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Modélisation de la modulation

2004

Abstract

Le dialogue est un processus interactif pendant lequel les différents agents impliqués vont s’engager sur un certain nombre d’éléments propositionnels. La modulation implique des ajouts propositionnels - révisés et atténués - qui ne constituent pas nécessairement une base pour un accord. L’objectif de cet article est donc de proposer une description formelle du phénomène de modulation dans le cadre du modèle de J. Ginzburg.

TALN 2004, Session Poster, Fès, 19–21 avril 2004 Modélisation de la modulation Bellengier Emmanuel (1), Priego-Valverde Béatrice (2) Laboratoire Parole et Langage - Université de Provence 29, Avenue Schuman Aix en Provence 13 621 [bellengier, [email protected]] Résumé - Abstract Le dialogue est un processus interactif pendant lequel les différents agents impliqués vont s’engager sur un certain nombre d’éléments propositionnels. La modulation implique des ajouts propositionnels - révisés et atténués - qui ne constituent pas nécessairement une base pour un accord. L’objectif de cet article est donc de proposer une description formelle du phénomène de modulation dans le cadre du modèle de J. Ginzburg Dialogue is an interactive process in which agents involved must commit about some propositional elements. These elements are then available into the common ground shared by the agents. Mitigation is a particularly productive phenomenon which is problematic for the update of the common ground. We propose a formalisation of the phenomenon into the model of J. Ginzburg Mots-clefs – Keywords Modulation, discours, modèles de dialogue, interaction verbale, annotation Mitigation, discourse, verbal interaction, models of dialogue, annotation 1 Introduction Le dialogue est un processus interactif pendant lequel les différents agents impliqués vont s’engager sur un certain nombre d’éléments propositionnels qui seront par la suite disponibles pour l’accord. Or, nous montrerons dans cet article que, même lorsqu’une proposition ne fait pas l’objet d’une réfutation directe de la part d’un des agents impliqués dans le discours celle-ci ne peut pas être si facilement ajoutée au stock informationnel qui se construit dans le discours. En effet, on remarque que dans un même tour de parole, on peut voir apparaître des états d’information qui, sans être complètement contradictoires, obligent l’un des agents à ne retenir qu’une seule partie de l’énoncé. Cette hypothèse sur la manière dont les discours se construisent sera illustrée à l’aide d’un phénomène très productif dans le dialogue : la modulation. Après avoir présenté les choix terminologiques qui fondent notre analyse de la modulation, et décrit un exemple issu de Bellengier, Priego-Valverde notre corpus, nous proposerons un ensemble de contraintes permettant d’inclure le phénomène à l’intérieur du modèle proposé par J. Ginzburg (cf.(Ginzburg, 2003)). 2 2.1 La notion de modulation Rappel terminologique Dans la littérature, nous retrouvons deux types d’approches de la modulation. La première se situe sur le plan de l’énonciation, et décrit la modulation comme un processus visant à euphémiser le discours ("modulation" (Halliday, 1976), "mitigation" (Fraser, 1980), (Caffi, 1999), "footing", (Goffman, 1979), "hedging" (Petit, 1998)). La deuxième se centre davantage sur les procédés linguistiques permettant cette modulation et l’appréhende comme le résultat de la présence de telles marques ("softeners" (Brown & Levinson, 1978), "mitigators" (Labov & Fanshel, 1977), (Fraser, 1980), "downgraders" (House & Kasper, 1981), "hedges" (Lakoff, 1973)). Ici, nous adoptons le terme "modulation" (Halliday, 1976), pour déigner un phénomène d’oscillation entre "tension" (Vion, 1992) et détente. Une modulation sera donc généralement composée de la manière suivante : – une tension (T) : fragment de discours jugé par le locuteur (et / ou l’interlocuteur) trop fortement marqué dans sa lexicalisation ou sa formulation. – une mise en surplomb1 de cette tension (MS) : fragment de discours correspondant à une activité méta-discursive du locuteur qui consiste à " sortir " du fil discursif le point de tension pour l’atténuer par la suite. – une détente (D) : fragment de discours correspondant à une atténuation de T : reformulation, correction, incises précautionneuses ... C’est donc cette détente qui renvoie à tous les procédés modulatoires évoqués précédemment. 2.2 Corpus Notre corpus d’analyse est un recueil de données authentiques, constitué d’un enregistrement audio et vidéo de 23 interactions effectué par des linguistes, à l’Université de Provence, en 1994. Toutes sont des discussions entre deux personnes qui, bien que ne se connaissant pas, devaient choisir un thème de discussion parmi trois et en débattre pendant dix minutes. Sur les 23 interactions enregistrées, 5 sont intégralement transcrites de manière orthographique 2 et constituent un total de 7724 mots. Dans les 5 interactions transcrites, nous avons pu dégager 39 modulations. 2.3 Description de l’exemple Nous présentons ici un exemple de modulation issu d’une interaction enregistrée en mars 1994 : – T + MS + D. Une tension est produite, mise en surplomb, puis atténuée. 1 Aussi appelée "pivot" (cf. (Bertrand, 1999)). Soulignons toutefois que nous avons décidé de ne tenir compte que de T et D et d’amalgamer MS à D 2 Cf. les conventions de transcription Modélisation de la modulation (1) D : [...] sans du tout croire à l’église + parce que : : ça : : ça implique un : : / comment (ça) s’appelle + tout un : : ++ un nombre d’obligations qui sont : : ++ superflues + et puis en plus C : hm hm heu : : + c’est pas que c’est rétrograde (T) mais enfin : : (MS)+ c’est un peu dépassé (D) quoi c’est un peu dépa / ils ont pas suivi le mouvement + ils ont pas suivi le mouvement Dans cet exemple, l’adjectif qualificatif "rétrograde" constitue le point de tension, déjà atténué par sa verbalisation à la forme négative. T se présente comme une négation de T. Cette atténuation est entérinée par la détente "c’est un peu dépassé quoi". D est composée d’une reformulation atténuée de la proposition précédente ("rétrograde" vs "dépassé"), du modalisateur "un peu" et du connecteur "quoi", sorte d’appel à assentiment attendu de la part de l’interlocuteur. 3 Formalisation de la notion Les modulations empêchent qu’une partie du discours soit directement accessible dans le domaine accepté des interlocuteurs. Pendant le déroulement du discours, les interlocuteurs avancent des éléments qui engagent les locuteurs sur certains points dans le discours. Ces éléments sont donc disponibles. Dans le cas de la modulation, l’interlocuteur est face à un problème plus complexe. Un élément est bien présent dans le discours mais il ne peut le retenir parce qu’il a été modulé donc montré par le locuteur comme non recevable. C’est un élément qui est introduit et tout de suite défait. Nous avons posé en 2.1. une nouvelle terminologie qui permet de prendre ici en compte les deux moments fondamentaux qui constituent une modulation. Nous proposons d’analyser les phénomènes de modulation en étudiant le rapport que les éléments de T entretiennent avec les éléments de D. Tout comme la correction (cf. (Asher & Lascarides, 2003), pp 243-273) la modulation produit une révision du discours. La particularité de la modulation est qu’elle ne défait pas complètement le discours. Il est donc nécessaire de conserver une trace de cette modulation. 3.1 Présentation du modèle de J. Ginzburg Dans le modèle de Ginzburg (cf. (Ginzburg, 2003)), l’information nouvelle représente le contenu de la mise à jour du contexte et l’information ancienne permet d’ancrer l’énoncé dans le contexte. Ginzburg considère le discours comme un processus dynamique dans lequel la signification des formes linguistiques s’explique par les contraintes qu’elle induit sur les ressources communes établies dans le dialogue. Il propose de modéliser le contenu de l’état mental de chacun des participants au dialogue sous la forme d’un "discourse gameboard". Un gameboard (désormais GB) comporte deux dimensions : la première reflète la représentation que se fait le locuteur du dialogue en cours (la partie publique désormais PUB) et la seconde reflète l’état non exprimé dans le dialogue de l’état mental de chacun des interlocuteurs (la partie privée, désormais PRI). Le dialogue se représente à l’aide de trois niveaux supplémentaires : les croyances communes (BELIEFS, un ensemble de propositions), la question en cours (QUD, une pile de questions en cours) et le tour précédent (Latest-Move). Dans la partie privée du GB, Ginzburg distingue plusieurs sous-dimensions : la description des buts du locuteur qui se réalisent dans le plan qu’il se donne (PLAN, une liste d’actions) et dans la façon dont il le réalise (AGENDA, une pile d’actions), la description des éléments préalablement introduits dans le discours (QUD, une pile de questions en cours). Nous pouvons dès à présent remarquer que le système proposé par Ginzburg permet de représenter à la fois des éléments énoncés dans le discours ainsi que des Bellengier, Priego-Valverde ⎡ ⎡ PLAN ⎢ ⎢ ⎢ ⎢ ⎢PRIVEE : ⎢AGENDA ⎢ ⎢BELIEFS ⎢ ⎣ ⎢ ⎢ QUD ⎢ ⎡ ⎢ ⎢ BELIEFS ⎢ ⎢PUBLIC : ⎢ ⎣QUD ⎣  : List ACTION   ⎤  ⎥ ⎥ ⎥ ⎥ ⎦ ⎤ ⎥ ⎥ ⎥ ⎥ : Set P ROP ⎥  ⎥ ⎥ : Stack Q UESTION ⎤⎥ ⎥   ⎥ : Set P ROP  ⎥⎥ ⎥ : Stack Q UESTION ⎦⎦ : Stack ACTION LATEST-MOVE   : MOVE F IG . 1 – Un exemple d’état d’information d’un participant au dialogue PROPRIÉTÉ EXIGENCE MOD ⇒ Cat(Mod) DÉPENDANCE a.SEM ≈ b.SEM LINÉARITÉ a≺b CONTIGUÏTÉ a↔b R ÉALISATION DE LA PROPRIÉTÉ arité =2 ordonné oui disponibilité ∃MOD satisfaisabilité ∃Cat(Mod) arité =2 ordonné non disponibilité ∃a ∧ ∃b satisfaisabilité a.trait.SEM ≡ b.trait.SEM arité =2 ordonné oui disponibilité ∃a ∧ ∃b satisfaisabilité a.fin ≤ b.début arité =2 ordonné non disponibilité ∃assertion ∧ ∃MOD satisfaisabilité (a.fin = b.début) ∨ (b.fin = a.début) TAB . 1 – Contraintes de formation des modulations éléments qui n’apparaissent pas de manière explicite. La figure 1 est une représentation d’un discours, selon le modèle précédemment décrit. 3.2 Contraintes et discours Nous utilisons le formalisme des Grammaires de Propriétés (cf.(Blache, 2001)) pour modéliser les contraintes de forme qui permettent de mettre à jour les modulations qui marquent les relations qu’entretiennent la grammaire et la représentation du discours. Nous faisons l’hypothèse, à la suite de (Ginzburg et al., 2003), qu’il est nécessaire d’intégrer des informations de types illocutoires dans la description grammaticale. L’utilisation de ce niveau d’analyse est nécessaire à la mise à jour des informations dans le gameboard du locuteur. Nous décrivons un ensemble de contraintes qui, quand elles sont satisfaites, permettent d’ajouter un trait modulation (désormais MOD) dans le gameboard du locuteur. Ce trait modulation permet la conservation d’une trace modulatoire. Elle apparaît au sein du GB dans le Latest-Move et dans le Belief. Elle permet en outre de conserver les deux états de l’assertion. Nous donnons un ensemble de contraintes dans le tableau 1. Les contraintes suivantes permettent de décrire notre exemple : – reprise parallèle de la construction – utilisation d’une unité lexicale que nous notons CAT(Mod), souvent un adjectif ou adverbe, qui affaiblit la tête du syntagme Modélisation de la modulation ⎡ ⎡ PLAN  : List ACTION  ⎤ ⎢ ⎥ ⎢AGENDA : Stack A SSERTION ⎢ ⎥ ⎢PRIVEE : ⎢   ⎢ ⎥ ⎢ ⎢ ⎥ BELIEFS : Set ACCEPT ⎢ ⎣  ⎦ ⎢ ⎢ QUD : Stack A SSERTE RÉTROGRADE : X ⎢ ⎢ ⎤ ⎡   ⎢ BELIEFS : Set P ROP ⎢ ⎢  ⎥ ⎢PUBLIC : ⎢ ⎢QUD : Stack A SSERTE RÉTROGRADE : X ⎥ ⎢ ⎦ ⎣ ⎢ ⎢ LATEST-MOVE : — ⎢ ⎢   ⎡ ⎤ ⎢ PLAN : List ACTION ⎢   ⎢ ⎢AGENDA : Stack ACTION ⎥ ⎢ ⎥  ⎢ ⎢ ⎢ ⎥   ⎢ PRIVEE M OD : ⎢BELIEFS : Set ACCEPT M OD ⎥ ⎢ ⎢ ⎥ ⎢ ⎣  ⎦ ⎢ ⎢ QUD : Stack A SSERTE RÉTROGRADE : X , DÉPASSÉ : X ⎢ ⎢   ⎡ ⎢ BELIEFS : Set P ROP ⎢ ⎢   ⎢   ⎢QUD : Stack A SSERTE RÉTROGRADE : X , DÉPASSÉ : X ⎢PUBLIC M OD : ⎢ ⎢ ⎢ ⎣LATEST-MOVE : MOD ⎣ ⎤ ⎥ ⎥ ⎥ ⎥ ⎥ ⎥ ⎥ ⎥ ⎥ ⎥ ⎥ ⎥ ⎥ ⎥ ⎥ ⎥ ⎥ ⎥ ⎥ ⎥ ⎥ ⎥ ⎥ ⎥ ⎥ ⎥ ⎥ ⎥ ⎥ ⎤⎥ ⎥ ⎥ ⎥⎥ ⎥⎥ ⎥⎥ ⎦⎥ ⎦ F IG . 2 – Un exemple de modification due à la modulation 3.3 Un phénomène sur deux niveaux Le phénomène de la modulation permet de poser un certain nombre de questions sur la valeur que doivent prendre la partie privée et la partie publique du gameboard du locuteur. Le cas de la modulation est intéressant parce qu’il agit sur les deux niveaux. En effet, la partie PRIVE semble être modifiée avant que la partie PUBLIQUE le soit. Dans le cas de la modulation, le locuteur se rend compte qu’il y a une forme de contradiction entre ce qu’il pense dire (PRIVE) et ce qu’il dit (PUBLIC). La modulation agit ainsi pour rétablir cette incongruïté entre les deux phénomènes. Nous montrons dans la figure 2 comment les valeurs des assertions se transmettent d’un gameboard à un autre. La figure 2 représente un même tour de parole, dans lequel nous gardons la première assertion et l’assertion modulée. 4 Conclusion Nous avons introduit un certain nombre de contraintes qui proposent une première étape dans la caractérisation de la modulation en français. Ces contraintes ont été utilisées dans le cadre de description du discours proposé par J. Ginzburg. A la suite de cet article des questions subsistent. En effet, on peut se demander s’il ne serait pas opportun de diviser la structure BELIEF en deux structures : une première structure, centrée sur les croyances que le locuteur a sur ce qu’il dit, et une deuxième, centrée sur les croyances que le locuteur a des représentations que ce fait l’interlocuteur. Cette division permettrait de rendre compte, en outre, des phénomènes interactionnels qui sous-tendent toute modulation. Bellengier, Priego-Valverde 5 Remerciements Les auteurs remercient les membres du GDR 2521 "Sémantique et modélisation" (CNRS) dont les réflexions sur le modèle de J. Ginzburg ont participé à la rédaction de cet article. 6 Conventions de transcription : allongement vocalique. Le nombre de : est proportionnel à l’allongement / auto-interruption du déroulement discursif + pause. Le nombre de + est proportionnel à la durée de la pause (en)fin ( ) = partie non prononcée Références A SHER N. & L ASCARIDES A. (2003). Logics of conversation. Cambridge University Press. 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