Le Coeur
Par Ligaran et Félicien Champsaur
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Le Coeur - Ligaran
Dans la plupart des romans ou des poèmes, il y a un langage spécial, à l’usage des mystères du baiser. Cette rhétorique conventionnelle n’a aucun rapport avec la vérité, ne donne que vaguement l’idée du sentiment, l’image de la sensation. C’est très difficile, il paraît, d’être sincère, de penser avec franchise, comme on regarde en face, même de savoir se déshabiller.
Les récits d’aventures quelconques laissés de côté, restent les maîtres. Victor Hugo, trop égoïste, n’a pas su être amoureux ; avec son art prodigieux, il n’a pu qu’en donner l’illusion. Lamartine chanta ; ce ne sont que des mots, rien que des mots ; il n’aima point ; il permit seulement de l’aimer. Dans une courte histoire, Graziella, on trouve pourtant mieux que du lyrisme, une tendresse, presque du cœur. Sur le tard, après l’acquis douloureux de ce que valent gloire littéraire et puissance gouvernementale, il se rappelle, dans cette idylle, avec une mélancolie de vieillard, la douce pêcheuse de Procida. Baudelaire, suprême artiste, est trop artificiel. Musset, lui, demeure à jamais le poète de la femme ; Heine aussi, le frissonnant et l’ironique. « De mes grands chagrins j’ai fait de petites chansons ». Intermezzo.
C’est presque tout.
Puis, quelques contes de voluptueuse passion : le Mariage de Loti ; la Dame aux Camélias ; Paul et Virginie ; Manon Lescaut, confession adorable tirée de longs mémoires ; Daphnis et Chloé ; d’autres encore, de loin en loin. Chacun sent que c’est arrivé ; de telles œuvres sont probantes comme des faits, comme de l’histoire.
Dans l’amour, les deux êtres sont nus.
C’est ce que semblent ces livres merveilleusement exacts, d’une simple réalité, soufflant la vie, la fièvre des caresses, le souvenir des heures folles, jouies et ensuite souffertes, la vie dont personne ne peut, à travers leurs pages, nier l’émotion.
F.C.
1885.
I
14 juillet 1880
Celui qui sait le cœur de la femme possède la vie. Je ne connais rien, rien du tout, car je ne connais que le cœur de ma maîtresse juive. Au début de ce lamento d’amour, où veut se complaire dans le souvenir, qui recommence le péché, ma rage inassouvie de baisers, ma chère d’antan ! j’éprouve un frisson. Soudain, il monte du cœur à mon cerveau dont, semblable à un fluide électrique, il secoue les circonvolutions. Puisque je suis écrivain, amuseur du public, je suis bien forcé, pour faire mon métier sincèrement, de mettre à nu devant lui mes pensées intimes, effarouchées comme des vierges, à la minute où l’épouse dévoile l’amoureuse, de rassembler quelques notes tracées, à la hâte, le soir, suivant mon habitude, certaines lettres que tu m’as rendues, de ranimer, de mémoire, afin d’en écrire le récit, notre amour décédé.
Oui, j’ai peur que, durant ces jeux dangereux, mon amour ne ressuscite, et je ne veux pas, mon adorée, je ne veux plus ! On souffre trop, vois-tu, lorsqu’une passion agonise, et je tremble que, comme un cadavre décapité, elle n’ait encore, dans le panier taché de sang, d’atroces soubresauts.
Tu n’as pas de ces craintes, toi, car est trop bien mort ton amour pour moi, si jamais il exista, si jamais même un sentiment autre que l’égoïsme battit sous ton sein. Quand, un matin d’hiver, en couvrant de baisers tes cheveux noirs et tes yeux, je te souhaitai bonjour, à l’éveil, et je te répétai que je t’aimais à la folie, tu sortis d’entre les couvertures tes deux bras, si beaux, tu les embrassas et tu me dis seulement :
– Nous sommes deux à me chérir, Patrice, car moi aussi je m’aime bien…
Le temps a commencé son travail. Suis-je assez guéri pour pouvoir analyser ma maladie ?
Mais pourquoi se chagriner ?
Il n’y a qu’une chose vraie dans la vie, si toutefois il existe une seule vérité, c’est de connaître le plus de sensations et d’emmagasiner le plus de souvenirs possible. J’ai éprouvé quelques-unes des premières avec toi, ma maîtresse ancienne, et j’en suis aux souvenirs en question. J’ai tiré de ton âme israélite tout ce qu’elle contenait. L’instrument n’avait, peut-être, qu’un nombre restreint de cordes. Sans doute je trouverai, par la suite, une autre femme qui me permettra de jouer de plus grands morceaux.
Donc, je vais raconter notre histoire, Noémi, juive que j’ai tant adorée, mais qui ne fus jamais éprise que de ton intérêt et que de l’or dont ta peau avait presque la matité jaune.
La pluie qui tombait a cessé depuis un quart d’heure et, mes yeux quittant le papier où j’évoque le passé, je contemple par la fenêtre, au bord de la Méditerranée, les vagues qui se brisent contre les rochers, à cent pas de la maison, et j’entends la plainte des flots.
Le paysage est mélancolique comme moi-même.
Noémi, je ne t’ai pas aimée d’un amour d’imagination, pour ta gloire, pour l’auréole mise autour de ton nom, qui ne vole pas sur les bouches des hommes comme celui de Dinah Samuel, la juive illustre et géniale, je ne t’ai pas aimée d’un amour de tête, mais d’un amour de cœur, mais pour ta beauté dont j’étais ivre, mais pour tes yeux qui, dans leurs trous profonds, reflétaient pour moi la contrée de Judée, brûlée par le fauve soleil, et son ciel implacable, pour tes yeux aux longs sourcils, pour ta taille superbe, pour ton allure langoureuse, pour tes cheveux qui n’en finissent plus, pour tes cheveux plus noirs que les ailes des corbeaux, pour tes cheveux dans les ondes bouclées desquels je me sentais pris, comme un insecte dans les fils d’une toile d’araignée. Mes traits se crispent, car, fermant mes paupières, je revois encore ta toison épaisse et profonde, emmêlée en tignasse, répandue sur tes épaules nues et sur l’oreiller blanc. Dieu ! je frissonne ! Et, pourtant, je suis, aujourd’hui, loin de Paris où nous avons, à travers ses rues et sa banlieue, promené nos idylles.
Il n’est pas mauvais de quitter un moment le milieu où se développe l’action, pour dominer son sujet et être affranchi des circonstances qui en ont déterminé le choix.
De cette manière, mon amie de jadis, on se rend plus compte des proportions d’ensemble et de l’importance à donner aux accessoires. Le recul n’est pas nécessaire qu’aux peintres. On ne juge véritablement une pièce, au théâtre, un discours, au club, un concert, une femme, sa famille, un pays, que lorsqu’on en est sorti.
Au fond de tous les sentiments, au fond de tous les amours, de tête ou de cœur, se cache la question d’argent, et la race juive est puissante, car les fils et les filles de cette race sont pénétrés, dès l’enfance, que l’or est la force irrésistible du monde.
C’est un jour de la fin de mai, ma chère, que, flânant dans le quartier du Temple, je le rencontrai, rue Notre-Dame de Nazareth, avec ta cousine Léa, vers trois heures de l’après-midi. Une femme très élégante, la cousine Léa, ta bonne camarade ! Elle un peu plus de vingt ans, toi un peu moins.
Oh ! juives ! Je l’avais, elle, admirée, en janvier, sur le lac de Boulogne tout gelé, où, coquette dans ses fourrures, elle patinait avec une habileté prodigieuse. Elle vit l’extase où j’étais devant les courbes compliquées que décrivaient ses pieds minuscules, devant les ondulations ravissantes de son corps, elle vit surtout le charme produit par sa beauté gracieuse. Alors, tandis qu’un sourire éclairait sa figure mignonne, elle fit, en patinant, un 4 et un 8. Je patinais aussi. Passant à côté de moi, elle murmura rapidement, car son mari, dans une voiture, la regardait :
– Avez-vous compris ? Chut !…
C’était un rendez-vous. Elle avait dessiné un 4 et un 8. Je pourrai donc la retrouver dans quatre jours, à quatre ou huit heures du matin, à quatre ou huit heures du soir, et, dans huit jours, peut-être, aux mêmes heures ? À quel endroit ? Il ne s’agissait que de savoir où, tel jour de la semaine, à telle et telle heure, tourbillonne la vie parisienne.
Le quatrième jour, à huit heures, le rideau se levait, au Gymnase, pour une première représentation. L’inconnue n’y était pas, et, à quatre heures, elle n’était pas allée patiner sur le lac. Enfin, le huitième jour, à quatre heures, je la retrouvai ; mais son mari l’accompagnait dans ses zigzags sur la glace. Ta cousine Léa, ma petite Noémi, eut une moue qui me parut, si ce n’est vanité de ma part, indiquer qu’elle n’avait pu se débarrasser de son mari.
Depuis janvier, je n’avais plus jamais aperçu la jolie capricieuse, et voilà pourquoi, rue Notre-Dame de Nazareth, voyant ma patineuse du Bois de Boulogne, je vous abordai, en lui disant :
– Je vous cherchais, Madame…
Mais, Noémi, j’eus en face de moi tes yeux troublants, ton nez busqué de Juive, ton profil altier, tes cheveux noirs frisés, ta bouche vermeille, ta beauté d’un caractère étrange et sauvage, et c’est de toi que je fus amoureux.
Ta cousine Léa fut charmante, et, comprenant mon regard, ne m’en voulut pas. Elle nous a, plus tard, avoué qu’elle te jugeait encore plus belle, et que, par conséquent, elle n’avait pu être jalouse.
Une femme intéressante, ta cousine Léa, très gentille ! Elle protégea nos amours. Tu disais à ton père et à ta mère, de pauvres gens qui habitaient rue Notre-Dame de Nazareth, que tu allais chez la cousine Léa de Voilleroux et tu venais chez moi jusqu’au lendemain. Elle est très enviée dans ta famille, Léa, parce qu’elle a réussi dans la galanterie, et qu’après avoir jeté des bonnets de toutes les couleurs par-dessus plusieurs moulins, elle s’est fait épouser par le plus riche de ses amants. Je t’ai conté fleurette plus d’un mois, mon aimée, avant de t’amener à jeter, toi aussi, un bonnet, à Montmartre, par-dessus le Moulin de la Galette.
Nous y sommes allés, après dîner, à la nuit tombée, pour te montrer le spectacle de Paris illuminé. C’était superbe, n’est-ce pas ? De temps en temps, tu n’as pu t’empêcher de pousser de légers cris d’admiration.
À côté de nous, sur l’esplanade, la foule bruyait. Les uns criaient des bravos, d’autres, bouche bée, contemplaient Paris. Une maman jeune, avec des cerises en verre à son chapeau et un enfant blond dans ses bras, montrait du doigt les fusées qui ascendaient le ciel, s’éparpillaient en gerbe par l’azur et se perdaient en poudre d’or. Au premier plan, les masses des maisons prochaines découpaient, sur le ciel, leurs grandes silhouettes noires, mais trouées de fenêtres éclairées et, par larges intervalles, de voies brasillantes.
Çà et là, des fonds d’ombre jaillissaient, en s’épandant, les clartés lunaires de feux de Bengale. Des croisées piquaient, de lueurs jaunâtres, la descente dégringolante des bâtisses sur la colline Montmartre, jusqu’au boulevard extérieur. La rue Tholozé, au-dessous du moulin, déchirait la côte de ses tons violents. Elle resplendissait, rutilante de lampions qui rendaient plus écarlates les bouts flottants des nombreux drapeaux, et s’enfonçait dans la pénombre limitée par les rampes lumineuses de l’Opéra. C’était le second plan. Par endroits, dans la nappe grisâtre, des points et des cordons de gaz marquaient les monuments.
Tout à