Toto Le Héros (Jaco Van Dormael, 1991) : Analyse

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ANALYSE DE FILMS

MARC-EMMANUEL MELON

ANALYSE :

TOTO LE HEROS
JACO VAN DORMAEL, 1991

ANNEE ACADEMIQUE 2011-2012

MARGAUX DE RE
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e

BACHELIER EN INFORMATION ET COMMUNICATION

Margaux De R

TOTO LE HEROS

N T R O D U C T I O N

Jaco Van Dormael fait partie de la gnration montante des cinastes belges des annes 90. Il sagit de lge dor du cinma belge. Durant cette priode, on assiste lmergence de nouveaux cinastes et laffirmation de certains autres, plus vieux. Le cinma belge semble sveiller progressivement. Cest cette priode qui va forger une rputation notre cinma, rputation que Jaco Van Dormael va dailleurs entretenir. Le nom de Jaco Van Dormael a acquis une notorit mondiale, en particulier avec Mr Nobody (2009). En incluant des acteurs amricains, il a encore davantage ouvert les portes de son uvre aux critiques et spectateurs doutre-Atlantique. Ce cinaste est emblmatique du cinma teint de noir-jaune-rouge de par son style particulier. On ne se trouve pas dans la parodie grotesque, dans un clich sur une vie la Belge aux odeurs de friture. Non. Les choses sont plus fines que cela. Il sagit dune atmosphre typique qui se laisse doucement ressentir. Les accents lgers, les problmes de socit, les paysages et les rfrences sont reprsentatifs de ce quon peut appeler, de manire trs restrictive, la culture belge. Sur le plan esthtique, Jaco Van Dormael est un homme de technique. L o certains cinastes prnent le non-montage, comme notamment Andr Bazin1, Van Dormael va, lui, en exploiter les possibilits. Il va utiliser le montage au service de la narration et lenvisage comme un gnrateur dun sens que limage seule ne peut fournir. Un soin particulier est apport aux couleurs et aux teintes. Il sagit de crer une uvre visuellement agrable et cohrente. Afin cependant de ne pas staler sur la notion de style, notion parfois controverse, on peut se limiter dire que les longs-mtrages de Jaco Van Dormael prsentent tous beaucoup dlments rcurrents. Le premier est dailleurs le succs quils ont rencontr. Bien que ses trois longs-mtrages soient profondment diffrents drame, comdie, science-fiction , ils vont chacun conqurir le public et la critique. Dans ce cas, il doit bien exister un petit quelque chose dans la manire de Jaco Van Dormael de faire du cinma qui sduit systmatiquement.

Ungaro, Jean, Andr Bazin : Gnalogies d'une thorie, 2000,

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Toto le hros est un film qui se trouve la charnire de deux types dexploitation. Il convient la fois un public de cinphiles et aux salles populaires. Si cest le cas, cest sans doute parce quil englobe diffrents niveaux de lectures possibles. On peut laborder simplement, en se disant que lhistoire est plaisante et que les images sont agrables. On peut galement laborder plus en profondeur, remarquer loriginalit de son montage, les mystres qui psent sur linstance narrative, les jeux symboliques de couleurs. Il sagit dun film intriguant qui commence lenvers. Ds les premires minutes, on sait dj quil y a eu un meurtre, qui en est le coupable et quel est son mobile. Alors, quoi bon ? Ce que vise cette analyse, cest avant tout ltude dun film qui semble faire preuve de beaucoup doriginalit. De plus, sil est bien un lment qui pousse se jeter dans ltude approfondie dans une uvre, cest bien la curiosit. Lintrt de cette analyse est la fois public et goste : comprendre en quoi ce film fait partie de lge dor du cinma belge, en quoi il est complexe, mais galement donner des rponses ceux qui ont t galement piqus par le film. Ce nest pas la premire fois, dans lhistoire du cinma, quun antihros est mis en scne. La difficult est ici de faire un film sur un antihros qui se caractrise par le vide de son existence. Cest lhistoire dun type qui na rien vcu . Directement, on se demande alors comment le film peut exister. Ce travail va tenter de donner des rponses cette question. Bien entendu, il ne sagit que de rpondre partiellement la problmatique pose puisquon pourrait envisager srie de faons de rpondre la thmatique du vide. La cl de luvre de Van Dormael serait la rptition. En effet, il semble que la vie du personnage ne soit quune longue rptition. limage, ce motif est galement prsent et de principe esthtique. Dans ce travail, une dimension philosophique va tre donne au propos filmique. La philosophie permettrait la fois de faire cho la crise existentielle, mais surtout de donner du contenu au film. Cest ainsi lternel Retour de Nietzsche qui pourrait expliquer la dimension cyclique tant de luvre que de la vie du personnage. Lide nest pas dattribuer cette vise particulire celle que Jaco Van Dormael aurait voulu transmettre, mais bien de fournir une cl de lecture pertinente qui permet de considrer le film dune manire nouvelle tout en quittant le stade basique de lobservation.

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E N O N C I A T I O N

Dispositif nonciatif et marques dnonciation

Sil fallait rsumer le dispositif nonciatif en une phrase, ce serait la suivante : qui dit quoi, qui, par quel moyen, dans quel but et avec quels effets. Six questions englobant elles seules lentiret de lnonciation dun film. Dans Toto le hros, lnonciateur est avant tout Jaco Van Dormael. Il est ce quon appelle lauteur du film puisquil est responsable de tous les choix de ralisation, jusquau final cut. On reconnat son style. Pour ne pas tomber dans lauteurisme, il est impratif dajouter que Van Dormael nest pas seul. Bien quil soit la fois ralisateur et scnariste, lquipe est faite dun nombre bien plus grand de personnes qui ont particip la confection de luvre. Les acteurs ont un rle non ngligeable dans lnonciation bien quils aient t plus ou moins dirigs par un metteur en scne. Ainsi les mimiques et gestes de Michel Bouquet vont communiquer des motions en fonction des scnes et situations. Le film ayant t produit grce la collaboration entre trois firmes de production de petite taille (belge, allemande, franaise), lemprise quelles ont eue sur les choix de lauteur ne semble pas tre aussi forte que pourrait avoir une firme comme Columbia sur une production. Malgr cela, les contraintes budgtaires et les obligations restent dterminantes pour le film. La musique a t compose par le frre de Jaco Van Dormael, Pierre Van Dormael et est interprte par lorchestre symphonique de la RTBF. Cette musique a t cre expressment pour le film de Jaco Van Dormael. Pour cette raison, on imagine quelle naurait pu mieux coller aux thmes et situations. Walther Van Den Ende est responsable de la photographie. Il le sera galement pour le second long mtrage de Van Dormael, Le Huitime Jour. On le connat galement pour avoir gr la photographie du film Si le vent soulve les sables (M. Hnsel, 2006). Chaque fois dans le mme style, on retrouve une composition particulire, des images trs vides avec un jeu particulier sur lemploi des couleurs et des teintes. la question qui ? , la rponse semble tre dans le gnrique entier. Il est prsent temps de rpondre la question quoi ? . Chaque film peut tre vu partir dun angle de vue diffrent et interprt dans un sens ou dans un autre par le spectateur. Dune manire gnrale, ce film raconte comment un individu volue au fil dune vie. Mais il ne sagit pas dun individu conventionnel sinon dun tre tourment. Les travers de la

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vengeance sont ici exposs. Le monde que propose le film est rude. On peut y voir un discours sur lhomme en tant que victime de son pass et de ses pulsions parfois dvastatrices. Comment peut-on assumer sa propre vie ? Quest-ce qui caractrise chacun des trois stades de notre existence ? Aucune rponse claire nest apporte, aucune morale pesante nest donne. Il sagit de donner rflchir sur notre propre fonctionnement. Les thmes sont les mmes que dans les autres films de lauteur : la sensualit, la qute de lexistence, les choix dune vie, la maturit. Ce qui relie Thomas et le spectateur, cest un problme de socit : celui de la crise identitaire. Cest ce vide de lexistence, que chacun a connu au moins une fois dans sa vie, que Jaco Van Dormael va ici mettre lcran. Un lger problme se pose lorsquon cherche savoir qui le film sadresse. Il nest sujet aucune censure. Son affiche voquant les comics et son titre Toto le Hros donne limpression quil sadresse un public jeune. Mais il ne sagit que dun prtexte engager un discours fort sur la vie et ses difficults. Le film, sous une esthtique frache et un air innocent montre une ralit bien plus crue : la relation quasi incestueuse que Toto entretient avec sa sur, la vengeance dun vieillard, la vengeance dune petite fille folle, la dpression dune mre, la paranoa dun homme ayant perdu sa sur. Sous ses airs de film de gosses et de hros, le film ne sadresse pas un public jeune. La raison en est simple : un jeune public ne cernerait pas les enjeux du film. Ceux qui se retrouveraient dans luvre de Van Dormael seraient plutt des adultes ou adolescents. Cest un film qui se regarde pour se divertir, cest vident, mais galement une uvre pleine de signification dcoder. Cest dailleurs, entre autres, ce qui fait sa singularit. En effet, une des raisons pour laquelle des thoriciens se sont penchs sur son cas est le fait que Toto le Hros est un film double public. Il a t aussi bien accueilli par la critique et par les cinphiles que par le public populaire. Il sagit ds lors dun objet filmique qui peut sapprhender de manires diverses et donc, toucher un public tout aussi divers. Les moyens utiliss par lnonciation sont ceux mis en place par lquipe et par les choix de lauteur. Il ne faut pas oublier, encore, les budgets qui ont dtermin en grande partie les procds techniques utiliss. Par exemple, des projets de dcors futuristes (semblables la premire scne du bateau symbolisant la naissance de Toto) ont t abandonns, faute dargent. Cette contrainte budgtaire va faire du film une uvre plus raliste que ce que le cinaste projetait de faire puisqu lorigine, les parties fantasmes taient beaucoup plus artificielles. Il faut savoir que le film a t dans un premier temps refus par plusieurs firmes, parce que trop confus, avant que trois dentre elles acceptent de le

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produire2 . Jaco Van Dormael, en tant quauteur, avait besoin quun minimum de contraintes pse sur sa cration, tant sur le plan technique que sur le plan normatif. Cest ainsi chose faite puisque les maisons de production vont en quelque sorte lui laisser carte blanche pour la ralisation, moyennant bien entendu un budget respecter. Les interventions des deux producteurs sur le film vont tre minimes. Quel est le but de toutes ces dmarches ? Loin dun objectif purement de divertissement, Jaco Van Dormael sattle ici la tche complique quest lexplication du fonctionnement de lindividualit. Son film est diffrent de tout ce qui se fait dans le cinma belge des annes antrieures. Il va poser un regard nouveau sur un sujet difficile aborder, savoir, lindividu. La manire de le faire se veut galement originale : montage, structure, tout semble trs novateur face des films plutt linaires. Il va galement, avec dautres cinastes de la mme veine, forger une rputation au cinma belge des annes 90 et contribuer son ge dor. Une esthtique va petit petit se dessiner, esthtique que lon retrouve dailleurs en 2009 dans Mr Nobody. Les effets du film se ressentent encore aujourdhui. lpoque, le film a t prim par un grand nombre de prix (Prix Joseph Plateau, deux prix Canne savoir Prix du Jeune public et Camra dor, Csar du film tranger, etc.). Il a t acclam par la critique et a pouss son ralisateur au rang de matre dans lart du cinma belge. Jaco Van Dormael en est devenu emblmatique du cinma dauteur teint du noir, jaune, rouge. Toto le Hros est bien une fiction, un film avec un dbut, une fin, un gnrique, des acteurs et des dcors. Il existe de nombreux marqueurs dnonciation dans ce film. Il sagit de moments qui permettent au spectateur de se rendre compte quil est bel et bien face une fiction. Le plus courant est le gnrique. Plus tard dans le film, le jour de lanniversaire de Toto enfant, le spectateur va se retrouver face ce qui sapparente plus un spectacle qu une scne de fiction. Le pre, au piano, interprte Boum de Charles Trenet, enchanant les regards camra. Le spectateur ne peut tre que conscient de ce quil est et du fait que ce qui se joue devant lui nest quillusion. La facticit de certaines scnes accentue galement la rupture, par exemple lorsque les tulipes au-dehors dansent littralement au rythme de la musique. plusieurs reprises, le film montre des squences de la srie du dtective telle quelle est fantasme par Thomas. Le fait de voir ce que lon peut appeler un film dans le film renvoie le spectateur sa position. La dernire image du film montre le bateau qui avait dj t vu au dpart et qui symbolise la naissance. Une petite voix se fait entendre et signale au public Cest fini ! . Il ny a pas marqueur plus manifeste indiquant lnonciation.

Frederic Sojcher, La kermesse hroque du cinma belge, tome III, p. 73.

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Analyse du gnrique

Le dbut du film se structure de la manire suivante : le gnrique, une squence introductive, lapparition du titre du film annexe 1. Le gnrique se veut pur et conventionnel. Il sagit dun texte blanc dfilant sur fond noir de la manire la plus simple qui soit. Il souvre avec une ddicace de Jaco Van Dormael ses parents. Cela donne un ct trs auteuriste au film, comme sil sagissait dune adresse particulire du cinaste ses parents : ceci est mon uvre et elle est pour vous . Or, il sagit dun drame individuel, mais galement familial. Faire un film o une famille se brise et le ddicacer ses parents, cest une dmarche qui peut sembler ironique. Il parat cependant inutile de tomber dans linterprtation en tentant de donner un sens ce constat. Les principaux acteurs (Michel Bouquet, Mireille Perrier, Sandrine Blancke, Thomas Godet et Jo De Backer) sont mis en avant, puisque cits en dbut de gnrique alors que les autres (Fabienne Loriaux, Klaus Schindler, Hugo Harold Harrisson, Didier Ferney, Peter Bhlke, Didier de Neck, Pascal Duquenne et Gisela Uhlen) ne le seront qu la fin. Le gnrique est accompagn par lorchestre symphonique de la RTBF sur une composition de Pierre Van Dormael qui va venir donner le ton gnral de lhistoire : sombre et triste. La squence intercale entre le gnrique et le titre du film souvre sur un bruit fracassant et limage dune balle traversant la vitre dune fentre dans la nuit. On voit alors un emballage rouge de bonbon qui volette le long dun corps tendu. La camra va le suivre un instant. En prsage de la suite du film, le bonbon rouge sert de fil conducteur. La camra va donner voir le cadavre de lhomme couch sur le sol. On comprend que lhistoire porte sur un meurtre. La voix off dun vieillard et lalternance des lieux entre la scne du crime et la chambre dun home pour personnes ges donnent au spectateur le second fondement de lintrigue : un vieil homme en a assassin un autre par vengeance. Diffrents lments donnent comprendre quil existe une confusion entre eux : les raccords pour passer dun lieu lautre, dun homme lautre sont trs forts (du drap de bain se substituant au drap mortuaire, du bruit de la fontaine dans laquelle le cadavre gt celui de lvier du vieillard). Le spectateur est ensuite plong dans le pass du vieillard, dans son enfance profonde : change la naissance lors de lincendie de la maternit et une srie dimages en flashes qui savreront tre les moments cls du film. Si cette analyse peut paratre trs superficielle, cest parce que la scne sera analyse en profondeur dans la suite de ce travail. Il sagit ici simplement de saisir lintrt de sparer le gnrique et le titre par une squence.

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Ladite squence aurait pu servir de bande-annonce au film puisquelle plante ses grands thmes : le meurtre, la vengeance et la vie. la fin de la squence, la musique reprend plus vivement et on voit apparatre un ciel parsem dtoiles bleutes. Se donne alors voir le titre du film dans une police de comics jaune, la manire du nom dun superhros surgissant de lespace : Toto le Hros . Il y a une opposition manifeste entre lide que vhicule le titre (hrosme, innocence, fantaisie) et les enjeux qui vont tre dcouverts par la suite. Le titre ment sur son contenu. Ou du moins, il joue avec.

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Donnes contextuelles

C O N T E X T E

Alors que les annes 80 avaient compartiment le septime art avec dune part, le cinma commercial et dautre part le cinma dauteur, les annes 90 tente lalliance insouponne des deux. Au niveau des moyens, la voie souvre une optique de coproductions internationales3 offrant des budgets plus importants. Les annes 90 du cinma belge semblent places sous le signe du succs. Il sagit dun ge dor au cours lequel beaucoup de cinastes obtiennent une reconnaissance europenne, voire mondiale, notamment en paradant dans les festivals trangers. Cest galement cette priode que se forme un corps professionnel, entre autres grce la naissance de festivals belges de cinma. On dit parfois que cest partir de cette priode que le cinma devient accessible au grand public . comprendre : cest durant cette priode quil entre dans la sphre des films vus par le plus grand nombre. Cest lpoque de Toto le Hros de Jaco Van Dormael, de Cest arriv prs de chez vous de Benot Poelvoorde, Rmy Belvaux et Andr Bonzel, de La Promesse des Frres Dardennes et bien dautres encore. Lappellation cinma belge a toujours t trs controverse. Certains auteurs tranchent la question en disant quil ny a pas de cinma belge. Selon eux, le terme est rducteur puisquil englobe des ralits trop diffrentes. Comme on sy attend, le premier argument est bas sur la diffrence entre cinma belge francophone et cinma belge flamand. Malgr les controverses, on peut partir du constat suivant : durant les annes 90, on assiste lmergence dun cinma fait par des cinastes belges empreints de leur culture belge qui va tre connu outre les frontires de la Belgique. Se mlangent cette poque une gnration de cinastes plus gs Grard Corbiau, Stijn Coninx, Marion Hnsel, les frres Dardenne et une gnration nouvelle Jaco Van Dormael, Belvaux exploitant pour la plupart une certaine veine sociale et un intrt pour lart. La Belgique est un pays lhistoire particulire puisquelle a t le territoire dune multitude dautres pays avant dacqurir son indpendance. Les influences sur les artistes, inclus les ralisateurs, sont donc multiples et pour la plupart inconscientes4. Baignant dans la tradition europenne, ce cinma se veut plutt introspectif par opposition au cinma

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Denis Fernand, Le cinma belge attend sa taxe , La Libre Belgique, 16 aot 2002. Jaco Van Dormael, Toto lEuro , Cahiers du Cinma, 455-466.

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amricain plutt behavioriste5. Il sagit de montrer lindividualit de lintrieur, par ses propres processus comme sont le rve, la pense, plutt que dexposer les consquences en actes de ceux-ci. Dun point de vue plus gnral, la Belgique lpoque connat ses premires proccupations pour les systmes des pensions. Le fait que Thomas vieux soit entass dans un home avec des centaines dautres vieillards, sur le mode du travail la chane pour les infirmires, nest sans doute pas sans lien avec le contexte global. Linquitude quant au futur est prgnante bien quelle ne constitue pas lenjeu principal du film. Jaco Van Dormael extrapole son ressenti de lpoque une situation qui surviendrait plus tard. La Belgique dans les annes 80 connat une crise des finances publiques. La socit est de plus en plus individualiste, les proccupations sont de plus en plus axes sur lconomie. Ces proccupations excessives crent un lan dindividualisme, o les gens vont devenir chaque fois un peu plus gostes. Lindividu sans repre est victime dune crise existentielle.

Frdric Sojcher, Cinma europen et identits culturelles, Bruxelles, ditions de l'Universit de Bruxelles, 1996.

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Donnes biographiques
Jaco Van Dormael est n Ixelles, a tudi Bruxelles et propose un cinma empreint de cette culture belge. Lorsquil pensait son film, il ne pouvait le faire quen lancrant inconsciemment dans une ralit familire : la Belgique6. Dans une interview, il explique que son film a t inspir par toutes les anecdotes et images lui passant par la tte durant la conception du scnario. Certaines sont tires de la ralit, comme par exemple, la scne o Toto et sa sur vont lglise pour briser la Vierge en signe de mcontentement. Il sagit de lhistoire dune fille de lentourage de Jaco Van Dormael : lorsque son pre disparat au Congo, elle dcide par dsespoir de semer la pagaille dans une glise. Il articule ainsi ce quil qualifie lui-mme de tohu-bohu de manire rigoureuse et rflchie pour arriver un rsultat pourvu de sens. Cette exigence va sduire lacteur Michel Bouquet qui boudait le grand cran depuis cinq ans. Il est n en 1925, soit un ge idal en 1991 pour interprter le rle dun vieil homme. Lorsquon se penche sur sa biographie, on remarque quenfant, il a vcu une histoire de pensionnat et de pre absent, une enfance la Toto. Cet lment expliquerait peut-tre dune manire plus personnelle son engouement pour le film. ajouter cela le fait que Michel Bouquet a souvent incarn des personnages de ce type, savoir obscur et mystrieux. Cest avant tout un homme de thtre. Cela explique sans doute en partie pourquoi Van Dormael la appel pour ce rle : ses mimiques accentues, son jeu puissant sont ici les grands atouts du rle de Thomas vieillard. Durant ses annes dtudes lINSAS, Jaco Van Dormael rencontre Pierre Drouot, professeur. Il est n en 1943 et est lui mme ralisateur. Il a notamment coralis un film rotique en 1969 qui a fait son effet sa sortie : Ltreinte. Cest lui qui va laccompagner dans la ralisation de son clbre court-mtrage E pericoloso sporgesi (1984). La collaboration va se poursuivre ensuite puisque cest lui qui va produire Toto le Hros. Ce dernier nexerce cependant quun rle de producteur et nintervient en rien sur le scnario. Jaco Van Dormael est considr par la critique et le public comme un auteur du cinma belge. Il sinscrit dans ce que nous qualifiions prcdemment de nouvelle gnration de cinastes des annes 90. Il a fait ses dbuts dans le thtre pour enfant. Le monde de lenfance le fascine normment, bien plus que lge adulte quil juge inintressant. Parler des gens normaux est pour lui une torture7. Cette fascination pour lge dinsouciance explique le choix davoir dvelopp normment ce stade dans Toto le hros, au dtriment de
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Frederic Sojcher, La kermesse hroque du cinma belge, tome III, p. 73. J. Aubenas et D. Nasta, Interview Jaco Van Dormael , Revue belge du cinma, 36-37.

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lge adulte qui noccupe quune toute petite portion du propos. Cest dailleurs la logique dassociation dun enfant qui sert de squelette au rcit. Il est difficile de voir dautres influences que celle de Jaco Van Dormael lui-mme sur le film puisque tout semble rgi par lui et lui seul, endossant de cette manire une posture de monarque absolu 8.

O. Van Malderghem, LEcriture de Toto le Hros , Revue belge du cinma, 36-37.

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Gense du film

Lide de Jaco Van Dormael tait de faire un bric brac partir dlments disparates. Il a ainsi collect dans un carnet toutes les ides qui lui venaient lesprit au fil des jours. Cependant, arriv un certain stade, le cinaste ralise quil faut structurer ces anecdotes et images afin de leur insuffler du sens. Il entre alors dans une seconde phase de mise en place structurelle du rcit. Pour cela, il va recevoir laide de Frank Daniel (1926 1996), scnariste amricain qui met en place des ateliers dcriture scnaristique travers le monde. Van Dormael souhaite dans son film montrer lintriorit dun homme qui na rien vcu en arrachant les barrires que lon trouve souvent entre spectateur et protagoniste au cinma. Il est donc ncessaire de voir quel intrt peut avoir le public pour un tel personnage. Il ne voulait pas raconter son rcit sur le mode explicatif sinon faire sentir les choses. Cest pour cette raison quil adopte une narration base tout entire sur le systme de pense de lassociation, sautorisant alors certaines invraisemblances, certaines incohrences. Cest pour cette raison que dans lide initiale du film, ce dernier devait contenir beaucoup plus de scnes comme celle qui ouvre et clture le rcit. Ces scnes oniriques sont cependant trs coteuses la conception et le budget de 110 millions de francs ne le permettait pas. Les producteurs du film ne vont pas manquer de le souligner : Jaco Van Dormael reste conscient de la ralit conomique. Il existerait donc trois phases au projet : le projet ltat de brouillon, le projet idal et le projet achev, soumis une srie de contraintes. Lunique rle de la production a donc t la recherche de financements. Daniel Geys prcise dailleurs dans une interview quils nont aucun moment d toucher au scnario. La cohrence interne du film se suffisait elle-mme. Tous les producteurs ntaient cependant pas du mme avis. Beaucoup vont refuser de subsidier le projet la ville de Berlin par exemple9 en prtextant un scnario trop morcel peu susceptible de convenir au public. Les problmes de budgets vont tre normes. La Belgique ne suffisant pas financer le film, les producteurs vont se tourner vers lEurope, lanant ainsi une mode qui sera ensuite rutilise par beaucoup de cinastes belges. Lalliance sera finalement la suivante : Belgique, Allemagne, France. plusieurs reprises, des auteurs vont comparer Toto le Hros Citizen Kane (Orson Welles, 1941)10. aucun moment Jaco Van Dormael ne se revendiquera de cet hritage, mais la comparaison a quelque chose damusant. Dun ct, le personnage principal est qualifi de
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Sojcher, Frdric, La Kermesse Hroque du Cinma Belge, t. III, pp. 64-76, Le Carrousel Europen. O. Van Malderghem, LUnit du film, ULB, 1994.

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citoyen par le titre alors quil nen est pas un, lautre est qualifi de hros par le titre alors quil est tout fait banal. Kane est riche alors que sa condition de base aurait voulu quil soit pauvre. Toto est pauvre alors que sil navait pas t chang, il aurait t riche. Kane incarne le succs, Toto reprsente lchec. Ces deux chronologies zigzagantes 11 bases sur un homme seul et lhistoire de sa vie semblent lies par une certaine paternit. Peut-tre sagit-il des influences inconscientes dont Jaco Van Dormael parlait justement. Si cette rfrence Citizen Kane peut sembler extrapole, il y a des rfrences qui sont bien manifestes. On trouve plusieurs reprises des citations de Verlaine et une de Shakespeare. Il sagit de reprsenter par ces textes le vide de lexistence de Thomas vieux. Il ne parle plus. Il ne fait plus que citer. Cette intrusion dans le rcit de pomes reflte le contexte du cinma belge de lpoque. Il sagit de faire du film une uvre dart, grce notamment, un soin particulier apport aux images, la construction de lespace, aux couleurs. Ainsi, dans cet lan esthtisant, lallusion lart ne fait que renforcer cet effet. Au dtour dune interview 12 , Jaco Van Dormael va dclarer avoir pris comme mesure dtalon certains films comme Providence (A. Rensais, 1977), Les Fraises Sauvages (I. Bergman, 1957). Il reprend le premier pour sa structure : raconter la vie dun personnage travers un cheminement illogique quest celui de la pense. Le second servira dinspiration cause du processus dassociation utilis. Dans le film de Bergman, il y a plusieurs reprises association dun stimulus sensoriel un souvenir. De la mme manire, quand Thomas vieux se savonne le corps, il repense la peau dvelyne quil caressait tant jeune. Resnais et Bergman crent des personnages fondamentalement diffrents dans leur rapport la Religion. Jaco Van Dormael parat inspir autant par lun que par lautre, rejoignant ainsi un quilibre mme sil se considre parfois comme trop peu croyant son got13. Cest son frre qui va venir ajouter une dimension mystique au film, grce sa composition originale. Pierre Van Dormael est en effet un compositeur et musicien de jazz renomm. Il dcde dun cancer en 2008 et va recevoir beaucoup dhommages. On remarque quil a compos principalement des musiques de films ce qui pousse lui attribuer un certain savoir-faire en la matire. Il sagit dun supplment dme qui va tre donn aux personnages. La musique Boum de Charles Trenet quant elle se dcline sur un air tout fait diffrent. Elle revient en boucle comme un leitmotiv. Il sagit dune chanson franaise trs populaire lpoque. Elle incarne le pass, elle voque au personnage un souvenir heureux : celui de son anniversaire.
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J. Aubenas et D. Nasta, Interview Jaco Van Dormael , Revue belge du cinma, 36-37. Ibid. 13 Ibid.

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Analyse thmatique gnrale

Toto le Hros base son histoire sur la mosaque de lidentit dun homme. Lenqute sur celle-ci est mene par le personnage lui-mme. Mais le personnage propos par Jaco Van Dormael nest pas un hros ordinaire, comme pourrait pourtant le suggrer le titre du film. Il sagit avant tout dun antihros aux valeurs douteuses et aux dsirs de vengeance interpelant. Cet lment nest cependant pas le seul manifester linfluence de la modernit sur le cinma de Van Dormael. On retrouve dans le film la thmatique de la qute existentielle caractristique dune socit individualiste o lindividu se retrouve isol et ne sait plus qui il est. Toto est un homme qui il nest jamais rien arriv, tant et si bien quil prtend que cest un autre qui a vcu sa vie sa place. Avec ce dernier lment, Jaco Van Dormael amne le thme du double puisque Toto va voir en Alfred un lui qui aurait profit de sa vie sa place. Ce thme sillustre notamment dans limage par lutilisation de miroirs, dmultipliant ainsi le personnage de Thomas. Mais il nest pas le seul possder un double : cest aussi le cas dAlice qui trouve son quivalent dans le personnage dvelyne. Noublions pas galement que le personnage de Thomas est divis en trois ges, crant ainsi dune certaine manire trois personnages un enfant, un adulte rat, un vieillard tourment. Le double est un thme trs courant de la veine fantastique. On le retrouve dans une infinit duvres telles que Docteur Jekyll and M. Hyde pour ne citer quun grand classique. Il traduit, lui aussi, une angoisse existentielle. Il illustre une certaine perte de repre. La personnalit de Thomas va tre explore de lintrieur puisque cest au travers de sa pense que le spectateur va pouvoir lapprhender. Il sagit dune caractristique du cinma dit dintrospection qui a dj t abord dans ce travail et qui caractrise le cinma europen de lpoque. Cette intrusion dans le monde de la pense va tre prtexte faire des allersretours entre ralit et imaginaire. Quantit de procds techniques vont venir appuyer la subjectivit du personnage, commencer par la rptition de plans destins montrer la vision du personnage. Il y a aussi quelques plans subjectifs, plutt en dbut et fin de rcit. Le son se base en gnral sur un point dcoute interne. Llment essentiel relevant de la subjectivit est le montage. En effet, comme lexpliquera la suite de ce travail, le montage trouve son grand principe dans lassociation, base lmentaire du processus de la pense humaine.

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La ralit dont il est question est fortement lie la Belgique. Ce jeune pays, parfois qualifi de sans histoire pour cette raison, est incarn dans le personnage de Toto, un homme galement sans histoire. On retrouve dans lenfance de Toto des lments de culture de lpoque. Le quartier dans lequel vit Toto fait penser aux habitations sociales des annes 50. Le surnom mme du jeune garon Van Chicken Soup est tir du folklore local. Les vtements et les couleurs sont typiques des annes 50 galement. On trouve aussi quantit dlments faisant allusion la Belgique et demeurant presque intemporels, comme les paysages qui nont finalement que peu chang annexe 2.

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R E C I T

Description construction narrative

Le film se structure en deux parties et trois actes14. La premire partie raconte le pass via la voix mentale de Thomas vieux coinc dans son home. La seconde le fait sortir de son mouroir pour aller assouvir son dsir de vengeance auprs dAlfred. Il sagit de passer de linactivit lactivit. Comme on peut le constater par le schma en annexe annexe 3, il y a la fois des similitudes et des divergences entre les diffrentes parties : dune part, une vie de famille heureuse, mais un amour frustr, dautre part une vie de famille dtruite et un amour heureux. Les trois actes quant eux prennent chacun en charge un ge de Thomas : son enfance heureuse, le vide de son existence lge adulte et sa vieillesse tourmente. La chronologie de lhistoire nest que peu respecte dans le rcit. Tout dabord, le prtexte lhistoire est un flashback : Thomas vieux raconte pourquoi il va passer laction et se venger dAlfred en remontant dans son pass. Mais la perturbation de la chronologie ne sarrte pas l. Jaco Van Dormael a fait le choix de dfier toute logique temporelle en insrant tout va des squences appartenant un autre temps afin de produire du sens, un sens que seul le montage peut suggrer. Ainsi, au dbut du film, on va voir Toto enfant couch au lit dans une position similaire celle de Thomas vieux, ce qui permet au spectateur de construire une continuit entre ces deux personnages. Jaco Van Dormael est pass matre dans lart de donner du sens aux images et cest dailleurs sur cette prouesse que repose le dnouement de lhistoire. Dans lintroduction du film avant lapparition du titre on entend la voix dun vieil homme qui raconte comment il va tuer son ennemi. Au mme moment, les images nous montrent un cadavre tendu sur le sol. Lhistoire apparat alors comme tant celle de Thomas qui va tuer Alfred pour se venger. Or les dernires minutes du film nous apprennent que cest en fait le cadavre de Thomas qui gt par terre, contrairement tout ce qua pu faire croire Van Dormael. La narration se base sur les rptitions. Plusieurs de celles-ci vont dailleurs permettre de donner une circularit au rcit. Le film souvre et se ferme par le feu : lincendie de la maternit et lincinration du cercueil de Thomas. Il souvre et se ferme galement par la squence imaginaire dun bateau qui serait lorigine des naissances annexe 3. Le film se

Olivier Vanmaldergem, Lcriture de Toto le Hros , Revue Belge du Cinma, n36-37, avril 1994, pp. 26-30.

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prsente comme un cycle, celui de la vie, qui nest quun ternel recommencement marqu du sceau de larbitraire. Luvre de Van Dormael est galement parseme dune srie de rptitions dun autre ordre : des rpliques, des situations, des dcors, des manires de filmer, des objets, des chansons, etc. Ce redoublement servant souvent dindice pour comprendre le film nest pas sans rappeler celui des personnages eux-mmes : Thomas pense quil a t chang avec Alfred ; velyne est le sosie de la dfunte sur de Thomas, Alice ; Thomas un jumeau fantasm dtective nomm Toto le Hros. Le fait de reprer ces rptitions dans un schma permet de noter certaines constantes. Par exemple, le fait que chaque dcs est annonc par un coup de tlphone et par le feu. Enfin, certains lments rpts permettent de reconstruire la mosaque de la personnalit du personnage principal et ainsi de montrer quun homme nest jamais ce quil est qu cause de son pass. Ce qui hante Thomas, cest son pass qui ne cessera de le hanter jusqu la fin du film. Les lments rose/Alice ; montre/bonbon rouge/pre ; etc. seront dailleurs tous rassembls dans une des images finales annexe 3.

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Dispositif narratif

Toto le Hros ne suit pas une construction narrative conventionnelle. Le principe de base de la construction du rcit se calque sur le cheminement de la pense humaine. Il sagit des souvenirs, rves et fantasmes de Thomas, un vieillard rong par le dsir de vengeance dAlfred, son rival de toujours. Le principe permettant la transition dun lieu un autre, dun temps un autre est la pure association dides. Par exemple, lorsquil fait sa toilette, Thomas vieux va repenser la sensation de ses doigts sur la peau dvelyne lors dune treinte. Comme notre pense humaine, le film propose deux types dimage : celles issues de la ralit et celles fantasmes par lesprit voir premire colonne du schma, annexe 3. Or, la distinction nette entre ces deux ples est parfois difficile. Si des squences comme celles mettant en scne Toto le Hros agent secret sont clairement fantasmes, dautres, comme lincendie de la maternit, oscillent entre ralit et fiction. En effet, aucun enfant ne peut avoir de souvenir de cette priode et lintrusion dune tlvision passant un pisode de Toto le Hros agent secret prouve bien quil sagit avant tout dun fantasme. Tout rcit suppose une histoire : ici, celle de la vengeance de Thomas. Elle commence dans un home o le vieillard rumine ses dsirs de vengeance et se termine dans la maison dAlfred o Thomas se substitue lui et se fait assassiner. Le laps de temps coul doit tre de quelques jours ou semaines tout au plus. Outre le grand imagier, narrateur suprme que forme lquipe de ralisation du film avec aux commandes, Jaco Van Dormael le film est racont par Thomas narrateur secondaire. Ou plutt, il est pens par Thomas. En effet, le rcit se veut lcho des souvenirs du vieillard. Il ne sagit donc pas de raconter au sens propre, sinon de faire intrusion dans la tte du personnage afin dy vivre certains passages de sa vie. plusieurs reprises dans le film, on constate lintrusion de squence de lagent secret Toto le Hros. Ce processus implique chaque apparition un nouveau niveau narratif o, si Toto rve, il sagit dun narrateur de niveau trois. Le prpos la rception de lhistoire globale est le narrataire, savoir le spectateur sur qui va agir la logique dagencement des plans et lui permettre de donner sens au rcit. Mais lorsque par exemple, Toto regarde ou rve un pisode de Toto le hros, il devient narrataire son tour. Il sagit dune histoire dans lhistoire annexe 4.

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Si la plupart des films, en particulier les films hollywoodiens, tentent de faire oublier le processus de narration afin de permettre au spectateur une grande identification, Toto le Hros, lui, revendique clairement tre le rcit dune subjectivit racont par cette mme subjectivit. Le film ne se raconte pas tout seul, cest Thomas qui fantasme sa propre histoire. La voix off de Thomas va sans cesse accompagner limage. Ds les premires minutes du film, on sait quon a affaire un rcit subjectif. La succession des images se fait par lassociation pure et ne se base pas sur des raccords logiques comme dans le cinma classique.

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Temps narratif

Il va sans dire que ce qui fait la spcificit de Toto le Hros, cest avant tout son jeu sur les intrusions rptes ou non de squences ne respectant pas la chronologie. Jaco Van Dormael manipule lordre du rcit. Il y a une alternance entre trois temps correspondant chacun aux actes dcrits dans la premire partie de lanalyse. Il y a dabord les squences de lenfance, dj vcue et dont se souvient Thomas vieux. Ce flashback va se poursuivre, bien quentrecoup, jusque dans la vie de Thomas-Adulte. Lanalepse va finir par rejoindre le prsent analepse totale discontinue : Thomas vieux dans son home dcide dagir. Il sagit du passage la seconde partie du rcit. Si la chronologie voudrait que lon montre dabord Toto enfant, puis Thomas adulte et enfin Thomas vieux, il nen est rien. Chacun des ges vient se glisser dans des squences de lautre, crant ainsi un tout qui nest pas chronologique, mais qui permet de donner du sens au rcit. Le flashback possde une large amplitude puisquil va finir par reprendre tout le pass de Thomas depuis sa naissance alors quil semble avoir dans son home une septantaine dannes. Certaines parties moins significatives sont ludes par la prsence dellipses. La dure de lhistoire est bien plus vaste que la dure du rcit. Il ny a aucun repre temporel possible, aucune allusion aux dates. On ne peut trouver que divers indices que lauteur a sem afin de situer temporellement le film. On peut notamment citer le style vestimentaire, la chanson de Trenet, les voitures, les maisons, qui renvoient aux annes 50 et 60 et qui correspondent lenfance de Toto et lge adulte. La chronologie pose cependant un problme fondamental : si Toto est enfant dans les annes 50, adulte dans les annes 60, il aurait peine 50 ans lpoque du film. Or, lhomme dans son home est nettement plus g. Il sagirait donc dun futur plus lointain, ce qui expliquerait ltranget des dcors la sortie de la gare lorsque Thomas senfuit du home annexe 5. La chronologie en devient an-historique. La seule chose claire, cest que lhistoire de Thomas vieux prend place la fin de sa vie et que le flashback qui justifie cette histoire englobe sa vie entire. Il y a une slection des vnements par rapport leur pertinence. Ce que semble avant tout privilgier Van Dormael, ce sont les squences symboliques ou encore les squences qui se rptent un autre moment du film. Le critre est celui de la signification. Il privilgie galement les moments dactions, les temps forts, contrairement certains cinastes de la modernit.

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Dans la premire partie du travail, la rptition a dj t aborde. Il sagit dun jeu sur la frquence, troisime facette de la construction narrative. Si des films comme Citizen Kane utilisent un rcit rptitif pour faire varier les points de vue, ici cest plutt pour accompagner lvolution du sens. Par exemple, si on prend la premire et la dernire squence de meurtre, ouvrant et fermant respectivement le rcit, on se rend compte que notre savoir a volu entre les deux et que lassassinat nest plus peru de la mme manire pour le spectateur. Au dbut, on pense avoir affaire au cadavre dAlfred, une fois la fin les images dvoilent lidentit du dfunt qui nest autre que Thomas annexe 5. Si les squences temps-forts sont rptes, Jaco Van Dormael ne montre les actes rpts que sur le mode de litratif. Cest dailleurs ce qui se passe dans la premire partie du film lorsquon intercale des squences trs brves du quotidien de Thomas vieux dans son home. On le voit parfois dormir, parfois djeuner, parfois dner, bref, quantit dactes du quotidien qui permettent de donner une ide de lenteur et de vide de lexistence. Celle du vieillard ne semble remplie que par son dsir de se venger.

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Voix narrative

Le grand imagier terme venant de C. Metz dj voqu prcdemment est un narrateur extradigtique ou encore supradigtique. Il nexiste pas de niveau de narration suprieur. Il est constitu de tous ceux qui ont conu et pens le film. Cest lui qui rend possible le film puisque sans narrateur, il ny pas de rcit, et que sans rcit, lhistoire nest pas. La narration est ensuite dlgue un second niveau Thomas. Il fait partie de lhistoire et est donc intradigtique. Qui plus est, il raconte sa propre vie : Thomas est un narrateur autodigtique. Cest dailleurs sa voix qui narre les images, elle qui indique au spectateur comment les regarder et les comprendre. Parfois, il sagit de Toto enfant qui raconte. Cest notamment le cas lorsquil fait lexprience de la vie Quand on tire la queue du chat, il crie ! . certains moments, les voix se superposent, prouvant bien quil sagit du mme narrateur qui a simplement vieilli ou rajeuni en fonction de lpoque concerne.

Point de vue narratif

La question du point de vue narratif possde une triple dimension : ce que lon sait, ce que lon voit et ce que lon entend. On appelle respectivement ces modes du rcit la focalisation, loccularisation et lauricularisation. Les savoirs du personnage et du spectateur sont ici quivalents. Il sagit dune focalisation interne. En effet, tout au long du film, on suit le personnage de Thomas et cest dailleurs grce cela que le spectateur va pouvoir comprendre le dnouement. Il ny a dans le film que peu de scnes recourant la camra subjective : Toto bb dans son berceau fixant ses parents et Thomas vieux regardant travers les lattes de bois de la remise. La subjectivit sexprime par dautres moyens que sont notamment la voix off et lassociation dides. Une astuce subsiste cependant. Au dbut du film, la superposition de la voix off parlant de vengeance et limage du cadavre suggrent quon est face au meurtre dAlfred par Thomas. Or on apprend la fin du rcit quil va finalement se rsigner le tuer pour se suicider. Il sagit dune manipulation, mais cette dernire nest pas due Thomas directement puisquau moment o on entend sa voix, il ne connat pas encore le dnouement de lhistoire et est convaincu quil va assassiner Alfred. certains moments, la focalisation se dtourne est devient externe. Il sagit des passages o on voit Thomas vieux agissant et o on ne sait pas

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exactement ce quil va faire. Lorsquil descend du camion et retourne chez Alfred par exemple, il faut un certain temps au spectateur pour comprendre ce quil va faire. En ce qui concerne ce qui est vu et entendu par le personnage, il sagit dun point de vue et dcoute interne. Tout est vcu par Thomas qui transmet ses sensations au spectateur. certains moments, le point dcoute devient externe. Par exemple, lorsquon lui tlphone pour linformer de la mort de sa mre, on nentend pas la voix au bout du fil. Cest ce qui est rpondu par Thomas qui permet de comprendre le motif de lappel.

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M
Limage

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E N

S C E N E

Jaco Van Dormael va apporter beaucoup de soin la composition des plans. On se rend vite compte que la place de chaque lment relve dune rflexion. Rien nest laiss au hasard. Le rsultat : des plans harmonieux agrables regarder. Certains paraissent tout droit sortis des publicits des annes 50 annexe 6A. Les plans de lenfance en particulier sont films frontalement, sur le mode du plan moyen fixe, avec, au centre, la jolie petite famille heureuse. Ils se prsentent comme des plans sans profondeur, rappelant l encore les publicits de lpoque. Cest sur une gamme de couleurs la mode que Van Dormael base son film jaune pastel, bleu clair, beige. Tous ces lments donnent une dimension factice au film. Or cet effet est tout fait volontaire puisquil sagit de faire cho non pas la ralit, mais bien au souvenir de Thomas. Le souvenir est embelli par le temps qui passe. Le souvenir heureux est satur, lumineux, contrast. linverse, les priodes de trouble sont, elles, beaucoup moins flamboyantes. Les tons froids y dominent et traduisent le mal-tre de Thomas. Les couleurs sont bases sur une gamme commune. Ce qui varie, cest leur intensit, leur contraste et leur luminosit. Cest comme si les bouleversements internes de lhistoire venaient altrer les couleurs chaudes. On peut, sur ce point, comparer la scne de lanniversaire de Thomas, haute en couleurs, trs lumineuse, avec celle du supermarch aprs la disparition du pre qui prsente des couleurs dlaves et une faible luminosit annexe 6A. Il sagit dune part de la vision du rve, et dautre part de celle du cauchemar. Si on se penche un instant sur lutilisation des couleurs, on se rend compte quil y a dans le film certaines constantes. La fminit est incarne par la couleur jaune annexe 6B. Cest dabord et avant tout la couleur de la robe dAlice. Cest grce cet lment que Thomas adulte va voir en velyne le sosie de sa sur. Elles sont en effet vtues de la mme manire robe et ruban. La mre de Thomas, dont le rle va tre amoindri lors de la mort de son mari, porte galement des vtements de cette couleur au dbut du film. Cest une manire dtablir une relation entre les trois personnages. Alice va, en ralit, jouer un rle de mre pour Thomas. la mort du pre, leur vritable mre nest plus capable de le faire. On note dailleurs que la mre place une poupe dans sa valise lorsquelle quitte le foyer, preuve de linversion des rles mre-fille annexe 6B. Elle joue galement un rle damoureuse puisque

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leur relation est ambigu. velyne quant elle est la rincarnation symbolique dAlice, la ralisation de linceste. Comme Thomas aimait sa sur, il va aimer velyne annexe 6B. Le personnage fminin est tripl. Comme analyse prcdemment, la figure de la rptition se retrouve dans les choix formels. On trouve quantit de scnes impliquant des miroirs annexe 6B. plusieurs reprises, Thomas se retrouve ddoubl. Et quand il nest pas ddoubl dans une mme image, il lest dans la rptition des plans. La scne la plus emblmatique de cette technique arrive la toute fin du film. Thomas vieux se travestit en Alfred devant la glace. Cest ce moment que le spectateur comprend lenjeu du film, savoir que cest Thomas qui sest fait assassiner et non pas Alfred. Beaucoup de scnes vont tre remontres plusieurs fois, comme celle de lassassinat. Il sagit dencrer la structure du film dans un processus semblable celui du sentiment de vengeance. Quand on rumine une vengeance, on se rpte mentalement sans cesse les mmes choses et donc, par consquent, les mmes scnes. Dans la majeure partie des plans, la camra se place trs prs des personnages et des objets. Van Dormael privilgie largement le gros plan. Il sagit de montrer les dtails des visages, ceux de la peau, les formes et les nuances. Chaque dtail a pour but daccentuer quelque chose de diffrent. Cest une manire de provoquer des ractions chez le spectateur. Il sagit de ractions sensorielles. En effet, la peau qui frissonne se rapporte au toucher. Le doigt jauni rappelle lodeur de la cigarette. Le bonbon rouge rappelle le got. Beaucoup de plans vont montrer des instruments de musique. Il sagit de gros plan servant la sensualit, au sens strict du terme annexe 6C. ct de cela, le gros plan permet de focaliser lattention du spectateur sur des lments prcis, ici, des objets symboliques. Cest le cas des bonbons, de la rose, de la montre, etc. Tous les lments qui ont t cits antrieurement caractrisent le personnage de Thomas. On peut noter galement que la proximit de la camra peut sapparenter la proximit que le spectateur entretient symboliquement avec le personnage. La placer au plus prs des visages, cest au moins accentuer le potentiel didentification et accentuer une motion qui pourra tre plus facilement partage avec le spectateur annexe 6D. Le gros plan, cest galement une manire de montrer les images et les corps par fragments annexe 6D. Or, la fragmentation est un thme omniprsent dans le film. Les mouvements de camra abondent galement dans ce sens, savoir quils accompagnent un il imaginaire qui viendrait balayer la surface des corps. On parle de mouvements descriptifs. Ils se font la fois cho de lil humain et appareil de fragmentation. de nombreux moments, la camra va venir se placer dans le dos du personnage, laissant apparatre son paule, afin de montrer ce que regarde le personnage en question annexe 6E. Il sagit dune

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alternative au champ/contrechamp qui, sil est rpt, peut donner un rythme plus rapide au montage alors que luvre de Van Dormael est plutt celle dune certaine lenteur. De plus, la vision quoffre cette technique est partielle et obstrue par une zone floue puisque la mise au point se fait sur ce que regarde le personnage et non sur lui. Il sagit toujours de ne donner voir le rel que par morceaux. Bien souvent, les plans tmoignent dun effet de surcadrage, toujours dans le but quun montant de fentre ou de miroir, quune rampe descalier ou quune poigne de porte cache une partie de la scne montre. annexe 6E Cest au regard de Thomas que la camra tente ainsi de se substituer bien quelle ne se confonde la plupart du temps pas avec son regard. Il y a cependant des moments plus rares o la camra se substitue au personnage de Thomas et o le point de vue optique devient subjectif. Le point de vue optique est tantt interne, tantt externe, et la question est parfois impossible trancher. Cest notamment le cas dans lultime scne o Thomas a t incinr et que ses cendres sont jetes du haut dun avion dans la campagne. La camra semble se substituer aux cendres et voleter dans le ciel. Alors quil est cens tre mort, Thomas existe toujours puisquil nous entrane dans son euphorie finale. Cette squence amne un nouvel lment la narration : Thomas est mort, mais il peut toujours raconter son histoire, le film est alors reconsidr comme un grand flashback que Thomas raconte aprs sa mort. Les scnes dans la maison de repos en deviendraient alors galement des flashbacks et toute la logique narrative en serait modifie. Il y a un aller-retour entre la vraisemblance et linvraisemblance de la narration. Toute cette ambigut permet au spectateur de tirer du film des interprtations les plus diverses15. Sil persiste un certain nombre de plans plus larges, ils respectent cependant une logique complmentaire. Lorsque Thomas vieux se rend la maison dAlfred pour lui prendre sa place, il est film de loin. Il semble perdu au milieu de limage, et, de plus, dcentr par rapport celle-ci. La composition ressemble la mtaphore de sa vie : vide et en marge. Il y a dautres scnes o la composition ne sera pas quilibre par rapport laxe gauche/droite. Certaines alternances de champ/contrechamp entre Alfred et Thomas vont tre construites sur le principe que chacun occupe une moiti diffrente de limage par exemple : Thomas gauche, Alfred droite. Ils ne sont pas centrs et chaque image isole est dsquilibre dans sa composition et a besoin de la seconde pour rtablir lquilibre. Il sagit dillustrer la complmentarit des deux personnages. dautres moments, lun sera le reflet de lautre. Les cadrages seront alors identiques et engendreront une certaine confusion puisquon ne sait plus lequel est Thomas et lequel est Alfred annexe 6E.
David Bordwell, Toto le moderne : la narration dans le cinma europen daprs 1970, in Revue belge du Cinma , avril 1994, n36-37.
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Le montage

Le montage de Toto le Hros se base sur une alternance entre les trois ges de Thomas. Il sagit dun montage parallle puisquil ny a pas de simultanit entre les trois sous-histoires enfance, ge adulte, vieillesse. Sans cesse, les priodes de sa vie vont se mlanger. Parfois sans raison, on passe de son enfance sa vieillesse. Il sagit de calquer le montage sur le fonctionnement de la pense humaine. Cest cela qui justifie notamment linsert du chat cras dans le commentaire de Toto enfant narrant son quotidien et ses grandes observations du monde. La logique associative est dailleurs la plus manifeste au cours des squences sur les premires annes de la vie de Toto. En effet, il explique que si on tire la queue dun chat, il crie, mais que, par contre, son avion en plastique ne dit rien lorsquon marche dessus. Cest sa manire dexpliquer le monde : lassociation. Il sagit de rvler le processus sur lequel va se baser la structure du film. Qui dit logique associative dit forcment discontinuit, du moins, de prime abord. Et la discontinuit est prsente dans plusieurs facettes du film : dans la chronologie, dans la gestion de lespace. Pour ne pas produire un rsultat totalement htrogne fait dun fatras de plans, Jaco Van Dormael avait besoin dlments de liaisons entre ces diffrents plans. Ces lments sont les raccords qui occupent une place cruciale dans le film annexe 7. Raccords de contexte la statue de lacadmie de musique aux deux poques , raccords de mouvement Thomas vieux qui se frotte le dos lors de sa toilette et la main dvelyne qui lui caresse le dos lorsquil est adulte , raccords par le son le bruit de Thomas vieux qui urine dans son vier et le bruit de chasse deau des WC adjacents au bureau de Thomas adulte , les types de raccords les plus varis sont utiliss au service de lhomognit. Ainsi, le montage, qui apparat dabord htrogne, rvle en fait une grande cohrence. Il sagit dun montage plastique. Cest un montage qui joue sur la composition des plans, sur les couleurs et lharmonie de celles-ci. Luvre est un tout organis et structur autour de grands principes esthtiques. Chaque plan, trs cohrent dans sa composition, rappelle la cohrence de luvre entire. On trouve au sein du montage de vritables rimes visuelles. Cest sur ce principe que senchanent notamment les scnes de toilette de Thomas vieux et celles dtreinte de Thomas adulte et velyne. La structure gnrale du montage contraste avec la structure particulire des scnes. Au sein dune scne, on a souvent affaire une alternance de champ contre champ. Dans la majorit des cas, une scne dun moment de la vie de Toto est faite de plans fixes, et les personnages se dplacent dans le cadre. Il y a alors peu de montage, privilgiant le plan-

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squence. Le rythme est le plus souvent lent, mme dans les moments daction. Par exemple, lorsque la sur de Toto meurt dans lincendie de la grange des Kant, il va y avoir une alternance de champs contre champs, mais les plans nen demeurent pas moins assez longs entre trois et six secondes. La subtilit, cest que chaque champ/contrechamp est accompagn dun lger mouvement en avant qui va cerner le visage de Toto, ou dAlfred, le tout accompagn par la musique de Pierre Van Dormael. Cette dernire va augmenter le potentiel dramatique de la scne.

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Le son

La musique du film a t ralise par le frre de Jaco Van Dormael, Pierre Van Dormael. Il sagit dune musique de fosse dont la dominante est faite de violons. Le rythme est lent, la tonalit plutt grave. Il sagit dune musique qui a quelque chose de dramatique, dobscur et de tragique. Elle est prsente beaucoup de moments du film et constitue donc le thme musical gnral. Le plus souvent, elle vient accompagner les moments tragiques de sa vie. Elle correspond un retour la ralit. Lautre musique rcurrente est la chanson Boum de Charles Trenet. Cest en gnral une musique dcran intradigtique dont on peut voir la source et que le personnage entend. Elle accompagne les moments heureux de lenfance de Thomas annexe 8. Plus tard dans le film, elle appuiera la nostalgie qua Thomas vis--vis de son enfance. Elle symbolise son pass de gamin au sein dune famille soude. Cette musique le hante. Il va aller jusqu simaginer linterprtation de la chanson par son pre et sa sur dans la benne dun camion qui le dpasse sur lautoroute. La chanson devient lincarnation dun rve dsespr, dune enfance perdue. Elle est un leitmotiv en ceci quelle se rpte plusieurs reprises tout au long du film. Plus le film avance et plus la musique se charge en signification. La chanson refait son apparition la toute fin du film, lorsque Thomas est mort et quil semble enfin libr du poids de son pass. ce moment-l, alors que les cendres de Thomas volettent dans le ciel, la chanson est illustre parole par parole par des images de la campagne un dindon, un clocher, etc. Elle correspond la part fantasme du film, lunivers irrel annexe 8. Les paroles de la chanson sont des onomatopes tictac, glouglou. Le titre mme en est une. Si tout fait boum chez Trenet, on a presque envie de dire que la vie de Toto aussi, fait boum, puisquelle clate. Ce qui est certain, cest que les bruits ont une place importante dans lunivers sonore du film. Comme dj abordes dans lanalyse de la structure, les morts sont annonces par des sonneries de tlphones le pre, la mre, Thomas lui-mme qui attend ses meurtriers. Lide de temps, ici fragment et incertain, est rgulirement symbolise par des tictac dhorloges. Lclatement et la fragmentation sont repris plusieurs moments du film annexe 8 au niveau des bruits, commencer par la scne douverture o une vitre se brise. Mtaphore de la vie de Toto et de Toto lui-mme, lexplosion en clats est un lment significatif du film. En mme temps quils symbolisent lclatement, les bruits vont parfois servir la cohrence du film et la continuit des plans. Cest le cas notamment lorsquil y a des ponts sonores entre les plans qui sont pourtant situs dans des lieux ou des temps diffrents. Dans la

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mme logique, la musique du film, qui nest compose que de deux morceaux distincts, permet de rendre une certaine homognit un film trs htrogne. Toto le Hros a une base dialogue omniprsente. On peut dailleurs plutt parler de base monologue. Outre les dialogues qui nont rien de particulier, la voix off et la voix over16, elles, sont difficiles interprter. Tout dabord, notons que la voix de Toto narrateur va voluer au cours du film en fonction de lge quil a lors des vnements quil raconte. La voix de Thomas vieux est une voix intrieure qui accompagne son souvenir, semble-t-il. Cest cette voix qui va remettre en question les frontires entre ralit et fantasme. Alors quil raconte lhistoire, Thomas est cens tre mort puisquon accompagne son cercueil au crmatorium la fin du film. Et pourtant, il continue de raconter son histoire. La voix na donc pas quun air mystrieux.

Selon Sarah Kozloff dans Narrateurs invisibles, la voix off (voix dun personnage hors du cadre mais pourtant dans lespace contigu) se diffrencie de la voix over (noncs oraux dits par un locuteur invisible situ dans un espace et un temps autres que ceux qui sont prsents simultanment par les images).

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N A L Y S E D

S E Q U E N C E

O U V E R T U R E

La premire squence du film apparat avant le titre mme de celui-ci. Il sagit dune squence soigneusement mise en scne et truffe de significations annexe 9. La squence souvre sur un bruit de vitre qui se brise, traverse par ce que lon devine tre une balle. Une seconde peine, et dj le cinaste dvoile le thme principal de son film : le meurtre. Une seconde peine et il nous dvoile son motif : lclatement. La voix over dun vieil homme accompagne limage dun corps tendu par terre : Je te tuerai . Le thme du meurtre se prcise : cest un assassinat. Comme lhomme parle au futur, on suppose quil se projette lvnement que lon voit lcran, qui est donc la ralisation de cette pulsion meurtrire. La camra entame un mouvement horizontal allant de la main du cadavre, prs de laquelle se trouve un bonbon rouge et un papier du mme bonbon donc deux, en tout , jusqu la tte du cadavre, enveloppe dun tissu blanc et plonge dans une fontaine. Ce mouvement est guid par le papier de bonbon rouge qui volette sur le sol. Tout comme lemballage rouge guide la camra, le bonbon rouge, par sa symbolique, va guider lhistoire et rapparatre plusieurs moments du film. La voix rpte les mmes mots : Je te tuerai, Alfred . Les choses se prcisent encore : il sagit de lassassinat dAlfred. Un plan plus large vient fixer le cadavre en son centre. Au moment o les sirnes retentissent, un gros plan sur un flash dappareil photo blouit le spectateur et introduit linvestigation de la scne du crime par la police. On voit les hommes sactiver autour du cadavre. Les gestes et regards de linspecteur vont, mesure que le prsum assassin cite les probables causes du dcs, mener la camra dune preuve lautre le bonbon, le rideau, leau, la balle dans le dos. Au bruit de leau provoque par le dplacement du cadavre se substitue un bruit similaire. On change de lieu et on se retrouve accompagnant le mouvement dun homme qui se lave le visage dans un vier. La camra va suivre le buste de lhomme pour arriver hauteur de sa tte. Il est de dos, mais un miroir permet de voir le devant de son visage, dissimul entre ses mains. Il est ddoubl. Lorsquil dvoile son visage, on comprend que cest sa voix que lon entend depuis le dbut : Personne ne pensera jamais moi . Voici donc le visage de lassassin. Le vieillard se saisit dun essuie blanc. Au tissu blanc se substitue un second : on est de retour sur la scne de crime, le tissu blanc est un drap mortuaire. Le sac mortuaire se referme, on entend un bruit de fermeture clair, un pont sonore nous renvoie au home et se prolonge dans le geste du vieillard boutonnant son pyjama. Inconsciemment sinstalle une continuit entre le

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personnage du dfunt et le vieillard. ce stade du rcit, on ne peut que linterprter comme tant un lien de meurtrier/victime. Le second temps de la squence montre Thomas qui se couche dans son lit. La camra sapproche de lui jusquau gros plan. Il fait sombre et la voix over assimile la pense du vieillard explique quAlfred lui a vol sa vie. Il fait cho ses propres penses en rptant voix haute : Ma vie . On comprend prsent que le lien de continuit qutablissaient les raccords sonores et visuels entre les deux hommes est plus profond quun lien assassin/victime. Cest en fait une vengeance profonde qui unit les deux hommes puisque lun aurait vol la vie de lautre. On apprendra plus tard dans le film que la continuit que plante la squence nest pas en fait de lordre symbolique, mais quil sagit dune continuit relle puisque le cadavre prsent comme tant celui dAlfred est en fait celui de Thomas. Cependant, ce stade le spectateur ne peut le deviner et se contente dtablir une forte relation entre les deux hommes. Cette squence introductive amne certains grands principes qui vont guider tout le film. La partie rappelle ainsi le tout. Tout dabord : la rptition. Comme dj voqus lors de lanalyse de la structure du film, on note ici quantit de redoublements double image du personnage dans le miroir, deux bonbons, rptition de phrases, rptition du mme motif musical, etc. Or, lorsquon sattarde sur lhistoire, on se rend compte que le double est lenjeu principal de Toto le hros. Durant la squence, le montage va privilgier des plans courts, souvent des gros plans, et finalement trs peu de plans gnraux. Il sagit l encore de faire cho la structure du film : la fragmentation. Trois temps qui se mlangent, des vrits quon apprhende morceau par morceau, un individu lui-mme fragment et dont la vie a t bouleverse par lclatement du bonheur en diffrents drames familiaux et amoureux. Le montage mme, tout au long du film, ne montre les choses quen les abordant de manire fragmente. Lclatement est galement une figure rcurrente qui sillustre tout fait dans la premire image de la vitre qui se brise et dans dautres squences qui viendront plus tard.

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R O B L E M A T I Q U E

Lanalyse du film a permis de faire ressortir quantit dlments constants, tant du point de vue de la plastique de limage que du contenu du rcit. Dans ce cadre, lultime partie du travail va tenter de voir quoi rpondent ces lments. Il est en effet peu probable que la construction du rcit ait t laisse au hasard ou une pure envole esthtique. Le tout form par ces lments est plein de sens et, que ce dernier ait t voulu consciemment ou pas par le cinaste na aucune importance. Ce qui compte cest leffet produit sur le spectateur. Il sagit de voir en quoi le film constitue une rponse un problme cinmatographique, et comment il le fait. Lobjet du film est la crise identitaire dun antihros. Or, comment peut-on faire centvingt minutes de film sur le vide dune existence ? Les modernistes italiens lont fait : leur rponse a t celle dun cinma contemplatif trs lent et, il faut lavouer, peu accessible. Bien que trs intressants, ces films o laccent tait mis sur les temps morts notamment chez Antonioni en devenaient parfois difficiles regarder. Or, Toto le Hros est un film trs accessible. Il a amplement touch un public populaire, et ce parce quil a rpondu au problme de la crise identitaire dune faon qui lui est propre. La crise identitaire est un problme partag, universel et caractristique de notre poque. Il semble essentiel pour un tel thme dtre port un public le plus large possible sans quoi il resterait laffaire des seuls spcialistes. Ce qui comble la vie de Thomas et le film, cest la rptition. Comme analys antrieurement dans le travail, on voit que le film comporte des rptitions de scnes, des ddoublements de personnages, des rpliques rptes, etc. Ce sont elles qui permettent au film dexister puisquelles en permettent la fois le dveloppement et le dnouement. Le fait dexploiter la dimension cyclique et redondante de la vie nest cependant pas une entreprise indite. noter que le processus cinmatographique est dj lui-mme bas sur la rptition, le redoublement. Sur la pellicule vierge viennent simpressionner les faisceaux lumineux manant des objets. La ralit en mouvement vient sincruster sur un support. Limpression qui en rsulte est dj, en soit, une rptition puisque limage rpte le rel. Par la suite, cette rplique immobile du rel va venir se placer, cette fois, devant un faisceau lumineux afin dtre ddouble une seconde fois et se retrouver projete sur un cran. Il sera important pour la suite de prciser que le redoublement nest jamais un redoublement lidentique, sinon

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quon passe du mouvement limmobilit, puis de limmobilit au mouvement, dune taille relle une miniature puis dune miniature une taille dcran de cinma. Les crits de Nietzsche vont maintes fois faire intervenir le thtre. Le thtre, lieu de rptition au sens propre comme au figur, serait propice lanalyse nietzschenne. La posie, place lcran dans Toto le Hros, est un art de la rptition17. Un pome sapprend, il se rpte sans fin tant et si bien que dix ans plus tard, on est toujours apte dclamer des fables de La Fontaine. Le pome qui intervient dans le film est de Verlaine et sintitule Mon Rve Familier.
Je fais souvent ce rve trange et pntrant D'une femme inconnue, et que j'aime, et qui m'aime, Et qui n'est, chaque fois, ni tout fait la mme Ni tout fait une autre, et m'aime et me comprend. Car elle me comprend, et mon coeur transparent Pour elle seule, hlas ! cesse d'tre un problme Pour elle seule, et les moiteurs de mon front blme, Elle seule les sait rafrachir, en pleurant. Est-elle brune, blonde ou rousse ? Je l'ignore. Son nom ? Je me souviens qu'il est doux et sonore, Comme ceux des aims que la vie exila. Son regard est pareil au regard des statues, Et, pour sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle a L'inflexion des voix chres qui se sont tues. Paul Verlaine, Mon Rve Familier, Pomes saturniens, 1866.

Cest un pome de la rptition. Le propos est ponctu de nombreux et premire strophe et de pour elle seule seconde strophe qui donnent un effet envotant au pome. Il y a galement des termes qui se rfrent la rptition dans le temps tels que souvent , pareil , se souvenir . Thtre et posie seraient alors bien fonds sur la rptition. On verra plus loin que lartiste lorigine de luvre quelle quelle soit nest pas sans lien avec la conception nietzschenne du monde. Dans cette perspective, pourquoi ne pas tenter de lappliquer une uvre de cinma ? Nietzsche ntait pas le premier penser lunivers qui lentoure en terme de rptitions. Cette conception cyclique remonte au moins lpoque de la Grce Antique et des observations sur la nature. lpoque, chez des auteurs comme Platon, la notion de cycle

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Gilles Deleuze, Diffrence et Rptition, LHarmattan, Paris, 1968.

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sert justifier la fois le caractre changeant de la Nature et son caractre rptitif. Cette conception de la rptition chez Nietzsche sillustre dans le principe de lternel Retour. La diffrence rside dans le fait que chez les Anciens, la rptition obit des lois. Chez Nietzsche, elle les dpasse. Il ne sagit pas non plus pour Nietzsche de paraphraser lide hindoue de rincarnation. En effet, dans cette optique, le retour est vu comme servant rembourser la dette du pass. Il sagit dune vision manichiste qui se base sur larticulation entre le bien et le mal. Or, lorsque Nietzsche aborde lternel Retour, il le fait en termes de devenir cyclique par del le bien et le mal. Il ne faut y voir aucune valuation morale. Dailleurs, lternel Retour ne semble dans Toto le Hros ne pas pouvoir saccorder avec une quelconque ide de morale puisque lantihros quest Thomas en est dpourvu. Sa seule morale est une morale dtourne base sur sa soif de vengeance. Or, il est manifeste que lenjeu nest pas de juger de cette morale en la pointant du doigt et en fronant les sourcils. La morale quil sapplique nappartient qu lui et le spectateur nest ni amen la juger, ni y adhrer. Dans sa Gnalogie de la Morale, Nietzsche dclare dailleurs que la morale est un instrument vulgaire servant des mentalits desclaves. Ainsi, ni chez Nietzsche ni chez Van Dormael il nest question de morale. Lorsque Nietzsche crit Ainsi parlait Zarathoustra, son personnage dclare :
Je reviendrais, avec ce soleil et cette terre, avec cet aigle et ce serpent, non pour une vie nouvelle, ou une meilleure vie, ou une vie ressemblante ; jamais je reviendrais pour cette mme et identique vie, dans le plus grand et aussi bien le plus petit, pour nouveau de toutes choses enseigner le retour ternel, 18

Cest l toute lide de lternel Retour. Que ferait-on de la vie si on tait amen la revivre sans fin ? Au dilemme que propose lternel retour, savoir le choix entre revivre sa vie linfini ou plonger dans le nant, beaucoup prfreraient le nant. Lide dternel Retour est indissociable de lide de Volont de Puissance et de Surhomme. Or dans Ainsi parlait Zarathoustra, Nietzsche va faire t des trois mtamorphoses que connat le sujet : le Chameau, le Lion et lEnfant. Seul le troisime sera ici dvelopp. LEnfant est le stade suprme. Cest lacceptation de lternel Retour. Il y est utilis comme un instrument de pense servant lvaluation de sa vie. Les valeurs que lEnfant prne sont neuves et ne se basent pas sur la dialectique bien/mal . Le stade de lEnfant se caractrise davantage par le jeu, par linnocence et par la cration. Dans cette vision, lartiste pourrait potentiellement avoir atteint ce stade puisquil se caractrise
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Friedrich Nietzsche, Ainsi Parlait Zarathoustra, Le Livre de Poche, 1972.

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principalement par la cration. Lartiste serait un Surhomme. Thomas, antihros du film, pourrait galement voir sa dfinition renverse par ce concept. Et si dantihros dtestable, il devenait un Surhomme ? Ce ne serait pas la premire fois quon parlerait en ces termes de hros de notre culture19. Il est Surhomme en ce quil fait un retour sur sa propre vie. Il en atteste dailleurs : Je nai rien vcu . Afin de se librer de toutes les mdiocrits qui composent son existence, il va faire table rase de ses vieilles valeurs et retourner un certain tat denfance. Comme pour Zarathoustra, lternel Retour va tre salvateur. Cest le retour au bateau imaginaire de la fin du film, cest sa voix qui rie comme un enfant alors que son esprit court au milieu des animaux de la basse-cour et cest, pour finir, sa voix denfant qui prend le dessus sur sa voix de vieillard. La scne nest pas elle-mme une sorte de jeu ? Prendre la place dun autre, cest se substituer lui et donc, jouer son rle. Le personnage est donc la victime de lternel Retour, bien que ce concept soit prendre dans un sens tout fait positif. Le cycle de vie dans lequel Thomas sinscrit est un ternel Retour. limage, ce principe sillustre par la circularit du rcit. Le film souvre et se ferme en effet par le feu ainsi que par lintervention dun bateau imaginaire. On va, de plus, assister une rptition de la scne du meurtre. Par deux fois, on verra la balle traverser la fentre et venir heurter le personnage. Le thme de lchange va se rpter puisqu la naissance, on pense quAlfred se substitue Thomas et qu la mort, cest Thomas qui va se substituer Alfred. Les personnages auxquels Thomas est confront sont galement rpts. La mre de Thomas, quand elle ne peut plus assumer son rle de mre, le donne symboliquement sa fille via lintrusion dune poupe dans sa valise. Une fois quAlice dcde, Thomas retrouve sa sur dans un personnage presque identique : velyne. Le pre de Thomas est prolong dans le personnage de Kant. Il salue dailleurs le portrait de ce dernier la toute fin du film en lui disant Au revoir, papa . plusieurs reprises, nous avons constat que les personnages taient ddoubls par des miroirs. Le thme du double qui ne sera pas dvelopp, bien quomniprsent, engendre quelque part une certaine rptition. Se ddoubler, cest se rpter dans un autre espace. Si lespace est sujet la rptition on a dailleurs trois lieux de vie distincts qui pourtant, sont le symbole de lexistence de Thomas le temps est galement en proie la vision cyclique quaborde Nietzsche. Le temps ne tend pas vers un devenir. Si ctait le cas, le devenir serait dj atteint depuis longtemps. Or, nous ne sommes ni dans un commencement ni dans une fin. Lorsque son frre lui raconte la blague de lheure Quelle heure est-il ? Lheure quil tait hier la mme heure ! il met en mot cette ide de temps cyclique. La

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Umberto Eco, De superman au Surhomme, Le Livre de Poche, 1995.

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rptition de la chanson Boum et de certains objets symboliques va galement montrer comment le pass a des rsurgences dans le prsent. Selon Deleuze qui va largement tudier luvre de Nietzsche dans son ouvrage Nietzsche et la philosophie, rien ne se prolonge jamais vraiment lidentique 20.Si ce qui caractrise lexistence de Thomas est la rptition, il ne sagit pas dun copier-coller simpliste du pass vers le prsent. Llternel Retour nest en aucun cas un retour lidentique.
() tout flue dans un devenir perptuel et toute impression de stabilit n'est qu'illusion. Ce que, de faon superficielle, nous croyons voir se rpter identiquement ou semblablement fourmille en fait d'infimes diffrences qui font de chaque retour un vnement toujours nouveau et irrductible ce qui l'a prcd.21

Si ctait le cas, on pourrait parler de tous les lments rpts en terme dunit. Or, toujours selon Deleuze, lunit nest quun artifice. Souvent, de lart la philosophie, on a privilgi lunit. Mais cette mthode a tendance appauvrir le rel. Thomas nest pas un Homme en tant quunit. Thomas est clatement, fragments. Il est ce que son pre a fait de lui, ce que sa sur a voulu de lui, ce que sa mre na pas fait pour lui. Il est un paquet de cigarettes, une rose beige en tissu, un bonbon rouge, un petit avion en plastique. On ne peut le rduire une dimension unique. La vision rationaliste qui verrait lindividu comme un Individu est rductrice. Contrairement ce que lon pense, et toujours selon Deleuze, rpter ce nest pas gnraliser. Rpter cest faire ressortir ce quil y a de singulier. Ainsi, la rptition visuelle dun objet ne gnralise pas Thomas, mais le pousse un rang dhomme singulier caractris par la multiplicit. La mmoire, thme cl du film puisque cest Thomas qui raconte son histoire, est condamne par Nietzsche22. Elle est condamne en tant quelle soppose la rptition du particulier en nen saisissant que des bribes. Or, tant dans le film que chez Nietzsche, la mmoire comme reflet de la ralit na aucune importance. La mmoire traite est celle qui modifie ce quelle a emmagasin. Cest la mmoire de loubli. Cest par elle que Thomas invente lchange de la maternit. Cest par elle encore quil retrouve chez velyne tout ce quil connaissait chez Alice. Cest cette mmoire de loubli qui va le ronger jusqu sa mort.
C'est dans la rptition, c'est par la rptition que l'Oubli devient une puissance positive, et l'inconscient, un inconscient suprieur positif (par exemple l'oubli comme force fait partie intgrante de l'exprience vcue de l'ternel retour). Frdric Streicher, Diffrence et Rptition chez Deleuze, Sciences humaines, Spcial N 3, MaiJuin 2005. 21 Ibid. 22 Gilles Deleuze, Diffrence et Rptition, LHarmattan, Paris, 1968.
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La thorie de Nietzsche et, avec elle, celle de Deleuze, sont des thories trs complexes. Si luvre peut tre dcode via les grands concepts quils avancent, on ne peut cependant pas la limiter cela. Il existe bien des faons de tirer des conclusions des observations du film. Si la problmatique de lternel Retour dpasse le film de Van Dormael, le contraire est galement vrai. Cela dit, tout ce qui a t dit quant la rptition nest pas mettre sur le compte dun dlire philosophique. lcran, les choses sont bien plus fluides. Tout ce qui justifie la rptition, cest le processus narratif et, surtout, la logique associative sur laquelle il se base. Sans cela, on aurait t confront ce que Van Dormael appelle son bric--brac voir analyse de contexte qui aurait trs bien galement pu sanalyser en termes dternel Retour, mais qui naurait pas du tout pu sduire le public.

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I B L I O G R A P H I E

Cond, Michel, Toto le Hros, un film de Jaco Van Dormael, Lige, Les Grignoux, coll. cran Large sur Tableau Noir , 1992. Ce dossier propos par Les Grignoux est compos de trois parties : une partie donnant des cls thoriques permettant la comprhension dun film de fiction, une seconde partie proposant une interprtation du film et une troisime et dernire partie portant sur la temporalit. Il est cependant bon de prendre les informations du dossier avec distance. En effet, le traitement que fait Michel Cond du film a une finalit pdagogique. Ainsi, on assiste bien souvent des simplifications et un manque de nuance. Linterprtation du film est elle-mme critiquable puisquelle constitue une part norme du dossier tout en semptrant parfois dans les travers de linterprtation. Deleuze, Gillers, Diffrence et Rptition, LHarmattan, Paris, 1968. Il sagit dun ouvrage qui traite de la rptition en se basant, notamment, sur la notion dternel Retour chez Nietzsche. Il est important, afin de comprendre correctement lenjeu du livre, de se tourner galement vers la pense de Nietzsche elle-mme via luvre de lauteur mme ou encore via ltude quen a faite Deleuze dans un autre ouvrage : Deleuze, Gilles, Nietsche et la Philosophie, Quadrige, Paris, 2003. Il sagit dune tude approfondie de luvre de Nietzsche qui permet den comprendre la pense.

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Nasta, Dominique, Toto le hros, itinraire dune premire uvre , Revue Belge du Cinma n 37-37. Ce numro de la Revue Belge du Cinma est intgralement ddi luvre de Jaco Van Dormael. Il est le fruit de la contribution dune multitude dauteurs qui ont tous une certaine renomme. Chacun va se pencher sur une vise du film et en parler largement, illustrant le tout dimages et dexemples. Luvre est aborde sur le plan de sa structure, de son esthtique, de son inscription dans diverses veines cinmatographiques, etc. Il semble que le travail soit complet et ait t fait sur une base thorique importante, comme latteste la richesse des bibliographies. Sojcher, Frdric, La Kermesse Hroque du Cinma Belge, t. III, pp. 64-76, Le Carrousel Europen. Frdric Sojcher est un ralisateur belge qui a crit certains ouvrages sur le cinma dont fait partie La Kermesse Hroque du Cinma Belge. Il sagit dun livre dhistoire dans lequel Toto le Hros occupe une partie du troisime volume. Louvrage se penche sur le succs du film de Jaco Van Dormael. Il aborde les programmes europens qui, selon louvrage, ont permis ce film dexister. Il est question de laspect plus commercial du film. certains gards, et bien quil ne ma pas t possible de lire le livre dans son entiret pour en juger, il sest avr que les textes se prsentaient parfois comme une sorte dapologie des programmes europens. Lobjectivit est parfois laisse de ct au profit davis qui semblent personnels. Pas mal de passages sont avancs sans se baser ses des sources fiables, mme si la partie concernant Toto le Hros semble plus ou moins bien alimente au niveau des sources.

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I C H E

T E C H N I Q U E

Ralisateur : Jaco Van Dormael Producteur : Pierre Drouot, Dany Geys Scnario et dialogues : Jaco Van Dormael, Laurette Vankeerberghen, Pascal Lonhay, Didier De Neck Directeur photographie : Walther Van den Ende Ingnieur son : Dominique Warnier Dcorateur : Hubert Pouille Montage : Susanna Rossberg Musique : Pierre Van Dormael Distribution : Michel Bouquet : Thomas (g) Jo De Backer : Thomas (adulte) Thomas Godet : Thomas (enfant) Gisela Uhlen : velyne (ge) Mireille Perrier : velyne (jeune femme) Esthelle Unik : Evelyne (enfant) Sandrine Blancke : Alice Peter Bhlke : Alfred (g) Didier Ferney : Alfred (adulte) Hugo Harold Harrison : Alfred (enfant) Fabienne Loriaux : la mre de Thomas Klaus Schindler : le pre de Thomas

A
Annexe 1

N N E X E S

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Annexe 2

Paysage de campagne belge Pont et voie de chemin de fer Logements sociaux et voitures typiques des annes 50 en Belgique Supporter de football avec drapeau Produits de marque belge du supermarch Kant

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Annexe 3

Dbut et fin du rcit scne fantastique o un bateau symbolise la naissance puis la mort de Thomas Dbut et fin du rcit scne dincendie/de feu la maternit et lors de la crmation du cercueil de Thomas

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Objets rcurrents : Le paquet de cigarettes montr 4x La montre du pre porte par Thomas Les bonbons rouges du pre montrs 5x La rose en tissu dAlice montre 3x

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Annexe 4

Toto le hros dans un rve de Thomas

Image de la srie Toto le Hros la tlvision

Annexe 5

Rptition de la scne de la dcouverte du cadavre + dvoilement visage Sortie de la gare lpoque de Thomas vieux, horloge et vtements futuriste

Annexe 6

Annexe 6A

Publicit familiale des annes 50 aux USA et scne du goter danniversaire de Thomas enfant

Diffrence de saturation, de luminosit et de contraste entre les deux priodes entourant la mort du pre

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Annexe 6B

La couleur jaune pour les femmes de la vie de Thomas

Transfert du rle de mre vers le personnage dAlice

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Rptition de scnes identiques, ( gauche, Alice droite, velyne)

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Personnages ddoubls par des miroirs

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Annexe 6C

Gros plans sur des lments faisant rfrence aux 5 sens

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Annexe 6D

Gros plans accentuant les motions

Fragmentation du rel, notamment pour le cadavre dont le spectateur fait erreur quant lidentit

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Annexe 6E

Vision partielle, obstrue et surcadrage

Effet miroir entre Alfred et Thomas, plan indiquant ce que vois Thomas

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Composition dsquilibre complmentaire ou composition en miroir

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Annexe 7

Exemples de raccords illustrant la logique associative servant de base au montage

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Annexe 8

Deux interprtations de Boum (une relle, une rve) et illustration des paroles de la chanson

Rptition du motif sonore de lclatement

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Annexe 9

Premire image du film, verre travers par ce que lon suppose tre une balle

Panoramique de gauche droite en suivant le bonbon Dpart de la main du cadavre jusque sa tte Rcupration des objets de la scne de crime par le policier

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Raccord par un pont sonore (eau) entre le cadavre quon sort de la fontaine et Thomas vieux qui se jette de leau au visage Raccord visuel par lessuie blanc avec lequel Thomas sponge le visage auquel se substitue le drap mortuaire blanc Raccord de contexte entre le sac mortuaire quon referme avec une fermeture claire et Thomas qui boutonne son pyjama

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A B L E

D E S

M A T I E R E S

Introduction .............................................................................................................................. 2 Lnonciation ............................................................................................................................ 4


Dispositif nonciatif et marques dnonciation ...............................................................................4 Analyse du gnrique .........................................................................................................................7

Le contexte ................................................................................................................................ 9
Donnes contextuelles ........................................................................................................................9 Donnes biographiques ....................................................................................................................11 Gense du film ..................................................................................................................................13 Analyse thmatique gnrale ..........................................................................................................15

Le rcit ..................................................................................................................................... 17
Description construction narrative .................................................................................................17 Dispositif narratif .............................................................................................................................19 Temps narratif ..................................................................................................................................21 Voix narrative ...................................................................................................................................23 Point de vue narratif ........................................................................................................................23

Mise en scne........................................................................................................................... 25
Limage .............................................................................................................................................25 Le montage ........................................................................................................................................28 Le son ................................................................................................................................................30

Analyse squence douverture............................................................................................... 32 Problmatique......................................................................................................................... 34 Bibliographie........................................................................................................................... 40 Fiche technique ....................................................................................................................... 42 Annexes ................................................................................................................................... 43
Annexe 1 ............................................................................................................................................43 Annexe 2 ............................................................................................................................................44 Annexe 3 ............................................................................................................................................45 Annexe 4 ............................................................................................................................................50 Annexe 5 ............................................................................................................................................50 Annexe 6 ............................................................................................................................................51 Annexe 7 ............................................................................................................................................59 Annexe 8 ............................................................................................................................................60 Annexe 9 ............................................................................................................................................61

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