entendue : c’est faute d’avoir fait confiance à la puissance d’analyse du maté-
rialisme historique qu’a été perdu le rapport aux agents de la pratique politique,
la classe et le parti.
On s’étonnera que Tosel ait oublié une particularité non négligeable de la théo-
rie critique et d’Adorno, à savoir que les théoriciens critiques sont parmi les rares
marxistes du XXe siècle à avoir fourni des analyses critiques du présent : le travail
sur la classe ouvrière allemande, Behemoth de Franz Neumann, la série des Studies
on Prejudice, notamment The authoritarian personality, Prophets of Deceit de
Norbert Guterman et Leo Lowenthal (auteur d’une analyse sur les camps d’exter-
mination), alors que nombre de théoriciens marxistes se sont épuisés à dresser des
protocoles théoriques visant à « recommencer le marxisme », sans produire la
moindre analyse critique de la société moderne. Comment, face au travail de
sociologie critique des théoriciens de l’École de Francfort, Tosel peut-il sérieuse-
ment songer à rabattre le groupe de Francfort sur « la critique critique » des frères
Bauer? On peut présumer, sans grand risque d’erreur, que l’appel adornien à l’in-
dividuation de la résistance à l’encontre du parti a dû résonner comme une insup-
portable manifestation « d’infantilisme » pour les orthodoxes qui faisaient du Parti
le point de référence obligé. À la différence de Bertolt Brecht, Adorno déclare dans
Dialectique négative : « L’imagination exacte d’un dissident peut voir plus que
mille yeux auxquels on a mis les lunettes roses de l’unité et qui ensuite confondent
ce qu’ils perçoivent avec l’universalité du vrai, et régressent 16. »
On voit assez bien se dessiner le front de la résistance à la pensée d’Adorno :
d’abord le marxisme orthodoxe, celui des intellectuels communistes ou proches
du PCF décidés à opposer un barrage à une forme de pensée critique, dissidence
d’autant plus redoutable qu’elle avait exprimé, il y a longtemps déjà, une critique
du stalinisme et du totalitarisme soviétique, non d’un point de vue libéral, mais
dans le sillage de la gauche allemande. Puis il faut compter avec la présence en
France, très prégnante, de la phénoménologie – notamment heideggerienne –
qui, de façon curieuse, vu le passé nazi de Heidegger, inspira certaines et certains
désireux d’accéder à une position critique. Opposition qui, même si elle ne fut
pas bruyante – je ne connais pas, sauf erreur, de grand texte anti-Adorno – fut
d’autant plus résolue que les heideggeriens savaient très bien que, sur la scène
allemande, Adorno était l’adversaire de Heidegger et l’auteur du pamphlet Le
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Adorno aujourd’hui?
À quelles conditions est-il possible de travailler aujourd’hui à une réception
d’Adorno en tant que théoricien critique?
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froideur, d’introduire dans les rapports humains une chaleur inconnue. Selon
Adorno, « il est probable que cette chaleur dans les rapports humains à laquelle
tous aspirent n’a jamais existé jusqu’à présent, sauf en de brèves périodes et dans
de tout petits groupes… Les utopistes tant décriés ont bien vu cela. Ainsi Charles
Fourier a-t-il défini l’attraction comme un ordre social digne de l’homme qu’il
faut d’abord élaborer. Il a aussi perçu que cet état n’était possible que si les pul-
sions, au lieu d’être réprimées, s’épanouissaient et se libéraient 20. »
Annexe
Je signale seulement ici les scansions qui me paraissent essentielles dans la réception d’Adorno,
sans aucune prétention à l’exhaustivité.
Au niveau de l’édition :
En 1974, La Théorie esthétique, traduite par Marc Jimenez, publiée chez Klincksieck.
La même année 1974, le livre culte pourrait-on dire de la théorie critique, La Dialectique de
la raison, fut traduit et publié chez Gallimard.
Enfin, de 1978 à 1995, eut lieu la publication de sept volumes d’Adorno dans la collection
Critique de la politique chez Payot, dont Dialectique négative en 1978, les Trois Études sur Hegel
en 1979, Minima Moralia en 1980, Modèles critiques en 1984, Prismes critiques de la culture en
1986, Jargon de l’authenticité, avec une préface de Guy Petitdemange en 1989, le Kierkegaard, avec
une préface d’Éliane Escoubas en 1995.
Parmi les traductions plus récentes, signalons :
Des étoiles à terre, Exils, 2000.
Correspondance Adorno-Benjamin, La Fabrique, 2002.
Moments musicaux, avec une excellente postface de Martin Kaltenecker, Contrechamps, 2003.
Le Caractère fétiche dans la musique et la régression de l’écoute, Allia, 2004.
Quant aux études sur le groupe, ou plus précisément sur Adorno, leur nombre est
relativement restreint :
Pierre V. Zima, L’École de Francfort, Éditions Universitaires, 1974.
Jean-Marie Vincent, La Théorie critique de l’école de Francfort, Galilée, 1976.
Martin Jay, L’Imagination dialectique. L’école de Francfort (1923-1950), Payot, 1977, 1989.
Rolf Wiggershaus, L’École de Francfort, histoire, développement, signification, PUF, 1993.
Plus récemment, on peut relever des signes plus probants d’une réelle réception en France :
La publication d’une biographie intellectuelle d’Adorno : Stefan Müller-Doohm, Adorno,
traduit de l’allemand par Bernard Lortholary, Gallimard, 2004. Il s’agit d’une véritable somme
qui fera référence. On peut néanmoins regretter l’absence de traduction de la biographie, de
facture adornienne, de Detlev Claussen : T.W. Adorno, Ein Letztes Genie, Fisher, 2003.
Un livre critique, également consacré à Adorno : Gilles Moutot, Adorno, Langage et réifi-
cation, PUF, 2004. Ce remarquable ouvrage, faisant l’hypothèse d’une réification du langage,
s’interroge sur la possibilité d’un penser critique. De surcroît, il a le mérite, en proposant une
nouvelle périodisation, de nous libérer de la perspective habermassienne et de nous permettre
une lecture renouvelée de trois grands textes, La Dialectique de la raison, Minima Moralia,
Dialectique négative.
Également, l’important ouvrage de Guy Petitdemange, Philosophes et philosophies du
XXe siècle, Seuil, 2003, où un texte essentiel, L’Aufklärung : un mythe, une tâche, lève la condam-
nation de Dialectique de la raison prononcée par Habermas dans Le Discours philosophique de
la modernité, Gallimard, 1988.
On signalera aussi : Bourahim Ouattara, Adorno : Philosophie et Éthique, L’Harmattan,
1999.
Notes
Allusion à l’expression allemande « Leben wie Gott in Frankreich », qui signifie vivre comme
1.
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2 Pour une appréciation plus optimiste, cf. S. Müller-Doohm, Adorno, traduit de l’allemand
par Bernard Lortholary, Gallimard, 2004, p. 417.
3 H. Marcuse, « La philosophie et la théorie critique », in Culture et Société, Minuit, 1970,
p. 160.
4 La Dialectique de la raison : fragments philosophiques, Gallimard, 1974.
6 Ibid. p. 316.
7 Ibid. p. 314.
dix ans plus tard dans Axelos, Arguments d’une recherche, Minuit, 1969.
13 10-18, 1973.
15 Ibid., p. 995.