Nom ? Lecteurs sensibles ou sensitivity readers en anglais. Profession ? Char­gés par les éditeurs d’ausculter les romans avec leurs auteurs. Mission ? Expurger, traquer ce qui pourrait choquer les juifs, les Noirs, les ronds, les grands, les petits, les jaunes, les bleus, voire les nuages.

La pratique arrive des États-Unis et commence à faire des petits en France. Le Québécois Kevin Lambert – en lice pour le Goncourt avec Que notre joie demeure, publié chez Le Nouvel Attila – ne s’en cache pas : il a travaillé avec une sensitivity reader. Il vante même la richesse que cette relecture confère au texte, dans la droite ligne de son éditeur, qui en a fait un argument marketing : « C’est un gage de qualité littéraire. » Et dans tous les cas, « la lecture sensible, contrairement à ce qu’en disent les réactionnaires, n’est pas une censure », assure le Canadien.

De quoi faire bondir Nicolas Mathieu, qui y voit, pour sa part, « une douane d’un nouveau genre ». Le Goncourt 2018 juge que c’est une atteinte à l’espace d’expression libre qu’est le roman, lequel « n’est pas un dû ni un état de fait » mais « une conquête ». Au-delà de la polémique entre les deux écrivains, le recours au « démineur éditorial » interroge sur la possibilité pour la littérature de continuer à sortir les lecteurs de leur zone de confort. De les amener à vivre l’expérience sensible, la vraie, celle qui permet de se mettre à la place de l’autre, même celui ou celle qui incarne le mal. Elle interpelle, enfin, car au lieu de libérer la créativité, elle la fige dans le stéréotype de ce qui est acceptable ou non. Comme s’il existait un art convenable et un autre… dégénéré. Soyons du côté d’une sensibilité libre, au lieu de gommer les aspérités du monde.