Un moment d'errance
Par Marc Honnay
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À propos de ce livre électronique
« Je ne suis pas un allumeur de bougies. Si je me prêtais à cette pratique d’inspiration mystique, je heurterais ma conscience. Une conscience égarée et sans convictions. Mes certitudes n’ont pas bonne mine. Comme dit la chanson, plus on apprend, plus on ne sait rien. Et lorsqu’on a la fâcheuse habitude de toujours tout remettre en question, on plonge dans l’anarchie philosophique. Balancé par la houle incessante des lacunes, le sceptique surnage jusqu’à épuisement. Le courant l’emporte vers sa noyade dont il ignore qui l’a préméditée. Bourreau impitoyable, le temps fait son office. Et tout au bout, je suspecte le néant. Alors, à quoi bon brûler des cierges ? »
D’inspiration autobiographique, ‘Un moment d’errance’ est le récit d’une vie marquée par le doute et l’ignorance avec comme seul repère l’amour de deux femmes et, sur le tard, la découverte de la Beauté.
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Un moment d'errance - Marc Honnay
Un moment
d'errance
Éditions Dédicaces
Un moment d'errance,
par Marc Honnay
––––––––
Couverture : Max Consael
ÉDITIONS DÉDICACES INC.
675, rue Frédéric Chopin
Montréal (Québec) H1L 6S9
Canada
www.dedicaces.ca | www.dedicaces.info
Courriel : [email protected]
––––––––
© Copyright — tous droits réservés – Éditions Dédicaces inc.
Toute reproduction, distribution et vente interdites
sans autorisation de l’auteur et de l’éditeur.
Marc Honnay
Un moment
d'errance
Autant que savoir, douter me plaît
Dante
Chapitre I
Je roule vite. Je peux. Je dois. J’ai une excuse. Maman est seule dans son bled. Avec son cancer terminal. Plus terminal que nous ne le pensions tous.
J’ai bu. On m’a appelé au milieu d’un dîner bien arrosé. Mon père a été emmené d’urgence à l’hôpital. De terribles douleurs à l’estomac. Maman est restée seule. Mes frères et sœurs étant soit en vacances, soit dans l’impossibilité de se déplacer, on m’a appelé. Je suis parti sur le champ.
Une pensée sournoise me caresse l’esprit. C’est moi et personne d’autre qui vient au secours de maman. Je ne l’abandonne pas. J’arrive.
Les deux-cent kilomètres sont vite parcourus. Il fait presque nuit. Par la fenêtre, je vois ma mère en sous-vêtements, au téléphone. Toutes les lumières du séjour sont allumées. Je ferme la portière. Elle m’entend, regarde, sourit. Naturellement.
Dans la maison, il fait sale, ça sent la poussière, il y a des traces de vomissure par terre. Je l’entends dire : « Ca va m’feye, il est là, voilà qu’il arrive ! » La « feye », c’est ma femme qui lui a fait la conversation au téléphone pour que le temps lui paraisse moins long.
J’embrasse maman, je la sens soulagée. L’endroit que j’ai toujours connu, impeccable, rayonnant, net, est sinistre. La voyant en soutien-gorge et en slip, je lui demande si elle n’a pas froid. « Non », me dit-elle. « j’étais couchée lorsqu’ils sont venus chercher papa. Le pauvre. »
Je trouve sa robe de chambre. Le souffle court, elle me raconte les crampes au ventre que mon père a soudainement ressenties, son malaise, l’appel aux urgences, les ambulanciers.
Je nettoie la cuisine crasseuse, le vomi sur le carrelage. Je range comme je peux. Comment a-t-on pu laisser la situation se dégrader de la sorte ? Nous n’étions pas au courant. Ni mes frères, ni mes sœurs, ni moi. Personne. Pourtant, nous sommes venus à tour de rôle ces dernières semaines. Pas plus tard que mardi dernier, il y a deux jours, j’étais là, accompagné de mon frère André, afin de descendre le lit pour que Maman n’ait plus à monter les escaliers. On ne s’est aperçu de rien.
Ils ont bien caché leur jeu. Il a bien caché son jeu. De peur que nous l’obligions à laisser maman partir en clinique. Plus tard, je saurai qu’elle ne demandait que cela. Que son sac avec ses affaires était prêt. Mais mon père, comme toujours, avait su la convaincre de rester à tout prix, près de lui, chez lui, dans « leur » maison.
Nous n’avons rien vu. Ou n’avons-nous rien voulu voir ?
Maman finit par s’endormir. Elle respire fort. Dans le vestibule qui mène au garage, je trouve un cru bourgeois 2003. Je m’en contenterai. Je déniche un tire-bouchon, un verre, je prends mes cigarettes et je sors m’asseoir sur la terrasse.
La nuit est noire, il n’y a pas de lune. L’air est humide. Il fait frisquet. En Ardenne, même en plein mois d’août, la fraîcheur peut être vive lorsqu’il fait humide. Une crudité qui annonce le cafard, quelle que soit la saison. La maison est isolée, au cœur d’un désert de verdure, au centre du silence, sous le ciel opaque, dépourvue de toute perspective.
Les gens en fin de vie perdent leur dignité. On la leur enlève. Comme si l’existence, avertie, confisquait des parcelles de l’apparence que l’on s’est forgée, de l’amour-propre qu’on a entretenu, du respect qu’on a tenté d’inspirer. Le jeu n’est pas tout à fait terminé, mais rends tes cartes, tes atouts, tes billes, tes jetons. Pour toi, c’est fini. Dans quelques heures, quelques jours, quelques semaines tout au plus, tu seras à l’abattoir. Entre-temps, on t’invite à coups de pieds à monter dans la bétaillère avec laquelle, entassé parmi ceux qui partagent le même sort que toi, couvert d’urine et de fiente, tu entames ton dernier voyage. Sur la route, des voitures dépassent le camion à toute vitesse. Leurs occupants ferment les vitres, évitent de regarder, arrêtent de respirer pour ne pas sentir l’odeur. Celle de la mort où on t’embarque. Pas eux. Pas encore.
J’ai vu de vieilles femmes autrefois si élégantes, si fines, si coquettes, errer dans des couloirs, en robe de nuit souillée, l’œil hagard, les cheveux ébouriffés, de la bave aux lèvres, ne sachant même plus s’exprimer, abandonnées à leur sort, condamnées au rebut, qualifiées de folles, hurlant leur solitude. J’ai vu un oncle que j’aimais bien, une force de la nature, travailleur infatigable, bon, généreux, intelligent, subtil, je l’ai vu râler puis rire comme un enfant, attaché dans un lit à barreaux, avec pour seul vêtement une couche-culotte remplie de merde. Il avait 49 ans. Je pense aussi à ce petit vieux. Plus de dentier. Les lunettes cassées. Laissé pour compte. Il ne demandait qu’à ce qu’on lui tienne la main. Quelques instants. Peu importe qui. Je déteste les antichambres de la mort. L’ambiance, l’odeur, le bruit des maisons de retraite. J’ai horreur de voir ces déchets de la vie, disposés en demi-cercle devant une télé qu’aucun ne regarde.
Moi aussi je dépasse le camion à toute vitesse. Je ne veux pas voir ma mère en sous-vêtements, le cheveu sale, un seau à côté de son lit, incapable de manger quoi que ce soit sans que tout ne ressorte aussitôt, et avec pour seule alliée la pompe à morphine. Dieu ne distingue rien. Il ratisse large. Il ne connaît pas la valeur de chacun. Imperturbable, il conduit sa bétaillère.
Je frissonne. La brume se pose sur mes os. J’enchaîne les cigarettes. Le vin m’enivre agréablement, mais pas assez pour ne pas appréhender la réaction de mon père lorsqu’il constatera que je lui ai piqué une bouteille. Que voulez-vous, j’approche de la cinquantaine, mais on ne refait pas son éducation.
Je jette un coup d’œil à maman. Son lit est disposé juste derrière la fenêtre. Je l’ai vue se redresser un moment, me faire signe que « tout va bien », puis s’étendre à nouveau. Même si je hais les circonstances, je suis heureux d’être là, près d’elle. Eméché, maladroit, sans doute incapable d’une réaction adéquate s’il devait arriver quelque chose, mais je suis là. Et je la sens apaisée.
Dehors aucun bruit. Pas même un chien qui aboie. La brise est imperceptible. Pas une feuille qui frétille. Et l’obscurité est totale. Jamais la nuit n’a été si noire.
Il est deux heures du matin lorsque je vais me coucher sur le divan, dans le salon, à trois mètres de maman. Elle dort. Sa respiration est régulière. Je vais l’écouter respirer le restant de la nuit. Des pensées puériles vont m’accompagner. Je vais songer aux égards qui sont réservés sans qu’elles le méritent à toutes les reines, les princesses, les premières dames, si propres, élégantes et parfumées, dont abondent les magazines. Elles n’arrivent pas à la cheville de ma mère. Elle n’a jamais reçu d’égards. Elle n’a jamais rien demandé non plus. Sauf sans doute l’affection élémentaire de son mari et de ses enfants. Et surtout de les voir heureux. De toute façon, les êtres bons ne suscitent pas le respect, on les oublie, on n’en tient pas compte. Les êtres vils, eux, inspirent la crainte, suscitent l’attention, la déférence. Et si par hasard ils sont l’auteur d’un bienfait, on les couvre d’honneurs avant de se jeter à leurs pieds. Tout est commerce. On est aux petits soins pour les clients difficiles, on néglige ceux qui ne se plaignent jamais. L’autorité engendre la considération. Le pouvoir fait naître la vénération. La gentillesse spontanée n’est, pour sa part, jamais récompensée à sa juste valeur. Pas plus que l’amour désintéressé. C’est ainsi. Ma mère le sait. Elle fait avec.
Quand je vois nos dirigeants, lorsque j’observe les stars, les célébrités, je me dis que bien peu sont de la race de ma mère. Et pourtant personne ne la connaît, elle. Elle est anonyme donc insignifiante aux yeux du monde, comme tous ces gens qui dans l’ombre, par leur éthique, leur probité, leur générosité, leurs actes et leur état d’esprit, entretiennent une flamme d’humanité sans que personne ne s’en émeuve. Les chambres de bonne abritent rarement des artistes connus mais regorgent d’inconnus artistes.
J’allais m’endormir quand je l’entends se lever. Il est six heures moins cinq. Je lui demande si ça va. Elle fait « Oooooh ! » tout en souriant, comme pour dire que j’ai l’ironie bien matinale. Je fais du café et dresse la table pour le petit déjeuner. « C’est pas la peine », me dit-elle « je ne vais rien manger. Mais sais-tu ce qui me ferait plaisir ?... Une tasse de café avec un œuf dedans. » Singulier breuvage qui me fait toujours penser à mon frère aîné. Parfois le matin, ayant tardé à sortir de son lit, Nicolas n’avait plus le temps de prendre son petit déjeuner avant de partir à l’école. Alors Maman lui préparait dare-dare un œuf cru mélangé dans du café. Il avalait cela en quatrième vitesse et filait vite pour ne pas arriver en retard. « Au moins tu ne pars pas l’estomac vide », se rassurait Maman.
En période scolaire, quand nous étions enfants, le matin se déroulait suivant un rituel bien ordonné. Maman était la première à se lever. A sept heures moins le quart précises. Après avoir allumé le petit radiateur à gaz de la salle de bains (glaciale en hiver), elle descendait à la cuisine mettre l’eau à chauffer pour le café. Ensuite, à sept heures, elle m’appelait. J’étais le premier à lui succéder dans la salle de bains, après quoi j’appelais Nicolas. J’étais aussi le premier à l’embrasser et à m’asseoir à la table de la cuisine tout en humant la bonne odeur du café, le pain, la confiture, le filet de cheval. Entre-temps, maman cirait les chaussures, interrompant son travail pour s’assurer que Nicolas était bien levé et appeler aussi « les petits », Carla, André et Manuella, qu’elle allait aider à se préparer. Lorsque nous avions tous fini de déjeuner, nos chaussures étaient prêtes, nous n’avions plus qu’à enfiler nos manteaux, prendre nos cartables et disparaître. Après avoir conduit les petits à la petite école, maman pouvait à son tour prendre enfin son petit déjeuner.
Mon père ? Il n’allait pas tarder à se lever.
Maman me dit savourer son café à l’œuf. Nous parlons tranquillement, sans rien dire. Bien qu’inavouée, la gravité de la situation n’inspire pas le dialogue. Il n’y a plus rien à partager, sauf l’instant, la proximité physique et la satisfaction d’être ensemble. Soudain, elle se précipite vers le seau à côté du lit et régurgite le peu de liquide qu’elle vient d’absorber. Elle est à bout de souffle. Elle transpire. Elle se badigeonne le visage et la gorge d’eau de Cologne en essayant de reprendre haleine. Je la regarde, impuissant, paralysé. Je sens une tristesse immense m’envahir. J’ai mal pour elle, mais bien moins mal qu’elle.
Une voiture monte l’allée. Il est presque dix heures. Ce sont mes sœurs qui arrivent comme convenu pour s’occuper de maman. Elles vont l’aider à se laver et à mettre des vêtements propres. Cet acte pourtant si banal l’a épuisée. Elle n’en peut plus. Mes sœurs la soutiennent pour atteindre le fauteuil. Nous décidons de la conduire à l’hôpital. C’est ce qu’elle souhaite. Retrouver « ses » médecins, un lit propre, la paix. Elle indique où se trouve le sac qu’elle a préparé. Nous rassemblons encore quelques affaires, puis nous l’aidons à rejoindre la voiture. Elle va de plus en plus mal. Tous les trois pas, elle doit s’arrêter pour reprendre son souffle. Nous l’aidons enfin à s’asseoir sur le siège arrière. Elle chuchote : « Je suis contente d’aller à la clinique. Ils vont bien prendre soin de moi. » Carla et Manuella me dissuadent de les accompagner. Elles me conseillent de dormir une heure ou deux avant de retourner chez moi. La lâcheté plus que la fatigue me pousse à accepter. La gorge nouée, j’embrasse tendrement maman. « Au revoir m’fi. Ne te tracasses pas. Ca va aller », me murmure-t-elle à l’oreille. La voiture descend lentement l’allée. Je la suis en marchant. Je fonds en larmes. Je suis littéralement secoué par d’épais sanglots que je ne parviens pas à contenir. Je détourne la tête pour me cacher. Sans doute Manuella s’aperçoit-elle dans le rétroviseur de mon effondrement et en fait-elle part à notre mère. La voiture s’arrête. Carla en descend et vient à ma rencontre : « Maman veut encore te dire quelque chose. » Lorsque j’arrive à hauteur de la portière arrière, je vois que la vitre est baissée. Maman me tend la main et me dit d’une voix attendrie : « Tu ne dois pas pleurer, Marco. J’ai eu une belle vie. J’ai eu de merveilleux enfants. Et cela a été tout mon bonheur. Il ne faut pas être triste. Je pars le cœur heureux. Tout est bien. Ca va aller maintenant. Au revoir, au revoir, mon garçon... ». Et la voiture redémarre. En