Les Parchemins de la Tour: Fiction historique
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À propos de ce livre électronique
Entraîné très jeune dans le tourbillon de la passion politique qui préparera la révolution et l’indépendance belges, Edmond Beaucarne découvre les hommes et leurs passions dans une confrontation qui attise sa pensée. La sagesse précoce ne le prépare cependant pas aux amours qui l’attendent. Un voyage à l’étranger en chaise de poste, un carnet intime rédigé dans la solitude, l’amitié platonique et les attraits ancillaires, la fonction publique, les amis de la capitale, la famille de nièces et de neveux toujours plus nombreuse… ne sont qu’étapes successives qui échelonnent le flot des jours et les questions qui surgissent.
Où se situe-t-on dans l’évolution des goûts et des idées lorsque l’action vous sollicite sans jamais vous convaincre ?
L’homme jeune de 1828, homme mûr en 1848, vieillard enfin lorsqu’il lâchera la plume, va-t-il recréer pour nous une subtilité d’ambiance devenue rare ? Une mentalité oubliée ? Dès sa genèse, le livre est européen. Il concerne le double héritage des Lumières et du passé chrétien. Edmond est de tous les pays — non pas uniquement belge.
Son témoignage nous restitue notre identité…
À PROPOS DE L'AUTEURE
Nicole VERSCHOORE, née à Gand en Belgique, est docteur en philosophie et lettres. Boursière du Fonds national belge de Recherche scientifique et assistante à l’université de Gand, journaliste, elle publie régulièrement dans la Revue générale et la revue électronique www.bon-a-tirer.com. Parlant six langues et amoureuse des grandes capitales européennes, elle se veut citoyenne du monde et passe le meilleur de son temps à revoir et à sauvegarder la vérité du vécu.
On se souvient de son premier roman, Le Maître du bourg (Gallimard, 1994), qui a bénéficié d’un large succès. De nombreux lecteurs attendaient la parution de ces Parchemins de la tour, qui confirment aujourd’hui le talent et la sensibilité d’un grand auteur.
En savoir plus sur Nicole Verschoore
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Aperçu du livre
Les Parchemins de la Tour - Nicole Verschoore
PRÉLIMINAIRES
Je venais de lire ces mots lorsque le hasard d’une conférence de presse me plaça à la gauche d’un homme de haute taille qui m’avait paru extrêmement intéressé par le sort des bois et campagnes appartenant aux communes encore rurales autour de la capitale. La réunion se tenait au château de la Hulpe. Les débats touchant à leur fin, mon voisin ferma son dossier. Lorsque je découvris son nom sur la couverture, je ne pus retenir une exclamation de surprise. Evrard, comte de Limbourg Stirum !
Il me jeta un regard interrogateur. Je souris en essayant de me faire oublier, mais dans le brouhaha qui suivit, il m’interrogea. Je lui parlai de la préface de mon oncle Edmond Beaucarne, et d’une lettre que j’avais trouvée, adressée à l’historien Thierry de Limbourg.
Mon interlocuteur se trompa de génération.
— Votre oncle ?
— Le grand-oncle de mon arrière-grand-mère, rectifiai-je.
La méprise l’amusa. De fil en aiguille, nos propos s’enchaînèrent. Le buffet, le parc du château, le déclin d’un jour d’automne ne suffirent pas à rattraper le temps de nos familles respectives. Nous partagions le même enthousiasme. Et la même folie : nous avions tous les deux vécu plusieurs existences, en 1807, en 1830…
— Et même avant, s’interrompit-il. Connaissez-vous la Chasse de Maximilien située ici même ?
Il m’envoya des écrits qui se rapportaient aux époques mouvementées que nous avions évoquées.
À part les deux tomes des cartulaires, de nombreuses notes sur la vie des moines, la notice biographique de 1847 qu’Edmond rédigea pour la Cour, je ne trouvai dans la succession de mon arrière-grand-père Arthur Buysse ni les Carnets politiques ni les Carnets intimes dont l’existence avait dûment été attestée par ma grand-mère. Les Carnets intimes ont dû être dépecés, par Edmond lui-même ou par Arthur. Je possède une très belle méditation d’Edmond à la mort de l’avant-dernier frère Beaucarne, le notaire orchidophile, et d’autres datant d’un âge que l’auteur appelait lui-même mathusalémien. Dans les papiers politiques d’Arthur Buysse, plusieurs feuillets visiblement déchirés d’un cahier démembré pourraient provenir des carnets politiques d’Edmond. Deux écritures se chevauchent. L’une d’elle est celle d’Arthur, l’autre se retrouve sur d’autres fragments, de nature intime. Ils sont d’Edmond, indubitablement. Ce sont des portraits d’amis et d’amies, des réflexions sur la solitude, l’amitié, l’amour et le sens de la vie.
Après la rencontre Limbourg Stirum, j’occupai mes loisirs à rechercher la compagnie du grand-oncle disparu, si présent malgré tout. Je me régénérais dans son orbite, rejoignant un « chez moi » plus somptueux que le mien. Ses paroles se dégageaient de l’oubli, dans une clarté si essentielle qu’elles me touchaient au plus profond de moi. Je découvris un partage de la pensée comme je ne l’avais jamais connu. Et le partage de l’émotion, peut-être encore plus exceptionnel. À partir d’un certain moment, tout ce que je lisais d’Edmond, je le savais déjà. J’étais devenue Edmond Beaucarne, et lui, il me regardait vivre. Il était mon mentor, le compagnon de ma solitude de femme, et ensuite, l’âge aidant et les jours se succédant, le père qui me manquait, l’amant que je ne rencontrais pas, le chercheur à sa table de travail. Tous deux, lui et moi, étions sollicités ailleurs. Nous aurions eu besoin d’une vie encore plus longue pour accomplir ce que nous sentions devoir terminer.
Enfin, un jour, sous sa dictée, je complétai sa notice biographique de 1847, laissant courir sa plume.
Je récrivis son enfance, ses années d’études.
Je dus m’arrêter au sortir des études, un élément manquait. Je ne retrouvais pas le jeune adulte sous l’homme mûr que j’incarnais.
Le hasard voulut qu’à la même époque je quittai Bruxelles pour prendre la direction d’un hebdomadaire de langue française en Flandre.
— Vous suivez les traces de votre ancêtre, m’apprit un des plus vieux avocats du barreau de Gand, Jean Eeckhout, connu pour son étonnante mémoire et son érudition sans bornes. Me voyant muette, il poursuivit :
— Vous l’ignorez ? Edmond Beaucarne, âgé de vingt-deux ans, fut à Gand propriétaire et directeur du Catholique des Pays-Bas. Oui, sous Guillaume d’Orange, après Waterloo. Au début de l’année 1830, il passa quelque temps en prison et joua un rôle décisif dans la préparation de la révolution de 1830. Il y a moyen de reconstituer la révolution, jour après jour, à partir de ses écrits et de sa correspondance.
L’éminent juriste guida mes pas à la bibliothèque de l’université. Je pus reconstituer l’itinéraire resté dans les brumes de l’oubli. Je lus pour la première fois la pensée d’un Edmond jeune. Je suivis son départ de la vie politique, sa première solitude, son premier grand amour.
Un voyage à Vienne révéla son mystère, et la tour dont il ne reste plus de ruines, ressuscita.
À partir d’ici, Edmond reprend la plume.
CARNETS INTIMES
1747-1831
1. ENFANCE ET SOLITUDE
Dans les années quarante du xviiie siècle, mon grand-père Jacques Beaucarne avait été étudiant de l’université de Louvain. Il continua à voir ses amis lorsque, chargés de mandats dans la capitale, ils se réunissaient pour discuter de la réforme des institutions, inadaptées au droit des personnes. Contemporains exacts de Diderot, bourgeois et aristocrates gagnés par l’esprit du temps commençaient à répéter que les hommes, puissants ou modestes, étaient nés libres. Dans nos vertes collines, les voyageurs apportaient le vent frais des idées nouvelles. Ils semblaient s’occuper du gouvernement des villes, de l’industrie, du transport, et, ce qui rendait mon grand-père volubile, des machines.
La gestion des domaines ayant été familiale depuis la nuit des temps, sans véritable ingérence du gouvernement dans les pratiques quotidiennes, mon père, homme des Lumières et lui aussi ancien élève des jésuites, approuvait le gouvernement autrichien de Marie-Thérèse et de Joseph II. L’Église jugeait et condamnait les délits, les tribunaux ecclésiastiques n’avaient pas encore été remplacés par des tribunaux civils, mais dans nos archives les documents de son administration locale, ses registres de propriétaire terrien, ses titres, ses comptes et les coutumiers témoignent de son intérêt d’homme moderne pour le domaine, pour la production et pour les administrés.
Je suis né en 1807 dans la maison que notre ancêtre acheta à Eename soixante ans plus tôt. L’acte d’achat date du 28 juin 1747, la demeure fut restaurée en 1751. Ma mère mourut en couches, mon père avait alors cinquante-cinq ans. Il s’était marié fort tard avec une jeune fille de dix-huit ans parce qu’il était l’homme important de la région et que notre commune, Eename, avait beaucoup souffert de l’invasion des sans-culottes et d’une très mauvaise administration sous le Directoire et le Consulat.
La date de mon apparition me permet de dire que je suis né sous l’Empire. À l’école maternelle, nous ânonnions quelques vers sur l’illustre naissance du roi de Rome et je me rappelle mon émotion. Car dans l’image qu’a fixée ma mémoire, Marie-Louise s’accoudait sur les dentelles de l’impérial berceau, perdue dans la contemplation de son divin bébé. Je sentais vibrer sa tendresse et pleurais de bonheur.
Il n’y avait pas de femmes dans notre maison. Mon vieux père voûté, la face creusée par une maladie qu’il cachait, n’avait pour moi qu’un regard limpide qui semblait transformer son rictus de souffrance en un sourire de béatitude. Je détestais cette béatitude, car elle le rendait encore plus muet que d’habitude. En se taisant, il m’abandonnait.
La maison était fréquentée par un grand nombre d’hommes qui arrivaient en voiture. Je disparaissais, mais écoutais sous les portes. Il y en avait beaucoup et celle du corridor était particulièrement généreuse. Elle laissait au moins deux centimètres d’espace entre le carrelage et la matière solide. Quant aux silhouettes que je désirais voir, je les percevais par la porte vitrée, large de quatre battants dûment condamnés par des cotonnades froncées mais néanmoins transparentes. Ce mur de fenêtres séparait le bureau de papa de l’office, une pièce occupée uniquement par Jean-Baptiste-François-Ursulain, le secrétaire, majordome et chef des domestiques. Sa mission était d’écouter, de surveiller, de regarder et de bien comprendre, pour pouvoir rapporter à mon père ce que ce dernier aurait pu oublier. Il devait à tout moment être prêt à agir à bon escient.
Lorsque je me joignais à lui, il acquérait un « second », un « petit mousse ». Et bien qu’il n’y eût pas de grande navigation sur notre Escaut assagi et que la mer et le vaste port d’Anvers fussent hélas fort loin, je pouvais lui être utile, ne fût-ce que pour flatter sa vanité. Le fils du maître affectionnait sa compagnie.
J’entendis là des discussions fort animées sur le sort de nos « compatriotes ». La « raison d’État » n’excusait pas les « injustices ». Je me sentis renforcé dans mes convictions qu’il serait noble de m’engager. Je ne savais trop pour quelle cause. J’ignorais l’identité des personnes qui m’impressionnaient. J’appris inconsciemment qu’un orateur convainc, non par la valeur de son message, mais par son langage et la fermeté de ses propos.
Je passai ma jeunesse dans divers collèges. En vacances à Eename, j’avais l’impression que mon père se momifiait. Lorsqu’il apparaissait et s’asseyait péniblement, aidé par mon ami Jean-etc-Ursulain, et que l’immobilité absolue une fois de plus s’était emparée de mon père et des gens qui l’entouraient, je me préoccupais des bandelettes qui sans doute recouvraient sa peau sous les bas de soie fripés du genou aux chaussures, sous le pantalon de drap, le gilet de laine, la chemise de baptiste ou de fil d’Écosse, perdue dans un nuage compliqué de jabot et de cravate, épinglé avec soin par une main subalterne, en l’occurrence celle de Jean-etc-Ursulain, tout heureux de pouvoir réaliser quotidiennement l’œuvre d’art vestimentaire qu’était la toilette de mon père, mannequin exemplaire, aussi vénérable que bien intentionné. Comme le silence était pour mon géniteur l’unique et infaillible manière de respecter la liberté d’autrui, il en avait fait sa méthode personnelle pour traverser la vie et ses multiples fonctions. Qui le devinait sans paroles, l’aimait passionnément.
Enfant, je n’étais pas de ces privilégiés.
Peu avant sa mort, père renonça à la perruque.
— Par décence, m’expliqua Jean-etc-Ursulain, qui, lui, ne s’en était pas défait. La conserver ne sied pas à Monsieur votre père, m’enseigna-t-il. Ses idées le contraignent à adopter l’habit des gens nouveaux qui vont faire l’avenir.
Depuis pas mal de temps déjà, père ne ressemblait plus aux portraits que nous avions de lui à nos murs, sur lesquels sa perruque blanche était encore réellement blanche. À force d’observer les visages que me proposaient les tableaux, je connaissais mon père mieux à l’âge que j’avais moi-même qu’en tant que vieillard des années 1820. J’y observais également mon oncle Liévin.
Le frère de papa, Charles-Liévin Beaucarne, au lieu d’administrer nos terres et de devenir comme grand-père Jacques bourgmestre d’Eename, avait fait carrière à Gand, sous le Consulat et l’Empire. Il bénéficiait d’une auréole spéciale, non pas uniquement parce qu’il habitait Gand, chef-lieu du département de l’Escaut, mais parce qu’il avait assumé la charge de préfet ad interim lorsque Faipoult, Des Mousseaux et d’Houdetot s’absentaient, ce qui arrivait fréquemment. Le préfet de l’Empire, que de nos jours nous appellerions le Gouverneur de la province, portait sur ses épaules la responsabilité du département de l’Escaut infiniment plus étendu que la Flandre orientale d’aujourd’hui. En tant que préfet ad interim, notre petit oncle Charles avait acquis — du moins dans la famille — une certaine notoriété. Docteur en droit de l’université de Louvain, il avait commencé une carrière de juriste au greffe de la cour féodale de Saint-Bavon. Celle-ci abolie, il fut muté au tribunal civil de Gand et ce fut Bonaparte qui le nomma conseiller. De 1803 à 1807, oncle Charles fut membre du corps législatif de l’empereur, ce qui permit à mon père, quelques années plus tard, de rompre son silence d’étain pour me doter du commentaire suivant : que le Code Napoléon avait été rédigé par des juristes de l’ancien ordre, des gens de bonnes écoles qui avaient eu de bons maîtres. Le petit caporal avait eu le mérite — mais rien de plus ! — d’avoir compris qu’un bon travail méritait de