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L’Œuvre
L’Œuvre
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Livre électronique480 pages14 heures

L’Œuvre

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À propos de ce livre électronique

L’Œuvre est un roman d’Émile Zola publié en 1886, le quatorzième volume de la série Les Rougon-Macquart. L’ouvrage nous entraîne dans le monde de l’art et des artistes, à travers le portrait d’un peintre maudit, Claude Lantier, dont le personnage évoque celui de Paul Cézanne, grand ami de Zola, qui se brouillera avec l’écrivain après la publication du roman.

LangueFrançais
ÉditeurBooklassic
Date de sortie10 juin 2015
ISBN9789635221844
L’Œuvre
Auteur

Émile Zola

Nació en París en 1840. Hijo de un ingeniero italiano que murió cuando él apenas tenía siete años, nunca fue muy brillante en los estudios, trabajó durante un tiempo en la administración de aduanas, y a los veintidós años se hizo cargo del departamento de publicidad del editor Hachette. Gracias a este empleo conoció a la sociedad literaria del momento y empezó a escribir. Thérèse Raquin (1867; ALBA CLÁSICA núm. LVIII; ALBA MINUS núm. 33) fue su primera novela «naturalista», que él gustaba de definir como «un trozo de vida». En 1871, La fortuna de los Rougon y La jauría iniciaron el ciclo de Los Rougon-Macquart, una serie de veinte novelas cuyo propósito era trazar la «historia natural y social de una familia bajo el Segundo Imperio»; a él pertenecen, entre otras, El vientre de París (1873), La conquista de Plassans (1874) (editadas conjuntamente en ALBA CLÁSICA MAIOR núm. XXXV), La caída del padre Mouret (1875), La taberna (1877), Nana (1880) y El Paraíso de las Damas (1883; ALBA CLÁSICA núm. XXVII; ALBA MINUS núm. 29); la última fue El doctor Pascal (1893). Zola seguiría posteriormente con el sistema de ciclos con las novelas que componen Las tres ciudades (1894-97) y Los cuatro Evangelios (1899-1902). En 1897 su célebre intervención en el caso Dreyfuss le valió un proceso y el exilio. «Digo lo que veo –escribió una vez–, narro sencillamente y dejo al moralista el cuidado de sacar lecciones de ello. Puse al desnudo las llagas de los de abajo. Mi obra no es una obra de partido ni de propaganda; es una obra de verdad.» Murió en París en 1902.

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    Aperçu du livre

    L’Œuvre - Émile Zola

    978-963-522-184-4

    Chapitre 1

    Claude passait devant l’Hôtel-de-Ville, et deux heures du matin sonnaient à l’horloge, quand l’orage éclata. Il s’était oublié à rôder dans les Halles, par cette nuit brûlante de juillet, en artiste flâneur, amoureux du Paris nocturne. Brusquement, les gouttes tombèrent si larges, si drues, qu’il prit sa course, galopa dégingandé, éperdu, le long du quai de la Grève. Mais, au pont Louis-Philippe, une colère de son essoufflement l’arrêta : il trouvait imbécile cette peur de l’eau ; et, dans les ténèbres épaisses, sous le cinglement de l’averse qui noyait les becs de gaz, il traversa lentement le pont, les mains ballantes.

    Du reste, Claude n’avait plus que quelques pas à faire. Comme il tournait sur le quai de Bourbon, dans l’île Saint-Louis, un vif éclair illumina la ligne droite et plate des vieux hôtels rangés devant la Seine, au bord de l’étroite chaussée. La réverbération alluma les vitres des hautes fenêtres sans persiennes, on vit le grand air triste des antiques façades, avec des détails très nets, un balcon de pierre, une rampe de terrasse, la guirlande sculptée d’un fronton. C’était là que le peintre avait son atelier, dans les combles de l’ancien hôtel du Martoy, à l’angle de la rue de la Femme-sans-Tête. Le quai entrevu était aussitôt retombé aux ténèbres, et un formidable coup de tonnerre avait ébranlé le quartier endormi.

    Arrivé devant sa porte, une vieille porte ronde et basse, bardée de fer, Claude, aveuglé par la pluie, tâtonna pour tirer le bouton de la sonnette ; et sa surprise fut extrême, il eut un tressaillement en rencontrant dans l’encoignure, collé contre le bois, un corps vivant. Puis, à la brusque lueur d’un second éclair, il aperçut une grande jeune fille, vêtue de noir, et déjà trempée, qui grelottait de peur. Lorsque le coup de tonnerre les eut secoués tous les deux, il s’écria :

    « Ah bien ! si je m’attendais… Qui êtes-vous ? que voulez-vous ? »

    Il ne la voyait plus, il l’entendait seulement sangloter et bégayer.

    « Oh ! monsieur, ne me faites pas du mal… C’est le cocher que j’ai pris à la gare, et qui m’a abandonnée près de cette porte, en me brutalisant… Oui, un train a déraillé, du côté de Nevers. Nous avons eu quatre heures de retard, je n’ai plus trouvé la personne qui devait m’attendre… Mon Dieu ! c’est la première fois que je viens à Paris, monsieur, je ne sais pas où je suis… »

    Un éclair éblouissant lui coupa la parole ; et ses yeux dilatés parcoururent avec effarement ce coin de ville inconnue, l’apparition violâtre d’une cité fantastique. La pluie avait cessé. De l’autre côté de la Seine, le quai des Ormes alignait ses petites maisons grises, bariolées en bas par les boiseries des boutiques, découpant en haut leurs toitures inégales ; tandis que l’horizon élargi s’éclairait, à gauche jusqu’aux ardoises bleues des combles de l’Hôtel-de-Ville, à droite jusqu’à la coupole plombée de Saint-Paul. Mais ce qui la suffoquait surtout, c’est l’encaissement de la rivière, la fosse profonde où la Seine coulait à cet endroit, noirâtre, des lourdes piles du pont Marie aux arches légères du nouveau pont Louis-Philippe. D’étranges masses peuplaient l’eau, une flottille dormante de canots et d’yoles, un bateau-lavoir et une dragueuse, amarrés au quai ; puis, là-bas, contre l’autre berge, des péniches pleines de charbon, des chalands chargés de meulière, dominés par le bras gigantesque d’une grue de fonte. Tout disparut.

    « Bon ! une farceuse, pensa Claude, quelque gueuse flanquée à la rue et qui cherche un homme. »

    Il avait la méfiance de la femme : cette histoire d’accident, de train en retard, de cocher brutal, lui paraissait une invention ridicule. La jeune fille, au coup de tonnerre, s’était renfoncée dans le coin de la porte, terrifiée.

    « Vous ne pouvez pourtant pas coucher là », reprit-il tout haut.

    Elle pleurait plus fort, elle balbutia :

    « Monsieur, je vous en prie, conduisez-moi à Passy !… C’est à Passy que je vais. »

    Il haussa les épaules : le prenait-elle pour un sot ? Machinalement, il s’était tourné vers le quai des Célestins, où se trouvait une station de fiacres. Pas une lueur de lanterne ne luisait.

    « À Passy, ma chère, pourquoi pas Versailles ?… Où diable voulez-vous qu’on pêche une voiture, à cette heure, et par un temps pareil ? »

    Mais elle jeta un cri, un nouvel éclair l’avait aveuglée ; et, cette fois, elle venait de revoir la ville tragique dans un éclaboussement de sang. C’était une trouée immense, les deux bouts de la rivière s’enfonçant à perte de vue, au milieu des braises rouges d’un incendie. Les plus minces détails apparurent, on distingua les petites persiennes fermées du quai des Ormes, les deux fentes des rues de la Masure et du Paon-Blanc, coupant la ligne des façades ; près du pont Marie, on aurait compté les feuilles des grands platanes, qui mettent là un bouquet de superbe verdure ; tandis que, de l’autre côté, sous le pont Louis-Philippe, au Mail, les toues alignées sur quatre rangs avaient flambé, avec les tas de pommes jaunes dont elles craquaient. Et l’on vit encore les remous de l’eau, la cheminée haute du bateau-lavoir, la chaîne immobile de la dragueuse, des tas de sable sur le port, en face, une complication extraordinaire de choses, tout un monde emplissant l’énorme coulée, la fosse creusée d’un horizon à l’autre. Le ciel s’éteignit, le flot ne roula plus que des ténèbres, dans le fracas de la foudre.

    « Oh ! mon Dieu ! c’est fini… Oh ! mon Dieu ! que vais-je devenir ? »

    La pluie, maintenant, recommençait, si raide, poussée par un tel vent, qu’elle balayait le quai, avec une violence d’écluse lâchée.

    « Allons, laissez-moi rentrer, dit Claude, ce n’est pas tenable. »

    Tous deux se trempaient. À la clarté vague du bec de gaz scellé au coin de la rue de la Femme-sans-Tête, il la voyait ruisseler, la robe collée à la peau, dans le déluge qui battait la porte. Une pitié l’envahit : il avait bien, un soir d’orage, ramassé un chien sur un trottoir ! Mais cela le fâchait de s’attendrir, jamais il n’introduisait de fille chez lui, il les traitait toutes en garçon qui les ignorait, d’une timidité souffrante qu’il cachait sous une fanfaronnade de brutalité ; et celle-ci, vraiment, le jugeait trop bête, de le raccrocher de la sorte, avec son aventure de vaudeville. Pourtant, il finit par dire :

    « En voilà assez, montons… Vous coucherez chez moi. »

    Elle s’effara davantage, elle se débattait.

    « Chez vous, oh ! mon Dieu ! Non, non ; c’est impossible… Je vous en prie, monsieur, conduisez-moi à Passy, je vous en prie à mains jointes. »

    Alors, il s’emporta. Pourquoi ces manières, puisqu’il la recueillait ? Déjà, deux fois, il avait tiré la sonnette. Enfin, la porte céda, et il poussa l’inconnue.

    « Non, non, monsieur, je vous dis que non… »

    Mais un éclair l’éblouit encore, et quand le tonnerre gronda, elle entra d’un bond, éperdue. La lourde porte s’était refermée, elle se trouvait sous un vaste porche, dans une obscurité complète.

    « Madame Joseph, c’est moi ! » cria Claude à la Concierge.

    Et, à voix basse, il ajouta :

    « Donnez-moi la main, nous avons la cour à traverser. »

    Elle lui donna la main, elle ne résistait plus, étourdie, anéantie. De nouveau, ils passèrent sous la pluie diluvienne, courant côte à côte, violemment. C’était une cour seigneuriale, énorme, avec des arcades de pierre, confuses dans l’ombre. Puis, ils abordèrent à un vestibule, étranglé, sans porte ; et il lui lâcha la main, elle l’entendit frotter des allumettes en jurant. Toutes étaient mouillées ; il fallut monter à tâtons.

    « Prenez la rampe, et méfiez-vous, les marches sont hautes. »

    L’escalier, très étroit, un ancien escalier de service, avait trois étages démesurés, qu’elle gravit en butant, les jambes cassées et maladroites. Ensuite, il la prévint qu’ils devaient suivre un long corridor ; et elle s’y engagea derrière lui, les deux mains filant contre les murs, allant sans fin dans ce couloir, qui revenait vers la façade, sur le quai. Puis, ce fut de nouveau un escalier, mais dans le comble celui-là, un étage de marches en bois qui craquaient, sans rampe, branlantes et raides comme les planches mal dégrossies d’une échelle de meunier. En haut, le palier était si petit, qu’elle se heurta dans le jeune homme, en train de chercher sa clef. Il ouvrit enfin.

    « N’entrez pas, attendez. Autrement, vous vous cogneriez encore. »

    Et elle ne bougea plus. Elle soufflait, le cœur battant, les oreilles bourdonnant, achevée par cette montée dans le noir. Il lui semblait qu’elle montait depuis des heures, au milieu d’un tel dédale, parmi une telle complication d’étages et de détours, que jamais elle ne redescendrait. Dans l’atelier, de gros pas marchaient, des mains frôlaient, il y eut une dégringolade de choses, accompagnée d’une sourde exclamation. La porte s’éclaira.

    « Entrez donc, ça y est. »

    Elle entra, regarda sans voir. L’unique bougie pâlissait dans ce grenier, haut de cinq mètres, empli d’une confusion d’objets, dont les grandes ombres se découpaient bizarrement contre les murs peints en gris. Elle ne reconnut rien, elle leva les yeux vers la baie vitrée, sur laquelle la pluie battait avec un roulement assourdissant de tambour. Mais, juste à ce moment, un éclair embrasa le ciel, et le coup de tonnerre suivit de si près, que la toiture sembla se fendre. Muette, toute blanche, elle se laissa tomber sur une chaise.

    « Bigre ! murmura Claude, un peu pâle lui aussi, en voilà un qui n’a pas tapé loin… Il était temps, on est mieux ici que dans la rue, hein ? »

    Et il retourna vers la porte qu’il ferma bruyamment, à double tour, pendant qu’elle le regardait faire, de son air stupéfié.

    « Là ! nous sommes chez nous. »

    D’ailleurs, c’était la fin, il n’y eut plus que des coups éloignés, bientôt le déluge cessa. Lui, qu’une gêne gagnait à présent, l’avait examinée d’un regard oblique. Elle ne devait pas être trop mal, et jeune à coup sûr, vingt ans au plus. Cela achevait de le mettre en méfiance, malgré un doute inconscient qui le prenait, une sensation vague qu’elle ne mentait peut-être pas absolument. En tous cas, elle avait beau être maligne, elle se trompait, si elle croyait le tenir. Il exagéra son allure bourrue, il dit d’une grosse voix :

    « Hein ? couchons-nous, ça nous séchera. »

    Une angoisse la fit se lever. Elle aussi l’examinait, sans le regarder en face, et ce garçon maigre, aux articulations noueuses, à la forte tête barbue, redoublait sa peur, comme s’il était sorti d’un conte de brigands, avec son chapeau de feutre noir et son vieux paletot marron, verdi par les pluies. Elle murmura :

    « Merci, je suis bien, je dormirai habillée.

    – Comment, habillée, avec ces vêtements qui ruissellent !… Ne faites donc pas la bête, déshabillez-vous tout de suite. »

    Et il bousculait des chaises, il écartait un paravent à moitié crevé. Derrière, elle aperçut une table de toilette et un tout petit lit de fer, dont il se mit à enlever le couvre-pieds.

    « Non, non, monsieur, ce n’est pas la peine, je vous jure que je resterai là. »

    Du coup, il entra en colère, gesticulant, tapant des poings.

    « À la fin, allez-vous me ficher la paix ! Puisque je vous donne mon lit, qu’avez-vous à vous plaindre ?… Et ne faites pas l’effarouchée, c’est inutile. Moi, je coucherai sur le divan. »

    Il était revenu sur elle, d’un air de menace. Saisie, croyant qu’il voulait la battre, elle ôta son chapeau en tremblant. Par terre, ses jupes s’égouttaient. Lui, continuait de grogner. Pourtant, un scrupule parut le prendre ; et il lâcha enfin, comme une concession :

    « Vous savez, si je vous répugne, je veux bien changer les draps. »

    Déjà, il les arrachait, il les lançait sur le divan, à l’autre bout de l’atelier. Puis, il en tira une paire d’une armoire, et il refit lui-même le lit, avec une adresse de garçon habitué à cette besogne. D’une main soigneuse, il bordait la couverture du côté de la muraille, il tapait l’oreiller, ouvrait les draps.

    « Vous y êtes, au dodo, maintenant ! »

    Et, comme elle ne disait rien, toujours immobile, promenant ses doigts égarés sur son corsage, sans se décider à le déboutonner, il l’enferma derrière le paravent. Mon Dieu ! que de pudeur ! Vivement, il se coucha lui-même : les draps étalés sur le divan, ses vêtements pendus à un vieux chevalet, et lui tout de suite allongé sur le dos. Mais, au moment de souffler la bougie, il songea qu’elle ne verrait plus clair, il attendit. D’abord, il ne l’avait pas entendue remuer : sans doute elle était demeurée toute droite à la même place, contre le lit de fer. Puis, à présent, il saisissait un petit bruit d’étoffe, des mouvements lents et étouffés, comme si elle s’y était reprise à dix fois, écoutant elle aussi, dans l’inquiétude de cette lumière qui ne s’éteignait pas. Enfin, après de longues minutes, le sommier cria faiblement, il se fit un grand silence.

    « Êtes-vous bien, mademoiselle ? » demanda Claude d’une voix très adoucie.

    Elle répondit d’un souffle à peine distinct, encore chevrotant d’émotion.

    « Oui, monsieur, très bien.

    – Alors, bonsoir.

    – Bonsoir. »

    Il souffla la lumière, le silence retomba, plus profond. Malgré sa lassitude, ses paupières bientôt se rouvrirent, une insomnie le laissa les yeux en l’air, sur la baie vitrée. Le ciel était redevenu très pur, il voyait les étoiles étinceler, dans l’ardente nuit de juillet ; et, malgré l’orage, la chaleur restait si forte, qu’il brûlait, les bras nus, hors du drap. Cette fille l’occupait, un sourd débat bourdonnait en lui, le mépris qu’il était heureux d’afficher, la crainte d’encombrer son existence, s’il cédait, la peur de paraître ridicule, en ne profitant pas de l’occasion ; mais le mépris finissait par l’emporter, il se jugeait très fort, il imaginait un roman contre sa tranquillité, ricanant d’avoir déjoué la tentation. Il étouffa davantage et sortit ses jambes, pendant que, la tête lourde, dans l’hallucination du demi-sommeil, il suivait, au fond du braisillement des étoiles, des nudités amoureuses de femmes, toute la chair vivante de la femme, qu’il adorait.

    Puis, ses idées se brouillèrent davantage. Que faisait-elle ? Longtemps, il l’avait crue endormie, car elle ne soufflait même pas ; et, maintenant, il l’entendait se retourner, comme lui, avec d’infinies précautions, qui la suffoquaient. Dans son peu de pratique des femmes, il tâchait de raisonner l’histoire qu’elle lui avait contée, frappé à cette heure de petits détails, devenu perplexe ; mais toute sa logique fuyait, à quoi bon se casser le crâne inutilement ? Qu’elle eût dit la vérité ou qu’elle eût menti, pour ce qu’il voulait faire d’elle, il s’en moquait ! Le lendemain, elle reprendrait la porte : bonjour, bonsoir, et ce serait fini, on ne se reverrait jamais plus. Au jour seulement, comme les étoiles pâlissaient, il parvint à s’endormir. Derrière le paravent, elle, malgré la fatigue écrasante du voyage, continuait à s’agiter, tourmentée par la lourdeur de l’air, sous le zinc chauffé du toit ; et elle se gênait moins, elle eut une brusque secousse d’impatience nerveuse, un soupir irrité de vierge, dans le malaise de cet homme, qui dormait là, près d’elle.

    Le matin, Claude, en ouvrant les yeux, battit des paupières. Il était très tard, une large nappe de soleil tombait de la baie vitrée. C’était une de ses théories, que les jeunes peintres du plein air devaient louer les ateliers dont ne voulaient pas les peintres académiques, ceux que le soleil visitait de la flamme vivante de ses rayons. Mais un premier ahurissement l’avait fait s’asseoir, les jambes nues. Pourquoi diable se trouvait-il couché sur son divan ? et il promenait ses yeux, encore troubles de sommeil, quand il aperçut, à moitié caché par le paravent, un paquet de jupes. Ah ! oui, cette fille, il se souvenait ! Il prêta l’oreille, il entendit une respiration longue et régulière, d’un bien-être d’enfant. Bon ! elle dormait toujours, et si calme, que ce serait dommage de la réveiller. Il restait étourdi, il se grattait les jambes, ennuyé de cette aventure dans laquelle il retombait, et qui allait lui gâter sa matinée de travail. Son cœur tendre l’indignait, le mieux était de la secouer, pour qu’elle filât tout de suite. Cependant, il passa un pantalon doucement, chaussa des pantoufles, marcha sur la pointe des pieds.

    Le coucou sonna neuf heures, et Claude eut un geste inquiet. Rien n’avait bougé, le petit souffle continua. Alors, il pensa que le mieux était de se remettre à son grand tableau : il ferait son déjeuner plus tard, quand il pourrait remuer. Mais il ne se décidait point. Lui qui vivait là, dans un désordre abominable, était gêné par le paquet des jupes, glissées à terre. De l’eau avait coulé, les vêtements étaient trempés encore. Et, tout en étouffant des grognements, il finit par les ramasser, un à un, et par les étendre sur des chaises, au grand soleil. S’il était permis de tout jeter ainsi à la débandade ! Jamais ça ne serait sec, jamais elle ne s’en irait ! Il tournait et retournait maladroitement ces chiffons de femme, s’embarrassait dans le corsage de laine noire, cherchait à quatre pattes les bas, tombés derrière une vieille toile. C’étaient des bas de fil d’Écosse, d’un gris cendré, longs et fins, qu’il examina, avant de les pendre. Le bord de la robe les avait mouillés, eux aussi ; et il les étira, il les passa entre ses mains chaudes, pour la renvoyer plus vite.

    Depuis qu’il était debout, Claude avait envie d’écarter le paravent et de voir. Cette curiosité, qu’il jugeait bête, redoublait sa mauvaise humeur. Enfin, avec son haussement d’épaules habituel, il empoignait ses brosses, lorsqu’il y eut des mots balbutiés, au milieu d’un grand froissement de linges ; et l’haleine douce reprit, et il céda cette fois, lâchant les pinceaux, passant la tête. Mais ce qu’il aperçut, l’immobilisa, grave, extasié, murmurant :

    « Ah ! fichtre !… Ah ! fichtre !… »

    La jeune fille, dans la chaleur de serre qui tombait des vitres, venait de rejeter le drap ; et, anéantie sous l’accablement des nuits sans sommeil, elle dormait, baignée de lumière, si inconsciente, que pas une onde ne passait sur sa nudité pure. Pendant sa fièvre d’insomnie, les boutons des épaulettes de sa chemise avaient dû se détacher, toute la manche gauche glissait, découvrant la gorge. C’était une chair dorée, d’une finesse de soie, le printemps de la chair, deux petits seins rigides, gonflés de sève, où pointaient deux roses pâles. Elle avait passé le bras droit sous sa nuque, sa tête ensommeillée se renversait, sa poitrine confiante s’offrait, dans une adorable ligne d’abandon ; tandis que ses cheveux noirs, dénoués, la vêtaient encore d’un manteau sombre.

    « Ah ! fichtre ! elle est bigrement bien ! »

    C’était ça, tout à fait ça, la figure qu’il avait inutilement cherchée pour son tableau, et presque dans la pose. Un peu mince, un peu grêle d’enfance, mais si souple, d’une jeunesse si fraîche ! Et, avec ça, des seins déjà mûrs. Où diable la cachait-elle, la veille, cette gorge-là, qu’il ne l’avait pas devinée ? Une vraie trouvaille !

    Légèrement, Claude courut prendre sa boîte de pastel et une grande feuille de papier. Puis, accroupi au bord d’une chaise basse, il posa sur ses genoux un carton, il se mit à dessiner, d’un air profondément heureux. Tout son trouble, sa curiosité charnelle, son désir combattu, aboutissaient à cet émerveillement d’artiste, à cet enthousiasme pour les beaux tons et les muscles bien emmanchés. Déjà, il avait oublié la jeune fille, il était dans le ravissement de la neige des seins, éclairant l’ambre délicat des épaules. Une modestie inquiète le rapetissait devant la nature, il serrait les coudes, il redevenait un petit garçon, très sage, attentif et respectueux. Cela dura près d’un quart d’heure, il s’arrêtait parfois, clignait les yeux. Mais il avait peur qu’elle ne bougeât, il se remettait vite à la besogne, en retenant sa respiration, par crainte de l’éveiller.

    Cependant, de vagues raisonnements recommençaient à bourdonner en lui, dans son application au travail. Qui pouvait-elle être ? À coup sûr, pas une gueuse, comme il l’avait pensé, car elle était trop fraîche. Mais pourquoi lui avait-elle conté une histoire si peu croyable ? Et il imaginait d’autres histoires : une débutante tombée à Paris avec un amant, qui l’avait lâchée ; ou bien une petite bourgeoise débauchée par une amie, n’osant rentrer chez ses parents ; ou encore un drame plus compliqué, des perversions ingénues et extraordinaires, des choses effroyables qu’il ne saurait jamais. Ces hypothèses augmentaient son incertitude, il passa à l’ébauche du visage, en l’étudiant avec soin. Le haut était d’une grande bonté, d’une grande douceur, le front limpide, uni comme un clair miroir, le nez petit, aux fines ailes nerveuses ; et l’on sentait le sourire des yeux sous les paupières, un sourire qui devait illuminer toute la face. Seulement, le bas gâtait ce rayonnement de tendresse, la mâchoire avançait, les lèvres trop fortes saignaient, montrant des dents solides et blanches. C’était comme un coup de passion, la puberté grondante et qui s’ignorait, dans ces traits noyés, d’une délicatesse enfantine.

    Brusquement, un frisson courut, pareil à une moire sur le satin de sa peau. Peut-être avait-elle senti enfin ce regard d’homme qui la fouillait. Elle ouvrit les paupières toutes grandes, elle poussa un cri.

    « Ah ! mon Dieu ! »

    Et une stupeur la paralysa, ce lieu inconnu, ce garçon en manches de chemise, accroupi devant elle, la mangeant des yeux. Puis, dans un élan éperdu, elle ramena la couverture, elle l’écrasa de ses deux bras sur sa gorge, le sang fouetté d’une telle angoisse pudique, que la rougeur ardente de ses joues coula jusqu’à la pointe de ses seins, en un flot rose.

    « Eh bien, quoi donc ? cria Claude, mécontent, le crayon en l’air, que vous prend-il ? »

    Elle ne parlait plus, elle ne bougeait plus, le drap serré au cou, pelotonnée, repliée sur elle-même, bossuant à peine le lit.

    « Je ne vous mangerai pas peut-être… Voyons, soyez gentille, remettez-vous comme vous étiez. »

    Un nouveau flot de sang lui rougit les oreilles. Elle finit par bégayer.

    « Oh ! non, oh ! non, monsieur. »

    Mais lui se fâchait peu à peu, dans une de ces brusques poussées de colère dont il était coutumier. Cette obstination lui semblait stupide.

    « Dites, qu’est-ce que ça peut vous faire ? En voilà un grand malheur, si je sais comment vous êtes bâtie !… J’en ai vu d’autres. »

    Alors, elle sanglota, et il s’emporta tout à fait, désespéré devant son dessin, jeté hors de lui par la pensée qu’il ne l’achèverait pas, que la pruderie de cette fille l’empêcherait d’avoir une bonne étude pour son tableau.

    « Vous ne voulez pas, hein ? mais c’est imbécile ! Pour qui me prenez-vous ?… Est-ce que je vous ai touchée, dites ? Si j’avais songé à des bêtises, j’aurais eu l’occasion belle, cette nuit… Ah ! ce que je m’en moque, ma chère ! Vous pouvez bien tout montrer… Et puis, écoutez, ce n’est pas très gentil, de me refuser ce service, car enfin je vous ai ramassée, vous avez couché dans mon lit. »

    Elle pleurait plus fort, la tête cachée au fond de l’oreiller.

    « Je vous jure que j’en ai besoin, autrement je ne vous tourmenterais pas. »

    Tant de larmes le surprenaient, une honte lui venait de sa rudesse ; et il se tut, embarrassé, il la laissa se calmer un peu ; ensuite, il recommença, d’une voix très douce :

    « Voyons, puisque ça vous contrarie, n’en parlons plus… Seulement, si vous saviez ! J’ai là une figure de mon tableau qui n’avance pas du tout, et vous étiez si bien dans la note ! Moi, quand il s’agit de cette sacrée peinture, j’égorgerais père et mère. N’est-ce pas ? vous m’excusez… Et, tenez ! si vous étiez aimable, vous me donneriez encore quelques minutes. Non, non, restez donc tranquille ! pas le torse, je ne demande pas le torse ! La tête, rien que la tête ! Si je pouvais finir la tête, au moins !… De grâce, soyez aimable, remettez votre bras comme il était, et je vous en serai reconnaissant, voyez-vous, oh ! reconnaissant toute ma vie ! »

    À cette heure, il suppliait, il agitait pitoyablement son crayon, dans l’émotion de son gros désir d’artiste. Du reste, il n’avait pas bougé, toujours accroupi sur la chaise basse, loin d’elle. Alors, elle se risqua, découvrit son visage apaisé. Que pouvait-elle faire ? Elle était à sa merci, et il avait l’air si malheureux ! Pourtant, elle eut une hésitation, une dernière gêne. Et, lentement, sans dire un mot, elle sortit son bras nu, elle le glissa de nouveau sous sa tête, en ayant bien soin de tenir, de son autre main, restée cachée, la couverture tamponnée autour de son cou.

    « Ah ! que vous êtes bonne !… Je vais me dépêcher, vous serez libre tout de suite. »

    Il s’était courbé sur son dessin, il ne lui jetait plus que ces clairs regards du peintre, pour qui la femme a disparu, et qui ne voit que le modèle. D’abord, elle était redevenue rose, la sensation de son bras nu, de ce peu d’elle-même qu’elle aurait montré ingénument dans un bal, l’emplissait là de confusion. Puis, ce garçon lui parut si raisonnable, qu’elle se tranquillisa, les joues refroidies, la bouche détendue en un vague sourire de confiance. Et, entre ses paupières mi-closes, elle l’étudiait à son tour. Comme il l’avait terrifiée depuis la veille, avec sa forte barbe, sa grosse tête, ses gestes emportés ! Il n’était pas laid pourtant, elle découvrait au fond de ses yeux bruns une grande tendresse, tandis que son nez la surprenait, lui aussi, un nez délicat de femme, perdu dans les poils hérissés des lèvres. Un petit tremblement d’inquiétude nerveuse le secouait, une continuelle passion qui semblait faire vivre le crayon au bout de ses doigts minces, et dont elle était très touchée, sans savoir pourquoi. Ce ne pouvait être un méchant, il ne devait avoir que la brutalité des timides. Tout cela, elle ne l’analysait pas très bien, mais elle le sentait, elle se mettait à l’aise, comme chez un ami.

    L’atelier, il est vrai, continuait à l’effarer un peu. Elle y jetait des regards prudents, stupéfaite d’un tel désordre et d’un tel abandon. Devant le poêle, les cendres du dernier hiver s’amoncelaient encore. Outre le lit, la petite table de toilette et le divan, il n’y avait d’autres meubles qu’une vieille armoire de chêne disloquée, et qu’une grande table de sapin, encombrée de pinceaux, de couleurs, d’assiettes sales, d’une lampe à esprit-de-vin, sur laquelle était restée une casserole, barbouillée de vermicelle. Des chaises dépaillées se débandaient, parmi des chevalets boiteux. Près du divan, la bougie de la veille traînait par terre, dans un coin du parquet, qu’on devait balayer tous les mois ; et il n’y avait que le coucou, un coucou énorme, enluminé de fleurs rouges, qui parût gai et propre, avec son tic-tac sonore. Mais ce dont elle s’effrayait surtout, c’était des esquisses pendues aux murs, sans cadres, un flot épais d’esquisses qui descendait jusqu’au sol, où il s’amassait en un éboulement de toiles jetées pêle-mêle. Jamais elle n’avait vu une si terrible peinture, rugueuse, éclatante, d’une violence de tons qui la blessait comme un juron de charretier, entendu sur la porte d’une auberge. Elle baissait les yeux, attirée pourtant par un tableau retourné, le grand tableau auquel travaillait le peintre, et qu’il poussait chaque soir vers la muraille, afin de le mieux juger le lendemain, dans la fraîcheur du premier coup d’œil. Que pouvait-il cacher, celui-là, pour qu’on n’osât même pas le montrer ? Et, au travers de la vaste pièce, la nappe de brûlant soleil, tombée des vitres, voyageait, sans être tempérée par le moindre store, coulant ainsi qu’un or liquide sur tous ces débris de meuble, dont elle accentuait l’insoucieuse misère.

    Claude finit par trouver le silence lourd. Il voulut dire un mot, n’importe quoi, dans l’idée d’être poli, et surtout pour la distraire de la pose. Mais il eut beau chercher, il n’imagina que cette question :

    « Comment vous nommez-vous ? »

    Elle ouvrit les yeux qu’elle avait fermés, comme reprise de sommeil.

    « Christine. »

    Alors, il s’étonna. Lui non plus, n’avait pas dit son nom. Depuis la veille, ils étaient là, côte à côte, sans se connaître.

    « Moi, je me nomme Claude. »

    Et, l’ayant regardée à ce moment, il la vit qui éclatait d’un joli rire. C’était l’échappée joueuse d’une grande fille encore gamine. Elle trouvait drôle cet échange tardif de leurs noms. Puis une autre idée l’amusa.

    « Tiens ! Claude, Christine, ça commence par la même lettre. »

    Le silence retomba. Il clignait les paupières, s’oubliait, se sentait à bout d’imagination. Mais il crut remarquer en elle un malaise d’impatience, et dans la terreur qu’elle ne bougeât, il reprit au hasard, pour l’occuper :

    « Il fait un peu chaud. »

    Cette fois, elle étouffa son rire, cette gaieté native qui renaissait et partait malgré elle, depuis qu’elle se rassurait. La chaleur devenait si forte, qu’elle était dans le lit comme dans un bain, la peau moite et pâlissante, de la pâleur laiteuse des camélias.

    « Oui, un peu chaud », répondit-elle sérieusement, tandis que ses yeux s’égayaient.

    Claude, alors, conclut de son air bonhomme :

    « C’est ce soleil qui entre. Mais, bah ! ça fait du bien, un bon coup de soleil dans la peau… Dites donc, cette nuit, nous aurions eu besoin de ça, sous la porte. »

    Tous deux éclatèrent, et lui, enchanté d’avoir découvert enfin un sujet de conversation, la questionna sur son aventure, sans curiosité, se souciant peu au fond de savoir la vérité vraie, uniquement désireux de prolonger la séance.

    Christine, simplement, en quelques paroles, conta les choses. C’était la veille au matin qu’elle avait quitté Clermont, pour venir à Paris, où elle allait entrer comme lectrice chez la veuve d’un général, Mme Vanzade, une vieille dame très riche, qui habitait Passy. Le train, réglementairement, arrivait à neuf heures dix, et toutes les précautions étaient prises, une femme de chambre devait l’attendre, on avait même fixé par lettres un signe de reconnaissance, une plume grise à son chapeau noir. Mais voilà que son train était tombé, un peu au-dessus de Nevers, sur un train de marchandises, dont les voitures déraillées et brisées obstruaient la voie. Alors avait commencé une série de contre-temps et de retards, d’abord une interminable pause dans les wagons immobiles, puis l’abandon forcé de ces wagons, les bagages laissés là en arrière, les voyageurs obligés de faire trois kilomètres à pied pour atteindre une station, où l’on s’était décidé à former un train de sauvetage. On avait perdu deux heures, et deux autres furent perdues encore, dans le trouble que l’accident occasionnait, d’un bout à l’autre de la ligne ; si bien qu’on était entré en gare avec quatre heures de retard, à une heure du matin seulement.

    « Pas de chance ! interrompit Claude, toujours incrédule, combattu pourtant, surpris de la façon aisée dont s’arrangeaient les complications de cette histoire. Et, naturellement, personne ne vous attendait plus ? »

    En effet, Christine n’avait pas trouvé la femme de chambre de Mme Vanzade, qui sans doute s’était lassée. Et elle disait son émoi dans la gare de Lyon, cette grande halle inconnue, noire, vide, bientôt déserte, à cette heure avancée de la nuit. D’abord, elle n’avait point osé prendre une voiture, se promenant avec son petit sac, espérant que quelqu’un viendrait. Puis, elle s’était décidée, mais trop tard, car il n’y avait plus là qu’un cocher très sale, empestant le vin, qui rôdait autour d’elle, en s’offrant d’un air goguenard.

    « Oui, un rouleur, reprit Claude, intéressé maintenant, comme s’il eût assisté à la réalisation d’un conte bleu. Et vous êtes montée dans sa voiture ? »

    Les yeux au plafond, Christine continua, sans quitter la pose :

    « C’est lui qui m’a forcée. Il m’appelait sa petite, il me faisait peur… Quand il a su que j’allais à Passy, il s’est fâché, il a fouetté son cheval si fort, que j’ai dû me cramponner aux portières. Puis, je me suis rassurée un peu, le fiacre roulait doucement dans des rues éclairées, je voyais du monde sur les trottoirs. Enfin, j’ai reconnu la Seine. Je ne suis jamais venue à Paris, mais j’avais regardé un plan… Et je pensais qu’il filerait tout le long des quais, lorsque j’ai été reprise de peur, en m’apercevant que nous passions sur un pont. Justement, la pluie commençait, le fiacre qui avait tourné dans un endroit très noir, s’est brusquement arrêté. C’était le cocher qui descendait de son siège et qui voulait entrer avec moi dans la voiture… Il disait qu’il pleuvait trop… »

    Claude se mit à rire. Il ne doutait plus, elle ne pouvait inventer ce cocher-là. Comme elle se taisait, embarrassée :

    « Bon ! bon ! le farceur plaisantait.

    – Tout de suite, j’ai sauté sur le pavé, par l’autre portière. Alors, il a juré, il m’a dit que nous étions arrivés et qu’il m’arracherait mon chapeau, si je ne le payais pas… La pluie tombait à torrents, le quai était absolument désert. Je perdais la tête, j’ai sorti une pièce de cinq francs, et il a fouetté son cheval, et il est parti en emportant mon petit sac, où il n’y avait heureusement que deux mouchoirs, une moitié de brioche et la clef de ma malle, restée en route.

    – Mais on prend le numéro de la voiture ! » cria le peintre indigné.

    Maintenant, il se souvenait d’avoir été frôlé par un fiacre fuyant à toutes roues, comme il traversait le pont Louis-Philippe, dans le ruissellement de l’orage. Et il s’émerveillait de l’invraisemblance de la vérité, souvent. Ce qu’il avait imaginé, pour être simple et logique, était tout bonnement stupide, à côté de ce cours naturel des infinies combinaisons de la vie.

    « Vous pensez si j’étais heureuse, sous cette porte ! acheva Christine. Je savais bien que je n’étais pas à Passy, j’allais donc coucher la nuit là, dans ce Paris terrible. Et ces tonnerres, et ces éclairs, oh ! ces éclairs tout bleus, tout rouges, qui me montraient des choses à faire trembler ! »

    Ses paupières de nouveau s’étaient closes, un frisson pâlit son visage, elle revoyait la cité tragique, cette trouée des quais s’enfonçant dans des rougeoiements de fournaise, ce fossé profond de la rivière roulant des eaux de plomb, encombré de grands corps noirs, de chalands pareils à des baleines mortes, hérissé de grues immobiles, qui allongeaient des bras de potence. Était-ce donc là une bienvenue ?

    Il y eut un silence. Claude s’était remis à son dessin. Mais elle remua, son bras s’engourdissait.

    « Le coude un peu rabattu, je vous prie. »

    Puis, d’un air d’intérêt, pour s’excuser :

    « Ce sont vos parents qui doivent être dans la désolation, s’ils ont appris la catastrophe.

    – Je n’ai pas de parents.

    – Comment ! ni père, ni mère… Vous êtes seule ?

    – Oui, toute seule. »

    Elle avait dix-huit ans, et elle était née à Strasbourg, par hasard, entre deux changements de garnison de son père, le capitaine Hallegrain. Comme elle entrait dans sa douzième année, ce dernier, un Gascon de Montauban, était mort à Clermont, où une paralysie des jambes l’avait forcé de prendre sa retraite. Pendant près de cinq ans, sa mère, qui était Parisienne, avait vécu là-bas, en province, ménageant sa maigre pension, travaillant, peignant des éventails, pour achever d’élever sa fille en demoiselle ; et, depuis quinze mois, elle était morte à son tour, la laissant seule au monde, sans un sou, avec l’unique amitié d’une religieuse, la supérieure des Sœurs de la Visitation, qui l’avait gardée dans son pensionnat. C’était du couvent qu’elle arrivait tout droit, la supérieure ayant fini par lui trouver cette place de lectrice, chez sa vieille amie, Mme Vanzade, devenue presque aveugle.

    Claude restait muet, à ces nouveaux détails. Ce couvent, cette orpheline bien élevée, cette aventure qui tournait au romanesque, le rendaient à son embarras, à sa maladresse de gestes et de paroles. Il ne travaillait plus, les yeux baissés sur son croquis.

    « C’est joli, Clermont ? demanda-t-il enfin.

    – Pas beaucoup, une ville noire… Puis, je ne sais guère, je sortais à peine. »

    Elle s’était accoudée, elle continua très bas, comme se parlant à elle-même, d’une voix encore brisée des sanglots de son deuil :

    « Maman, qui n’était pas forte, se tuait à la besogne… Elle me gâtait, il n’y avait rien de trop beau pour moi, j’avais des professeurs de tout ; et je profitais si peu, d’abord j’étais tombée malade, puis je n’écoutais pas, toujours à rire, le sang à la tête… La musique m’ennuyait, des crampes me tordaient les bras au piano. C’est encore la peinture qui allait le mieux… »

    Il leva la tête, il l’interrompit d’une exclamation.

    « Vous savez peindre !

    – Oh ! non, je ne sais rien, rien du tout… Maman, qui avait beaucoup de talent, me faisait faire un peu d’aquarelle, et je l’aidais parfois pour les fonds de ses éventails… Elle en peignait de si beaux ! »

    Elle eut, malgré elle, un regard autour de l’atelier, sur les esquisses terrifiantes, dont les murs flambaient ; et, dans ses yeux clairs, un trouble reparut, l’étonnement inquiet de cette peinture brutale. De loin, elle voyait à l’envers l’étude que le peintre avait ébauchée d’après elle, si consternée des tons violents, des grands traits de pastel sabrant les ombres, qu’elle n’osait demander à la regarder de près. D’ailleurs, mal à l’aise dans ce lit où elle brûlait, elle s’agitait, tourmentée de l’idée de s’en aller, d’en finir avec ces choses qui lui semblaient un songe depuis la veille.

    Sans doute, Claude eut conscience de cet énervement. Une brusque honte l’emplit de regret. Il lâcha son dessin inachevé, il dit très vite :

    « Merci bien de votre complaisance, mademoiselle… Pardonnez-moi, j’ai abusé, vraiment… Levez-vous, levez-vous, je vous en prie. Il est temps d’aller à vos affaires. »

    Et, sans comprendre pourquoi elle ne se décidait pas, rougissante, renfonçant au contraire son bras nu, à mesure qu’il s’empressait devant elle, il lui répétait de se lever. Puis, il eut un geste de fou, il replaça le paravent et gagna l’autre bout de l’atelier, en se jetant à une exagération de pudeur, qui lui fit ranger bruyamment sa vaisselle, pour qu’elle pût sauter du lit et se vêtir, sans craindre d’être écoutée.

    Au milieu du tapage qu’il déchaînait, il n’entendait pas une voix hésitante.

    « Monsieur, monsieur… »

    Enfin, il tendit l’oreille.

    « Monsieur, si vous étiez assez obligeant… Je ne trouve pas mes bas. »

    Il se précipita. Où avait-il la tête ? que voulait-il qu’elle devînt, en chemise derrière ce paravent, sans les bas et les jupes qu’il avait étendus au soleil ? Les bas étaient secs, il s’en assura en les frottant doucement ; puis, il les passa par-dessus la mince cloison, et il aperçut une dernière fois le bras nu, frais et rond, d’un charme d’enfance. Il lança ensuite les jupes sur le pied du lit, poussa les bottines, ne laissa que le chapeau pendu à un chevalet. Elle avait dit merci, elle ne parlait plus, il distinguait à peine des frôlements de linges, des bruits discrets d’eau remuée. Mais lui, continuait de s’occuper d’elle.

    « Le savon est dans une soucoupe, sur la table… Ouvrez le tiroir, n’est-ce pas ? et prenez une serviette propre… Voulez-vous de l’eau davantage ? Je vous passerai le broc. »

    L’idée qu’il retombait dans ses maladresses, l’exaspéra tout à coup.

    « Allons, voilà que je vous embête encore !… Faites comme chez vous. »

    Il retourna à son ménage. Un débat l’agitait. Devait-il lui offrir à déjeuner ? Il était difficile de la laisser partir ainsi. D’autre part, ça n’en finirait plus, il allait perdre décidément sa matinée de travail. Sans rien résoudre, après avoir allumé sa lampe à esprit-de-vin, il lava la casserole et se mit à faire du chocolat, ce qu’il jugeait plus distingué, sourdement honteux de son vermicelle, une pâtée où il coupait du pain et qu’il baignait d’huile, à la mode du Midi. Mais il émiettait encore le chocolat dans la casserole, lorsqu’il eut une exclamation :

    « Comment ! déjà ! »

    C’était Christine qui repoussait le paravent et qui apparaissait, nette et correcte dans ses vêtements noirs, lacée, boutonnée, équipée en un tour de main. Son visage rosé ne gardait même pas l’humidité de l’eau, son

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