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« Poor Super Man »

1995, Jeu Revue De Theâtre

Document généré le 15 nov. 2022 07:38 Jeu Revue de théâtre « Poor Super Man » Benoît Melançon Numéro 75, 1995 URI : https://id.erudit.org/iderudit/28044ac Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Cahiers de théâtre Jeu inc. ISSN 0382-0335 (imprimé) 1923-2578 (numérique) Découvrir la revue Citer ce compte rendu Melançon, B. (1995). Compte rendu de [« Poor Super Man »]. Jeu, (75), 167–171. Tous droits réservés © Cahiers de théâtre Jeu inc., 1995 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ Au terme de la représentation de Sliding in AU Directions, on devine l'énorme travail de recherche qui a dû précéder la conception du spectacle et on ne peut pas nier l'audace dont a fait preuve Marianne Ackerman. Malgré tout, ce qui aurait pu éclater en feu d'artifice n'a produit qu'un fumeux feu de paille. N'y aurait-il pas eu dans ce collage un problème d'amalgame ? On pourrait le supposer... En fait, les diverses parties du texte n'entretenaient pas entre elles de liens « nécessaires ». Chacune se suffisait à elle-même et n'importe laquelle aurait pu être retirée sans que l'ensemble ait été perturbé. De plus, le propos et le ton ironique des quatre sketches évacuaient toute gravité et défendaient bien mal le filon existentiel de la pièce. « Won't be nothing nothing you can measure anymore » ? Eh bien ! justement, tout paraissait « mesurable » à outrance au point d'en être navrant... Bref, la facture satirique des sketches, le style expressionniste des chorégraphies et le caractère sacré du Cantique des Cantiques se sont sans doute juxtaposés, mais sans fusionner leur chair, leur sang, leur âme. Comme un grand corps façonné dans le limon que le souffle n'aurait jamais traversé. Brigitte P u r k h a r d t « Poor Super Man » Texte de Brad Fraser ; traduction : Robert Vézina. Mise en scène : Fernand Rainville, assisté d'Alain Roy ; décor et accessoires : Daniel Castonguay ; éclairages : Stéphane Mongeau ; costumes : Mérédith Caron ; environnement sonore : Claude Lemelin ; vidéo et programmation par ordinateur : Louis Veillette. Avec Robert Bellefeuille (Shannon), Emmanuel Bilodeau (Matt), Louise Bombardier (Kryla), Marie-France Lambert (Violet) et Claude Poissant (David). Production du Théâtre de Quat'Sous, présentée du 10 avril au 20 mai 1995. Le drame gay Au milieu du XVIIIe siècle, Diderot tente de faire bouger les frontières des genres dramatiques classiques. Malgré l'échec de la comédie larmoyante préconisée par Nivelle de la Chaussée, il propose dans deux textes programmatiques, les Entretiens sur le Fils naturel (1757) et le discours De la poésie dramatique (1758), la création d'un genre intermédiaire entre la tragédie et la comédie. Appelé indistinctement « tragédie domestique », « tragédie domestique et bourgeoise », « genre sérieux » ou « genre honnête et sérieux », ce que l'histoire littéraire a retenu sous l'appellation de « drame bourgeois » doit tout subordonner — discours, personnages, décor, jeu, intrigue — à un double projet moral : chanter la vertu, entraîner l'empathie du public en le mettant « comme à la gêne ». Pour atteindre ces objectifs, le théoricien insiste sur la nécessité du réalisme et de l'identification de la salle avec la scène. Le Poor Super Man de Brad 167 Fraser applique à un contexte contemporain des préceptes proches de ceux de Diderot : la vertu bourgeoise y est certes remplacée par des valeurs moins convenues, mais les moyens dramatiques pour les promouvoir sont identiques. La nécessité de défendre une thèse n'est pas contestée, la volonté idéologique jamais démentie, les bons sentiments omniprésents. Tableaux des années 1990 Une dizaine d'années après les événements de la pièce Des restes humains non identifiés et la vraie nature de l'amour1, son personnage principal, David, est devenu le Poor Super Man du titre : un peintre à succès mais à court d'inspiration, un artiste en panne, un Clark Kent dépouillé de ses pouvoirs, un « mutant » ou un « extraterrestre » à la recherche de son identité. Revenant à ses premières amours, il est engagé à titre de serveur dans un restaurant en difficulté, le Monteray Diner de Calgary, histoire de nourrir son souffle créateur au contact de la réalité quotidienne. Comme dans Des restes humains... et dans l'Homme laid1, cet intrus vient bouleverser les relations entre les autres personnages : le mariage de Matt et Violet, les propriétaires du restaurant, ne sera plus jamais le même une fois que David aura retrouvé l'inspiration en peignant Matt, après avoir séduit ce ci-devant hétérosexuel. Parallèlement à cette intrigue amoureuse, le spectateur assiste à la double crise qui secoue les proches de David : sa colocataire, Shannon, une transsexuelle atteinte du sida et qui mourra à la fin de 1. Voir le compte rendu du spectacle, « Toutes les matières »,Jeu60, 1991.3, p. 149-152. 2. Voir le compte rendu du spectacle, « Les bonnes intentions », Jeu 66, 1993.1, p. 175-181. 168 la pièce, tel son amant avant elle, s'enfonce dans la déchéance physique et le délire, pendant que Kryla, la voisine de David, une journaliste qui écrit aussi bien sur la vie urbaine que sur les fantasmes sexuels des hommes ou que sur Lois Lane, la flamme secrète de l'exilé de Krypton, ne voit récompensé aucun de ses efforts pour trouver l'âme sœur. Dans un univers comme dans l'autre, la communication ne cesse de s'enrayer : Matt Claude Poissant (David) et Robert Bellefeuille (Shannon). Photo : Yves Renaud. cache à Violet son attraction pour David ; celui-ci, Shannon et Kryla, malgré leur usage d'un code langagier intime — le vin est de l'« antigel », ils ponctuent leurs phrases de « Pis c'est vrai » —, ne parviennent à partager quoi que ce soit que dans les moments de crise. L'entrecroisement de ces deux univers dramatiques était rendu avec force et précision par les choix du metteur en scène. En plus d'un espace permettant de circuler derrière les éléments du décor, le petit plateau du Théâtre de Quat'Sous, exploité au maximum, comptait quatre lieux scéniques, et les comédiens s'y croisaient en passant de l'un à l'autre : la chambre de Shannon, le studio de David (un canapé, un grand chevalet en plein centre du plateau, un crâne humain digne de la tradition picturale de l'esthétique macabre), la chambre à coucher de Matt et Violet, leur restaurant (un bar, des tables et des chaises, une porte menant aux cuisines, un frigo). En outre, au-delà de deux cents bribes de texte et des dessins animés étaient projetés sur la galerie vitrée surplombant la scène — le sous-titre anglais de la pièce, A Play with Captions, renvoyait à ce procédé inspiré de la bande dessinée —, cette galerie accueillant de plus les personnages au dénouement, lorsqu'elle devenait la salle d'exposition où triomphait David. L'espace situé immédiatement au pied du plateau, finalement, se transformait à trois reprises en discothèque, dont on rendait les trépidations uniquement grâce aux éclairages et à l'environnement sonore. On retrouvait dans cette multiplication des aires de jeu — à laquelle il faudrait ajouter des transformations isolées de la scène en cimetière ou en sauna — un des modes de la représentation théâtrale prisés par Diderot, soit le recours aux « tableaux » et à leur juxtaposition dans des « scènes composées » : derrière le quatrième mur déjà prôné par le dramaturge du XVIIP siècle, plusieurs actions se déroulaient à la fois, sollicitant sans relâche l'attention du spectateur, lui offrant à l'occasion des messages opposés, puisqu'il arrivait que les mots projetés sur la galerie contredisent les propos entendus plus bas. En un cas extrême, Matt, Violet et David étaient ensemble au lit, mais ils jouaient deux scènes distinctes, l'une homosexuelle, l'autre hétérosexuelle. Cet aspect du travail de Fernand Rainville, qu'il exploitait dans sa production de 1993 des Traverses du cœur de Wendy Lili1, était le plus convaincant du spectacle, lui conférant rythme et nerf. Morale de cette histoire... On ne peut en dire autant du jeu des comédiens ou du texte. Masqué par le cynisme dans Des restes humains..., ou par la mise en scène et la scénographie dans l'Homme laid ce que le théâtre de Fraser doit à la tradition du théâtre psychologique prenait toute la place dans Poor Super Man. Contrairement aux pièces précédentes, le jeu n'était pas dominé par le cynisme des personnages principaux. Embourgeoisé par le succès, David n'est plus le jeune homme mordant qu'il était et il ne se complaît pas dans la cruauté comme Forest, l'homme laid. Alors qu'Yves Jacques et James Hyndman pratiquaient un jeu tout en rugosité, Claude Poissant campait un David plus désabusé que dur, à l'humour plus rassis que corrosif. Le rôle de Shannon était interprété avec le tact nécessaire par Robert Bellefeuille, 3. Ibid, p. 175-181. 169 qui parvenait notamment à rendre l'androgynie de son personnage par un travail vocal soutenu, mais là encore la dureté des répliques était atténuée par la volonté d'émouvoir le spectateur. MarieFrance Lambert et Emmanuel Bilodeau jouaient à l'avenant : à défaut d'être désabusés, leurs personnages étaient dépassés par les événements, hésitants, déchirés par des pulsions contradictoires — et cette hésitation marquait le jeu des comédiens, surtout celui de la première, peu à l'aise dans l'indignation matrimoniale, par exemple quand Matt lui avoue son escapade. Seule Louise Bombardier, avec une fougue roborative, échappait à un jeu où manquaient trop souvent la rogne et la hargne, à une mise en scène où la violence des répliques, de l'environnement sonore (radio, musique, télé) et des éclairages était subvertie par les réserves du jeu. Le texte de Fraser, lui, comporte les courtes phrases qui caractérisent son style (« J'm'en tabarnaques-tu d'ton exposition ! », crache une Shannon mourante), mais plusieurs de celles-ci servent de véhicule non plus à la causticité, mais au moralisme. De la même façon que Diderot multipliait dans ses spectacles les sentences morales, Fraser n'hésite pas à confier à la voix de ses personnages des vérités jugées essentielles à leur compréhension psychologique. À l'auteur du Fils naturel qui fait déclarer à son Dorval : « Malheur à celui qui n'écoute point la voix de son cœur » (acte III, scène 9), celui de Poor Super Man répond : « Moi j'pense que l'amour doit être redéfini. » Le spectateur n'a pas à chercher le sens de ce qui se déroule sous ses yeux : le dramaturge le lui indique périodiquement. Ce qui était perceptible dans les pièces précédentes est ici mis en 170 relief par la fréquence du procédé. L'oxymore du titre (le surhomme est pauvre) et l'ironie de l'évocation de héros de bande dessinée menacés de perdre leurs pouvoirs, voire de mourir (Spiderman, Superman), ne suffisent pas à faire oublier que la quête d'identité, les craintes existentielles, les angoisses familiales, les drames intimes, la peur du passage à l'âge adulte et les ratés de la communication, fût-elle technologique (Nintendo, ordinateur portatif, téléphone cellulaire), sont des sujets de prédilection du théâtre bourgeois. Mais le contenu de la pièce, sa matière explicite, ne désamorcent-ils pas pareil projet moral ? Dramatisant les tourments de la communauté gaie (ce n'est pas le seul sujet de la pièce, mais il y occupe une place considérable), n'économisant aucun paradis artificiel (tranquillisants, drogues, alcool), plongeant dans la culture de masse (jusque dans les débordements mammaires et péniens de la publicité), ne reculant devant aucune crudité langagière (« si tu viens au monde avec une plotte, t'es fourrée », décrète Kryla), n'ayant pas peur de montrer la réalité de la maladie (la chemise de nuit de Shannon maculée de sang), le dramaturge ne se donne-t-il pas les moyens de contrer par avance les accusations de moralisme ? Laissant dialoguer Matt et David sur la sodomie (« Juste le bout pour commencer », conseille le second) et leur demandant de la jouer, ne se place-t-il pas à l'écart des discours bien-pensants ? La transgression par le vérisme n'est-elle pas l'antidote des bons sentiments ? À son corps défendant, Fraser prouve que non, et cela pour une raison principale : la transgression qu'il revendique n'est que thématique. À cet égard, une scène de Poor Super Man Photo : Yves Renaud. est significative : Kryla y surprend Matt et David au lit, comme, dans les comédies bourgeoises les plus conventionnelles, l'épouse trompée surprend son mari avec sa maîtresse, ou vice versa. Pareil ressort dramatique n'est que l'exacte transposition d'un lieu commun, rendu avec les moyens les plus traditionnels : étonnement, cri, drap relevé, fuite. Le décor a changé, et le sexe des amants, pas les moyens de la représentation. La conclusion de la pièce est digne des happy endings que souhaitait Diderot : Shannon meurt en lançant un pathétique « Wow », Matt et Violet, réunis dans leur admiration des toiles de David, laissent entendre que leur mariage peut être sauvé, Kryla doit apprendre à voler de ses propres ailes, David, libéré par la redécouverte de son talent, décide de quitter Calgary sur un « Allô » plutôt que sur un « Au revoir ». Après les larmes, voilà la renaissance (« La mort de Superman », clament les surtitres, avant que David n'annonce son départ). Il n'est pas jusqu'à la religion qui ne fasse retour et indique la possibilité d'un renouveau : au-dessus du lit de mort de Shannon, une pietà règne. La naissance des uns compense la mort des autres (David récite une longue litanie composée du nom de victimes du sida), le bien peut suivre le mal, on sort grandi des épreuves, la rédemption existe, les héros sont morts : Diderot ne racontait pas autre chose. Brad Fraser aurait peut-être intérêt à réfléchir sur les raisons de l'insuccès du drame bourgeois, s'il veut éviter que son « drame gay » ne connaisse semblable sort. Sinon, il risque de se cantonner dans un théâtre déforcé par un déficit de cynisme et de mauvais sentiments. Benoît M e l a n ç o n 171