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Gérard Koenig
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L’apprentissage
organisationnel :
repérage des lieux*
mettre en évidence des effets d’expérience qu’il n’était pas possible de réduire aux
seuls effets de taille. L’apprentissage organisationnel constitue donc une préoccupa-
tion identifiée de longue date. Par contre, si la notion de courbe d’expérience, popu-
larisée par le Boston Consulting Group au cours des années 60 continue de retenir
l’attention3, l’apprentissage organisationnel fait aujourd’hui l’objet de travaux qui
empruntent des approches radicalement différentes.
Le concept d’apprentissage a longtemps été réservé à l’acquisition de compé-
tences individuelles ; mais dès le début des années 50, H. Simon suggéra de transpo-
ser cette notion aux organisations. Au-delà de l’apprentissage c’est la question de la
possibilité d’une cognition collective qui se trouvait posée. C’est sur ce point précis
que la controverse est la plus vive. Pour certains auteurs les organisations ne pensent
pas, et vouloir étendre à un niveau supérieur ce qui ne peut être qu’une caractéristique
individuelle relève d’un anthropomorphisme condamnable. Les tenants de la cogni-
tion collective font observer que si l’on accepte de définir la cognition en termes d’ac-
quisition, de stockage, de traitement et d’utilisation d’informations, le problème dis-
paraît. Il s’agit là d’un argument fort, mais il mérite d’être complété. Le
développement d’une nouvelle compétence organisationnelle n’implique pas néces-
sairement la diffusion de savoirs ; comme cela apparaît dans la suite de cet article, il
peut également résulter d’une meilleure articulation des compétences individuelles.
Le nombre des recherches consacrées à l’apprentissage organisationnel a consi-
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3. Cf. par exemple D. Epple, L. Argote et R. Devadas, “Organizational learning curves : a method for inves-
tigating intra-plant transfer of knowledge acquired through learning by doing”, Organization science,
vol. 2, n° 1, février 1991.
4. Cf. les travaux de Burns et Stalker, Woodward, d’Aston, etc.
5. Cf. S. Schneider, R. Angelmaar, “Cognition in Organizational Analysis : Who’s Minding the Store”,
INSEAD Working Papers, n° 90/88/0B/Mkt.
6. Cf. par exemple H. Mintzberg et J.-B. Quinn, The Strategy Process, Prentice Hall, 1988 ou le numéro
spécial du Strategic Management Journal dirigé par A. Pettigrew et consacré aux “Fundamental Themes in
Strategy Process Research”, vol. 13, hiver 1992.
L’apprentissage organisationnel 295
Tableau 1
LES DEUX OPPOSITIONS OPÉRATIONS/PROJETS
Caractères
répétitif inédit
« réversible » irréversible
séparable contextualisé
Facteurs d’influence
internes en partie externes,
contrôlables non maîtrisables
Résultats
aléatoires incertains
La gestion des opérations est conduite dans des systèmes bien identifiés et transi-
toirement stabilisés. Des perturbations surviennent, des incidents apparaissent. Mais,
aussi gênants qu’ils puissent être, ces événements n’impliquent ni de redéfinir l’acti-
vité, ni de repenser les dispositifs destinés à la contrôler. Certes, la reproduction ne se
fait pas à l’identique, des adaptations mineures sont effectuées, des améliorations sont
réalisées, mais le cadre général reste le même.
À l’inverse, le projet est précisément ce qui modifie le cadre, régénère le système,
transforme la définition des activités. Il ne se développe ni ne se contrôle de la même
manière que les opérations11. Ce qui précède permet de caractériser les deux types
d’apprentissage déjà mentionnés.
Tableau 2
L’APPRENTISSAGE TOURNÉ VERS
L’intelligence de
La gestion de l’expérience l’expérimentation
11. Cf. G. Kœnig, Management stratégique – Vision, manœuvres et tactiques, p. 41, Nathan, 1990.
12. Cf. J. Lebraty, « Management et gestion : quel apprentissage », Économies et Sociétés, Série « Sciences
de Gestion », HSG, n° 18, p. 131-159, juillet 1992.
L’apprentissage organisationnel 297
sus d’apprentissage. Dans un article consacré aux dilemmes de la gestion des com-
pétences-clés, Yves Doz souligne quant à lui la nécessité de gérer de manière
constructive les exigences contradictoires de tout apprentissage organisationnel. En
d’autres termes il nous invite à toujours comprendre dans un même mouvement de la
pensée les deux faces de l’apprentissage, à relever le défi de satisfaire conjointement
la logique de l’expérience et celle de l’expérimentation.
1. Un phénomène collectif
Une compétence nouvelle pour l’organisation, même si elle n’est détenue que par
un seul individu, est susceptible de modifier la capacité de l’organisation à traiter cer-
tains problèmes. Ainsi le recrutement d’un spécialiste peut conduire à une transfor-
mation importante de la capacité de la firme à gérer ses actifs financiers et ses dettes.
L’expression « apprentissage organisationnel » est toutefois très généralement réser-
vée aux situations dans lesquelles l’élaboration ou la mise en œuvre d’une compé-
tence nouvelle impliquent plusieurs membres de l’organisation14.
La dimension collective de l’organisation peut être activée de deux manières qui
ne sont pas exclusives l’une de l’autre. Le premier mode repose sur la circulation des
13. Le lecteur intéressé pourra se reporter à ceux de C.-M. Fiol, M.-A. Lyles, “Organizational learning”,
Academy of management review, vol. 10, n° 4, p. 803-813, 1985 ; P. Shrivastava, “A typology of organiza-
tional learning systems”, Journal of management studies, vol. 20, n° 1, p. 7-28, 1983. On consultera éga-
lement avec intérêt le numéro spécial de la revue Organizational Science, vol. 2, n° 1, février 1991 et le
dossier publié par la même revue, vol. 3, n° 1, février 1992.
14. Dans “Organizational learning : the contributing processes and the literatures”, Organizational Science,
vol. 2, p. 88-115, février 1991, G.-P. Huber considère que l’apprentissage peut-être qualifié d’organisa-
tionnel dès lors que l’acquisition d’un savoir même strictement individuel modifie le comportement de
l’entité.
298 Revue française de gestion – N° 160/2006
15. Ces caractéristiques et ces hypothèses sont inspirées de celles proposées par Huber (1991). Les notions
de savoir (knowledge) et d’information utilisées par Huber sont ici remplacées par la notion de compé-
tence. En effet le terme knowledge présente l’inconvénient de suggérer que l’élaboration d’une représen-
tation, d’un modèle sont les éléments indispensables d’un apprentissage. Or on a pu observer que « l’ac-
quisition d’une représentation du fonctionnement est loin d’être une chose facile : dans l’utilisation de
dispositifs comme la calculette ou l’éditeur de texte, beaucoup de sujets s’en tiennent à des connaissances
procédurales et se limitent à des utilisations qui ne requièrent pas un modèle du fonctionnement »
(J.-F. Richard, Les activités mentales, Armand Colin, p. 179, 1990). En d’autres termes la notion de com-
pétence permet de réintroduire la différence qui sépare le réussir du comprendre.
L’apprentissage organisationnel 299
16. Cf. par exemple l’ouvrage récent de M. Moullet, Le management clandestin, inspiré par les travaux de
M. Crozier et E. Friedberg, InterEditions, 1992.
17. Cette section s’inspire de l’article déjà cité d’Huber.
18. Selon la génération à laquelle elles appartiennent, les entreprises n’abordent pas de la même manière
des questions telles que l’intégration ou le développement international (cf. sur ce point G. Kœnig, Mana-
gement stratégique – Vision, manœuvres et tactiques, p. 325-326, Nathan, 1990).
19. Recrutement de personnel compétent ou acquisition d’entreprises.
20. Cf. supra.
300 Revue française de gestion – N° 160/2006
fité de son intention d’acquérir des connaissances scientifiques, elle a d’autre part
bénéficié d’apprentissages inattendus dans la gestion des projets de R et D, elle a
enfin été en mesure de transférer à des partenariats conclus ultérieurement les ensei-
gnements tirés de la gestion des coopérations.
3. La portée de l’apprentissage
Si l’on accepte l’idée que tout apprentissage repose dans une certaine mesure sur
des séquences d’« essai-et-erreur » il est possible d’ordonner les processus d’appren-
tissage selon une hiérarchie21 des types d’erreurs qui sont à corriger au travers de
l’apprentissage.
Tout en bas de la hiérarchie on trouve l’apprentissage zéro qui correspond à la
simple réception d’une information provenant d’un événement extérieur. C’est le
type d’apprentissage que réalise le joueur de la théorie des jeux. Par définition il a
la faculté d’effectuer tous les calculs nécessaires pour résoudre n’importe quel pro-
blème posé par les événements du jeu. Il ne peut se dispenser de faire ces calculs et
il adopte toujours une conduite conforme aux résultats trouvés. L’apprentissage zéro
se caractérise donc par le fait que la réponse – juste ou fausse – n’est pas susceptible
de correction. En d’autres termes, l’apprentissage zéro n’est pas en mesure de four-
nir à l’organisation des informations lui permettant d’améliorer sa compétence
future.
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21. Nous suivons ici la suggestion de G. Bateson, Vers une écologie de l’esprit, p. 253 et s., Seuil, 1977.
22. Lorsqu’au début des années 80 Lafarge fit son entrée sur le marché britannique du placoplâtre,
British Gypsum y vit une agression et prit des dispositions conformes à ce jugement. Une analyse plus
réfléchie du comportement de son concurrent et l’évaluation de ses propres réactions permirent à la firme
britannique d’entrevoir les possibilités d’une coexistence pacifique qui fut effectivement mise en œuvre
par la suite.
L’apprentissage organisationnel 301
23. Le lecteur intéressé trouvera un exemple détaillé de ce type d’apprentissage dans Gestion stratégique
– L’entreprise, ses partenaires-adversaires et leur univers, P. Joffre et G. Kœnig, p. 62 à 66, Litec, 1992.
24. G. Bateson envisage un quatrième niveau d’apprentissage, qu’il tient toutefois pour improbable en ce
qui concerne les organismes vivants. C’est sans doute également le cas pour les organisations. Si l’ap-
prentissage III est accessible à une organisation donnée, l’apprentissage IV nécessitera en général de com-
biner les possibilités de changement au niveau de l’individu (ontogénèse) avec les possibilités de change-
ment envisageables lorsque l’on passe d’une génération à une autre (phylogénèse). À titre d’illustration on
pourrait dire qu’il est difficile pour une entreprise, qui a été créée et qui a durablement vécu avec une
conscience forte de son identité, de tirer pleinement parti des potentialités d’un fonctionnement en réseau.
II n’est pas possible de développer ici ce type d’analyse, le lecteur intéressé pourra se reporter aux travaux
concernant l’écologie des populations. Cf. notamment Hannan et Freeman, Organizatinal Ecology,
Harvard University Press, 1989.
25. Ses partenaires habituels détiennent une part des compétences que l’organisation mobilise dans le
cadre de son activité. II est clair que la question de l’apprentissage ne peut être posée dans le cadre des
frontières juridiques de l’entreprise.
26. Cf. par exempte H. Bonin, C.F.A.O. – Cent ans de compétition, Economica, 1987.
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27. Cette section est inspirée par les développements que J.-G. March et H. Simon consacrent aux sché-
mas d’action dans Les organisations, p. 134 et s., Dunod, 1974.
28. Les schémas d’exécution pourraient à juste titre être considérés comme des structures ; leur importance
pratique et la facilité relative avec laquelle ils sont susceptibles d’évoluer militaient en faveur d’un traite-
ment sépare.
29. Le rôle et les systèmes de rôles sont au cœur de l’apprentissage organisationnel dans la mesure où,
comme le souligne H. Simon (op. cit.), le rôle est avant tout un système qui contraint l’acteur dans son acti-
vité décisionnelle, en lui indiquant les bonnes manières de poser un problème, de trouver l’information per-
tinente, de se fixer des objectifs appropriés et de sélectionner les techniques adéquates.
30. Comme cela se présente par exemple dans l’industrie de l’armement.
L’apprentissage organisationnel 303
31. C’est le sens d’une expérience de laboratoire évoquée par H. Simon dans « Bounded rationality and
organizational learning », (Organization Science, vol. 2, n° 1, février 1991). Deux groupes sont entraînés
à deux structures de communication différentes. La première est centralisée sur un médiateur, c’est le
schéma de la roue ; la deuxième se fait directement entre les membres, c’est le schéma du cercle. Si l’on
remplace un à un les membres de l’un des groupes par les membres de l’autre groupe le schéma de com-
munication reste inchangé alors qu’il y a eu renouvellement complet des individus qui le mettent en œuvre.
32. Pour plus de détail se reporter à G. Kœnig, Management stratégique – Vision, manœuvres et tactiques,
p. 71, Nathan, 1990.
33. L’expression apparaît dans l’ouvrage de H. Mintzberg, Structure et dynamique des organisations, Les
Éditions d’Organisation, p. 69 et sq., 1982.
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que nous appelons le frayage relationnel. L’article que Henderson et Clark34 consa-
crent aux innovations modifiant l’architecture d’un produit (i.e. les relations qu’en-
tretiennent les différents composants de celui-ci) fait apparaître clairement le proces-
sus d’apprentissage par « essai et erreur » qui préside à ce frayage relationnel. Un
exemple permet d’illustrer ce type de processus.
Prenons le cas du ventilateur. Si la technique en usage concerne des ventilateurs
électriques de grande dimension, fixés au plafond avec un moteur dissimulé au regard
et isolé de manière à réduire le bruit, l’introduction d’un ventilateur portable consti-
tuera une innovation plus perturbante que la simple reconfiguration des pâtes et
moins radicale que le développement d’un système d’air conditionné. Dans l’innova-
tion architecturale tes composants de base sont conservés mais pas leurs relations. La
réduction de la taille du ventilateur implique de s’intéresser à d’autres interactions
(entre ta taille du moteur, la dimension des pales et les performances de l’ensemble)
que celles qui retiennent habituellement l’attention des différents services. Les orga-
nisations élaborent leurs connaissances et leurs compétences autour des tâches
qu’elles assument régulièrement ; le réseau des communications formelles (« A rend
compte à B ») et informelles (« Pour ce type de problème j’appelle toujours Paul »)
se développe autour de ces interactions qui sont essentielles d’un point de vue opéra-
tionnel. De la sorte le réseau de communications donne corps à la connaissance déte-
nue par les membres de l’organisation à propos des relations critiques entre compo-
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34. R.-M. Henderson, K.-B. Clark, « Architectural Innovation: the Reconfiguration of Existing Product
Technologies and the Failure of Established Firms », Administrative Science Quarterly, 35, 1990, p. 9-30.
L’apprentissage organisationnel 305
Pour bien comprendre l’apprentissage relatif à des projets (tels que la gestion
d’une coopération ou la transformation en profondeur des méthodes de production,
pour utiliser des situations analysées dans la suite de ce dossier) il faut prendre la
mesure du caractère fortement récursif des relations qu’entretiennent pratique et
réflexion. En effet l’objet d’apprentissage non seulement se transforme en raison de
son caractère historique, mais il est modifié par l’apprentissage lui-même. Ce qui est
appris par exemple de la dynamique des relations coopératives est immédiatement
réinvesti dans la pratique de la relation même qui a inspiré la réflexion. S’il est vrai
que la théorie en sciences de gestion est une pratique théorisée35, il est également
vrai que la pratique s’alimente des réflexions qu’elle a suscitées. Il vient de ce qui
précède que l’apprentissage relatif aux expérimentations doit s’effectuer pour partie
en temps réel.
Conclusion
35. Conformément à la conception avancée par L. Sfez dans Critique de la décision, Presses de la fonda-
tion nationale des sciences politiques, 1976.
36. Cf. toutefois voir M.-T. Hannan et J. Freeman sur les mérites de l’inertie dans Organizational Ecology,
Harvard University Press, 1989, p. 77.
37. Cf. par exemple J.-G. March et P. Olsen, Ambiguity and choice in organizations, Bergen Norway, Uni-
versitetsforlaget, 1976 ou encore B.-L. Hedberg, R.-C. Nystrom et W.-H. Starbuck, « Camping on See-
saws : prescriptions for a self désigning organization », Administrative Science Quarterly, vol. 21,
mars 1976, p. 41-45.
38. Cf. P. Joffre, G. Kœnig, Stratégie d’entreprise – Antimanuel, Economica, 1985.
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39. H. Mintzberg, The nature of managerial work, Harper and Row, 1973.
40. Cf. B. Hedberg, How Organizations Learn and Unlearn, Handbook of Organizational design,
P. Nystrom et W. Starbick, Oxford University Press, p. 21-22, 1981.
41. Cf. Herman, « Some consequences of crisis which limit the viability of organizations », Administrative
Science Quarterly, n° 8, p. 61-82, 1963 : « Est-ce qu’une quelconque organisation a jamais disparu parce
qu’elle avait oublié quelque chose d’important ? II est plus vraisemblable que les organisations disparais-
sent parce qu’elles se souviennent de trop de choses, trop longtemps et persistent trop souvent à faire trop
de choses comme elles les ont toujours faites. »