Sur les berges du lac Brûlé, tome 1: Le vieil ours
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À propos de ce livre électronique
Dans un Québec qui passe de la ruralité à l’urbanité sur fond de Révolution tranquille, les tentations de fuite ne manquent pas pour les descendants de ce vieil ours qui préfèrent choisir leur destinée plutôt que la subir…
Premier tome d’une saga familiale campée dans les Laurentides entre 1959 et 1989, Le vieil ours est un roman poignant où espoirs brisés et secrets de famille sont le lot de personnages tantôt attachants, tantôt détestables… mais tous inoubliables!
Colette Major-McGraw
Colette Major-McGraw est née à Sainte-Agathe-des-Monts et a travaillé pendant près de quinze ans à la Sûreté du Québec. Elle a ensuite exploité un commerce automobile avec son conjoint avant de se diriger vers la retraite. Trop tôt, semble-t-il, puisqu’elle s’est ensuite permis d’ouvrir «Le premier café Internet des Maritimes» en 1996. Sa trilogie historique Sur les berges du lac Brûlé a remporté un vif succès tant au Québec qu’en France. Une auteure à suivre !
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Avis sur Sur les berges du lac Brûlé, tome 1
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Aperçu du livre
Sur les berges du lac Brûlé, tome 1 - Colette Major-McGraw
REMERCIEMENTS
CHAPITRE 1
Le bois de corde
(Mai 1959)
Ernest se faisait attendre pour le repas du soir et sa femme commençait vraiment à s’inquiéter. C’est que, depuis toujours, son mari était ponctuel comme le chant du coq et il n’acceptait aucun retard d’autrui, pas même de la part de monsieur le curé, les rares fois où il franchissait la porte du confessionnal. Jamais il n’avait dérogé en ce qui a trait à l’heure où il se présentait à la maison pour se restaurer, ce qui avait préséance sur toutes choses. On aurait pu croire que son estomac était réglé comme une horloge et Pauline, en épouse soumise, se faisait un devoir de dresser son couvert bien avant qu’il ne foule le sol de la cuisine. C’était sa façon à elle de prévenir un tant soit peu les critiques acerbes de cet homme discipliné, mais surtout très impatient.
Il avait consacré sa journée à charroyer du bois vers la cabane à sucre, au volant de son vieux tracteur Cockshutt rouge, dont il était fier et derrière lequel il traînait une antique remorque cabossée et délavée par l’usure du temps. Il préparait ainsi une large réserve pour le prochain printemps et c’est toujours à cette période de l’année qu’il effectuait cette tâche, tout comme son père l’avait fait bien avant lui. Il avait été mis à contribution très tôt dans la vie et pour ce qui était de ses fils, n’eussent été l’obligation d’aller à l’école et sa femme qui les couvait mieux qu’une poule, ils auraient été à ses côtés pour accomplir l’ouvrage ce jour-là. Malgré tout, ils devraient participer en soirée, dès que le repas serait terminé. Albert et Yvon n’auraient pas le choix et ils devraient se joindre à lui pour corder la montagne de billes de bois qu’il avait entassées devant la bâtisse au cours des dernières heures.
La corvée serait exécutée selon les exigences d’Ernest, car il ne tolérait pas que l’on conteste ses méthodes de travail. Il n’était pas rare qu’il rabroue la moindre initiative de changement, même si cela aurait pu simplifier ou améliorer une tâche ou une autre. Il lui fallait toujours avoir le mot final en tout et pour tout.
Une panne de tracteur avait cependant prolongé son dernier circuit et lui et ses fils devraient besogner beaucoup plus tard que prévu afin que tout soit terminé dès ce soir. Travailleur acharné, Ernest imposait à ses enfants la même cadence.
En le voyant se pointer dans la cour arrière, Pauline se hâta de déposer son assiette au bout de la table, la place du paternel que personne n’oserait s’attribuer sous peine de représailles. Une grande catalogne était également installée de l’entrée jusqu’à sa chaise, afin qu’il n’ait pas besoin de se déchausser avant de s’asseoir.
— T’arrives donc ben tard, dit Pauline sur un ton calme, sachant que c’était sûrement contre son gré qu’il était en retard.
— Le batinse de tracteur m’a lâché comme j’arrivais à la cabane, répondit-il de sa voix autoritaire que personne n’aurait songé à défier. C’est une maudite hose qui a pété; je l’avais pourtant réparée le mois passé. Je pense que cette fois icitte, y faudra que je change le morceau pour un neuf; on finira jamais à prendre le dessus dans nos affaires, continua-t-il sur un ton vraiment dépité.
C’est qu’il était plutôt radin et restaurait tout avec des pièces usagées qu’il ramassait un peu partout. Il ne mettait du neuf qu’en tout dernier recours, et ce, toujours à contrecœur. On disait de lui au village qu’il coupait une cenne en quatre. Aldège, le maître de poste et la commère du coin, en rajoutait, spécifiant avec une légère mimique que s’il avait une si grande famille, c’est qu’il rapiéçait ses vieilles capotes.
— Y sont où Albert pis Yvon? Leur as-tu fait penser qu’on cordait le bois à soir?
— Y sont en haut en train de finir leurs devoirs. Tu sais que ça va être ben vite la période des examens; si on veut qu’ils aient de l’avenir un p’tit brin, y faut leur donner la chance de s’éduquer un peu. Il y a ben assez de nous autres qui avons pas pu aller à l’école assez longtemps.
— Est-ce que je te fais honte, la femme? demanda Ernest de but en blanc. J’ai rien qu’une cinquième année, pis je pense que je te fais assez ben vivre.
— Maudit que t’es susceptible, on peut pas rien dire qu’aussitôt tu te sens visé. Je veux juste que nos enfants réussissent leurs classes; qu’ils aient un gagne-pain moins dur que le tien. Tu ne trouves pas que tu travailles fort à faire cinquante-six métiers? J’aimerais que nos garçons gagnent leur vie moins difficilement que t’as eu à le faire. Ils n’auront peut-être pas la santé que tu as eue pour passer à travers tout ça. Regarde juste notre petit Pierre qui est si feluette malgré ses six ans. Si au moins il avait une bonne éducation, plus tard, il pourrait travailler dans un bureau.
Ernest ne répliqua pas; c’est à croire qu’il ne l’avait même pas écoutée. Dès le tout premier jour, Pauline avait appris à se taire la plupart du temps en sachant qu’il ne prenait de toute manière jamais en considération son opinion. Quand il était question du bien-être des enfants, elle tentait cependant de s’imposer, mais elle n’avait pas souvent gain de cause.
Ernest dévora son repas gloutonnement et quitta la table sans aucun commentaire et, bien entendu, sans un seul mot de remerciement. Il tenait pour acquis que c’était le devoir de sa femme de lui servir la nourriture qu’il gagnait à la sueur de son front. Il sortit de la maison en maugréant:
— Envoie-moi les gars au plus vite. Y a de l’ouvrage à faire et y faut que ça se fasse au plus batinse.
— C’est correct, mais essaye de me les ramener de bonne heure; y ont de l’école demain matin. Quand bien même que ça prendrait quelques jours de plus pour rentrer le bois. Y disparaîtra quand même pas de la cour pendant la nuit!
— C’est à soir que je veux finir ça. L’école, l’école, y a pas juste ça dans la vie; c’est pas ça qui va chauffer la cabane l’hiver prochain. Même si tes p’tits gars se couchent un peu plus tard une fois dans la semaine, ça les fera pas mourir. Si tu continues à les couver comme ça, tu vas en faire des tapettes, pas des hommes!
Et il claqua la porte, sans écouter les répliques de Pauline qui, encore une fois, parlait dans le vide. Pour éviter des discussions inutiles, elle monta dans la chambre de ses fils et demanda à Albert et à Yvon de se dépêcher à rejoindre leur paternel pour l’exécution des travaux prévus.
— C’est la journée pour corder le bois à la cabane et votre père est pas mal fatigué. Si vous vous étiez moins amusés en chemin après avoir débarqué de l’autobus, vos devoirs seraient terminés depuis longtemps. Je vous réveillerai de bonne heure demain matin, pis vous les finirez. Vous savez que la fin d’année arrive et j’voudrais pas vous voir redoubler votre année. L’école, c’est important, c’est ça qui va décider quelle sorte de vie vous ferez plus tard.
— C’est toujours nous autres qui faisons tout icitte, répliqua Yvon, fulminant. Luc est ben chanceux d’être parti en ville, lui. Je te dis que j’ai hâte d’être en âge pour sacrer mon camp, moé itou.
Yvon, qui avait à peine douze ans, essayait de faire valoir ses droits, mais c’était le plus souvent avec sa mère qu’il tentait ces manœuvres. Il craignait son père qui avait la main leste quand on se rebellait contre son autorité.
Bien qu’il n’en était qu’au début de son adolescence, il avait déjà une bien piètre opinion de la gent féminine. À force de voir Ernest dominer son épouse, la traiter comme une servante, une subalterne, il avait une conception selon laquelle l’homme ordonnait et la femme exécutait et ça lui semblait tout à fait normal. Son paternel était pour le moment son idole et il comptait bien lui ressembler plus tard. Il se permit donc de répliquer à sa mère et ainsi lui dire le fond de sa pensée.
Pauline ne lui en tint pas rigueur, il était encore bien jeune. Elle aurait aimé cependant qu’il la respecte un tant soit peu.
— Luc a fait son temps lui aussi; il nous envoie de l’argent tous les mois. La vie coûte cher sans bon sens; à part de ça, j’ai pas dans l’idée de discuter de ça avec vous autres. Si votre père dit que c’est à soir qu’on fait cet ouvrage-là, ça sera pas demain ou la semaine prochaine.
— Viens, Albert. On y va si on veut se débarrasser de c’te maudite job-là au plus sacrant. Pas moyen de s’amuser, on travaille comme des nègres.
Albert était pour sa part plus docile; il avait deux ans de plus. Il n’aimait pas qu’Yvon soit arrogant avec leur mère qui était si bonne avec eux. Il incita donc son frère à cesser de discuter et ramassait déjà ses affaires pour rejoindre son père le plus tôt possible.
Yvon passa devant Pauline sans lever les yeux sur elle et il ferma la porte de la cuisine de toutes ses forces, sachant que ça l’horripilait au plus haut point.
Pierre, le cadet de la famille, avait assisté à la scène sans dire un mot. Il était encore trop frêle pour défendre celle qu’il aimait le plus au monde, mais il pouvait tout au moins la réconforter. Il s’approcha de sa mère et vint se blottir contre sa grosse bedaine sans se douter qu’elle lui donnerait bientôt un petit frère ou une petite sœur. On ne parlait pas de ça aux enfants, on considérait que ça ne les regardait pas. De toute façon, ils poseraient toutes sortes de questions auxquelles on ne saurait répondre.
Pauline ne connaissait rien à la sexualité en se mariant et elle avait quand même bien fait sa vie. Ils ne seraient pas mieux ou pas pire qu’eux, se dit-elle. De plus, avec la radio et les journaux, on apprenait parfois des mots qu’on n’avait jamais entendus avant; qui sait, un jour on parlerait peut-être de ce qui se passe dans la chambre à coucher comme on jase de la pluie et du beau temps? Le simple fait d’avoir pu imaginer cela lui donna le rouge aux joues et son doux visage s’illumina d’un sourire coquin. Impossible de croire que c’étaient des choses dont on pourrait discuter sans, à tout le moins, être mal à l’aise. Elle trouvait déjà cela gênant de le faire, alors si on devait en plus y ajouter des mots… Il ne faudrait tout de même pas charrier, songea-t-elle.
Quand le petit Pierre se lovait contre elle, c’était un moment de pure tendresse qui occupait son cœur qu’elle imaginait quelquefois tari par tant de mépris et d’indifférence. Chacune de ses neuf grossesses s’était déroulée péniblement et c’était du premier au dernier mois qu’elle se consacrait à la maisonnée, sans jamais faillir à la tâche. Mais cette fois-ci, elle qui croyait la ménopause bien en place à cause de ses règles quasi inexistantes s’était vue obligée d’admettre, après quelques semaines, que sa fertilité lui avait joué un très mauvais tour. Un autre petit être innocent allait se greffer à sa progéniture dont l’aînée, Diane, était déjà mariée.
Elle aurait préféré passer le flambeau et finir d’élever ses enfants calmement. Prendre le temps de regarder grandir les plus jeunes et attendre que sa plus vieille lui donne un petit-fils ou une petite-fille. Mais la nouvelle génération était moins pressée à fonder une famille. Sa fille Diane et Jules, son gendre, travaillaient tous les deux pour la compagnie de téléphone située sur la rue Principale à Sainte-Agathe-des-Monts, et ils avaient dessein de bien s’établir avant d’avoir des bouches à nourrir. C’était peut-être eux qui avaient la bonne méthode, qui sait?
— Viens, mon petit Pierre, t’es assez grand pour m’aider asteure. On va finir de tout ramasser dans la cuisine et faire la vaisselle ensemble. Après, tu monteras pour te laver et mettre ton pyjama. Comme les gars rentreront plus tard, on en profitera pour jouer une partie de paquet voleur. C’est toi qui m’as battue la dernière fois et je veux absolument me venger.
— Si papa arrive et que je suis encore debout après sept heures?
— T’en fais pas, et si toutefois il revenait plus tôt, je lui dirais que ta fièvre est réapparue et que j’ai dû te lever pour éviter que tu tousses à t’époumoner¹. Ce serait juste un innocent péché véniel.
Le cadet de ses garçons était chétif comparativement aux autres. Il avait eu six ans en avril dernier, mais il semblait beaucoup plus jeune. De beaux cheveux blonds bouclés et des yeux bleu ciel lui donnaient l’allure d’un petit roi. Il avait toutefois une santé précaire et au moment où l’hiver touchait à sa fin, on aurait dit que c’était encore pire. La moindre toux ou le plus léger reniflement inquiétaient la mère. Elle craignait toujours les longues nuits à veiller ce rejeton qui, sans ses remarquables soins, n’aurait déjà plus été de ce monde. Le bon docteur Lavallée venait quand elle ne pouvait dompter les microbes qui semblaient habiter en permanence ce petit corps qui refusait de grandir normalement. Une injection dans la fesse, un sirop spécial et des louanges à la maman pour les traitements adéquats; voilà ce que le praticien apportait lors de ses visites. Celles-ci faisaient tout autant de bien à la mère qu’à l’enfant.
Encore fallait-il avoir l’argent pour payer ces consultations médicales et Ernest se plaignait toujours comme s’il était très pauvre. Pauline n’avait pas la moindre idée de la somme qu’il pouvait gagner mensuellement, mais jamais elle n’aurait abordé le sujet avec lui, sachant fort bien qu’il était terriblement cachottier et qu’il ne tenait pas à ce que sa femme se mêle des finances de la maison.
— Manques-tu de quelque chose? Je te donne de quoi faire la grocery toutes les semaines pis j’te demande pas ce que tu fais avec. De l’argent, j’en chie pas, moé.
— Oui, mais pour le docteur, on est en dette avec lui. Ça fait déjà deux visites qu’il nous fait ce mois icitte et tu remets ça à plus tard chaque fois. Je suis rendue quasiment gênée de l’appeler.
— Quand il ne voudra plus venir, on s’en passera. Je l’ai toujours payé avant; il a rien qu’à nous attendre un peu. Le jour où j’aurai de l’argent, j’y en donnerai. Tu le sais que j’ai de l’ouvrage, mais pas à plein temps tout l’été. C’est pas avec mes jobines alentour que je peux tout régler.
Pauline était mal à l’aise quand il était question de problèmes financiers et elle pensait à sa grossesse qui serait bientôt à terme. Ce serait une autre dépense à couvrir maintenant qu’on allait à l’hôpital pour accoucher et là-dessus, le docteur avait été très pointilleux, voire insistant.
— À votre âge, Madame Potvin, il ne faut pas prendre de risques. Vous savez que ça a été difficile pour le petit Pierre et puis une complication, c’est bien vite arrivé. Si vous aviez été à la maison pour celui-là, vous ne l’auriez peut-être pas réchappé et puis vous auriez même pu y laisser votre vie. Comme c’est probablement votre dernière grossesse, pourquoi ne pas faire ça en grand?
Il avait dit cette courte phrase pour lui soutirer un joli sourire, mais Pauline avait de moins en moins le goût de rire. Elle qui était gaie comme un pinson dans ses jeunes années avait parfois l’impression de s’éteindre tout doucement. Quelle était la cause de ce flagrant manque d’énergie, ou plutôt, qui avait soufflé sur la flamme jour après jour?
En allant coucher son petit Pierre, elle lui fit réciter ses prières, comme elle le faisait tous les soirs. Il devait dire un Notre Père, trois Je vous salue Marie et un Gloire soit au Père. Ensuite, il ajoutait son oraison personnelle pour ses demandes spéciales:
— Bon Jésus, veillez sur mon père et sur ma mère. Veillez aussi sur mes frères, sur mes sœurs et surtout sur mes grands-parents parce qu’ils sont vieux. Protégez-moi du péché et dirigez-moi vers le bon chemin. Ainsi soit-il.
Et dans sa tête, Pauline compléta: «Et faites en sorte que je retrouve la santé afin que je ne quitte pas cette terre, car ma mère en mourrait.»
Comme elle craignait de perdre ce gamin qu’elle avait tant soigné depuis sa venue au monde! Il était magnifique et délicat comme le plus beau des bibelots, mais tellement unique et fragile.
* * *
De retour dans la cuisine, Pauline prit place dans sa vieille chaise berçante et elle en profita pour continuer ses dévotions. Dimanche dernier, à la messe, monsieur le curé avait mentionné que Sa Sainteté le pape Jean XXIII avait béatifié Marguerite d’Youville, en lui attribuant le titre de Mère à la Charité universelle.
Il avait raconté en chaire que cette femme, née à Varennes, près de Montréal, en 1701, avait fondé l’institution des Sœurs grises que l’on nommait à cette époque les Sœurs de la Charité de Montréal. Il avait insisté sur le fait que celle-ci n’avait pas eu la vie très facile, mais qu’elle avait toujours conservé une foi solide comme le roc. Quand elle avait prononcé ses vœux privés, elle avait même spécifié qu’elle souhaitait consacrer toute son existence aux pauvres et elle n’y avait jamais fait la moindre entorse. À la manière dont celui-ci s’exprimait, on aurait pu croire qu’il l’avait connue personnellement, alors qu’elle était décédée depuis près de deux cents ans.
Pour Pauline, qui trouvait la vie parfois si cruelle, le fait de prier cette grande dame ne pourrait que lui apporter quiétude et réconfort. À peine quelques minutes plus tard, entre deux Je vous salue Marie, la mère de famille exténuée avait laissé tomber son vieux chapelet sur ses genoux et elle s’était assoupie, accédant rapidement au monde fantastique du rêve.
Au pays des songes, il lui semblait avoir longtemps marché dans une clairière caressant les superbes fleurs roses et blanches qui s’offraient à ses yeux émerveillés. Elle avait déambulé lentement pour finalement se retrouver assise sur la berge du lac Brûlé, contemplant cette immense étendue d’eau que le soleil inondait de ses rayons lumineux. Ce magnifique miroir naturel lui permettait d’admirer le reflet d’un bel homme au regard perçant qui venait embraser son cœur fragile. Le souffle du vent dansait dans ses cheveux et délicatement elle touchait cet adorable visage du revers de la main quand soudain, elle se réveilla.
Des bruits de pas sur la galerie l’avaient rapidement tirée de son sommeil. Elle revint durement à la réalité en entendant son mari entrer dans la cuisine, disputant et jurant après ses enfants.
— Si tu regardais où tu te mets les doigts aussi, tu te serais pas fait mal. Tu travailles comme un pied. C’est pas de même que je te l’ai montré, pourtant. Lave-toi les mains, le visage pis va te coucher. Tu t’en sentiras plus le jour de tes noces.
En descendant l’escalier, Pauline vit Albert face à l’évier de cuisine. Elle devina qu’il avait mal en constatant qu’il grimaçait dès que l’eau entrait en contact avec sa blessure.
— Qu’est-ce que tu t’es fait, mon grand?
— C’est ça, répliqua Ernest en beuglant, chouchoute-le un peu, pis tu vas en faire une femmelette. Il s’est juste écrasé le dessus de la main droite parce qu’il s’est pas poussé assez vite. Ça prend pas la tête à Papineau pour corder du bois. Quand le morceau est placé sur la corde, d’habitude, tu t’enlèves de là pour que le prochain mette le sien; et lui y avait encore la main sur la bûche. C’est pas cassé, il a même pu continuer à travailler. Y a juste commencé à chialer quand y é arrivé proche de toé. J’ai pas été élevé de même chez nous, j’t’en passe un papier!
Et il ressortit en claquant la porte comme son grand Yvon l’avait fait à l’heure du souper; tel père, tel fils. C’est dans son hangar ou dans son garage qu’il finirait sa soirée en fouillant dans les mille et une cochonneries qu’il avait ramassées le long des routes durant les dernières semaines.
Ce fut un soulagement pour Pauline de se retrouver seule avec les enfants. Il ne lui restait plus qu’à désinfecter, panser la blessure de son fils et lui apporter un peu de réconfort avant qu’il ne se couche. Elle appréciait ces moments d’intimité avec les siens et elle avait l’impression de leur procurer à petite dose le bonheur nécessaire à leur croissance.
— Les gars, mettez vos pyjamas et ne faites pas de bruit pour pas réveiller votre p’tit frère. Je vais revenir dans quelques minutes pour vous dire bonsoir.
Travailler jusqu’à dix heures, un soir de semaine, quand on doit se rendre à l’école le lendemain matin, ça méritait bien un léger goûter. Deux bons verres de lait et un délicieux morceau de gâteau aux épices, ça effacerait la douleur de la main du plus vieux et amadouerait le plus jeune qui pourrait bavasser à son père.
— Merci maman, lui dit Albert quand elle lui donna sa collation.
Yvon ne prononça pas un mot, mais il mangea lui aussi avec avidité. Les émotions semblaient ne pas exister pour lui; comment un fils pouvait-il tellement ressembler à son paternel?
Pauline alla ensuite se coucher seule, comme la plupart du temps. Quand Ernest se mettrait au lit, elle dormirait profondément depuis déjà plusieurs heures; et si toutefois il avait envie d’avoir son nanane², comme on dit, il le prendrait sans égard pour l’heure, la situation de son épouse enceinte et encore moins son opinion ou son désir. Elle était «sa femme» pour le meilleur et pour le pire et si elle ne voulait pas qu’il aille ailleurs, elle devait se soumettre.
Pauline croyait cependant qu’elle dormirait bien cette nuit, car le tracteur occupait toutes les pensées d’Ernest. Il devait être en train de fouiller dans ses boîtes de vieux morceaux pour trouver une pièce qui lui servirait à raboudiner³ à peu de frais l’engin dont il avait tellement besoin à ce temps-ci de l’année.
Le malheur de l’un fait parfois le bonheur de l’autre!
1 S’époumoner: se fatiguer les poumons.
2 Nanane: faveurs sexuelles.
3 Raboudiner: rapiécer, rafistoler.
CHAPITRE 2
L’accouchement
(Juin 1959)
L’année 1959 s’écoulait à la vitesse de l’éclair. On en avait déjà parcouru près de la moitié et avec les classes qui s’étaient terminées la veille, il serait désormais difficile de prendre quelques minutes de repos dans la maison du lac Brûlé. À partir de ce jour, toute la famille serait à table, matin, midi et soir, mais, en contrepartie, il n’y aurait plus de boîtes à lunch à préparer tous les matins. La routine serait différente pour Pauline, laquelle était lasse de sa grosse bedaine. Elle refusait maintenant de se rendre au village pour faire ses courses.
Prévoyante, elle avait le nécessaire dans la maison et, advenant un oubli de sa part, elle ferait tout son possible pour se passer de ce qui pourrait lui manquer, plutôt que d’aller exhiber son corps difforme aux yeux des habitants avides de ragots. Elle ne voulait surtout pas nourrir l’esprit tordu des méchantes commères. Si encore elle avait eu des vêtements à sa taille, mais, à force de repousser le bouton de sa jupe de maternité, elle avait l’impression de ressembler à un épouvantail à moineaux. Quoique très peu soucieuse de sa personne, elle se disait qu’il y avait tout de même une limite à faire rire la populace.
Pauline se doutait bien que le bébé arriverait bientôt, car la peau de son ventre était étirée au maximum et paraissait tout aussi mince qu’une feuille de papier. Jamais elle n’avait été grosse comme ça précédemment et pourtant elle avait mené à terme six grossesses, en plus de trois fausses couches alors qu’elle était enceinte de plusieurs mois.
Quel était donc le mystère qui faisait en sorte qu’un enfant soit prêt à naître? Sa mère, Rose-Aimée, répétait toujours que la pomme tombait du pommier quand elle était mûre et à voir la peau lisse de son ventre, elle se disait que la récolte aurait dû avoir lieu depuis déjà belle lurette.
C’est ainsi que ce matin-là, tout comme les femmes de sa génération le faisaient, elle donnerait un coup de main à la nature en nettoyant ses parquets à quatre pattes. On racontait que le fait de s’allonger les bras pour laver les travées du plancher, ça facilitait l’amorce du travail et faisait comprendre au bébé qu’il était temps de quitter son nid douillet. Elle entreprit alors de récurer son prélart qui était pourtant usé jusqu’à la corde. À certains endroits, on pouvait même apercevoir les planches par les trous d’usure, notamment devant l’évier de la cuisine et le poêle, où se déroulait la plus grande partie des tâches domestiques. Du motif d’origine, on ne voyait plus que peu de détails et aucun éclat. Il fallait donc décrasser et cirer régulièrement celui-ci, afin de pouvoir l’entretenir un tant soit peu. Elle savait également qu’elle serait moins alerte à son retour de l’hôpital et que le bébé demanderait beaucoup d’attention les premières semaines.
Vite qu’il arrive, afin qu’elle soit en forme pour la récolte des petits fruits et la mise en conserve. Chaque pot rempli de confitures qu’elle rangeait dans la cave lui apportait un réconfort, une assurance de bien nourrir ses marmots pour la prochaine année et à peu de frais. Sans vouloir se vanter, elle savait qu’elle était une bonne cuisinière même si elle n’attendait pas de compliment pour autant.
C’est en ramassant sa chaudière et ses guenilles qu’elle ressentit les premières douleurs, qu’elle mit sur le compte d’une simple fatigue à la besogne qu’elle venait de terminer. Les sueurs du labeur s’ajoutèrent à celles de l’enfantement à venir, et c’est sans aucun avertissement qu’elle eut une violente contraction qui lui fit plier l’échine.
— Oh bonne sainte Anne, faites que ça se passe vite! dit-elle en faisant son signe de croix.
En vieillissant, il lui semblait qu’elle avait la couenne moins dure et que la douleur lui transperçait la chair. Elle savait ce qui l’attendait et souhaitait pouvoir se rendre à l’hôpital assez rapidement, afin que le docteur l’examine et qu’on l’endorme au plus tôt. Des souffrances, elle en avait eu suffisamment dans les dernières années. Elle désirait avant tout donner la vie dans le calme et surtout, profiter de la détente provoquée par l’anesthésie.
— Ernest! cria-t-elle depuis la porte de moustiquaire. C’est le temps d’y aller, viens-t’en. Chu prête.
Mais pas un mot en provenance du hangar ou du garage. Se trouvait-il au moins à proximité, lui à qui elle avait demandé de ne pas s’éloigner ces jours-ci? Elle lui avait même fait une remarque ce matin, alors qu’elle n’avait pas été en mesure de prendre une seule bouchée à l’heure du déjeuner.
— Ernest, j’aimerais ça que tu restes alentour aujourd’hui; je n’ai pas besoin de t’expliquer pourquoi, mais ça se pourrait ben que le temps soit arrivé.
— Pense-tu que j’va niaiser icitte toute l’avant-midi, assis dans la cuisine, pour attendre le bébé avec toi? maugréa-t-il, comme d’habitude.
— C’est pas ça que j’ai dit, mais pourvu que je puisse envoyer les gars te chercher. J’me rappelle que la dernière fois, ça avait été assez vite.
Mais Ernest était sorti comme si sa femme n’avait pas émis un traître mot. Sa journée était planifiée et il souhaitait bien faire l’ouvrage qu’il avait prévu. Elle n’avait pas été surprise outre mesure, mais elle savait bien que dans les circonstances, il ne partirait pas pour le village sans faire en sorte qu’elle en ait connaissance. Il faisait son rebelle, mais il n’était quand même pas suffisamment niais pour prendre le risque que sa femme accouche seule à la maison, surtout après la sérieuse mise en garde que le médecin lui avait faite au début de la grossesse.
— Albert, Yvon, hurla-t-elle, courez chercher votre père et dites-y que j’ai affaire à Sainte-Agathe pour voir le docteur. Il va comprendre.
Avant de ramasser sa petite valise, Pauline se passa une débarbouillette rapidement et évita de se laver les organes génitaux afin de ne pas accélérer le travail ou nuire au bébé. Malgré ses nombreuses grossesses, c’était encore mystérieux pour elle de donner la vie et elle ne voulait d’aucune manière entraver le processus normal. En faisant ses ablutions, elle songeait souvent qu’elle aimerait ne plus avoir cette partie de son corps tout simplement; ça l’intimidait et l’importunait en même temps. Maintenant que la famille était suffisamment grande, cet orifice ne pourrait-il pas guérir comme une simple plaie et lui permettre de vivre sereinement les années qu’il lui restait? Comme elle apprécierait de pouvoir dormir dans un lit juste à elle, que la nuit puisse au moins lui appartenir, sans crainte qu’Ernest demande à satisfaire ses besoins.
On klaxonna devant la maison, finie l’introspection. Voilà Ernest qui, au lieu d’entrer dans la cuisine, la sommait de venir le rejoindre dans le camion. Quand la politesse était passée, son homme devait être bien loin dans les bois. Elle prit donc son maigre bagage et marcha lentement jusqu’au véhicule de son cher mari.
— Monte pour qu’on se rende au plus batinse. J’ai d’la job sans bon sens et il fallait que ça arrive aujourd’hui.
— C’est quand même pas moé qui décide. As-tu dit aux enfants de s’en aller chez pépère en attendant que tu reviennes?
— Ben oui, mais y doivent finir l’ouvrage au jardin avant le dîner, c’est pas des fous. Quand la faim va les pogner, y sauront ben où aller. Ton Pierre était parti avant pour trouver sa mémère parce que je l’avais chicané un peu. Y est pas fait fort celui-là, surtout que tu lui avais déjà demandé de rester dehors pendant que tu lavais le plancher. Si c’est pas dans les jupes de sa mère qu’y braille celui-là, c’est dans celles de sa grand-mère.
Mais Pauline fit la sourde oreille, c’était une forme d’autodéfense. Elle n’aurait sûrement pas pu survivre si elle avait porté attention à toutes les critiques acerbes qu’Ernest faisait sur