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Cousin de Lavarede !
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Livre électronique523 pages7 heures

Cousin de Lavarede !

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À propos de ce livre électronique

Robert Lavarede, tranquille employé et cousin d'Armand (que vous connaissez si vous avez lu Les Cinq sous de Lavarede), et son ami astronome Ulysse Astéras, sont enlevés a Paris par de mystérieux individus. Ils se retrouvent prisonniers dans un bateau en route pour l'Égypte. Arrivés dans l'île de Phila, Robert est considéré comme un roi, dernier descendant des pharaons, censé se mettre a la tete de la révolte nationale contre l'occupant anglais...

LangueFrançais
ÉditeurBooklassic
Date de sortie29 juin 2015
ISBN9789635257065
Cousin de Lavarede !

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    Aperçu du livre

    Cousin de Lavarede ! - Paul d’Ivoi

    d’IVOI

    Partie 1

    LE DIAMANT D’OSIRIS

    Chapitre 1

    DEUX BOLIDES

    – Je t’en prie, mon cher Ulysse, quitte ce télescope.

    – Un instant encore, mon bon Robert.

    – Plus une seconde. Tu ne songes pas, malheureux, que de ses mains rouges, ma peu attrayante concierge prépare en ce moment le thé que je te conviai à déguster.

    – Si… mais…

    – Mais la dame du cordon est exacte. Elle connaît mes habitudes ; à 8 heures précises, elle met la bouilloire sur le feu ; à 8 h. 25, elle verse l’eau à 100 degrés sur les feuilles aromatiques. Et il est 35. Depuis dix minutes, le thé infuse ; nous avons un grand quart d’heure de route pour gagner mon logis de la rue Lalande. Le thé sera trop fort, il nous énervera. Par ta faute, nous aurons une nuit sans sommeil.

    – Pour mon compte, je suis déjà sûr de ne pas dormir.

    – Égoïste, va !

    Ces répliques s’échangeaient entre deux jeunes gens, sous la coupole de l’observatoire de Paris.

    L’un, perché à quatre mètres en l’air, dans le fauteuil d’observation placé en face de l’oculaire du télescope géant, dit « Grand Équatorial », appartenait évidemment au personnel de la maison. Son aspect ne permettait pas le moindre doute. Sa face large encadrée de cheveux blond-pâle, son nez court et épaté, ses yeux petits et étonnés, sa bouche libéralement fendue, lui assuraient une ressemblance réelle avec l’astre des nuits : Isis, Sélènè, Hécate, Phœbé, comme disaient les anciens ; la Lune ainsi que l’appellent les modernes.

    Ulysse Astéras occupait l’emploi de calculateur, humble commis de l’administration de savants qu’abrite l’Observatoire ; mais il avait « une boule d’astronome ».

    Le mot était de son compagnon, un grand garçon de vingt-cinq à vingt-six ans, aux yeux noirs très doux, à la peau brune, sur laquelle la moustache châtaine traçait une ligne plus claire. Autant Ulysse semblait nerveux, agité, autant ce dernier paraissait calme.

    Nonchalamment étendu sur le socle d’une respectable lunette astronomique, il s’était soulevé à demi pour morigéner son ami.

    – Égoïste, va ! avait-il dit.

    Du, haut de son perchoir, Astéras agita frénétiquement les bras, sans quitter des yeux l’orifice de son télescope.

    – Égoïste ! tu l’es plus que moi. Il s’agit de mon avenir. Prends la peine…

    – Je ne veux prendre que le thé.

    – Sempiternel railleur. Songe donc à la gloire que je poursuis. Je serais classé parmi les notabilités de la science si…

    – 8 heures 40 !

    – Si je parvenais à observer cet astre errant, ce bolide… à déterminer ses éléments.

    – Je ne connais qu’un élément indispensable. Le thé !

    – Ce bolide, continua Ulysse sans s’inquiéter de l’interruption, ce bolide, apparu dans l’atmosphère terrestre depuis quinze jours, ce bolide qui met en ébullition tous les observatoires du globe.

    Le calculateur se dressa tout droit, désignant de l’index le sommet de la coupole.

    – Car cet astéroïde unique, étrange, paradoxal, bouleverse toutes les lois célestes, Galilée et Newton se sont trompés… Un corps animé d’un mouvement propre et abandonné dans l’espace…

    – Tombe sur le plancher, ricana Robert en voyant son ami se cramponner au fauteuil, pour éviter une chute.

    Mais l’enragé Astéras continua :

    – Ce corps ne décrit pas forcément l’une des trois courbes géométriques : ellipse, parabole, hyperbole. La preuve en est faite. Nous avons sous les yeux…

    – Sur les yeux, rectifia son interlocuteur.

    – Un bolide à marche constante, mais irrégulière.

    Robert éclata de rire et tranquillement :

    – Voilà pourquoi tu te mets les sens à l’envers ?

    – Il me semble que cela en vaut la peine.

    – Il te semble mal. Le sage ne court pas après les météores fantaisistes.

    – Ce sage-là ignore les météorites.

    – Point ! car tout homme a son bolide.

    À cette affirmation, Astéras sursauta :

    – Que dis-tu ?

    – L’exacte vérité.

    – Alors toi, Robert Lavarède, caissier de la maison Brice et Molbec, fabricants d’instruments d’optique…

    – J’ai mon bolide et je le prouve.

    – Je t’écoute.

    Insidieusement le calculateur reprit son observation, enchanté du répit que lui annonçait l’exorde de son ami. Celui-ci, sans quitter son attitude nonchalante, commença :

    – Né dans une ferme, située à cinquante kilomètres d’Ouargla, en plein sud Algérien, je fis mes études à Alger. À quinze ans, j’étais orphelin. L’un de mes professeurs s’intéressa à moi ; il m’adopta, et lorsqu’il fut nommé principal du collège de Nîmes, il m’emmena avec lui. J’étais bi-bac, c’est-à-dire gratifié de mes baccalauréats ès-lettres et ès-sciences, quand mon protecteur mourut à son tour.

    Ému par ces souvenirs, le causeur se tut un moment, et dans le silence, on entendit ces paroles marmottées par Astéras :

    – Il a été signalé avant-hier dans la constellation des Gémeaux, il ne peut être loin.

    Évidemment cette remarque ne s’appliquait pas au récit de Robert. Absorbé, celui-ci ne l’entendit même pas, D’une voix lente, assourdie, il poursuivit :

    – J’étais seul. Durant trois années je rencontrai une famille dans l’armée. Puis l’époque de ma libération arriva, je me retrouvai isolé. Je suis un affectueux. La solitude me pesait. Pas un parent, pas un ami avec qui partager ma pensée. C’est dans cette disposition d’esprit que j’appris, par les journaux, l’existence et l’adresse d’Armand Lavarède, mon cousin. Oh ! cousin au cinquantième degré, à la mode de Bretagne et de Provence ! Je ne l’avais jamais vu. Mon père n’avait pas davantage rencontré son père. Les deux branches de la famille avaient vécu sans se donner la moindre marque de souvenir. Mais bah ! c’était un parent. Je me rappelais que mon père m’en avait entretenu quelquefois. N’ayant rien à lui demander qu’un peu d’amitié, je n’avais aucune crainte d’être mal reçu. Je vins à Paris.

    – Rien, rien, grommela Ulysse du haut de son observatoire.

    – Ici j’appris que mon cousin avait quitté la France. Pour obéir aux clauses d’un testament, il effectuait le tour du monde avec vingt-cinq centimes en poche. J’avais trouvé mon bolide.

    – Tu as trouvé le bolide… où cela, clama Astéras, tiré de sa préoccupation par ce mot magique ?

    – Eh ! je ne te parle pas de ton astre errant. Il s’agit de mon cousin.

    – Je le regrette.

    – Qu’est-ce que tu dis ?

    – Rien. Continue je t’en prie.

    – Je le veux bien. Il fallait vivre. J’entrai comme commis dans la maison Brice et Molbec, pour attendre le retour du voyageur. Les mois se passent. On m’envoie à Saint-Gobain pour une vérification de lentilles destinées à l’observatoire de Pulkowa. Je reste quinze jours absent. Je reviens. Misère ! Armand Lavarède avait traversé Paris, mais il était reparti en Angleterre afin d’épouser une charmante miss, qui l’avait accompagné avec son digne père, durant son tour du monde. On l’attendait prochainement. Une attaque d’influenza me force à garder la chambre. Une semaine à peine. Je suis guéri. Je cours chez mon cousin. Il avait passé à Paris avec sa jeune femme, mais il était loin déjà, faisant un voyage de noces en Amérique. Et maintenant j’espère toujours. Trouve donc beaucoup de bolides à marche aussi constante et aussi irrégulière ?

    Un rugissement d’Astéras répondit :

    – Je le tiens enfin.

    – Quoi donc ? interrogea tranquillement Robert.

    – Mon bolide.

    Le bouillant calculateur s’était déjà remis à son télescope. Ses bras étendus frétillaient joyeusement :

    – Oui, c’est bien lui ! Avec sa lumière propre signalée par tous les observateurs ! Elle semble en effet provenir d’une origine électrique plutôt que d’une combustion.

    – 9 heures, remarqua Lavarède. Veux-tu, oui ou non, venir prendre le thé ?

    – Éteint ! gémit Astéras.

    – Tu dis ?

    – Éteint comme une bougie que l’on souffle. Invisible, introuvable.

    – Mais, triple fou, abandonne à son sort ce morceau d’astre qui se moque de toi, et mettons-nous en route.

    – Tu as raison, gronda le calculateur dépité par la brusque disparition du météore. Au diable ce fantasque passant céleste !

    Il dégringola l’échelle d’observation, et entraîna son ami à travers les couloirs de l’Observatoire. Un instant plus tard, tous deux franchissaient le portail de l’édifice, gagnaient la rue Cassini, le boulevard Saint-Jacques, traversaient la place Denfert, l’avenue d’Orléans et s’engouffraient dans la rue Daguerre. Il faisait une nuit noire, brumeuse de novembre. Les rues humides étaient désertes et silencieuses.

    Tout en marchant d’un bon pas, Astéras exhalait sa mauvaise humeur :

    – A-t-on jamais vu cet astéroïde qui s’éteint à la seconde où j’allais m’assurer de son identité.

    – Il craint peut-être les indiscrétions de la police, fit placidement Robert.

    – Plaisante, mon ami, plaisante. Tant pis pour toi si tu ne t’intéresses pas aux merveilles de la science. Si, au lieu d’un être matériel, j’avais à mes côtés un intellectuel, il s’étonnerait avec moi de la variabilité extraordinaire de l’éclat de ce monde minuscule.

    Et du ton d’un professeur en chaire :

    – Certes ! le ciel, ce livre de l’immensité, où l’histoire de l’univers est écrite par des soleils, certes, le ciel contient des étoiles variables. T de la constellation de la Couronne est descendue, du 12 au 21 mai 1866, de la 2e à la 9e grandeur ; X du Cygne varie, dans une période régulière de 406 jours, de la 4e à la 13e grandeur ; V des Gémeaux passe par 3 grandeurs en 21 heures ; mais aucune n’a la variabilité intensive du singulier mondicule qui nous occupe. D’une seconde à l’autre, celui-ci va d’un éclat insoutenable au noir absolu.

    – Tous les astronomes te ressemblent ? interrompit Lavarède.

    – Oui. Tous sont épris comme moi de l’infini mystérieux.

    – Alors, sais-tu dans quelle constellation je placerais l’Observatoire ?

    – Je ne vois pas…

    – Je le vois, moi ; dans celle de Charenton, dont il deviendra, s’il ne l’est déjà, le pourvoyeur principal.

    Du coup, le calculateur leva les bras au ciel en un geste d’éloquent désespoir :

    – Que je reconnais bien ton esprit terre à terre. Des calembours. Voilà tout ton rêve. Ton idéal, c’est ton bureau où tu arrives chaque matin.

    – À 9 heures, ami poète ; dont je sors à six ; où j’ai ma petite besogne méthodiquement ordonnée. Tandis que tu parcours en imagination des millions de lieues dans le ciel, moi je pousse l’horreur des voyages jusqu’à ne pas laisser voyager ma pensée. Peut-être suis-je ainsi parce que mon cousin a accaparé toutes les facultés de déplacement des Lavarède. En tout cas, je suis heureux d’être tel. Oh ! se déplacer, se déranger, changer chaque jour d’habitat et d’habitudes ; quelle épouvante pour moi ! Je suis casanier, tranquille, paisible, homme d’accoutumance. Je suis caissier, j’espère l’être toujours. Plus heureux que plusieurs de mes collègues, je suis certain de ne jamais puiser illicitement à la caisse qui m’est confiée, car si cette idée malheureuse me pouvait venir, tout mon « moi » se révolterait à la pensée du voyage en Belgique et en fugitif, qui devient de rigueur en pareil cas. Et je me connais ; je résisterais.

    – Tu ne parleras pas toujours ainsi.

    – Ah ça ! tu deviens insolent, Ulysse. Prétendrais-tu insinuer que je dilapiderai les fonds confiés à ma garde ?

    – Eh non ! tu es un honnête homme. Je voulais seulement dire que l’ambition te pousserait un beau matin.

    – Ni matin, ni soir.

    – Et avec elle viendra le besoin de déplacement, qui t’apparaît aujourd’hui comme une chose monstrueuse.

    – Monstrum horrendum ! Tu erres, mon bel ami. Charitablement je t’avertis ; si tu t’établis nécromancien, tu feras faillite.

    – Oh que non !

    – Oh ! que si !

    Et clignant des yeux d’un air fin, le calculateur reprit :

    – Tu sais que je ne connais rien de la vie. Perpétuellement penché sur mes tableaux de parallaxes, de minima, et cétera, je n’ai point le loisir d’étudier l’humanité qui grouille sous les étoiles.

    – Ça, c’est vrai, souligna Robert. À preuve qu’au mardi gras tu prenais un costume de Folie pour un habit de cour.

    – Je ne suis pas un homme de nuances, c’est vrai. Mais je dîne parfois chez une vieille amie de ma famille. Elle prétend qu’il existe de par le globe des jeunes filles qui sont des anges.

    – Toutes les jeunes filles sont des anges.

    – Ah ! fit Astéras de la meilleure foi du monde, c’est bien possible. Eh bien donc, il est, paraît-il, une loi mathématique qui nous régit. Cette loi fait que l’on rencontre un de ces anges. On l’épouse, et alors l’ambition naît.

    Son interlocuteur l’interrompit par un rire sonore :

    – Mon cher devin, ta prophétie tombe d’elle-même.

    – Où prends-tu cela ?

    – Dans ma résolution de ne me marier jamais.

    – Ta résolution se brisera contre la loi dont je parlais l’instant.

    – Non, ami Ulysse. Tu peux rayer cela de tes papiers.

    – Parce que ?

    – Parce que je ne veux pas me marier.

    Le jeune homme avait scandé ces derniers mots avec énergie. D’un ton plus posé, il affirma :

    – Vois-tu. La jeune fille étant d’essence angélique, moi je ne suis qu’un homme. Conséquence fatale : ma femme userait sa vie et la mienne à exprimer des avis contraires aux miens.

    – Par bonheur, tout le monde ne pense pas comme toi.

    – Je ne l’ignore pas. Mais pour satisfaire mon instinct de combativité, il me suffit d’avoir sous la main un ami comme toi. Je te vois juste assez pour ne pas souffrir de ton caractère. Tu me fatigues, je te quitte. Rien de plus commode.

    – Ah ! murmura Ulysse en haussant, les épaules, à t’entendre on ne croirait pas que tu es un brave garçon, plein de cœur, de générosité.

    – Je ne suis pas assez riche pour répandre cette croyance.

    – Oui, mais je te connais, moi. Tu as beau t’en défendre tu te marieras, mon ami Robert, et tu seras le meilleur mari qui se puisse rêver.

    Tout à leur conversation, les promeneurs ne remarquèrent pas, à vingt mètres en avant d’eux, un groupe qui, à leur approche se dissimula dans la baie d’une porte basse, dont le battant ouvert laissa apercevoir un corridor sombre.

    Deux hommes étaient là :

    – C’est lui, fit l’un d’eux à voix basse.

    – Ce Robert Lavarède que vous m’avez désigné, seigneur ?

    – Lui-même. Je reconnais son organe.

    – Mais il n’est pas seul.

    – Tant pis. L’autre sera de la partie. Nous ne pouvons laisser en liberté un individu qui clabauderait sur l’aventure.

    – Ce serait gênant en effet.

    – Attention. Les voici. Sois adroit.

    Robert et son compagnon approchaient. Ils passèrent devant les mystérieux causeurs. Ils allaient s’engager dans la rue Lalande où demeurait Lavarède.

    Soudain un bruissement d’étoffe les fit tressaillir. Avant qu’ils eussent pu se rendre compte de la cause du bruit, une sorte de manteau ample s’abattit sur leurs têtes, les emprisonnant dans ses plis lourds.

    Presqu’aussitôt des mains nerveuses les saisissaient, et ils étaient entraînés dans le corridor sombre, à l’entrée duquel stationnaient un instant plus tôt les causeurs inconnus.

    Chapitre 2

    EN PLEIN MYSTÈRE

    Si rapide avait été l’attaque, que ni Robert, ni son ami, n’avaient pu esquisser la plus légère résistance. À demi portés par leurs agresseurs, ils se sentirent brutalement poussés dans une salle. À travers l’étoffe qui les aveuglait, ils perçurent le bruit assourdi d’une porte qui se refermait, puis le silence se fit.

    Encore tout ahuris de l’incident, ils parvinrent, non sans peine, à se débarrasser du manteau-filet qui avait assuré leur capture. Voir où ils se trouvaient était leur pensée.

    Espoir vain ! Une obscurité opaque les environnait. Avec colère, Lavarède frappa le sol du pied.

    – Où sommes-nous ?

    – Oh ! déclara naïvement Astéras, nous ne sommes pas éloignés de la rue Lalande.

    – Satané rêveur. Cela, je le sais aussi bien que toi. Je demande où nous nous trouvons en ce moment ; ce que signifie cette sotte plaisanterie ?

    – J’en suis victime ainsi que toi-même. Je ne puis donc t’éclairer.

    – Éclairer, voilà un mot juste. J’ai des allumettes. Éclairons notre prison ; peut-être que la situation suivra ce bel exemple.

    Le grésillement du phosphore annonça que Robert joignait le geste à la parole, et une faible lueur tremblotta dans la salle.

    – Victoire ! des becs de gaz.

    Ce cri était arraché au jeune homme par la vue d’appliques, garnies de bougies de porcelaine, et placées de chaque côté de la glace surmontant une cheminée de marbre blanc.

    Les becs enflammés permirent aux captifs d’examiner leur geôle dans ses moindres détails.

    Ils se trouvaient dans une petite salle de quatre mètres de côté, meublée sommairement de deux couchettes, d’une table de sapin et de quelques chaises. Détail particulier : sauf la porte de chêne massif, la pièce n’avait aucune ouverture apparente.

    – Bah ! exclama Robert. La porte existe, il s’agit de la forcer à s’ouvrir.

    Dans une maison parisienne, le bruit appelle forcément l’attention. Faisons du bruit.

    Et s’armant d’une chaise, il en porta un coup formidable contre le battant. Mais, à sa grande surprise, le choc n’eut point le retentissement prolongé qu’il espérait. Le son fut sec, bref, comme étouffé. Évidemment une double porte capitonnée arrêtait la vibration.

    Cette découverte porta au paroxysme la colère du caissier de la maison Brice et Molbec. Sa main brandit sa chaise comme un bélier, et durant quelques minutes il frappa l’huis. Le résultat de cet exercice était facile à prévoir. La chaise céda tout à coup. Les morceaux roulèrent sur le plancher, et Robert désarmé regarda autour de lui pour trouver quelque autre moyen d’apaiser son courroux.

    Déjà Astéras s’était assis philosophiquement devant la table. De sa poche, il avait tiré des papiers couverts de chiffres et, insoucieux de sa captivité, il s’était absorbé dans la recherche passionnante d’un problème de réfraction.

    Sa tranquillité gagna incontinent Lavarède. Il se laissa choir sur un siège, en grommelant :

    – Le fait est que je me donne bien du mal en pure perte.

    Mais, presqu’aussitôt, il se redressa :

    – En pure perte ! Ce n’est pas exact. Le thé nous attend. Il ne sera plus buvable, si notre séquestration se prolonge.

    Et élevant la voix :

    – Monsieur, Madame ou Mademoiselle, déclama-t-il avec le plus grand sérieux. J’ignore le sexe, l’âge, le caractère, le nom de la personne qui nous contraint à accepter son hospitalité. Seulement je la conjure de nous délivrer sans retard, afin que mon ami Ulysse Astéras et moi puissions déguster le thé qui nous attend.

    Comme pour répondre à cette parole, un claquement sec se fit entendre ; un panneau de la cloison s’abattit, démasquant un monte-plats, sur lequel une théière fumante apparut au milieu d’un service à thé.

    Un instant, le jeune homme demeura immobile, stupéfait de cette réplique d’allure fantastique, mais, reprenant son sang-froid.

    – Après tout, profitons de l’attention.

    Délicatement il transporta sur la table théière, pot au lait, tasses, soucoupes chargées de « rôties » dorées du plus appétissant aspect. Le monte-plats dévalisé, Lavarède reprit :

    – Merci beaucoup, nous sommes servis.

    Il n’avait pas achevé que le panneau de la muraille se refermait. Décidément, un spectateur invisible épiait les prisonniers. Cette pensée engagea Robert à faire bonne contenance.

    Quelqu’un, sans nul doute, s’amusait à ses dépens. On l’avait enfermé pour voir « la tête qu’il ferait ». Eh bien ! il accepterait gaiement l’aventure, et les rieurs seraient de son côté.

    Cette résolution prise, il frappa sur l’épaule d’Astéras, plus enfoncé que jamais dans ses calculs.

    – Hein ? fit ce dernier en sursautant.

    – Le thé est servi, mon bel ami.

    – Le thé. Parfait ! Alors je serre mes paperasses.

    Tout en réintégrant ses feuilles dans sa poche, Ulysse roulait des yeux effarés ?

    – Ah ça ! demanda-t-il enfin. Tu as donc changé ton mobilier !

    – Moi. Où prends-tu cela ?

    – Ici donc. Ces couchettes, ces meubles…

    – Tu te figures donc être chez moi ?

    – N’y serions-nous pas ? bégaya le calculateur d’un air ébahi.

    Du coup Lavarède éclata de rire. Son ami, distrait comme toujours par ses études célestes, avait déjà oublié l’aventure dont il était victime.

    Quelques mots le rappelèrent à la situation. Mais le thé répandait un délicieux parfum, les rôties beurrées sollicitaient l’appétit, et le calculateur ne se fit point tirer l’oreille pour faire honneur à la collation offerte par un inconnu.

    Robert, du reste, prêchait d’exemple. Avec une rapidité remarquable, liquide et solide disparurent. Seulement il se produisit alors un phénomène étrange.

    Les deux amis, bavards et joyeux durant le repas, cessèrent brusquement de parler. Il leur sembla qu’un voile s’abaissait sur leurs yeux, noyant les objets dans une sorte de brouillard. Puis leurs paupières se fermèrent lentement, et ils demeurèrent immobiles, vaincus par un sommeil aussi soudain que violent.

    Le silence régnait dans la salle. Les flammes du gaz dansaient capricieusement, promenant sur les objets des alternances d’ombres et de lumières mobiles.

    Un quart d’heure s’écoula ainsi, puis la porte, si vainement brutalisée par Robert, tourna lentement sur ses gonds. Dans l’entre-bâillement, deux hommes se montrèrent.

    L’un grand, le teint brun comme Lavarède lui-même, était mis avec cette recherche un peu prétentieuse particulière aux exotiques qui habitent Paris. Il était joli garçon, mais son regard manquait de franchise ; son front trop bas indiquait le cerveau où les larges idées ne sauraient se développer à l’aise. Avec cela, dans son allure générale, quelque chose de veule, d’abattu comme chez tous ceux qui s’adonnent à l’oisiveté élégante, la plus ardue, la plus déprimante des occupations.

    Son compagnon, petit de taille, sec, brun, nerveux, sarrazin de type, semblait empêtré dans ses vêtements à l’européenne. À première vue, on sentait en lui l’être accoutumé aux tuniques flottantes de l’Orient. Ce fut lui qui parla le premier :

    – Vous le voyez, Seigneur, ils dorment.

    – Tu avais raison, Niari. Je n’aurais jamais cru que deux gouttes de sève d’euphorbe les réduiraient si promptement.

    – C’est que Votre Seigneurie a oublié les coutumes d’Égypte.

    – Bien oublié en effet. Et si j’ai un regret aujourd’hui, c’est d’être obligé d’y penser. Enfin, je compte bien ne pas être absorbé longtemps.

    Et d’un ton dolent :

    – Combien d’heures dormiront-ils ?

    – Cinq ou six tout au plus.

    – Cinq ou six, dis-tu ? Mais alors nous n’aurons pas le temps de les transporter.

    – Si, Seigneur, je vais transformer leur sommeil en léthargie. Vous savez bien que votre fidèle Niari a étudié, chez les Brahmes Hindous, les connaissances mystérieuses qu’ils empruntèrent, il y a six mille ans, aux hiéroglyphites de la vallée du Nil.

    – Oui, oui, je sais cela, fit son interlocuteur d’un ton indifférent. Mais agis vite. J’ai hâte de partir, de me débarrasser de la fastidieuse besogne que tu m’as apportée.

    – Votre Seigneurie ne m’accuse pas, je pense. Mon dévouement ne sacrifie-t-il pas un peuple à sa fantaisie !

    – Si, mon bon Niari. Ne prête aucune attention à mes paroles. Je suis si ennuyé, que j’ai l’air de t’en vouloir. Il n’en est rien, sois-en sûr.

    Niari s’inclina cérémonieusement, fouilla dans les poches de son pardessus, et en tira une boîte ronde qu’il ouvrit.

    À l’intérieur, on apercevait une sorte de pommade de couleur émeraude.

    – Voilà qui empêchera le réveil de ces dormeurs, aussi longtemps que vous le désirerez.

    – Trois ou quatre jours suffisent.

    – Bien, Seigneur.

    À l’aide d’une spatule de bois, le singulier personnage prit une parcelle de la préparation, et l’introduisit entre les lèvres de Lavarède. Il procéda de même avec Astéras.

    – Maintenant, déclara-t-il en terminant, durant quatre jours, ils seront immobiles, muets, comme morts. Leur respiration va s’arrêter. Leur cœur cessera de battre.

    À mesure qu’il parlait, la transformation s’accomplissait.

    Le visage de Robert, celui d’Ulysse, se décoloraient. Leurs narines se pinçaient, la respiration, s’affaiblissant graduellement, devenait imperceptible.

    – Très curieux, remarqua l’élégant auquel Niari témoignait un grand respect, mais es-tu certain que l’expérience est sans danger ?

    – Absolument, Seigneur. La préparation que j’emploie est le Niemb-Vohé, que les brahmes vont récolter en grand secret dans les jungles du bassin du Gange. Grâce à elle, ils peuvent accomplir ces miracles qui ont stupéfié la science européenne. Suivant la dose absorbée, ils se mettent en léthargie pour vingt, trente, quarante, cent jours, se font ensevelir après avoir annoncé la date de leur réveil. À l’époque fixée, on ouvre le tombeau, d’où le brahme adroit sort en excellente santé. Les Anglais ont cru d’abord à une supercherie ; ils ont pris toutes les précautions de contrôle nécessaire, et ont dû reconnaître que les « miraculeux » restaient bien couchés dans leur cercueil. Mais ils ignorent le secret si simple de l’affaire. Les brahmes le gardent.

    Un silence suivit. La tête courbée, les yeux fixés à terre, celui à qui on donnait le titre de : Seigneur, semblait avoir perdu la conscience du lieu où il se trouvait. Comme l’attente se prolongeait, Niari appela timidement son attention.

    – Seigneur !

    – Quoi ? murmura l’interpellé en relevant brusquement le front.

    – Je demande pardon à Votre Grandeur de l’avoir arrachée à ses pensées. Mais j’attends ses ordres.

    – Mes ordres ?

    – Oui. Les deux « Roumis » sont plongés dans le sommeil. Faut-il agir ainsi que vous l’aviez décidé ?

    – T’ai-je donc dit le contraire ?

    Les sourcils de l’élégant s’étaient froncés. Ses yeux noirs brillaient d’une lueur fauve.

    Niari se courba, les mains réunies en coupe au-dessus de sa tête, et d’une voix basse :

    – Ne frappez pas d’un regard courroucé votre fidèle. Si j’ai péché, c’est par excès de dévouement. Alors que le Scarabée sacré qui, dans les nuits transparentes, bourdonne autour des sommets effrités des hautes pyramides, alors que l’ibis dépossédé de ses autels séculaires demande à l’étoile Anubis la force de terrasser le licorne britannique, il est permis à celui qui est attendu, à celui dont le sol d’Égypte est le bien, de ne pas persister dans sa résolution de neutralité. Il peut, celui-là, saisir la hampe de l’étendard des Pharaons, et grouper sous les plis de l’emblème antédiluvien les hommes du Nil lassés de la servitude. Il peut les conduire contre les conquérants anglais… Il peut…

    – Il pourrait, ricana son interlocuteur. Il pourrait, mais il ne le veut pas.

    D’une voix sèche, mordante :

    – Non, brave Niari. Je n’abuserai pas de ma naissance illustre, pour entraîner mes compatriotes dans une lutte sans issue. L’Égypte est le fauve tombeau du passé. L’Angleterre est l’avenir. Et puis, je ne suis pas un héros, moi. Donner ma vie pour l’indépendance d’un pays que j’ai quitté tout enfant, auquel rien ne m’attache… Ce serait de la folie. Bien plus, ce serait de l’ingratitude pour l’Angleterre.

    – Seigneur, ne parlez pas ainsi. Mon âme égyptienne frissonne de douleur.

    – Il faut bien appeler les choses par leur nom. Depuis dix ans, le gouvernement de Sa Gracieuse Majesté me paie une pension de 50.000 livres sterling (1.250.000 francs). Grâce à lui, je suis riche, heureux. Le plaisir me tresse des couronnes fleuries. Mais en acceptant ces bienfaits, je me suis tacitement engagé à ne rien tenter pour chasser du Caire, d’Alexandrie, de Suez, les soldats de la Grande-Bretagne.

    – Oui. On a acheté mon maître.

    – Acheté, si le mot te plaît, Niari. En tout cas, reconnais qu’on y a mis le prix. Aujourd’hui que les Égyptiens, réunis en affiliation secrète sous le nom de Néo-Égyptiens, veulent se révolter, l’Angleterre double ma pension. Elle me charge d’apaiser les esprits, me reconnaissant en toute propriété le diamant inestimable dit « La goutte de sang d’Osiris ». J’accepte !

    Il regardait son serviteur en face, avec une expression de défi.

    – Après tout, je suis bon prince. Pas un filet de sang égyptien ne coulera à la faveur de mon plan.

    Son accent se fit plus doux, presque caressant :

    – Songe, Niari, mon ami, que la victoire est incertaine. En prenant le commandement, j’assumerais une responsabilité trop lourde pour mes épaules, tandis qu’en substituant le roumi à moi, tout danger disparaît.

    Il désignait Lavarède endormi. Un pétillement joyeux passait dans son regard faux.

    – Je l’ai cherché et trouvé avec peine. Né dans le Sud-Algérien, sans parents, ses dénégations ne s’appuieront sur rien. Qu’il soit présenté aux conjurés, qu’on lui remette le diamant d’Osiris. Alors, il me suffit de le livrer aux autorités anglaises, pour mettre fin à la révolte et épargner aux rives du Nil les sanglantes hécatombes. Crois-moi, cela est mieux ainsi.

    Et comme Niari hochait la tête, il reprit d’un ton dur.

    – D’ailleurs, je le veux.

    – Vous serez obéi, Seigneur, murmura son compagnon.

    Sur ces mots, il frappa dans ses mains. La porte s’ouvrit à ce signal, et plusieurs hommes parurent. Niari montra Robert aux nouveaux venus :

    – Voici le chef que les fils d’Osiris espèrent. Il refusait de se placer à notre tête. Je l’ai endormi, Nous l’emporterons avec nous. Et là-bas, en ce pays plein des souvenirs d’autrefois, il se ressaisira. Les hypogées lui parleront des grandeurs disparues, les sphinx lui diront le devoir attendu.

    Ces phrases, apprises sans doute à l’avance, étaient débitées sans conviction, d’un ton monotone. Niari obéissait aux ordres de son compagnon, mais son âme se rebellait contre sa volonté. Elle se refusait à participer au mensonge, à la substitution humaine qui devait tromper tout un peuple.

    Mais les survenants ne s’en aperçurent point. Ils entouraient le caissier de la maison Brice et Molbec, se confondant en génuflexions.

    Le chef fit un signe, et Niari reprit :

    – L’emballage est-il prêt ?

    – Certes, répliqua l’un des hommes. Il est dans la salle voisine.

    – Alors, hâtons-nous.

    À ce commandement, les personnages présents saisirent Robert et Ulysse.

    Ils soulevèrent les deux dormeurs et les transportèrent dans la pièce, sur laquelle s’ouvrait la porte du mystérieux réduit.

    Sur le plancher s’étalait une large caisse de bois. Chose étrange, sous la surface extérieure s’alignaient des lamelles de verre de faible longueur, réservant, au centre, un espace libre suffisant pour que deux hommes y pussent tenir à l’aise. Les compagnons de Niari y couchèrent les victimes de l’euphorbe. Puis ils posèrent le couvercle de la boîte, le clouèrent, mettant en lumière les inscriptions suivantes : Haut. Bas. Fragile. Verrerie.

    Leur tâche terminée, tous se tinrent immobiles, semblant attendre un commandement.

    Niari se rapprocha de son chef, et baissant la voix, l’attitude suppliante :

    – Maître, il en est temps encore. Tu peux dissuader ces hommes. L’autre tourna sur ses talons, avec ces seuls mots :

    – Tu m’ennuies.

    L’Égyptien devint pâle, sa main se crispa sur sa poitrine. Puis d’un brusque effort de volonté, il se calma.

    – Le camion est-il dehors ? demanda-t-il sans que rien dans sa physionomie trahît l’angoisse qu’il venait d’éprouver.

    – Il attend à la porte.

    – Alors, frères, enlevez le colis.

    S’arc-boutant, les assistants soulevèrent la lourde caisse, la firent passer dans le corridor sombre accédant à la rue Daguerre. Déserte était la voie. Le brouillard s’était épaissi. Il arrêtait la vue à quelques pas.

    Au bord du trottoir un camion stationnait, ses lanternes formant un halo de lumière rouge dans la brume.

    La caisse fut chargée. L’un des hommes monta sur le siège.

    – Où allons-nous ? demanda-t-il.

    Niari répondit :

    – À la gare de Lyon. Enregistrez la caisse pour Marseille, grande vitesse. Destinataire : capitaine du yacht Pharaon.

    – Entendu !

    La lourde voiture se mit en marche et disparut bientôt dans la brume.

    Alors les personnages se dispersèrent, après avoir échangé des signes bizarres avec Niari.

    Celui-ci demeura seul auprès de l’homme qu’il accompagnait depuis le début de la soirée.

    – Qu’ordonnez-vous maintenant, Seigneur ?

    – Nous nous rendons nous-mêmes à la gare de Lyon.

    – Nous prenons le train de minuit 45 ?

    – Oui. À moins que cela ne te déplaise ?

    – Ne raillez pas, maître. Vous savez bien que mon plaisir n’est point mon conseiller.

    – Alors quitte cet air tragique.

    – Je tâcherai.

    – Voilà une bonne parole. En route, bon Niari. Je crois que, ce soir, nous avons bien mérité de l’Angleterre.

    Et tous deux se dirigèrent d’un pas rapide vers l’avenue d’Orléans.

    Soudain le chef s’arrêta :

    – Un mot encore, Niari.

    – Votre serviteur écoute, maître.

    – Désormais, évite de m’appeler ainsi. Oublie que j’ai été moi. C’est celui que nous avons endormi qui sera désormais ton chef.

    – Mais vous-même ?

    – Moi, je conserverai le nom sous lequel on me connaît à Paris. Je suis le prince hindou Radjpoor. Rien de plus, tu m’entends ?

    – Soyez-en certain.

    – C’est grâce à mon concours, à mes relations, que tu as pu trouver celui que les conjurés t’avaient chargé de rechercher en Europe. Tu me ramènes en Égypte comme un ami sûr, un allié courageux…

    – Niari mentira autant que vous l’exigerez.

    Le jeune homme qui avait adopté le nom de Radjpoor haussa les épaules, puis avec un sourire narquois :

    – Marchons donc. Allons rejoindre celui qui dorénavant sera Moi.

    Chapitre 3

    UN RÉVEIL BIZARRE

    Par le hublot d’une cabine, le soleil matinal entrait en gerbe d’or animée par la farandole des poussières dansantes. L’ombre, un instant plus tôt maîtresse de l’étroit espace, s’évanouissait comme à regret, refoulée dans les angles par la lumière victorieuse. Sur des couchettes superposées, deux hommes dormaient. Celui d’en bas fit entendre un bâillement sonore ; celui d’en haut allongea un bras hésitant. Le premier se livra à son tour à ce mouvement naturel chez quiconque passe du sommeil à la veille ; leurs mains se rencontrèrent au bord de la planchette séparative, plafond de l’un, plancher de l’autre.

    Ce simple contact parut les galvaniser.

    Tous deux se dressèrent sur leur séant ; ils eurent un même cri empreint d’inquiétude :

    – Qu’est-ce que c’est que ça ?

    Avec un touchant ensemble, encore qu’ils ne pussent s’apercevoir, ils regardèrent autour d’eux :

    – Ah ça ! murmura l’occupant de la couchette inférieure, j’ai la berlue.

    – Et moi le cauchemar, repartit aussitôt le personnage assis à l’étage supérieur.

    – Cette voix, clama le premier. Astéras, est-ce toi ?

    – C’est moi-même. Mais il me semble reconnaître l’organe de Robert Lavarède.

    – En personne !

    Ce disant, le jeune homme se leva. Le mouvement terminé, sa tête dépassa la cloison qui isolait les couchettes, et il se trouva nez à nez avec le calculateur.

    – Que fais-tu là-haut ? interrogea-t-il ?

    – Je n’en sais rien, ma parole !

    Un geste brusque de Robert lui coupa la voix. Le caissier de la maison Brice et Molbec se cramponnait à la couchette comme un homme qui craint de tomber.

    – Qu’est-ce, hasarda Ulysse ?

    – Eh ! c’est le plancher qui vacille.

    – Le plancher ?

    – On dirait le roulis. Sapristi, nous sommes sur un navire !

    – Sur un navire ? Rue de Lalande, cela ne se serait jamais vu !

    – Et pourtant cette pièce ressemble à une cabine… Cette ouverture, qui livre passage au jour, est un hublot, ou bien je suis halluciné. Astéras, je t’en prie, que vois-tu ? Parle ; ne te semble-t-il pas que ceci est un vaisseau ?

    Lentement le calculateur quitta sa couchette.

    – Je ne saurais te renseigner. L’Observatoire et la marine n’ont rien de commun.

    – Peu importe, tu sais comment est aménagé un steamer ?

    – Pas du tout. À quoi cela me servirait-il pour étudier les étoiles ?

    Robert haussa les épaules, et s’appuyant à la cloison gagna le hublot. Mais à peine eut-il jeté un regard au dehors qu’il poussa un véritable rugissement :

    – La mer !

    – Où cela, bégaya l’astronome en se levant ?

    – Partout. Je ne vois que l’étendue liquide. Pas une terre, pas un rocher.

    À son tour, Astéras prit place au hublot :

    – C’est vrai, fit-il. C’est bien l’Océan – et d’un ton inspiré : – Puissance insondable de la nature ! À l’endroit où s’élevait Paris, avec ses monuments orgueilleux, son peuple spirituel, les vagues s’entrechoquent, et le ventre des Léviathans frôle les ruines de la ville qui fut le flambeau du monde !

    – Sapristi ! grommela Lavarède, qu’est-ce que tu chantes là ?

    – Le chant de mort de Lutèce.

    – Quoi ? que veux-tu dire ?

    – Qu’un phénomène plutonien a précipité les flots de l’Atlantique sur la France, et que nous flottons au-dessus de notre patrie soudainement immergée.

    – Tu divagues !

    – Alors que penses-tu donc ?

    – Moi, rien. Seulement, à ton sens, ce phénomène plutonien, qui inonda la vallée de la Seine, nous aurait transportés à bord d’un navire.

    À cette question, le calculateur se gratta l’oreille, geste qui, dans les sociétés savantes et même dans les autres, est un indice d’embarras.

    – En effet, déclara-t-il enfin, la présence de ce navire…

    – Et notre présence dans ses flancs, appuya Robert.

    – Compliquent étrangement le problème. Toutefois la solution n’en est pas impossible. Un bouleversement cosmique développe une prodigieuse quantité d’électricité, d’où il serait permis d’inférer que nous avons bénéficié d’une sorte de choc en retour, analogue aux faits maintes fois observés après la chute de la foudre.

    Le calculateur s’arrêta en voyant son compagnon hausser nerveusement les épaules.

    – Joli, ton « choc en retour », ricana le jeune homme. Il nous enferme dans une cabine, nous couche sur le cadre…

    – Alors, comment expliqueras-tu la chose ? demanda vivement Astéras blessé dans son amour-propre de savant, lequel serait le plus susceptible de tous, si chaque corporation ne sacrifiait avec prodigalité à la vanité.

    – Je ne l’explique pas ; mais comme je suppose que ce navire ne vogue pas tout seul, je vais demander au premier matelot que je rencontrerai la clef du mystère.

    – C’est vrai, tu m’ouvres une idée.

    – Parbleu. Avec une clef !

    Et bras dessus, bras dessous, se soutenant pour résister aux attaques sournoises du roulis, les jeunes gens quittèrent la cabine.

    Filant le long des coursives, ils atteignirent un escalier accédant au pont.

    Éblouis par le soleil, ils s’arrêtèrent un instant, fermant les yeux sous l’averse lumineuse. Puis leurs paupières se rouvrirent.

    – Ah ça ! quel est ce pavillon ?

    Cette

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