Noces océanes
Par Anne Merville
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À propos de ce livre électronique
Satya, apnéiste canadien solitaire, a grandi heureux avec les orques du Johnstone Strait à Vancouver. Jusqu'à ce terrible drame.
Le même jour à des centaines de kms de distance, leurs vies vont basculer. Jusqu'à ce que le destin les réunisse. Ils ne le savent pas encore, mais leurs âmes sont éternellement liées...
Noces Océanes vous invite à plonger dans un univers mystérieux, magique. Celui de l'océan, dont les profondeurs font écho à celles de notre âme.
Anne Merville
À l'âge de dix-huit ans, elle reçoit le premier prix des poètes de Née en 1965, Anne MERVILLE écrivain hors piste trempe sa plume dans le côté lumineux de la vie. A l'âge de dix-huit ans, elle reçoit le premier prix des poètes de France décerné par la Société des Poètes et Artistes de France. Sa profession de psychomotricienne auprès d'enfants atteints de handicaps moteurs et ou de troubles psychiques accentue son questionnement sur le sens de la vie, l'interdépendance du visible et de l'invisible au coeur même du quotidien, ainsi que sa recherche spirituelle. Elle est l'auteure de dix livres.
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Aperçu du livre
Noces océanes - Anne Merville
Remerciements :
À mes parents et Campakalata DD, recevez tout mon amour et ma reconnaissance éternelle.
À Michel De Decker, pour tes conseils lumineux quant à l'écriture de ce roman
À Éric Niqueux, pour tes recherches fructueuses sur les anesthésiques vétérinaires spécifiques aux orques.
À Christophe Dubrulle, pour ta superbe aquarelle de couverture.
À Florence Musart, pour ton aide précieuse.
Et bien sûr, aux lectrices et lecteurs, fidèles, confiants, qui me motivent pour continuer d'écrire.
Illustration de couverture : aquarelle originale de Christophe
DUBRULLE. Retrouvez ses peintures sur : artistedumonde.com
Née en 1965, Anne MERVILLE écrivain hors pistes, trempe sa plume dans le côté lumineux de la vie. À l'âge de dix-huit ans, elle reçoit le premier prix de poésie décerné par la Société des Poètes et Artistes de France. Sa profession de Psychomotricienne auprès d'enfants atteints de handicaps moteurs et/ou psychiques, accentue son questionnement sur le sens de la vie, la réincarnation, l'interdépendance du visible et de l'invisible au cœur même du quotidien. Elle est l'auteure de huit livres. Noces Océanes est son premier roman, ici réédité.
Sommaire
Chapitre I
Chapitre II
Chapitre III
Chapitre IV
Chapitre V
Chapitre VI
Chapitre VII
Chapitre VIII
Chapitre IX
Chapitre X
Chapitre XI
Chapitre XII
Chapitre XIII
Epilogue
I
« La musique souvent me prend comme une mer
Vers ma pâle étoile,
Sous un plafond de brume ou dans un vaste éther
Je mets à la voile. » (Charles BAUDELAIRE)
Paris, 23 h. un soir de juin.
Dans la chambre d’hôtel dans laquelle elle s’était réfugiée, Jade se sentait vide. Fatiguée. Elle avait à nouveau échappé au public et aux journalistes qui se pressaient à la sortie de la salle de concert, espérant un autographe, une photo, une interview. Elle se sentait tellement loin du monde. Cette foule, en apparence bienveillante, l’oppressait. Il lui était de plus en plus difficile d’aller à la rencontre des autres, de ce public qui pourtant l’ovationnait. Sans parler des journalistes, qui s’acharnaient à glaner quelques précieux éléments de sa vie, lors des rares entretiens qu’elle leur concédait. Elle ne parlait jamais d’elle. Uniquement de la musique.
Elle se fit couler un bain d’eau fraîche, dans lequel elle égrena en pluie fine les pétales de tous les bouquets offerts par ses admirateurs. La surface de l’eau fut vite recouverte par un drapé multicolore et tout l’espace de la salle de bains envahi d’un mélange d’essences florales suaves, délicates et subtiles. Elle ferma les yeux, inspira à pleins poumons pour se remplir des fragrances envoûtantes. Elle s’évada dans ce bonheur simple. En expirant, elle laissa alors glisser lentement le peignoir de soie le long de son corps. Elle frissonna sous la caresse douce et sensuelle du tissu. L’effleurement d’un souffle d’air pur dans les bras du silence…Il s’agissait pour Jade d’une sorte de rituel apaisant, et nécessaire après chaque représentation. Une échappée belle pour se ressourcer, se retrouver, se libérer du manteau social. Elle rouvrit les yeux et entra dans son bain de roses et d’eau claire. La partition qu’elle venait de jouer, la trente et unième sonate en La bémol majeur de Ludwig Van Beethoven, opus 110, l’habitait encore pleinement. Les notes rebondissaient les unes sur les autres, vibrant dans chaque cellule et molécule de son corps. Quelques touches d’infini de l’adagio ma non troppo, intenses, vivantes, cascadaient au plus profond d’elle même se mêlant au moderato cantabile molto espressivo du premier mouvement.
Jade vivait le son comme plénitude. Elle accordait naturellement davantage d’importance à la musicalité des mots qu’aux mots eux-mêmes. Pour elle, la mélodie des voix l’emportait toujours sur le contenu des paroles, une personne était comme un instrument d’où sortaient des sons harmonieux ou pas. C’était son mode de lecture des autres. Une approche sensitive plutôt qu’intellectuelle. Une écoute davantage intuitive que mentale. Une appréhension du monde directe, entière. Peut-être parce que les plus belles musiques du monde se trouvaient, pour elle, dans la nature ? Le chant du ruisseau, celui de la pluie et de ses vibratos. Les opéras sauvages, la poésie céleste des oiseaux. Les percussions des cascades, celles des pics épeiches sur les troncs. La salsa des ultrasons des chiroptères, les staccatos des criquets. Mais aussi… Le chant d’amour langoureux des baleines à bosse dont l’onde se répandait sur des milliers de kilomètres. Chaque phrase d’une durée de vingt minutes était répétée par vagues successives pendant des heures.
Jade avait grandi ainsi. Dans le ventre de sa mère, déjà, elle était bercée par le piano et les lieder chantés par cette soprano émérite dont la chaleur de la voix, proche des mezzo soprani, personnalisait l’empreinte vocale. Ce bain de sons avait certainement favorisé son amour des notes. Très tôt, elle s’était montrée extrêmement douée pour le piano. Tout avait été très vite. Le conservatoire, les premières auditions, les premiers récitals et enregistrements. Et puis, cet accident.
Un jour noir, tâché d’ombre et de sang…
Les trois dernières sonates de Beethoven, qu’elle venait d’interpréter ce soir, la ramenaient particulièrement à sa mère. Elle aimait tant l’écouter les jouer. Tout le génie du maestro, toute son audace, ses déchirures et sa passion y étaient magnifiquement révélés. Quelle énergie sublime ! Il a été dit de l’opus 110 qu’il représenterait la destruction définitive de la forme classique de la sonate. Beethoven avait beaucoup bousculé l’ordre pour s’exprimer librement.
- Libre ! pensa t-elle. Pourquoi les êtres libres dérangent-ils autant les autres ? Maman, toi tu as su m’encourager à toujours suivre les battements de mon cœur, sans me soucier du politiquement correct. Tu disais qu’ils me donnaient la seule vraie mesure de la vie. Mais à quoi bon aujourd’hui ? tu me manques tant… papa aussi. Que devient ma vie ? Structurée par le rythme effréné des concerts, elle m’échappe chaque jour davantage. Finalement, cela vaut peut-être mieux ainsi. La fatigue m’empêche de penser.
Malgré la musique, jade se sentait vide, seule, éloignée du monde. Comme absente à elle-même. Et puis, cette cicatrice, au niveau de sa sixième cervicale la brûlait à nouveau. C’était la seule trace physique qu’elle gardait de l’accident. Elle ferma doucement les yeux et se laissa glisser lentement au fond de la baignoire. Alors qu’elle commençait à avaler de l’eau et tandis qu’elle se sentait basculer dans le néant, elle fut immergée dans un bain de lumière vive. Elle se sentit brusquement aspirée par une force lumineuse incroyable. Une forme oblongue, luminescente, aux contours flous, se manifestait à elle. Elle se sentait irrésistiblement aimantée. Malgré tout, Jade était comme tétanisée, incapable de bouger. Curieusement, elle ne souffrait plus de l’asphyxie qui l’oppressait quelques instants auparavant. Une voix venue d’ailleurs, d’une infinie douceur, parcourut l’onde de sa peau à travers celle de l’eau. Elle pénétra son âme. Dans un état second, Jade entendit distinctement : la seule pureté qui compte est celle de la quête. Elle se crut morte. Et pourtant, elle se surprit à émerger de l’eau, toussant, expulsant l’eau de ses poumons.
Elle revenait à la vie.
***
Au même moment, à des milliers de kilomètres de là. San Diego, Californie, 15h, une après-midi de juin.
« Et les hommes de la Terre ne furent jamais dignes de l’amour que leur ont témoigné leurs frères de sang des profondeurs marines. » (Texte Chaldéen)
- Maman, où es-tu ? j’attends de retrouver ton amour, l’océan, la liberté…ici, je n’ai pas la place pour nager, sauter, plonger. Ma peau me pique, me démange, me fait si mal dans cette eau sans vie. Il n’y a pas de poissons à chasser. Pas la place pour jouer. Je ne peux que tourner. Respirer. Tourner. Pour ne pas cesser de vivre… j’entends les cris d’un public déchaîné, va falloir y aller. Faire semblant d’être gai….et tourner, respirer, tourner encore. Moi, je veux retrouver l’amour de la Grande Mer et danser avec mes frères dans sa lumière. Maman, j’en ai assez ! je crois que je vais laisser faire et doucement, fermer mes paupières. Lentement couler… me laisser couler dans ma prison vide, si vide... je vais enfin rejoindre la mer, libre !
C’est ainsi que Tao s’enfonça lentement, au fond du bassin de la prison même pas dorée, mais surtout trop chlorée, du Seaworld de San Diégo, en Californie. Avant même que ne commence le pathétique spectacle, Tao se retirait dignement de cette mascarade grotesque. Sans faire de bruit, il se laissait engloutir de ses onze tonnes d’océan, de chair, de muscles et de sang. Là, discrètement, lui dont le système immunitaire était déjà considérablement affaibli à cause des injections massives d’antibiotiques qu’il avait reçu dès son arrivée, décidait d’en finir avec cette vie qui n’en était plus une. Il quittait la scène dans la plus grande indifférence, tout au fond d’un désespoir aussi profond que l’océan dont il avait été séparé il y a sept ans.
Au début, personne ne s’aperçut du comportement inhabituel de l’orque désenchantée. Ni le personnel du Seaworld, ni le public qui se faisait déjà nombreux autour du bassin, dans l’attente du show aquatique. Et puis, ce fut un enfant qui s’exclama : - L’orque, il bouge plus. Il a fermé ses yeux. Dis Maman, il peut rester combien de temps sous l’eau sans respirer ? on dirait qu’il joue à faire le mort !
Non, Tao ne jouait pas. Il ne jouait plus depuis longtemps. Il n’avait plus aucun enthousiasme. Plus de joie. Tao était comme déshabité, absent du monde. Il était comme déjà mort.
Depuis ce jour noir, tâché d’ombre et de sang…
Il n’était encore qu’un enfant lorsqu’il avait été arraché à sa mère, à son clan, à l’océan. Pourquoi cette violence ? Il ne comprenait pas. Lui qui ne connaissait que l’harmonie. Lui qui vivait dans un monde d’amour et d’eau fraîche, pour ainsi dire. Un univers fluide où, chez les orques, la communication est permanente, naturelle. Pas de mensonges. Pas de peur, même pas celle de l’être dit humain, malgré le pire enduré. Depuis maintenant sept longues années, il était prisonnier de la cupidité des hommes, de leur ignorance. Au début de sa capture, après l’état de choc passé, il avait espéré retrouver sa famille, ou du moins ce qu’il en restait. Il s’était accroché aux particules d’air iodé qui lui parvenaient par effluves, quand le vent soufflait dans le bon sens. Cet air du large qui lui venait directement de l’océan. Tao savait la liberté, sa famille, là, tout près, juste de l’autre côté des bassins. Les dauphins et les orques du Pacifique, eux, sentaient bien le désarroi, la détresse de leurs frères captifs, obligés de tourner en rond, pour la plupart jusqu’à la fin de leur triste vie, impuissants à leur porter secours. Leurs chants plaintifs s’élevaient parfois dans le ciel de San Diego.
Plus de vingt minutes s’étaient écoulées. Tao commençait à basculer dans le néant. Sa conscience se diluait dans l’éther. Il ne ressentait déjà plus rien. A part une douleur lancinante qui se réveillait à nouveau. Là, au niveau de sa sixième cervicale. Juste à l’endroit de cette drôle de petite cicatrice. Trace d’une de ses blessures occasionnées lors de sa capture. C’est ce qui le ramena à sa conscience. Il s’aperçut alors que l’agitation qui régnait en surface était à son comble. Des cris lointains lui parvenaient, déformés, à travers la surface de l’eau. Il distinguait confusément des silhouettes humaines en effervescence autour du bassin. Certains de ses « dresseurs » s’affairaient dans l’eau, près de lui. Ils semblaient l’inciter à remonter. Ils le poussaient, tentaient de l’attirer vers la surface. Intérieurement, Tao sourit. Il les trouvait bien ridicules et la scène cocasse. Sa conscience s’assombrissait à nouveau. Il sentait avec contentement la vie le quitter. La lumière brillait devant lui, autour de lui. À ce moment même, un visage familier et tant aimé, s’imposa et occupa tout l’espace. Satya. Son ami humain, son frère terrestre. De toutes ses forces, de tout son amour, Tao sortit de sa torpeur et s’élança vers la surface qu’il creva de son corps fuselé, dans un saut extraordinaire.
Il revenait à la vie.
Au même moment, Ile de Vancouver, Canada, 15 h. Une après-midi de juin.
« On ne descend pas en apnée pour voir, mais pour regarder en soi. (…)Seule reste l’âme. Un long plongeon dans l’âme, qui semble absorber l’univers. » (Umberto PELIZZARI)
Le corps abandonné, bercé par le clapotis des vagues, Satya s’immergeait dans les draps bleus cristallins. Au milieu de nulle part, dans un temps qui n’existe pas , fondu dans l’immensité, aspiré tout entier par la lumière de son âme, il était un avec l’univers. Nu, il flottait dans cette étreinte infinie. Deux larmes pourtant roulèrent en silence. Du bord de ses yeux, elles glissèrent le long de ses tempes, pour se noyer au sein de l’océan. Une profonde tristesse l’envahit. Cela lui arrivait souvent depuis ce jour.
Un jour noir, tâché d’ombre et de sang …
Sans aucun effort, Satya se laissa couler et glissa de plus en plus profondément dans ce lit d’eau salée. Il sut qu’il avait passé dix mètres, lorsqu’il constata que la lumière devenait tamisée et que le bleu tout alentour se délavait. Il coulait, ivre de liberté. Un sourire se dessina sur son visage. Les contours de son corps se dilataient, les pulsations de son cœur ralentissaient, ses sensations devenaient flottantes. Un sentiment de plénitude, de liberté, l’envahissait à nouveau. Alors même que la pression de l’eau écrasait ses poumons, il se sentait léger. Comme s’il volait. Comme s’il glissait sur le miroir d’un lac gelé. Comme s’il s’évanouissait dans le velours cotonneux d’un nuage de soie. Il ne pensait ni à descendre plus bas encore, ni à remonter. Il ne pensait pas à retenir son souffle, ni à le reprendre. Il ne pensait à rien. Et, c’est dans ce rien qu’il trouvait le tout. En apesanteur, entre deux mondes. Plus tout à fait là, pas vraiment ailleurs. Une porte entrouverte sur le paradis blanc.
- Et si je me laissais couler ? enfin libre ! après tout, c’est peut-être le meilleur moyen de retrouver Tao ? mourir pour renaître… ailleurs…autrement…
Soudain, une douleur aiguë réveilla son corps engourdi. Là, juste à l’endroit de cette cicatrice, au niveau de sa sixième cervicale. La trace du coup qu’il avait reçu sept ans auparavant. Des sons familiers résonnèrent dans tout son être. L’éclat d’un regard aimé occupa tout l’espace. Bien plus qu’une mémoire : une présence. Alors, Satya entama la remontée. À quelques mètres de la surface, il fut émerveillé par cette lumière de cathédrale qui irradiait sous la mer. C’était une lumière magique, quasi transcendantale. Satya y entra. Quelques mouvements ondulatoires encore et il émergea. Il inspira, et libéra un cri puissant, avant de se laisser retomber dans l’eau.
Il revenait à la vie.
À Telegraph Cove, un groupe d’orques sillonnait le Johnstone Strait, au nord-est de l’île de Vancouver, en Colombie Britannique. Les épaulards avaient appris, au fil des générations, à concentrer leurs efforts aux endroits de passage obligés des saumons. En l’occurrence, il s’agissait de l’embouchure d’une des rivières les plus importantes pour leur reproduction, la rivière Frazer. En ce mois de juin, la petite communauté d’orques se préparait à leur technique de chasse bien rodée. Elle espérait bien faire un festin .Mais le vieux mâle redoutait de ne pouvoir satisfaire les appétits. Il avait remarqué, depuis quelques temps, une baisse considérable des bancs de saumons. Le poisson se raréfiait. L’océan souffrait de surpêche et de dégradations en tous genres. Le groupe aussi en souffrait. Le Pacifique Nord était particulièrement touché par de fortes concentrations en hydrocarbures. Mais aussi par la pollution acoustique. Le leader se rendait compte de perturbations dans leur système de communication sophistiqué. A cause de cela, certains de leurs plans de chasse échouaient. Ce qui n’arrivait jamais auparavant. Les messages sonores qu’ils s’envoyaient se trouvaient parfois perdus, ou dénaturés. Tout cela ne présageait rien de bon. Il craignait que cela finisse par affecter le comportement social de leur clan. De plus, il était inquiet pour sa compagne, la matriarche qui était à la tête de leur famille. Elle était encore extrêmement affaiblie, et peinait à se déplacer avec aisance. Elle qui était si rapide, si joyeuse, si puissante, s’essoufflait vite et déclinait à vue d’œil. Son corps portait encore de larges stigmates. Des plaies qui parfois se rouvraient. Elle souffrait, mais ne le montrait pas. Il n’était pas dupe. Il savait que ses plus profondes blessures n’étaient pas celles qui se voyaient.
Depuis ce jour noir, tâché d’ombre et de sang….
Ce jour où ils avaient perdu leur fils, capturé sous leurs yeux. Ce jour là, il avait senti les ondes négatives qui entouraient les bateaux. Il s’était méfié. Il avait alerté son élue et le clan. Trop tard ! Ils avaient tenté de fuir, mais des détonations sous-marines, des sons insupportables avaient perturbé leurs sonars. Et ce fut l’horreur. Un vrai massacre. Ils avaient perdu plusieurs des leurs, dont leur petit tant chéri, tracté à bord d’un des bateaux de la mort, emmené Dieu sait où ?
Il savait que sa bien aimée ne pourrait plus lutter encore bien longtemps. Dieu qu’il l’aimait. Il l’observait organiser l’attaque avec une maîtrise, une stratégie admirables. Les orques émettaient maintenant leurs clicks d’écholocation. Elles se maintenaient ainsi constamment en contact, se coordonnaient, en assurant une cohésion parfaite. Bientôt, les saumons, effrayés par les clicks des prédateurs, se mirent à fuir en se regroupant. Ils formèrent une boule compacte. C’est exactement ce qu’attendaient le clan. Les saumons se précipitèrent dans le piège, et se retrouvèrent vite coincés, encerclés. Par chance, il s’agissait de chinooks, l’espèce préférée du groupe. Ils étaient suffisamment nombreux pour que chacune des orques puisse se nourrir. Leur chair étant très riche en graisse, ce fut un régal. Sauf pour la matriarche, qui était restée en retrait. Elle avait de plus en plus de difficultés à s’alimenter. Elle ne pouvait même plus avaler les morceaux que lui apportait son tendre amour.
II
Le réveil de Jade fut difficile. L’expérience qu’elle venait de vivre la laissait dans un état intérieur bizarre. Elle avait du mal à reprendre pieds dans la réalité du quotidien. Elle se sentait en décalage. Pourtant, la modification des sensations, cette espèce de brouillard désagréable, dus aux changements de fuseaux horaires, elle connaissait. Elle y était habituée. Mais là, il s’agissait d’autre chose. Un sentiment d’étrangeté quelque peu inconfortable et pour le moins déroutant. Elle appela son agent pour lui demander d’annuler le prochain concert prévu à Paris. Face à l’incompréhension de ce dernier, et devant son insistance, Jade lui dit qu’elle était souffrante, qu’elle se sentait fébrile, et que son état ne lui permettait vraiment pas d’assurer deux heures de spectacle, bien que ce soit la dernière date prévue pour cette série. Sa décision était irrévocable. Il abdiqua. Il connaissait suffisamment Jade pour savoir que s’il insistait trop, le tempérament fougueux de la belle italienne lui vaudrait d’être éconduit sans ménagement ! Jade avait besoin de se retrouver seule. Grâce à cette annulation, elle disposait de deux jours de liberté, avant de prendre l’avion pour les représentations prévues à Milan. Elle passa la matinée dans sa chambre d’hôtel. Elle appela la réception et passa la consigne de n’être dérangée sous aucun prétexte. Elle ferma son portable, ouvrit la fenêtre. Elle déplaça le sofa de velours mauve jusque devant celle-ci. Elle l’orienta de sorte d’avoir vue sur la Seine et s’y installa confortablement.
À chacun de ses séjours à la capitale, Jade retrouvait avec plaisir la paisible suite bleue lavande. Elle s’y sentait bien. La salle principale était spacieuse. Au sol, un parquet en hêtre clair mettait en lumière les murs tapissés de violet et de mauve. Deux fenêtres s’ouvraient sur l’île de la Cité. A la nuit tombée, les éclairages artificiels embrasaient les quais et mettaient en valeur l’architecture médiévale de la Conciergerie, avec ses quatre tours de style gothique, telles quatre sentinelles dominant les bords de Seine. Jade était impressionnée, tant par le fait qu’elles avaient traversé des siècles d’histoire, que par cette impression forte qu’elles donnaient d’être vivantes. À côté, on apercevait la Sainte Chapelle et Notre- Dame de Paris. Elle se rappelait avec émotion être allée visiter la nef somptueuse, avec sa mère. Elle sourit au souvenir de la magnifique statue d’un Ange flûtiste au sein de la cathédrale qui avait tant surpris sa mère. Elle la revoyait se retourner lentement, monter son regard, et découvrir, ébahie, l’ange juste au-dessus d’elle. Elle l’avait cru vivant. Elles en avaient tant ri ensemble.
Souvent, des péniches glissaient silencieusement sur la Seine, et complétaient la poésie de l’ambiance. Au milieu de