La Temporalité Chez Soren Kierkegaard
La Temporalité Chez Soren Kierkegaard
La Temporalité Chez Soren Kierkegaard
Abstract
The aim of this study is to question the way in which Kierkegaard thinks of the temporality of existence.
The author examines one after another the temporality of the aesthetician, the ethician and the
believer. The aesthetician lives, in the externalism of desire and enjoyment, a pointillism of the instant
of time. But the intensity of the instant does not survive the spreading out of time. The time of the
moralist is the time of choice. It presupposes a first choice, unquestioned by Kierkegaard, namely, that
of the internal character which must win itself from time. The fidelity of the husband, whose image
serves here as a paradigm, only by repetition wins eternity from and in time. The time of faith is that of
the decisive victory of eternity over time, the establishment by God of a new time. The author observes
the relationship between the time of the aesthetician and the time of faith, between which, moreover,
the existence of Kierkegaard continually wavered. In the instant eternity meets time, even if it is only a
parody of eternity which is acted out in the instant of enjoyment. The eternity of the moralist must, on
the contrary, be conquered; it is the time for encounter. But Kierkegaard flies from it, fearing to lose
himself in being present to the other. Haunted by the idea of a puncteiform subjectivity without
corporeity, Kierkegaard finds himself reduced to appealing to the Altogether-Other conceived as
exteriority without body, without endangering the immanence of the subject. (Transl. by J. Dudley).
Rsum
Le propos de cette tude est de questionner la manire dont Kierkegaard pense la temporalit de
l'existence. L'auteur examine successivement la temporalit de l'esthticien, de l'thicien et du croyant.
L'esthticien vit, dans l'extriorit du dsir et de la jouissance, un pointillisme de l'instant. Mais
l'intensit de l'instant ne survit pas l'talement du temps. Le temps de l'thicien est le temps du choix.
Il prsuppose un choix premier, non questionn par Kierkegaard, celui de l'intriorit qui doit se
conqurir sur le temps. La fidlit de l'poux, dont la figure sert ici de paradigme, ne conquiert l'ternit
sur et dans le temps que par la rptition. Le temps de la foi est celui de la victoire dcisive de
l'ternit sur le temps, l'instauration par Dieu d'un temps nouveau. L'auteur remarque la parent du
temps de l'esthtique et du temps de la foi, entre lesquels d'ailleurs l'existence de Kierkegaard a oscill
sans cesse. Dans l'instant l'ternit touche le temps, mme si dans l'instant de la jouissance ne se joue
qu'une parodie d'ternit. L'ternit de l'thicien doit au contraire se conqurir; elle est le temps de la
rencontre. Mais Kierkegaard la fuit, craignant de se perdre lui-mme dans la prsence l'autre. Hant
par l'ide d'une subjectivit punctiforme sans corporit, Kierkegaard se trouve rduit en appeler au
Tout-Autre conu comme extriorit sans corps, ne mettant pas en pril l'immanence du sujet.
La temporalit chez
Soren Kierkegaard
perdu
D'abord
des
autres
le pourquoi
mien
raconter
apprendre?
perdre
ce leque
temps
j'ai
S. KIERKEGAARD
On voit communment en Kierkegaard le pre de la philosophie
de l'existence. Cette affirmation peut tre comprise de diffrentes
manires. Elle peut signifier que Kierkegaard a t le premier
rflchir sur ce thme spcifique qu'est l'existence humaine, un thme
qui aurait t nglig au milieu d'une ralit philosophique sur laquelle
se penchaient pourtant depuis vingt sicles les philosophes.
Nous pensons qu'une telle interprtation ne rend pas compte de
l'originalit radicale de Kierkegaard : il ne choisit pas un thme nouveau
dans un champ philosophique dj constitu, il opre un dplacement
du champ lui-mme, il assigne la ralit un autre lieu. La seule
ralit qu'il y ait pour un homme existant est sa propre ralit
thique (x). Avec Kierkegaard, l'existence fait une entre en force
dans la philosophie, puisqu'elle prtend porter elle seule tout le
poids de la ralit.
Toute la philosophie de Kierkegaard sera marque par ce
dplacement radical. En particulier la problmatique du temps qui fait
l'objet de cette tude. Si le temps a quelque ralit, on peut ds
prsent prsumer qu'il la tient de son rapport l'existence. Mais un
rapport extrieur, occasionnel, ne peut suffire investir le temps d'une
telle ralit existentielle : le temps doit s'inscrire dans l'existence.
Comme notre tude tentera de le montrer, il n'y a pour Kierkegaard
de temps rel que si l'existence elle-mme est temporalit.
Si le temps est pour Kierkegaard un temps existentiel, il faudrait,
pour le comprendre, s'interroger d'abord sur ce qu'est l'existence.
i1) Kierkegaard Soren, Post-scriptum aux Miettes philosophiques, traduit par
P. Petit, coll. Classiques de la Philosophie, N.R.F., d. Gallimard, Paris, 1949, p. 211.
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Id., p. 450.
H., p. 450.
Journal (extraits) par Soren Kierkegaard, traduit par K. Ferlov et J.-J. Gad. Gallimard, tome II, Paris, 1954, p. 87.
Kierkegaard Soren, Ou bien... ou bien..., op. cit., p. 450.
Id., p. 450.
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La temporalit du croyant.
Kierkegaard analyse la temporalit du croyant dans trois petits
ouvrages parus quelques mois d'intervalle : Crainte et Tremblement,
Les Miettes philosophiques et La Rptition. Malgr d'importantes
diffrences de style dont nous ne pouvons pas rendre compte dans
cette tude, ces ouvrages prsentent des problmatiques
complmentaires qu'il nous faut maintenant dcouvrir.
Abordons d'abord le problme plus gnral de la foi tel qu'il est
trait dans Crainte et Tremblement : il nous mnera au coeur de notre
sujet.
Qu'est-ce que la foi? Elle consiste d'abord se rendre
entirement disponible Dieu, en cartant de sa propre vie tous les rXos
relatifs pour laisser toute la place au rXos suprme : l'absolu. Le
croyant doit d'abord renoncer tout (20) ; il doit laisser visiter par la
rsignation toute sa vie immdiate (ai).
Kierkegaard dcrit la rsignation comme un saut hors du temps
dans l'ternel. En effet, le chevalier de la rsignation qui renonce
son amour le place ainsi, dira Kierkegaard, sous l'unique dtermination
de l'esprit et l'enlve donc aux vicissitudes du temps. L'amour est
rendu inaltrable parce qu'il est rendu ternel. Mme l'infidlit de
l'aime n'affectera pas cet amour : la bien-aime fait dsormais partie
de l'extriorit que la rsignation a carte en faisant de l'amour un
mouvement qui n'est plus soumis qu' l'esprit. La conduite de la
princesse ne saurait le troubler ; seules les natures infrieures trouvent
en autrui la loi de leurs actions, en dehors d'elles les prmisses de leurs
rsolutions (22). Celui qui comprend cela, ajoute Kierdegaard, ne
peut jamais tre tromp (23).
La rsignation prcde donc la foi et y prpare. Mais si l'homme,
par la rsignation, atteint l'ternel, qu'apporte en plus la foi ?
Prcisment, la foi ne concerne pas l'ternit. Pour le chevalier
de la foi, toute la question porte sur la temporalit (24). Par la rsig(20) La premire expression vraie du fait que l'on se rapporte au reXos absolu est
que l'on renonce tout. (Kierkegaard Soren, Post-scriptum aux Miettes
philosophiques, op. cit., p. 273).
(21) Id., p. 266. C'est nous qui soulignons.
(22) Kierkegaard Soren, Crainte et Tremblement. Lyrique-Dialectique par Johannes
de Silentio, traduit par P.-H. Tisseait, Fernand Aubier, d. Montaigne, Paris, 1935,
pp. 64-65.
(23) Id., p. 65.
(24) Id., p. 73.
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sera mais j'anticipe dj que pour moi il ne sera pas ; je lui dnie ds
prsent son existence future : il n'est dj plus mon futur.
Seule la prsence de l'ternel dans le temps me permet de faire du
pass mon pass parce que je peux le reprendre et de faire de l'avenir
mon avenir parce que je peux l'anticiper. L'instant est reprise et
anticipation.
L'instant la fois relie entre eux les moments du temps et par
cette liaison diffrencie ces moments. L'instant articule le temps.
Le temporel est donc un temps consistant et articul qui nat de
la rencontre du temps et de l'ternit dans l'instant. Une question
essentielle reste cependant aborder. Nous l'avons laisse en suspens
car, en raison de son importance, elle se devait d'tre traite
sparment. On peut la formuler comme suit : quelle est V ternit qui rencontre
le temps dans l'instant?
Rien n'est, aprs Dieu, aussi ternel que le moi (38), crit
Kierkegaard. Cette phrase nous dcouvre la nouvelle alternative. L'ternel
qui rencontre le temps peut se prsenter sous deux identits. Ou bien
il s'agit de l'ternel transcendant ou bien il s'agit de l'ternit
immanente de l'intriorit.
Le constat de cette double identit de l'ternel amne
invitablement la question suivante : est-il indiffrent pour le temporel que
l'ternit qui lui donne naissance ait l'une ou l'autre des identits
que nous venons de lui reconnatre ? Pour rpondre cette question,
il nous faut rappeler ce qu'est le temporel dans chacun des deux cas.
Si l'ternit est l'intriorit, elle engage une lutte contre le temps
o le temps, bien que perptuellement vaincu, continue faire la loi
puisque l'ternit doit en dfinitive s'accorder au temps. Par contre,
si l'ternit est Dieu, elle vainc dfinitivement et supprime le temps,
et elle inaugure un temps nouveau, o l'amour garde ternellement
la fracheur des dbuts.
Le temporel est donc le lieu d'une lutte entre l'ternit et le temps.
La force respective des deux adversaires varie, et dcide de la victoire
de l'un ou de l'autre. La victoire du temps correspond au temporel
de l'thique, celle de l'ternit au temporel de la foi.
Dans le cadre de ce second terme de l'alternative (le temporel de
la foi) nous voudrions rflchir un problme qui, au premier abord,
(38) Kierkegaard Soren, Trait du Dsespoir, traduit par K. Ferlov et J.- J. Gateau,
coll. Ides, N.R.F., d. Gallimard, Paris, 1957, p. 121.
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paratra peut-tre hors de propos : que deviendrait le temps de Vesthtique si l'ternit de Dieu rencontrait ce temps ?
Nous disions plus haut que l'esthticien investit tout dans
l'instant de la jouissance. Comme le croyant, il contracte le temps pour
contenir tout le temps dans la plnitude de l'instant, une plnitude
qui rompt avec le pass et l'avenir et veut se suffire elle-mme.
Pour que cette plnitude soit relle, elle doit nanmoins trouver
un lieu o se recueillir et reposer. Ce lieu ne peut tre le temps puisque
le temps n'est pas intensit mais extension. Ce lieu doit pouvoir
contenir le temps : c'est l'ternel. L'esthticien veut donc, comme le
croyant, atteindre l'ternel.
Mais l'ternel ne s'atteint que dans l'intriorit : c'est parce que
le croyant est intriorit qu'il peut forcer l'ternel venir dans le
temps. L'esthticien, par contre, est extriorit, et l'ternel lui reste
inaccessible. Alors que l'instant de la foi est un fragment d'ternit,
l'instant de la jouissance, crit Kierkegaard, n'est qu'une parodie
d'ternit (39). L'instant du plaisir n'est qu'une plnitude illusoire :
en fait une vacuit de temps.
Si Dieu rencontre le temps de l'esthtique, il donne l'instant
de jouissance la capacit de contenir le temps. Parce que l'instant
est ternel, la contraction qu'il opre n'est plus vide de temps mais
pleine de temps : toute la succession du temps peut venir l'habiter.
L'instant de la jouissance n'choue plus sur le rcif du temps;
tant ternel, il se survit lui-mme, il peut se reprendre : le plaisir
prend place dans le temps. Si l'ternit de Dieu vient dans le temps,
le temporel ainsi constitu qui s'identifie au temps de la foi est
aussi Y accomplissement de V esthtique.
Nous pouvons donc formuler de manire plus complte
l'alternative prsente plus haut. L'esthtique est venue, par dessus l'thique,
rejoindre la foi. Les deux stades extrmes instaurent en effet avec le
temps une relation profondment semblable : pour le croyant comme
pour l'esthticien, le temps est comme tel inaccessible, il ne peut que
se recevoir de l'ternel. L'accs l'ternit est premier car le temps est
en quelque sorte dans l'ternit.
A l'oppos se trouve l'thicien : il affronte le temps en face car
pour lui, le temps ne se reoit pas, il se conquiert. Et l'thicien s'affirme
comme ternel dans cette conqute mme. L'ternit est pour lui
dans le temps .
(39) Kieekegaaed Soren, Le Concept d'Angoisse, op. cit., p. 90.
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dans une position ambigu : elle tait la fois pour lui le lieu de
l'absurde et celui de l'espoir. Cette ambigut faisait sa souffrance.
Et l'chec de la rencontre n'apparat qu'au sein de cette ambigut,
il ne se saisit que dans l'effort perptuel de Kierkegaard pour le
dpasser : il ne fut jamais dfinitif.
Le corps qui manquait Kierkegaard est ce qui rend l'extriorit
vivable. Il inscrit l'extriorit au coeur mme de l'existence qui devient,
selon l'expression de M. Heidegger, ek-sistence. Le corps, en effet,
est le mdium de la prsence au monde et de la prsence aux autres.
Cette brve rflexion relative l'chec de la rencontre invite
revenir au problme de la foi qui est troitement li cet chec.
Si la rencontre est impossible parce qu'elle exige l'extriorit,
Kierkegaard a cependant toujours cru que l'homme n'est pas seul, car
Quelqu'un se rvle au plus profond de lui-mme et instaure en lui
une rencontre privilgie, une rencontre o l'extriorit devient possible
car, paradoxalement, elle est tout intrieure.
Jj&foi est la seule chance qui reste l'homme de vivre la
rencontre, elle est la seule rponse possible son besoin de transcendance.
Mais la question cruciale surgit : la foi n'est-elle que cette rponse ?
N'est-elle que le moment fut-il dcisif de cette logique
existentielle que nous venons de dcouvrir ? La foi se rduit-elle l'intriorit
qui la postule ? Est-elle relation l'Autre ou nouveau relation soi ?
La rflexion comporte cet aspect impitoyable qui devrait nous
entraner rencontrer et peut-tre trancher cette question. Nous nous
arrterons son seuil. N'est-ce pas en effet la grandeur de la
philosophie et de l'existence de Kierkegaard de nous y renvoyer
constamment, presque de reposer sur elle et d'tre ainsi tout entires
questionnantes ? Face cette grandeur, la rflexion perd-elle tre parfois
respectueuse ?
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