Ce qui reste invisible: Chroniques musicales
Par Régis Cuillerat
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Aperçu du livre
Ce qui reste invisible - Régis Cuillerat
INTRODUCTION
Frank Zappa affirmait autrefois qu’écrire sur la musique c’était comme danser sur de l’architecture.
Après une longue réflexion, je lui réponds : et pourquoi pas ?
Pourquoi pas en effet danser sur de l’architecture ? N’est-ce pas d’ailleurs ce qui se produit lors de certains spectacles de danse moderne ?
Les différentes combinaisons de mots et de phrases de la langue écrite sont notoirement incapables de reconstruire toutes les nuances et les subtilités présentes dans la réalité.
Les limitations de l’écriture sont probablement encore plus marquées lorsqu’il s’agit d’évoquer ce qui reste invisible.
Par exemple je trouve bien moins ardu de tenter de décrire les effets du vent que de tenter de décrire le vent lui-même.
Après quatre décennies d’écriture de chroniques musicales, j’ai l’impression d’avoir compris quelque chose d’important.
Pour ce que je ne parviens pas vraiment à décrire dans la musique, dont les sons demeurent invisibles, je peux commencer à l’esquisser et ensuite l’imagination du lecteur complète les manques.
Mais d’où vient donc mon envie d’écrire et de publier des textes à propos d’une multitude de disques ?
Adolescent j’étais déjà fasciné par les critiques littéraires, cinématographiques et théâtrales de l’émission de radio le Masque et la Plume.
Quand je suis tombé par hasard sur une pile de vieux magazines Best des années 70, dans un coin de ma librairie d’occasion habituelle, j’ai tout acheté et j’ai lu ensuite passionnément à maintes reprises presque tous les articles.
Cette découverte,essentiellement celle des chroniques de disques en particulier, coïncide avec la naissance de mon goût pour les musiques rock et pop, soudainement apparu au milieu des années 80.
Impossible d’expliquer les raisons de ces deux engouements, l’un pour la musique, l’autre pour les écrits publiés à propos de la musique.
Cela fait partie des faits de l’existence qui se sont imposés à moi comme des évidences.
Peut-être qu’une partie de mon esprit existait en fait depuis toujours, le critique musical, et attendait quelques catalyseurs particuliers pour apparaître au grand jour et réaliser son désir de découvrir des disques, d’écrire dessus et de diffuser ses textes à l’humanité.
C’est sûr que cette passion n’a rien d’universel puisqu’elle suppose que le lecteur sera intéressé à la fois par les musiques elles-mêmes et par la lecture des textes de quelqu’un d’autre à propos de ces musiques, alors qu’il est parfaitement capable de concevoir lui-même son propre avis à propos d’une chanson, d’un disque, d’un concert…
Un certain nombre de critiques évoquent pour eux-mêmes la figure du « passeur ».
Je trouve ce terme un peu pompeux, universitaire, imprégné d’un sentiment de sa propre importance.
Comme si le lecteur n’était pas capable de trouver par lui-même les mêmes disques que moi et d’éprouver les mêmes émotions, ou d’autres émotions, en écoutant de la musique.
Je pense que le critique, ou chroniqueur, ou rock critic, est juste un intermédiaire totalement facultatif qui éprouve le besoin d’exprimer par écrit sa passion pour la musique et d’être lu.
La simple réalité c’est qu’un jour j’ai lu des chroniques de disques signées Hervé Picart, Philippe Garnier, Bill Schmock,Patrick Eudeline, Jean Marc Bailleux, Laurence Faure, Michka Assayas, Francis Dordor, Charles Gronche, et que j’ai eu ensuite envie d’écrire ce genre de choses.
Pour être précis, vous trouverez dans ce livre des critiques de disques principalement du style rock, pop, mais aussi des disques de jazz, très peu de musique classique, de chanson française,de rap et de musiques latino-américaines.
Quelques chroniques de concerts et des hommages à des musiciens disparus également.
Le seul critère que j’emploie est de parler de musiques et de musiciens que j’ai eu un jour envie d’écouter.
La critique de disque est un drôle d’animal hybride qui a la particularité de devoir s’appuyer sur une autre œuvre d’art pour exister.
Eh oui, je crois qu’une critique est une œuvre littéraire au même titre qu’un roman, qu’un essai ou qu’un livre de philosophie.
Après tout il s’agit toujours de quelqu’un qui s’exprime et raconte quelque chose par écrit.
Et souvent, parler musique constitue une trame, un point de départ, pour évoquer des questions qui me touchent dans la vie courante.
J’espère que ce recueil de textes écrits entre 2011 et 2024 vous intéressera et vous donnera envie de mettre un disque sur la platine, ou d’écouter une musique que vous découvrirez ou redécouvrirez sur le support de votre choix.
ALAN PARSONS PROJECT
Eye in the Sky (Arista, 1982)
Quand j’avais 15 ans, une amie de la famille, qui avait certainement bien cerné ma psychologie, m’avait prêté ce disque. Mais c’était trop tôt : à part l’irrésistible tube Eye in the Sky, à l’époque je trouvai fades et insipides toutes les autres chansons.
Au milieu des années 90, l’article d’un ami suscita une fois de plus ma curiosité à propos du groupe britannique.
Et puis finalement, vers 2007-2008 j’ai acheté ce disque et puis progressivement tous les autres albums du collectif APP. Aujourd’hui s’il me fallait choisir 10 disques pour l’île déserte (quel déchirement !), Eye in the Sky serait certainement du voyage.
C’est l’histoire d’un gars qui a un cauchemar la nuit. Il se rend directement chez son psy qui l’assomme avec des interprétations psychanalytiques à deux balles : c’est le thème de Psychobabble, l’une des pépites pétillantes de ce sans faute discographique qui allie l’inspiration au savoir-faire.
Le Project séduit bien sûr aussi avec de magnifiques ballades aux inspirations mélodiques souvent très musique classique (Silence and I,Children of the Moon), dont l’une se conclut d’un très beau solo de saxophone à la Supertramp signé Mel Collins (Old and Wise).
Alan Parsons et ses copains savent également ciseler un rock bien mordant, mais parfaitement construit (You’re Gonna Get Your Fingers Burn) et également un instrumental planant, mais prenant, pour varier idéalement les climats et les ambiances (Mammagamma).
À mon avis ce sixième disque de l’APP atteint une qualité proche de la perfection : à la fois léger et profond, lyrique, romantique,mystérieux ou onirique selon les moments.
Étonnant de penser à quel point ce merveilleux disque résulte de la collaboration de tant de musiciens différents puisque Alan Parsons (le grand coordinateur en chef du projet) et Eric Woolfson (l’âme musicale du groupe) sélectionnaient parmi leurs relations les musiciens qu’ils pensaient les plus aptes à restituer l’esprit de chaque chanson.
Tous les chanteurs présents, Eric Woolfson, Chris Rainbow,David Patton,Lenny Zakatek,Elmer Gantry et Colin Blunstone, enrichissent chaque chanson de leurs propres caractères vocaux, tout en restant complètement inclus dans la tonalité d’ensemble.
Ce disque se trouve également, et selon moi idéalement, à la croisée des chemins entre la sensibilité idéaliste hippie des seventies et celle plus grave et légèrement angoissée propre aux années 80.
KEVIN AYERS Still Life With Guitar (Fnac Music,1992)
Kevin Ayers c’était un ange blond sans innocence des seventies qui transformait en pop légère et souvent inventive ses influences music-hall, valse, flamenco, sirtaki, folk celtique et autres styles séculaires.
Un beau jour à la fin des années 70 il est parti à Ibiza vivre de ses royalties un verre de vin rouge à la main.
Un ou deux ans avant de mourir en 2007, Kevin migre dans un coin paumé,rocailleux, mais toujours ensoleillé dans le sud de la France et revoit sa fille perdue de vue et désormais devenue adulte.
Pendant les deux premières écoutes de ce Still Life With Guitar, je me suis dit que c’était le genre d’album qu’ils commettent tous à un moment donné, le disque raté qui montre que nos musiciens préférés restent des êtres humains, combien c’est difficile de créer, etc.
Sa nonchalance, sa désinvolture et son ironie avaient fini par enfanter, faute d’inspiration, une musique terne et morne, je me disais.
Après avoir laissé reposer deux ou trois mois, j’entends finalement neuf bonnes chansons, les mélodies tiennent la route, l’ambiance finit par charmer comme d’habitude.
Il faut dire aussi que pour cet album Kevin Ayers adopte un style blues folk calme, posé, peu original, il faut laisser décanter pour que le feeling se diffuse.
Provocateur et paresseux revendiqué, il nous raconte des trucs de ce genre : il n’y a pas grand-chose à dire quand tu te sens comme ça.
Ou bien : je me suis gratté et j’ai rêvé quelques rêves, et voilà encore une année qui est passée.
Souvent j’ai besoin d’écouter ce genre de gars qui laisse des pans de sa vie en friche, qui passe une demi-journée à observer trois brins d’herbe.
C’est tout le bien que procure cette « Nature morte avec Guitare ».
BECK Odelay (Geffen,1996)
La musique de Beck, du moins au début des années 90, représentait quelque chose de nouveau : une invraisemblable fusion entre un blues intemporel à la Robert Johnson et un délire rap savamment organisé et rythmé à la Beastie Boys.
À cela s’additionne une multitude d’influences, mais rien d’obscur ni d’abscons ; au contraire l’impression d’avoir toujours entendu ça quelque part à la TV ou à la radio.
La différence avec d’autres musiciens fans de la fusion : Beck ne se contente pas de contempler avec satisfaction des juxtapositions de styles musicaux divers plus ou moins adroitement greffés et bouturés.
Beck soigne alors particulièrement ses compositions dont les mélodies accrochent l’oreille et dont les rythmes frétillent et bondissent dans les synapses.
Une musique qui fait la part belle au bricolage, au recyclage, aux bouts de ficelle, tout à fait en phase avec un nouveau personnage apparu à l’aube des années 90.
Le Slacker, un jeune Hobo errant sur les routes des États-Unis, fainéant ou philosophe ?
Le slacker parcourt les marges de l’immense pays continent, et raconte les histoires de paumés en déshérence : hippies attardés,sportifs sur canapés, divorcés aigris, filles obsédées par la nourriture bio, reclus sous influence chimique…
Beck est à l’évidence un intuitif doté d’une grande sensibilité, qui choisit d’adopter un ton impassible pour raconter la dérive de ses semblables dans un monde de plus en plus dur, mais sa musique suggère que l’amour de la vie surnage malgré tout.
BENJAMIN BIOLAY Palermo Hollywood
(Riviera-Maison-Barclay, 2016)
Ce disque n’est pas parvenu à me faire danser comme le souhaitait Biolay dans une interview récente.
Jusqu’ici je ne connaissais