Amis Bibliophiles bonjour,
Je vous propose de reprendre le cycle des professionnels du livre, en particulier des libraires, avec aujourd'hui le portrait de Sébastien, de la librairie Les Portes Sombres.
Bonjour Sébastien, pourriez-vous nous parler un peu de vous et de votre librairie ? Comment êtes-vous arrivé au livre ancien, puis au métier de libraire?
Il y a toujours une généalogie de la passion du livre ancien pour ceux d’entre nous qui n’ont pas hérité de leur charge. Pour moi, il faut sans doute remonter vers 6-7ans, un grenier poussiéreux (celui de ma grand-mère) dans lequel siégeait une grande malle. Un coffre au trésor rempli de livres qui paraissaient dater de l’âge des dinosaures, au moins ! Je me souviens assez bien de la pénombre de ce grenier, la poussière qui grattait la gorge et les livres que je feuilletai sans les lire mais avec le sentiment d’avoir trouvé la 8ème merveille du monde. Le libraire que je suis maintenant identifierait d’un coup d’œil une collection de livre de la bibliothèque verte des années 40 au papier de bois friable, une malle que les bouquinistes ne prendrait même plus la peine d’entreposer. Hop à la benne la huitième merveille du monde !
Il y eut ensuite une adolescence de lecteur avide (tendance Stephen King plutôt que Balzac), un Jean de Bonnot dans la bibliothèque familiale, mais plus vraiment de contact avec le livre ancien.
Le vrai déclic est venu plus tard, un décès dans ma belle-famille, et une bibliothèque éparpillée dans la maison qu’il fallait rassembler, classer et dont il fallait jauger la valeur. Puisque j’aimais les livres, la tache me fut attribuée. J’ai alors retrouvé la pénombre d’un grenier, la poussière qui grattait la gorge, les livres… peu de livres anciens, des Jean de Bonnot, des EditoService, des incomplets…mais j’avais mis le doigt dedans ! En parcourant le net j’avais découvert que les livres anciens étaient accessibles !
Donc j’ai commencé à acheter, pour me faire plaisir, avec un tout petit budget. D’abord un peu de tout, puis ma petite collection s’affinant s’est tournée vers les sciences naturelles et surnaturelles. Puis l’engrenage, j’ai acheté de plus en plus, j’ai acheté des lots sur ebay dans lesquels un livre m’intéressait et je me chargeai de revendre les autres. Période enrichissante de découverte du monde livre ancien, et aussi de sa blogosphère !
Dans le même temps je terminai un postdoc de biologie cellulaire au CNRS et l’état de la recherche en France ne m’incitait guère à poursuivre dans cette voie.
Et donc pourquoi pas ? Lancer son entreprise c’est sauter dans une piscine vide et trouver de quoi la remplir le temps de la chute, BANZAÏ !
C’était fin 2011, cela fait donc maintenant 5 ans que je suis libraire. Beaucoup d’erreurs commises (la principale ayant été de se lancer avec une trésorerie rikiki), un salaire divisé par pffiou..., mais un métier-passion, enrichissant, stimulant un choix que je ne regrette pas !
Vous qualifiez-vous plutôt de bibliophile libraire ou de libraire bibliophile… ou bien encore autrement ?
En fait la question m’est complètement étrangère, comme s’il fallait opposer le libraire et le bibliophile. Le bibliophile serait-il le vertueux amoureux des livres et le libraire le vilain qui fait des profits ? L’un n’existe pas sans l’autre, dans la psyché du libraire comme dans la société. Nous sommes les derniers des mohicans d’une culture qui menace de s’éteindre ne nous opposons pas !
Avez-vous des domaines de prédilection, ou votre approche est-elle éclectique et vous fonctionnez au coup de cœur ?
J’ai longtemps marché sur trois pattes : une philosophie, une occultisme et une varia/ bouquinerie. J’ai lancé la collection Les Portes Sombres en 2013 avec un site qui regroupait tous nos livres occultes et étranges. C’est maintenant cette collection qui a mangé les autres, même si nous nous allouons encore unilatéralement le droit aux coups de cœur dans tous les domaines. Cependant nous nous sommes de plus en plus spécialisés dans les livres les plus noirs, les plus étranges, les arts qui effraient le profane, le hululement de la chouette au clair de lune et l’ombre de la faucheuse.
Bref si vous cherchez un maroquin aux armes de la Pompadour et le crissement discret d’un soulier ciré sur de la moquette Napoléon III, ce n’est pas chez nous qu’il faut venir ! Par contre j’ai un bon manuel d’autopsie en ce moment…
Où vendez-vous vos livres ? Que pensez-vous de l'évolution actuelle du marché liée à internet?
En relisant les portraits de mes illustres confrères datant de quelques années j’ai en effet constaté que c’était la question qui animait alors les libraires : faut-il être sur internet ? Question complètement surréaliste aujourd’hui ! Il faut être là où sont les collectionneurs de livres c’est simple, et aujourd’hui ils sont en ligne ! Le commerce du livre n’est pas une sphère hors du temps.
Je propose donc mes livres exclusivement en ligne depuis le début de l’activité, cela me permet un certain luxe au quotidien (travailler chez soi au fin fond de la campagne béarnaise), de réduire mes frais fixes (pas de boutique ou stand) tout en pouvant toucher des clients en Corée du Sud ou au Brésil. Il en a fallu des années pour que les historiques s’y mettent aussi, mais je crois que c’est maintenant fait : tout le monde a son catalogue, ou partie de son catalogue, en ligne. Tous n’ont pas encore compris les bonnes pratiques de la vente par correspondance (photos !! envois rapides et protégés !!) mais ça viendra.
C’est d’ailleurs l’une des raisons sans doute pour lesquelles la situation s’est tendu pour les libraires. L’ensemble des catalogues étant accessible à tous, les bibliophiles ont un choix qu’ils n’ont jamais eu. Et la loi de l’offre et la demande agissant inexorablement…
Ce qui nous sauvent encore un peu c’est qu’internet permet également aux libraires de toucher une clientèle plus large. Et de fait bon nombre d’entre nous subsistons grâce à l’export.
Autre facteur qui vient un peu troubler la loi de l’offre, c’est qu’il n’y a pas un livre qui ressemble à un autre, ni une bibliophilie qui ressemble à une autre. Chacun peut donc trouver chaussure à son pied.
D’ailleurs à ce propos, je crois que l’article le plus déprimant que j’ai lu sur ce blog est « La hiérarchisation des exemplaires selon M. Christian Galantaris », ça me donnerait presque envie de m’assommer à coup d’elzeviromètre. C’est pour moi l’émanation d’une bibliophilie qui sent le renfermé ou pour le moins le manque cruel d’imagination. Je pense comme Berès, qui empruntait à De Vinci, que la bibliophilie e cosa mentale et que par conséquence il faut accepter de voir autant de bibliophilie que de bibliophiles. C’est même je crois le rôle du libraire des proposer des livres en dehors des codes, auxquels le client n’aurait pas osé penser.
Etes-vous présent sur les réseaux sociaux, pourquoi? Les marchés, les salons?
Les marchés et les salons c’est une sorte de réseau social du siècle dernier, c’est ça ? Non mais allo quoi !
Plus sérieusement, ici non plus il n’y a pas de questions à se poser, si les collectionneurs sont sur les réseaux sociaux il faut y être et y proposer du contenu ! Je dirai même plus, il faut que les libraires y soient moteurs ! Pourquoi devrait-on laisser les nouvelles technologies à la frange la plus inculte de la population ? Mais à chaque fois que je vois l’annonce d’une conférence ou un salon et que je demande s’il y aura des sessions Périscope, j’ai l’impression de parler martien…
Je fonctionne avec un tout petit catalogue qui tourne souvent, donc facebook est un moyen facile de tenir mes clients informés (quasi-quotidiennement) des nouvelles rentrées.
Toutes nos nouveautés sont ainsi d’abord annoncées sur notre page Facebook (https://www.facebook.com/LesPortessombres) avant de passer sur les canaux de ventes traditionnels ça permet aux acheteurs malins de court-circuiter les ventes ;) Et les plus téméraires iront même voir sur Instagram les photos des derniers déballages.
Mais plus qu’un canal commercial c’est aussi le lieu pour se tenir au courant des tendances, des magouilles, des belles photos et articles, avoir des discussions avec les autres libraires et les bibliophiles…
Quel avenir imaginez-vous pour le métier de libraire ?
Abordons les choses qui fâchent ! Ne nous en cachons pas la situation actuelle est préoccupante, les libraires tirent la langue et quand on va au-delà du mur de pudeur, on s’aperçoit que beaucoup sont sur la corde raide. Rentrer du stock plutôt que de changer les pneus de la voiture, brader un livre pour payer le RSI, passer parfois des mois sans pouvoir se payer…c’est le quotidien de beaucoup. On ne remerciera d’ailleurs jamais assez les compagnes des libraires qui tiennent le marché du livre ancien à bout de bras grâce à leur patience !
Depuis mes débuts en 2011 le marché ne cesse de se dégrader. Par exemple le marché du petit bouquin ancien a disparu en 5 ans. Je parlai il y a quelques temps d’un bibliocide, je crois que nous y sommes.
Et c’est je crois le sentiment de tous : il faut déployer de plus en plus d’énergie pour vendre un livre.
Il y a plusieurs facteurs qui peuvent expliquer cela, d’abord l’augmentation de l’offre depuis que l’ensemble des catalogues libraires sont disponibles en ligne. Ça s’est ressenti encore cette année sur ebay avec l’arrivée de gros stock mis en ligne à prix cassés.
Autre problème la concurrence déloyale exercée par les SVV. J’utilise à dessein le terme déloyal puisqu’elles ne fonctionnent pas avec la même législation que les libraires. Si les clients des libraires sont protégés par le code de la consommation, il n’en est rien quand le marteau tombe : frais cachés, conditions générales aberrantes, pas de rétractation ou de recours possible…Ils peuvent vendre sans risque financier, assurer un service après-vente déplorable, avec des prix constatés assez similaires aux librairies…et dans le même temps nous prendre des parts de marché ! Si ils progressent sur le même rythme, les SVV seront sans doute les fossoyeurs de la librairie ancienne dans les années à venir. Je m’étonne d’ailleurs tous les jours de voir la majorité des libraires encore grenouiller dans les salles de ventes. C’est comme si la Fnac se fournissait chez Amazon, c’est complètement aberrant ! Mais Houellebecq ne dit-il pas que l’habitude est la plus forte des motivations humaines ?
Il y a d’autres risques auxquels la librairie ancienne devra faire face : l’arrivée massive de bibliothèques sur le marché avec le deadly-boom, la baisse possible du nombre de bibliophiles (mécanique par la démographie, et idéologique avec des générations moins attachés au support matériel de la culture).
Mais je préfère finir sur une note positive. Comme des poissons mis hors de l’eau les libraires gigotent beaucoup en ce moment. Beaucoup pour râler et regretter le temps où il suffisait de poser le livre sur son rayonnage et d’attendre qu’il se vende tout seul, mais on voit aussi fleurir beaucoup d’idées pour renouveler le genre : fiches vidéos, enchères privées, retrouver le métier d’éditeur, construire des lieux privilégier de rencontre, créer du contenu pour le bibliophile, etc…
Beaucoup s’aperçoivent que pour faire vivre la librairie ancienne il faut travailler sur le soft-power, la cosa mentale. Nous avons en France un patrimoine incroyable, il faut le faire savoir, et savoir le rendre désirable.
Quel est le ou les livres qui vous font rêver ?
J’ai des rêves en général assez raisonnables et l’enthousiasme facile, le secret du bonheur !
Mais il y a bien sûr les incontournables dans le domaine, j’aimerai bien un jour pouvoir rentrer un Compendium maleficarum de Guazzo avec ses bois gravés, ou un Malleus maleficarum.
Et puis faire un bond de quelques siècles et avoir la Nouvelle iconographie de la Salpêtrière avec notamment les centaines de clichés de femmes hystériques que traitaient Charcot à la fin du XIXème. Toute l’équipe de Charcot (Regnard, Legué, De La Tourette…) a d’ailleurs laissé une littérature très intéressante mettant en parallèle leurs observations psychiatriques et les cas historiques de possessions démoniaques (#conseil du libraire).
Et les livres que vous possédez déjà ou que vous avez eus et qui vous sont particulièrement chers ?
J’ai par exemple en ce moment l’exemplaire de Schwob de la seconde édition du Dictionnaire infernal de Collin de Plancy, sorti directement de la bibliothèque familiale, plus d’un siècle après les ventes successorales. J’ai eu ce livre de magie avec les notules de Guaïta dont Bechtel s’est servi pour son petit opuscule sur les ex libris de Guaïta. J’ai eu les œuvres de Patin avec l’ex libris de La Martinière, livres donc tenus par les mains qui grattaient les croutes de Louis XV ! En fait les livres qui me touchent sont ceux qui ont eu un destin particulier, ou qui ont croisé l’histoire des hommes, ce sont des livres qui me font voyager à travers les siècles.
Vous savez que les lecteurs du blog aiment les belles histoires, auriez-vous une anecdote à nous raconter?
Et à ce propos un chopin qui m’a marqué, parce qu’on est à la fois très loin des standards bibliophiliques et pourtant c’est le livre que je regrette le plus d’avoir vendu. Acheté à une époque où donc je venais de redécouvrir les livres anciens, une période où l'on achète un peu tout et n'importe quoi. C’est un petit livre détomé, à la reliure triste, les mors fendus vendu 1,5€ par un brocanteur. Je l'avais acheté parce qu'il avait été édité en 1789 et qu'il y avait une partition dedans ce que je n'avais alors jamais vu dans un livre ancien. Un livre avec un score de -15 sur l’échelle Galantaris donc.
Content de mon achat, je l'ai posé dans ma bibliothèque et l’ai oublié un ou deux ans. Dans la même période j'étais vraiment tombé en bibliophilie et commençait sérieusement à me demander si je n'en ferai pas mon métier. J'étais aussi passé level 2 en bibliographie et un jour j'ai repris ce livre et je remarque un tampon sur une garde :
« Bibliothèque du citoyen Napoléon-Bonaparte » !!! Mon coeur bondit, j'ai le rire de Guillaume de Baskerville quand il réussit enfin à pénétrer dans la bibliothèque de l'abbaye et je me jette sur google qui m'apprend qu'il s'agit du tampon ex libris du Prince Jérome Napoléon (1822-1891). Et qu'en principe les reliures de sa bibliothèque sont monogrammés à son chiffre. Je reprends le livre au dos sale et noirci et bingo on devine bien un J couronné ! J'avais donc entre les mains un volume des Soupers de Vaucluse, oeuvre que Barbier attribue à Restif de la Bretonne, édité en 1789 au faux lieu de Ferney, qui a été en possession de la famille Bonaparte et qui en mai 1871, alors entreposé dans la bibliothèque de Jérome Napoléon au Palais royal, a subi un incendie déclenché lors la Commune de Paris. Ce qui explique son dos noirci par les fumées ! Un siècle d’histoire fait livre !
Merci Sébastien!
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