Revue de la France méridionale
LE COMMERCE MARSEILLAIS À L’ÉPOQUE MODERNE
Définir les convenientiae méridionales de l’an mil · Élites urbaines
et ordres militaires à Toulouse · Gaston III de Foix et le roi Arthur ·
Le collège novateur de Sorèze · Le bain du Dauphin
à Bagnères-de-Bigorre · Charles Flahaut botaniste
TOME 132
n° 311-312
SEMESTRIEL
JUILLET-DÉCEMBRE 2020
LE COMMERCE MARSEILLAIS
À L’ÉPOQUE MODERNE
Dossier coordonné par Francis Brumont
INTRODUCTION
La publication dans la décennie qui a suivi la fin de la Seconde Guerre mondiale
de la monumentale Histoire du commerce de Marseille, dirigée par Gaston Rambert,
directeur de l’école de commerce de cette ville, a marqué un tournant historiographique majeur, et notamment, en ce qui concerne l’époque moderne1. Elle résultait, en effet, d’une recherche originale, basée sur les sources classiques dans ce
type d’études, en particulier des sources susceptibles de donner lieu à un traitement
statistique, bien dans l’esprit du temps. Il s’agissait, entre autres, d’évaluer l’importance de la place de Marseille, en France comme en Méditerranée et dans le reste
du monde, la dimension géographique (les directions des échanges) étant toujours
placée au premier plan. Les tomes V à VII sont d’ailleurs consacrés successivement
à ces différents espaces pour la période 1660-1789, qui se trouve ainsi privilégiée par
rapport à la première moitié de l’époque moderne, ce qui se justifie par l’abondance
des sources et l’expansion des activités commerciales du port à l’échelle du monde.
Ces ouvrages ont cependant un défaut que l’on ne peut imputer aux auteurs, c’est
d’avoir été rédigés à partir d’archives locales, très abondantes, voire pléthoriques,
certes, mais qui donnent simplement le point de vue marseillais et sont tributaires des
données, souvent lacunaires, surtout aux XVIe et XVIIe siècles, des archives locales.
Quand telle destination ou tel produit disparaissent, quelles sont la part de la réalité
commerciale et celle de son reflet dans les archives ? D’où l’intérêt d’aller chercher
ailleurs en adoptant un autre point de vue, c’est-à-dire celui des ports que fréquentaient les Marseillais. En premier lieu, le Levant espagnol, de Valence à Murcie, une
destination connue des Provençaux de toute antiquité et une relation qui ne saurait être
interrompue, tant elle est indispensable aux deux parties. Ensuite, la Normandie, que
les Marseillais fréquentaient de temps à autre, mais qui les attira de façon conjoncturelle, lors de l’épisode décrit ici : la rupture des importations d’épices depuis le bassin
oriental de la Méditerranée à cause de la guerre entre Venise et les Ottomans, à partir
de 1573. Il ne s’agissait plus alors de suivre des chemins millénaires, mais d’innover
pour s’introduire dans la place laissée vide par les Vénitiens. Un feu de paille certes,
mais qui ouvrit de nouvelles perspectives aux Marseillais, en direction de la Manche
et de la mer du Nord, d’autant plus qu’au même moment les Anglais sont de plus en
plus présents en Méditerranée.
1. RaMbeRt (Gaston) (dir.), Histoire du commerce de Marseille, t. III à VII, Paris, Plon, 1951-1966.
314
ANNALES DU MIDI
(2)
Ces aspects des activités commerciales des Marseillais n’avaient pas été négligés
par les auteurs de l’Histoire du commerce, mais les travaux que nous présentons les
complètent en apportant des précisions sur la fréquence des voyages ou sur les personnages impliqués dans ces trafics, des marchands souvent originaires de Provence, et
de Marseille même, mais surtout du Béarn et de Bretagne, que les archives marseillaises ne pouvaient pas connaître. Certes, il s’agit là d’échanges minoritaires au
sein du vaste espace où se meuvent les nefs phocéennes, et qui n’apportent pas les
richesses que la ville retire du Levant, de Barbarie ou, au XVIIIe siècle, des colonies
américaines. Mais, par leur régularité, ils alimentent un trafic non négligeable où sont
impliqués des patrons de barques, qui font en même temps du commerce pour leur
compte, et fournissent aux industries marseillaises les matières premières dont elles
ont besoin pour leurs échanges, avec la Méditerranée orientale notamment.
Francis Brumont*
MARINS ET MARCHANDS MARSEILLAIS
EN NORMANDIE VERS 1570
Les relations directes entre Marseille et les ports principaux de Normandie, Rouen,
puis Le Havre, ne sont pas très nombreuses au XVIe siècle ; il est très rare que des
navires marseillais, hormis les galères du Roi, se présentent devant l’embouchure
de la Seine, mais des vaisseaux normands franchissent de temps à autre le détroit de
Gibraltar, essentiellement pour aller sur la côte du Levant espagnol (Alicante, Malaga),
ou plus rarement pour se diriger vers l’Italie. C’est que l’industrie textile normande
était grande consommatrice d’alun, que l’on allait chercher à Civitavecchia (alun de
Tolfa) ou en Espagne (alun de Mazarrón)1. De temps à autre, des navires provenant de
Terre-Neuve ou du Brésil allaient délivrer leur cargaison dans la cité phocéenne. Signe
des temps nouveaux auxquels les Normands avaient su s’adapter très rapidement, l’affrètement, en 1548, du Char vollant, de Dieppe, pour le Brésil avec retour à Marseille,
Livourne ou « en tous lieux du pays d’Italie2 ». Il est probable que son chargement était
composé au moins en partie de « bois brésil », utilisé en teinturerie et à propos duquel
les consuls de Marseille signalent que les marchands de La Rochelle, Rouen ou Dieppe,
« qui vont chacun an aux isles du Brésil charger leurs navires de brésil, viennent la plus
part les vendre et décharger à Marseille3 ». Il faut certes faire la part de l’exagération
due au fait que les consuls craignaient qu’une taxe fût imposée sur ce produit ce qui,
disaient-ils, entraînerait le détournement de cette denrée si indispensable aux draperies
languedociennes et provençales vers les pays étrangers, mais s’il n’y avait pas un fond
de vérité, les consuls n’auraient pas utilisé cet argument.
*
[email protected]
1. Mollat (Michel), Le commerce maritime normand à la fin du Moyen Âge, Paris, Plon, 1952,
p. 240-242 ; bRauDel (Fernand), La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de
Philippe II, t. I, Paris, Armand Colin, 1949 et 1966 (2e éd.), p. 552-553 de l’édition de 1979.
2. Archives départementales de la Seine-Maritime, 2E1/397, n° 161 (22-XI-1548). Ces documents
sont en ligne sur le site des archives ; comme toute ma documentation provient de leurs fonds, je
me contenterai dorénavant de citer la cote et le numéro de la vue. Les cotes 2E1 correspondent aux
registres rouennais et 2E70 à ceux du Havre.
3. CollieR (Raymond) et billiouD (Joseph), Histoire du commerce de Marseille, t. III, De 1480 à
1599, Paris, Plon, 1951, p. 187 ; voir aussi p. 499-500.
Ancien pensionnaire de la Casa de Velázquez et professeur émérite d’histoire moderne
à l’université Toulouse-Jean Jaurès, Francis Brumont travaille actuellement sur les ports
de la façade atlantique aux XVIe et XVIIe siècles.
316
FRANCIS BRUMONT
(2)
Mais il n’était pas question de faire ces trajets directement, sans escale, les affréteurs profitant de ces longs voyages pour expédier les productions normandes, essentiellement draps et toiles, et/ou pour recharger à chaque escale pour décharger à la
suivante, si bien que les arrêts se multiplient, les maîtres des navires (ou le commis
des marchands embarqué à bord, le cas échéant) ayant parfois une certaine latitude
pour modifier la route initialement prévue4. Ils peuvent donc, à l’occasion, s’arrêter
à Marseille, comme, en 1535, la Françoise, de Rouen, dont le trajet prévu est le
suivant : Marseille, Villefranche, Livourne, Civitavecchia, Naples (ou Messine, ou
Palerme), Mazarrón, Le Havre (ou Londres)5. Ce détour vers Naples ou la Sicile est
plutôt rare, et plus couramment le trajet est semblable à celui du Cerf, de Dieppe, en
1548 : Marseille, Livourne, Civitavecchia et retour en Normandie6. Notons d’ailleurs
que l’on pouvait se procurer à Marseille de l’alun de Constantinople qui y parvenait
en aussi grande quantité que celui de Tolfa, malgré les fulminations du pape contre
cet alun des Infidèles7.
Parfois, ces navires sont affrétés de nouveau à Marseille, comme la Grande
Martine, de Dieppe, envoyée à Chio, Constantinople et Salonique en 15398. La
route de Marseille n’était donc pas inconnue pour les marins normands et certains
marchands y faisaient des affaires sans doute d’importance : en octobre 1556, durant
la trêve de Vaucelles, Jacques Le Seigneur, un des plus importants négociants de
Rouen, envoie à Marseille et villes voisines un commis muni d’une ample commission et de 3 000 écus en lettres à tirer sur Lyon, pour débiter les marchandises qu’il
y a expédiées et en rapporter d’autres, avec toute latitude pour s’arrêter où bon lui
semblera pour « traffiquer9 ».
Vers 1560, plusieurs changements se produisent, plus ou moins rapides, qui
permirent aux marchands rouennais et à la Normandie de jouer un rôle plus important dans le commerce international : la Paix du Cateau-Cambrésis ouvrit largement
le marché espagnol, et au-delà celui des possessions espagnoles en Amérique aux
produits de l’industrie normande, mais le facteur le plus important de cet essor
normand a été l’effacement d’Anvers : « frappée de plein fouet, selon l’expression de Fernand Braudel, par la banqueroute espagnole de 155710 ». Durant les
années suivantes, une reprise eût été possible, notamment grâce au développement
de son industrie, textile en particulier11, si la révolte des Pays-Bas, crise politique
et religieuse, ne l’avait frappée fortement dès 1566 lors du mouvement iconoclaste ;
les vicissitudes de la guerre ne lui permirent pas de remonter la pente et nombre
4. bRuMont (Francis), « Las relaciones económicas entre Normandía y Andalucía en el siglo XVI »,
Studia Histórica. Historia Moderna, 42, n° 1, 2020, p. 18-20.
5. 2E1/381, n° 120 (20-X-1535).
6. 2E1/397, n° 146 (17-XI-1548).
7. CollieR (Raymond) et billiouD (Joseph), Histoire du commerce de Marseille…, op. cit., p. 493-494.
8. Ibid., p. 221 et 255, n.
9. 2E1/417, n° 52 (15-X-1556).
10. bRauDel (Fernand), Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe siècle, t. III, Le
temps du monde, Paris, Armand-Colin, 1979, p. 126.
11. van DeR wee (Herman), The Growth of Antwerp Market and the European Economy (FourteenthSixteenth Century), t. II, La Haye, Martinus Nijhoff, 1963, p. 222-228.
(3)
MARINS ET MARCHANDS MARSEILLAIS EN NORMANDIE VERS 1570
317
des marchands étrangers qui la peuplaient et animaient son économie durent la
fuir pour s’installer ailleurs et notamment à Rouen, dont les relations avec Anvers
avaient été constantes et profondes depuis le milieu du XVe siècle au moins. De
nombreux Rouennais étaient installés sur les bords de l’Escaut12 tandis que les
marchands italiens et espagnols de la capitale normande étaient en relations étroites
avec leurs parents et compatriotes résidant à Anvers13. Dans les années 1570, une
partie d’entre eux viendra s’installer à Rouen pour continuer à commercer avec
l’Espagne et son empire.
Ces changements ne se manifestent pas tout de suite dans nos archives, parce que le
rôle de Rouen dans les expéditions maritimes décline au profit du Havre. De plus en plus
de navires, petits ou grands, y ont leur port d’attache ; la plupart de ceux qui apportent
des marchandises les y débarquent, quitte à les recharger dans des allèges pour continuer leur voyage jusqu’à Rouen et il est donc normal que les tabellions havrais soient
chargés de rédiger les actes concernant ces navires. Or, ce n’est qu’à partir d’octobre
1571 que leurs registres ont été conservés ; il est alors possible d’effectuer une comparaison entre leur activité et celle des tabellions rouennais. Les années 1573-1575 peuvent
nous servir d’exemple, car elles présentent peu de lacunes : les trois cinquièmes des neuf
cents voyages que j’ai recensés durant cette période dans les registres des notaires des
deux villes l’ont été par ceux du Havre14. Même si le rôle de Rouen était peut-être un peu
plus important dans les années 1560, il est bien possible que la moitié des voyages nous
ait échappé. Aussi ne doit-on pas s’étonner de la faiblesse des données concernant les
relations entre Rouen et Marseille durant cette décennie.
Il est possible, dans ces conditions, qu’elles se soient développées durant ces
années 1560 comme le montre le fait que durant les trois années 1561-1563, une
quinzaine de navires normands ont jeté l’ancre à Marseille15. Quelques autres indices
vont dans ce sens : fin 1565, voyage de Rouen à Marseille de Nicolas Boutard, de
Jumièges, sur sa nef la Françoise, qu’il finira par vendre à plusieurs marchands de
son lieu de destination16 ; vente, en 1569, par Sanson de Gayat, de Marseille, de sept
à huit quintaux d’huile d’olive à un maître savonnier de Rouen, pour faire du savon
blanc, façon d’Espagne17 ; retour du Fénix, en juin 1569, d’un voyage effectué à
Marseille et en Barbarie, sous la conduite du Rouennais Sandrin Houchard18 ; prise par
des corsaires anglais de la Salamandre de Dieppe, en route vers Marseille, emmenée
à l’île de Wight, sans doute fin 156919 ; nomination, par Jacques Le Seigneur, d’un
12. CooRnaeRt (Émile), Les Français et le commerce international à Anvers. Fin du XVe-XVIe siècle,
Paris, Rivière, 1961, p. 217-226.
13. Ibid., p. 224.
14. D’après les registres suivants : 2E1/488-507 et 2E1/ 898-907 (Rouen) et 2E70/2-24 (Le Havre) ;
bRuMont (Francis), « Las relaciones económicas… », art. cit., p. 21-22.
15. CollieR (Raymond) et billiouD (Joseph), Histoire du commerce de Marseille…, op. cit., p. 237.
16. Prêts à la grosse aventure pour le voyage : 2E1/ 441, n° 24 et 33, 2E1/443, n° 111, 113 et 117,
2E1/444, n° 33 et 36 (XI-1565), vente du navire à Marseille : 2E1/447, n° 209 (10-VI-1566).
17. 2E1/458, n° 194 (4-III-1569).
18. 2E1/460, n° 2 (25-VI-1569).
19. gasCon (Richard), Grand commerce et vie urbaine à Lyon au XVIe siècle. Lyon et ses marchands,
Paris, SEVPEN, 1971, p. 303.
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FRANCIS BRUMONT
(4)
fondé de pouvoir, Adam Vaultier, de Marseille, mais originaire de Rouen, pour recouvrer toutes assurances qu’il a faites dans cette ville depuis 1554 et conduire les procès
y afférant20 ; lettre de change de 4 687 livres et quelques sous, datée du 26 mars 1568,
en faveur de Bonaventure de Crament, de Rouen, émise à Marseille par Nicolas du
Renel le jeune et payable à Paris par Nicolas du Renel l’aîné21… Le tout complété
par l’arrivée en Normandie des premiers navires en provenance de la cité phocéenne,
puis par l’installation de marchands d’origine marseillaise à Rouen.
Quelles sont les raisons du développement de ces relations entre le grand port de la
Méditerranée et les ports normands ? Que viennent chercher les marchands marseillais à Rouen ? Et pourquoi s’y installent-ils à cette date, vers 1570 ? Un examen de
l’activité des uns et des autres, telle qu’elle se reflète dans les registres des tabellions
de Rouen et du Havre, apportera quelques réponses à ces questions.
Armateurs et navires marseillais en Normandie
À partir de 1570 environ, il semble bien que ces relations s’intensifient, comme le
montre la présence de navires marseillais à Rouen ou au Havre, qu’ils y accostent
chargés de marchandises ou qu’ils s’y installent pour effectuer divers voyages à partir
des côtes normandes. Il ne s’agit là cependant que de quelques exemples, car si à
partir d’octobre 1571 nous pouvons disposer des registres des tabellions havrais,
ceux de Dieppe, dont les relations avec la cité phocéenne paraissent assez suivies,
font défaut, ayant été détruits par un incendie en 1693.
La première mention de l’arrivée d’un navire marseillais dans un port normand, à
Rouen dans ce cas, est celle du Sainte-Marie-Saint-Elme, de 50 tonneaux environ,
qui accoste sur les quais de Seine vers le 15 septembre 1565, en provenance de
Majorque ; début décembre, son capitaine, Blaise Fort, déclare qu’il va repartir en
direction de Valence, mais finalement c’est son port d’attache qui sera sa destination22.
D’autres arrivent un peu plus tard, surtout à partir de 1572, comme le Notre-Dame
du Chemin, dont le maître est le Marseillais Vincent Seresa qui a chargé de l’alun
de Tolfa à Cadix qu’il décharge au Havre, mais nous ne savons rien de son voyage
de retour23. D’autres, et c’est plus intéressant, résident quelque temps à Rouen ou au
Havre et effectuent plusieurs voyages à partir de ces ports. Témoin Julien Hodon, de
Marseille, maître du Notre-Dame de la Conception, de 90 tonneaux (ou 80), qui avait
chargé à Cadix, début 1572, des aluns et du sumac pour des marchands de Rouen et
qui fut pris par des corsaires anglais et mené à l’île de Wight24. Hodon avait d’ailleurs
20. 2E1/891, n° 699 (28-XI-1570) ; assurances faites par commission de Jacques de Cripio (Lyon) et
Gilles Breton (Avignon).
21. 2E1/451, n° 202 (21-VI-1568), il est nommé du Revel par Joseph Billioud (Histoire du commerce…, op. cit., p. 211).
22. 2E1/442, n° 144 (5-XII-1565) et 443, n° 224 (28-XII-1565).
23. 2E1/895, n° 991 (30-VI-1572) ; Seresa est dit « genevois » (c’est-à-dire génois) dans un autre acte
concernant les mêmes aluns (2E1/488, n° 140, 19-VIII-1572).
24. Navire appelé aussi Sainte-Marie de la Conception (2E1/486, n° 128 et 182, 16 et 19-V-1572,
2E1/484, n° 317, 28-VI-1572)).
(5)
MARINS ET MARCHANDS MARSEILLAIS EN NORMANDIE VERS 1570
319
déjà eu maille à partir avec d’autres corsaires : désireux de se rendre à Darmouth, il
embarqua à Quillebeuf, le 25 janvier 1572, sur le Dragon, de cette ville ; contraints
de s’arrêter à La Hougue à cause du mauvais temps, ils furent pris par le navire du
capitaine Boisseau, de La Rochelle, armé en guerre ; le Dragon fut entièrement pillé,
Hodon dépouillé de ses biens « et accoustrements » et conduit à Darmouth, où il dut
emprunter quelques écus pour témoigner devant notaire et pouvoir s’en retourner25.
Il ne quitta pas la Normandie pour autant : il était propriétaire d’un tiers du NotreDame de la Conception, dont son neveu, Thomas (ou Thomassin) Baquy, qui en
possédait autant, était capitaine. En juillet 1572, ils le frétèrent à Claude Dambray,
marchand parisien, pour aller à Marseille à partir de la fin août, y demeurer trente
jours et revenir au Havre, pour 4 200 livres de fret et 100 écus pour les chausses du
maître26. Je ne sais cependant si ce voyage eut lieu parce que, quelque temps après, fin
septembre, alors qu’ils auraient dû être en mer, ils louèrent le même navire à Jérôme
Vandalle, de Rouen, pour aller aux Canaries sous la conduite de Jean Boutart, de
Honfleur, avec retour au Havre, ou à Anvers, « s’il n’y a guerre27 ».
En mai de l’année suivante, au retour de ce voyage, l’oncle et le neveu montèrent
une expédition pour Venise, moyennant plusieurs contrats d’affrètement : le premier
pour le voyage Le Havre-Marseille-Venise, avec escale de dix jours à Marseille
et trente à Venise, avec Méderic Delaistre, marchand de Paris, facteur des frères
Martin, et Jean Covet, de Marseille – tous personnages que nous retrouverons – pour
4 000 livres tournois28 ; et le second affrètement pour Quentin de Paris, de Rouen,
cette fois pour le voyage Venise-Marseille (15 jours d’escale)-Le Havre, et ce, pour
3 000 livres29. Il est possible que le premier affrètement soit celui auquel fait allusion
Joseph Billioud quand il signale qu’un Médéric de Lestrot, « capitaliste parisien »,
affrète un navire de 90 tonneaux à deux armateurs marseillais, le 9 mai 157330. Pour
effectuer le radoub du navire et son avitaillement, ils avaient dû prendre 2 100 livres
à la grosse aventure pour le voyage aller à 100 % – taux très élevé31 – et 644 livres
et quelques sous aux Covet à 40 % pour le seul trajet Le Havre-Marseille32. Mais les
affréteurs avaient payé le pain frais et réglé les frais de taverne des marins du navire33.
Peu avant de partir, ils embauchèrent un pilote havrais, Gabriel de Neufville, moyennant 90 écus et quelques menus avantages, pour conduire cette longue expédition34.
Ils repartirent sans doute assez rapidement pour la cité phocéenne puisqu’ils y étaient
de nouveau début septembre de cette même année 1573, date à laquelle les frères
Covet firent saisir le navire comme nous le verrons plus bas35.
25. 2E1/490, n° 92 (31-I-1573).
26. 2E1/488, n° 70 (22-VII-1572).
27. 2E1/896, n° 709 (27-IX-1572).
28. 2E70/10, n° 315 (8-V-1573).
29. Ibid., n° 319 (8-V-1573).
30. CollieR (Raymond) et billiouD (Joseph), Histoire du commerce de Marseille…, op. cit., p. 237.
31. 2E70/1, n° 322 (8-V-1573).
32. Ibid., n° 353 (6-VI-1573).
33. Ibid., n° 352 (5-VI-1573) et 358 (6-VI-1573).
34. 2E70/2, n° 426 (6-VI-1573).
35. 2E1/493, n° 651 (29-XII-1573).
320
FRANCIS BRUMONT
(6)
Nous perdons leurs traces par la suite, mais nous pouvons aussi citer le cas d’un
autre marin (et marchand) marseillais, Louis Franquou (ou Francou), propriétaire
pour moitié et capitaine de la Grâce de Dieu, de 80 tonneaux, l’autre moitié appartenant à Guillaume Péricart, natif de Lyon, ayant résidé un temps à Majorque, puis
à Lyon et enfin à Marseille, lesquels désireux d’emmener leur navire à Terre-Neuve
à la pêche et sécherie des morues, sous la conduite de Guillaume Bosquet (de SaintValéry-en-Caux), empruntèrent à la grosse aventure diverses sommes, en particulier
2 204 livres à un marchand rouennais d’origine espagnole, Jean de Palma Castillo, en
échange du tiers du poisson36. De retour en octobre de la même année 1573, ils sont
prêts à repartir en novembre (non sans avoir laissé une ardoise à la taverne lors du
déchargement du poisson), Péricard étant cette fois maître du navire, pour Livourne,
Civitavecchia (ou Gaète), en droite ligne, sans pouvoir s’arrêter à Marseille, et retour
au Havre. Pour ce voyage, la Grâce de Dieu avait été affrétée par Michele et Arnolfino
Arnolfini, membres d’une illustre famille lucquoise, résidant alors à Rouen, qui leur
avaient prêté à la grosse 1 836 livres 2 sols 6 deniers au taux de 50 %37. Ce voyage
n’alla sans doute pas jusqu’à son terme, car la Grâce de Dieu fut prise et emmenée en
Angleterre, peut-être à son retour, puisque la réclamation des affréteurs a été présentée seulement au mois d’avril 157438.
La tradition des voyages au Brésil avec retour à Marseille n’était pas tout à
fait oubliée alors, puisque nous pouvons signaler au moins trois de ces voyages :
en 1575, celui du Saint-Jean, de Marseille, jaugeant 400 tonneaux (ou 300 dans
un autre acte). Ce navire appartenait à une compagnie des meilleurs marchands
marseillais (Riquetti, Lenche, Roncaille et autres) et avait été frété en leur nom par
Michele Arnolfini et Pierre Charrioti, leurs commissionnaires à Rouen, puisque
ce navire se trouvait au Havre. Son maître et patron était le Marseillais Étienne
Scarpin (ou Escarpin si l’on en croit sa signature) qui devait recevoir 2 000 livres
de salaire39. En 1578, c’est un navire dieppois, le Grand Margou, de 100 tonneaux,
qui effectue le voyage du Brésil avec retour à Marseille où il devra recharger, les
marchandises lui étant fournies pour les trois quarts par Nicolas du Renel et le reste
par Bonaventure de Crament, notable marchand rouennais déjà cité, très actif dans
le commerce atlantique40. La même année, la Pucelle, de 120 tonneaux, est engagée
pour un périple encore plus long, puisque, après avoir fait escale à Marseille,
toujours au retour du Brésil, le capitaine et son équipage devront se rendre à
Livourne « et aultres lieux et endroicts de ladite coste41 ». Un marin marseillais fait
partie de cette expédition. Il n’est pas le seul d’ailleurs : on peut citer encore Jean
Bernard, dit Escoffier, qui a fait le voyage du Pérou (c’est-à-dire des Antilles) en
36. 2E1/898, n° 504 et 508 (26-II-1573) ; voir aussi 2E70/10, n° 211 (12-III-1573) et 2E1/495, n° 393
(25-X-1573).
37. 2E1/493, n° 459 (6-XI-1573) et 495, n° 453 et 455 (10-XI-1573).
38. 2E1/503, n° 65 (21-IV-1574).
39. 2E1/509, n° 386 (28-XI-1575).
40. 2E1/912, n° 372 (27-V-1578) ; ce voyage n’est pas cité par baRRey (Philippe), Le Havre maritime
du XVIe au XVIIIe siècle, Paris, Hachette, 1917, p. 174-175.
41. 2E70/29, n° 303 (4-XI-1578) ; baRRey (Philippe), Le Havre maritime…, op. cit., p. 175.
(7)
MARINS ET MARCHANDS MARSEILLAIS EN NORMANDIE VERS 1570
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157942 ou encore l’histoire assez picaresque des frères Nolle, Bertholon et Claude.
En 1575, le premier est installé au Havre où il sert dans les navires du sieur de
Sarlabous, gouverneur de la ville, lorsque débarque le second, contremaître sur la
Françoise, qui arrive de Marseille. Mais comme Bertholon vit avec une dénommée
Colette, Claude ne trouve pas mieux que de s’acoquiner avec Madeleine. Lorsque
la Françoise est prête à repartir, Bertholon, qui se rend au port où il doit embarquer,
y apporte le coffre et les hardes de son frère ; lorsqu’il revint de son expédition, il
fut bien « esbahy » lorsqu’on lui apprit que Claude s’était caché, que l’on n’avait
pu le retrouver malgré d’intenses recherches, et qu’il n’avait pas voulu repartir
à cause de « l’amitié » qu’il avait pour la susdite Madeleine, « dont il estoit fort
amoureux », et qui l’avait caché dans le grenier de sa maison à Honfleur43.
Comme ils ne maîtrisaient pas très bien les itinéraires qu’ils empruntaient, les
propriétaires des navires marseillais s’adjoignaient les services de maîtres normands,
comme dans les exemples précédents, ou de pilotes connaissant les routes de l’Atlantique : Thibaut Hérault, de Honfleur, est ainsi embauché pour piloter le Saint-Jean, de
Marseille, pour aller jusqu’au Brésil et retourner à Marseille, mais la tâche du pilote
sera terminée « au travers de Gibraltar » où l’on devra en prendre un autre44. Un autre
Normand, le Dieppois Pierre Lamont, devra accompagner Sauvaire Faulcon, maître
du Saint-Jean-Baptiste, qui doit retourner à Marseille en compagnie du Saint-Jean
Bonne aventure, de 120 tonneaux, dont le maître est Jean Bois (ou Buis), lequel,
quant à lui, se fera piloter par un Breton, Jean Pedeleu, de Saint-Malo45. Parfois,
les affréteurs préfèrent engager un navire local : ainsi la compagnie composée
par Nicolas du Renel l’aîné, Philippe du Renel et Claude Dambray de Paris, ainsi
que Nicolas du Renel le jeune, de Marseille, affrètent le Chérubin, du Havre, de
130 tonneaux, dont le maître est Jean Rodrigues, également havrais, pour aller à
Marseille. L’équipage sera composé de trente hommes et de deux pages (mousses)
et devra séjourner cinquante jours à Marseille pour décharger et recharger46. Il y eut
certainement des problèmes lors de ce voyage puisque, au mois de janvier 1574, les
du Renel père et fils (Nicolas l’aîné et Philippe) nommèrent un procureur pour faire
arrêter, c’est-à-dire saisir, le navire47.
Les tabellions normands, au contraire des notaires bordelais, n’ayant pas conservé
les doubles des connaissements signés des maîtres des navires, il est difficile de
savoir quelles marchandises étaient chargées sur ces vaisseaux. Tout au plus sait-on
que le Chérubin devait emporter au moins 50 tonneaux de harengs et le reste « de
telles marchandises qu’il plaira aux marchands48 ». Quant au Notre-Dame de la
Conception, Médéric Delaistre, facteur des frères Covet, y avait fait charger, à l’insu
42. 2E70/35, n° 48 (12-IV-1580).
43. 2E70/29, n° 369 (19-XII-1578).
44. 2E70/19, n° 410 (2-XI-1575) et 2E70/23, n° 31 (6-XII-1575) ; baRRey (Philippe), Le Havre
maritime…, op.cit., p. 106 et 170.
45. 2E70/15, n° 554 (25-VI-1574) et 2E70/16, n° 42 (14-VII-1574).
46. 2E1/495, n° 415 (29-X-1573) ; voir aussi 2E1/494, n° 411 et 412 (31-X-1573).
47. 2E1/499, n° 83 (23-I-1574).
48. Ibid.
322
FRANCIS BRUMONT
(8)
de ceux-ci (sous le nom de Quentin de Paris, marchand rouennais), du plomb et du
bois brésil pour une valeur de 3 000 livres, et avait engagé le marchand anglais résidant à Rouen, Henry Kentish, pour accompagner ces marchandises jusqu’à Marseille
moyennant un salaire de 200 livres. Mais, pour une raison que l’on ignore, les Covet
avaient fait saisir le navire et la marchandise ; suite au procès qui s’ensuivit, les juges
évaluèrent le profit que Delaistre aurait dû tirer de son envoi à 2 200 livres, profit
non négligeable, Delaistre quant à lui prétendant qu’il aurait doublé la mise (« avec
le proffict qui se montoit à pareille somme ou environ49 »). Pour les autres expéditions, l’étude de l’activité des marchands marseillais résidant à Rouen nous apportera
quelques pistes.
Ainsi, les relations entre Marseille et la Normandie n’ont pas cessé au cours de
ces soixante-quinze premières années du XVIe siècle ; il s’agit d’un courant de peu
d’importance si on le compare au total des expéditions qui partent de Marseille ou de
Dieppe, Rouen et Le Havre, quelques navires chaque année sans doute. La nouveauté
pour la période que nous étudions, le début des années 1570, c’est l’arrivée de vaisseaux marseillais en Normandie où ils prennent part au trafic des ports, s’essayant à
quelques-unes des destinations favorites des Rouennais ou surtout Havrais à ce moment,
c’est-à-dire Terre-Neuve et le Brésil, mais les liens avec la Méditerranée ne sont pas
négligés : c’est qu’ils sont en train de s’intensifier, comme le montre la présence inédite
de marchands marseillais passant ou résidant en Normandie, essentiellement à Rouen.
Les marchands marseillais et leurs facteurs en Normandie
La plupart des marchands originaires de Marseille qui résident à Rouen au début
des années 1570 sont les « procureurs », c’est-à-dire les fondés de pouvoir ou les
commis de marchands marseillais qui ne se présentent qu’exceptionnellement dans
la capitale normande. Ce sont eux qui sont chargés des tâches courantes, mais indispensables : achat, vente, contrôle des marchandises, chargement et déchargement,
paiements et recouvrements, réclamations, procès et relations avec leurs homologues, avec les maîtres des navires et les portefaix, etc. C’est dire que le travail ne
leur manque pas, d’autant plus que certains agissent pour plusieurs marchands ou
compagnies, marseillaises ou non.
Voilà François Incisse (Incize pour les tabellions normands) : facteur des frères
Martin et Jean Covet, il est installé en Normandie avant 1570, puisqu’en octobre ou
novembre 1569, il avait été envoyé à Anvers pour affréter un navire, l’Adventureuse,
de Caen, afin d’apporter à Rouen de la garance, des ancres et des boulets, lequel pris
par le Brave, du Conquet, dont le capitaine était le Rochelais Jean Dupuys, fut conduit
à Harwich, en Angleterre. L’affaire étant d’importance, Martin Covet s’était transporté
personnellement à Rouen à la fin de l’année 1569 : le 2 janvier 1570, il nommait un
procureur, en l’absence d’Incisse, pour qu’il se charge de recouvrer la marchandise50.
Mais c’est son commis qui termina heureusement l’affaire moyennant finance, Incisse
49. 2E1/493, n° 651 (29-XII-1573).
50. 2E1/467, n° 5 (2-I-1570).
(9)
MARINS ET MARCHANDS MARSEILLAIS EN NORMANDIE VERS 1570
323
n’ayant d’autre solution que d’envoyer un émissaire, le Dieppois Pierre Guérin, pour
racheter ses propres marchandises qui lui furent livrées en mai 157051. Comme à ce
moment-là les tabellions ne l’identifient pas comme « Marseillais », signalent qu’il
réside à Rouen dans la paroisse Saint-Maclou et parfois lui donnent de « l’honorable
homme », il est bien probable qu’il y réside depuis un certain nombre d’années52.
Il est d’ailleurs dès cette époque chargé d’affaires de plusieurs marchands d’envergure, de Lyon, comme Claude Tourvéon53 ou Nicolas et Jean Le Pelletier54, ou
de Marseille : en 1572, il devient l’homme de confiance d’un autre des plus gros
marchands de cette ville, sinon le plus gros, Jean Riquetti, depuis peu (1570) sieur
de Mirabeau55. Non content de s’occuper des affaires de ces deux marchands très
actifs, il reçoit aussi pour des actions précises des procurations d’autres marchands
lyonnais, souvent d’origine italienne : en septembre 1573, Giullo Capriano, milanais,
résident à Lyon, présent à Rouen, pour lui et son frère Raphaël, lui octroie une procuration générale pour vendre, troquer et débiter leurs marchandises, en acheter d’autres
en retour, effectuer paiements et recouvrements, prendre de l’argent sous forme de
lettres de change, ester en justice ou effectuer des arbitrages56. À l’occasion, il représente un marchand de Troyes57 ou la compagnie de marchands banquiers de Lyon,
très actifs également à Marseille, Ascanio Roncaille (Roncaglia), lucquois, et PierrePaul Nobili, florentin, pour régler un achat de toiles flamandes58. À Rouen même,
il était en relation avec Pol Lambert, marchand italien installé dans cette ville et
« commissionnaire d’un grand nombre de marchands italiens établis à Lyon59 ». Son
travail ordinaire consiste à acheter et vendre les marchandises, parfois à les troquer
purement et simplement, en échangeant, par exemple de l’huile avec un marchand
anglais contre des draps60. La plupart du temps, cependant, surtout dans les échanges
avec les marchands londoniens, on utilise le transport de créances, qui consiste à
payer les marchandises en fournissant au vendeur des créances sur un tiers, ou le plus
souvent plusieurs, pour un montant équivalent à la dette contractée ; ces créances se
présentent sous forme de « cédules », qui sont de simples reconnaissances de dette
sous seing privé, et dont la circulation évite l’utilisation du numéraire, système favorisé par la présence effective de tous ces marchands lors des foires.
51. 2E1/471, n° 185 (29-V-1570).
52. 2E1/483, n° 26 (5-X-1571) et 89 (22-X-1571).
53. 2E1/477, n° 173 (20-XI-1570) et 2E1/891, n° 779 (6-XII-1570).
54. 2E1/483, n° 26 (5-X-1571) et 89 (22-X-1571).
55. 2E1/897, n° 811 (15-X-1572) ; sur Jean Riquetti, CollieR (Raymond) et billiouD (Joseph),
Histoire du commerce de Marseille…, op. cit., p. 209-210, et baulant (Micheline), Lettres de
négociants marseillais : les frères Hermitte (1570-1612), Paris, Armand-Colin, 1953, p. 6.
56. 2E1/901, n° 880 (25-IX-1573).
57. 2E1/491, n° 658 (27-VI-1573).
58. 2E1/490, n° 432 (20-IV-1573) ; sur leur activité à Marseille, CollieR (Raymond) et billiouD
(Joseph), Histoire du commerce de Marseille…, op. cit., p. 461, et baulant (Micheline), Lettres
de négociants marseillais…, op. cit, p. 7.
59. gasCon (Richard), Grand commerce…, op. cit., p. 303.
60. 2E1/471, n° 202 (3-VI-1570) et 2E1/472, n° 207 (5-VI-1570) : échange de 9 bottes d’huile contre
72 pièces de créseaux (carisées).
324
FRANCIS BRUMONT
(10)
François Incisse est certainement le plus actif des marchands marseillais résidant
à Rouen, mais il ne s’occupe pratiquement que des affaires des autres. Certains, au
contraire, demeurent à Rouen pendant un certain temps pour y commercer à leur
propre compte : Pierre Rube est de ceux-là ; durant toute l’année 1572, il se rend à
plusieurs reprises chez le notaire pour recouvrer des créances ou les donner contre
marchandises61. À la fin de la même année, un autre marchand marseillais, Pierre
Charrioty, se trouve lui aussi à Rouen ; en 1570, il est mentionné comme écrivain dans
un navire marseillais, la Sainte-Marie, prêt à partir pour Lisbonne62 et deux ans après,
on le voit vendre des marchandises et prêter de l’argent à Julien Hodon et Thomassin
Baquy63 ; il est présent comme témoin à un acte passé entre Lambert et Incisse64 et
fait des affaires pour son propre compte65. Il est possible qu’il soit ensuite retourné
à Marseille, car en octobre 1573, François Incisse agit en son nom66, mais nous le
voyons revenir l’année suivante en tant que fondé de pouvoir de Jean Riquetti67. Il est
toujours rouennais en 1580 lorsque Jean Dragou, patron du Saint-Esprit de Marseille,
le charge de le représenter pour un procès au parlement de Normandie68. D’autres
ne sont mentionnés qu’en une seule occasion, souvent pour faire des achats, comme
André Chalmier ou Jacques Bonet qui viennent vendre et acheter des marchandises
dans la capitale normande69.
Quelques rares Normands font le chemin inverse et partent s’installer dans la cité
phocéenne : c’est le cas d’Adam Vaultier, fils de feu Nicolas, en son vivant « bourgeois » de Rouen, qui se trouvait à Marseille en mars 1570, nous l’avons vu ; en
novembre, de retour en Normandie, il s’associe pour faire « le trafic de marchandises » avec un autre marchand, Richard Oursel ; pour inaugurer cette compagnie,
Vaultier emporte 29 pièces de créseaux (nom utilisé à Rouen pour désigner les
draps anglais plus communément nommés carisées, ou kerseys) qu’il se chargera de
vendre dès son arrivée à Marseille70. Deux jours après, étant sur le départ, il se rend
chez le notaire pour instituer un procureur qui devait se charger de recouvrer toutes
ses créances et plus généralement de traiter l’ensemble de ses affaires71. Il résidait
toujours à Marseille cinq ans plus tard lorsque son frère puîné, répondant au rare
prénom d’Abdenago et qui était installé à Bilbao, aux sources de la laine et du fer,
décéda en juin 1575 en faisant son retour vers sa ville natale72. Voici encore « nobles
hommes » Balthazar et Jean Levillain, père et fils, bourgeois de Marseille, héritiers de
61. 2E1/483, n° 403 (15-I-1572), 488, n° 111 (11-VIII-1572), 897, n° 325 (3-XI-1572) et 336
(4-XI-1572).
62. 2E1/467, n° 75 (29-V-1570).
63. 2E1/487, n° 469 (26-XI-1572) et n° 545 (27-XII-1572).
64. 2E1/897, n° 811 (15-XII-1572).
65. 2E1/488, n° 521 (15-XII-1572).
66. 2E1/493, n° 333 (3-X-1573).
67. 2E1/500, n° 363 (24-III-1574).
68. 2E70/35, n° 41 (9-IV-1580).
69. 2E1/495, n° 182 (12-VIII-1573), 483, n° 594 (13-III-1572) et 492, n° 172 (17-II-1573).
70. 2E1/476, n° 168 (20-XI-1570).
71. 2E1/477, n° 188 (22-XI-1570).
72. 2E1/512, n° 144 (25-VIII-1575).
(11)
MARINS ET MARCHANDS MARSEILLAIS EN NORMANDIE VERS 1570
325
noble Pierre Levillain, qui résidait de son vivant à Rouen, lesquels durent emprunter
une somme assez considérable (1 200 écus) pour subvenir aux frais engagés lors de
la succession, mais sur lesquels je n’ai guère d’autre renseignement73.
Les marchands marseillais n’utilisent pas que leurs compatriotes pour les représenter et faire leurs affaires à Rouen : Médéric Delaistre, marchand de Paris déjà cité,
est aussi à leur service ; il est notamment le commis des frères Covet en même temps
que François Incisse, en 157274 ; il représente également ce dernier en son absence
et, à cette occasion, les deux sont désignés comme « facteurs et procureurs » des
sieurs Covet75. Il est possible donc que Delaistre ne soit pas ce « capitaliste parisien »
qu’imaginait Joseph Billioud, mais un simple commissionnaire, fonction exercée
d’ailleurs par toutes sortes de marchands et de banquiers76.
Quoi qu’il en soit, les marchands qu’ils représentent ne sont pas les premiers
venus. Riquetti et les Covet font partie de « l’aristocratie marchande » qui dirige
les grandes compagnies de commerce de la ville : la Compagnie du corail et la
Compagnie Nicolo77. Riquetti est qualifié de « richissime » ; quant aux Covet, « leur
influence ne cessera de grandir avec la fin du siècle78 ». C’est ce que montrent, en
effet, les enquêtes administratives des années 1580-1590, qui évaluent (pour les
taxer) les plus grosses richesses de la ville79. Vers 1595, Riquetti, les Covet et un
troisième marchand, d’Albertas, sont « les trois Crésus de Marseille80 ». Cela signifie
sans doute que ce sont les marchands les plus importants qui se sont impliqués les
premiers dans ces nouvelles relations avec la Normandie.
Quelles sont les tâches qui sont confiées à ces commis ? En premier lieu, si l’on en
croit les actes qu’ils passent chez le notaire, la gestion des créances de leurs commettants et le paiement des dettes, souvent par le biais de transports de créances, comme
nous l’avons signalé. Comme nous connaissons la spécialité de certains de ces débiteurs (drapier, épicier le plus souvent) et aussi la marchandise qui est payée avec ces
créances, ces documents donnent une idée des flux de marchandises qui proviennent
de Marseille et transitent par Rouen.
Quelques exemples nous montreront le mécanisme de ces transferts : le 14
juin 1572, Quentin de Paris, facteur de Jean et Guillaume Jenson (soit John et
William Johnson), marchands de Londres, transporte à Médéric Delaistre, facteur
des frères Covet, 1 672 livres tournois en sept cédules sur autant de marchands
drapiers de Rouen pour payer du poivre et des fils de soie qu’ont achetés les
Londoniens. Le même jour, Delaistre, toujours au nom des Covet, transporte aux
Johnson 2 782 livres (en 10 obligations) afin de leur payer des créseaux81. Autre
73. 2E1/910, n° 557 (27-VII-1577).
74. 2E1/895, n° 683 (2-VI-1572) et n° 803 (14-VI-1572).
75. 2E1/486, n° 125 (12-V-1572).
76. gasCon (Richard), Grand commerce…, op. cit., p. 299-300.
77. CollieR (Raymond) et billiouD (Joseph), Histoire du commerce de Marseille…, op. cit., p. 209-211.
78. Ibid.
79. Ibid., p. 214-216.
80. Ibid., p. 239.
81. 2E1/895, n° 803 et 805 (14-VI-1572).
326
FRANCIS BRUMONT
(12)
exemple concernant François Incisse qui, toujours au nom des frères Covet, effectue plusieurs transferts par trois actes passés les 7 et 10 novembre 1571 : dans le
premier, il transporte à John Osborne, de Londres, 934 livres tournois et quelques
sous sur deux marchands épiciers de Rouen ; dans le second, ce sont plus de
5 000 livres qu’il transfère à Richard Wightman, lui aussi marchand londonien, sur
deux autres marchands anglais, le tout pour payer des créseaux82. Trois jours plus
tard, le samedi 10 novembre, il reçoit de William Lyng, résidant également dans
la capitale anglaise, une cédule de 1 050 livres dues par Robert Jean, marchand
drapier rouennais, en paiement de noix de galle qu’il lui a délivrées83. Il s’agit
dans tous ces cas d’échanges simples, consistant en la remise de créances sur des
tiers pour payer des marchandises. Mais on pouvait aussi conserver ces cédules
par-devers soi et les céder à d’autres au lieu de les encaisser, si bien qu’il s’agit
d’un instrument très souple, qui permet de régler des dettes sans avoir à fournir et
à transporter du numéraire, sans toutefois avoir les inconvénients du simple troc.
Ainsi, Myles Gray, marchand anglais installé à Rouen, paye des canevas qu’il
a achetés dans la vicomté d’Orbec avec deux cédules qui lui ont été cédées par
François Incisse, au nom des frères Covet, sans doute pour payer des créseaux84.
Notons par ailleurs que ces transferts ne concernent pas seulement des marchands
rouennais, ou anglais, mais que souvent les débiteurs sont des marchands de Paris,
une ville qui a de nombreux liens avec Rouen. En voici deux exemples : André
Chalmier, pour payer des toiles blanches à Jean Boissel, de Rouen, lui transporte
1 987 livres sur quatre marchands de Paris, dont deux épiciers, auxquels il a vendu
des cotonnades et de l’épicerie85. Robert Smith, résident à Rouen, transporte quant
à lui, à Nicolas et Philippe du Renel, 947 livres sur des marchands drapiers à qui il
a vendu des créseaux, pour payer les noix de galle qu’il leur a achetées86.
De Londres à Marseille (et au-delà) : courants d’échange
Les quelques exemples que nous avons cités plus haut l’auront fait soupçonner :
Rouen est une étape importante pour les relations entre Londres et Marseille, consistant essentiellement en échanges de marchandises. Des marchandises qui débarquent
sur les quais de Rouen, en provenance du Havre ou de Dieppe, et dans ce dernier cas,
assez souvent par voie de terre, si bien que la charge de cheval est une unité utilisée
pour estimer le poids des draps et toiles arrivant d’Angleterre87, ou par la Seine, en
amont, en provenance de Lyon, le grand centre de redistribution des marchandises
méditerranéennes.
82. 2E1/483, n° 138 et 139 (7-XI-1571).
83. Ibid., n° 157 (10-XI-1571).
84. 2E1/484, n° 247 (13-VI-1572).
85. 2E1/495, n° 182 (12-VIII-1573).
86. 2E1/484, n° 209 (30-V-1572).
87. 2E1/897, n° 895 (22-XII-1572) : six charges de cheval de créseaux ; 2E1/484, n° 28 (14-IV1572) : arrivée de 24 charges de cheval de créseaux et cotons.
(13)
MARINS ET MARCHANDS MARSEILLAIS EN NORMANDIE VERS 1570
327
Vers 1570, les notaires enregistrent de nombreuses attestations de déchargement de
marchandises anglaises sur les quais de Rouen, y faisant figurer avec assez de précision
la quantité et la qualité des marchandises, le nom du navire qui les a apportées, le cas
échéant, et le marchand à qui elles appartiennent. La plupart de ceux-ci sont anglais,
de Londres, Southampton, Yarmouth ou Sandwich, ou résident à Rouen. Quant aux
marchandises, ce sont le plomb et l’étain, la cire, le charbon, du poisson, maquereaux
et morues salés, et des tissus : quelques frises ou cotonnades, mais surtout des draperies et créseaulx en balles ou ballots, qui débarquent par centaines de pièces sur les
quais de Rouen. La qualité et donc le prix de ces tissus sont très variables, ainsi que le
montrent les exemples suivants : le 5 mai 1572, George Norton, marchand londonien,
vend à deux drapiers de Rouen, Geoffrey Pierre et Pierre Rachinel, pour une somme
considérable, 27 750 livres, 300 pièces de drap à 70 livres chaque et 300 pièces de
créseaulx de couleur à 22,5 livres88. Quelques mois plus tard, Pierre de Clerville transporte à William Lynn, marchand anglais, tout ce qu’il a retiré de la vente à Paris des
biens qui ont été confisqués au marchand drapier rouennais Jacques Girard, suite aux
troubles qui ont suivi la Saint-Barthélemy en août 1572 : il y a là des frises sèches à 16
livres la pièce, des sayettes « turquines » à 32, les blanches à 28, des futaines à 6 et des
créseaux blancs à 17 livres la pièce. Les prix des autres frises (dont la longueur est très
variable) sont exprimés à tant de sous par aune : les frises noires à 9,5 sous, les rouges
à 10,5, les vertes à 11,5, les blanches à 8, les doubles à 40 sous89. Début 1573, Martin
Pépin, marchand parisien, achète 600 pièces de créseaux turquins, de deux marques,
la « grande arbalète » et la « double clef » ; elles sont livrables à Dieppe (pour être
réexportées ?) au prix de 21 livres pièce90.
En échange, les marchands anglais reçoivent des produits locaux : toiles et draps,
papier, peignes, cartes à jouer, des soieries de Tours, et surtout des produits redistribués par les marchands rouennais, en provenance de l’Atlantique (pastel, huile
d’olive, bois brésil ou de campêche…) ou de la Méditerranée. Il s’agit alors d’épices,
dont on nous précise rarement la nature, étant englobées dans le terme générique
d’« épiceries » (essentiellement poivre, gingembre, cannelle, muscade)91, de coton,
de savon, de soieries ou de soie brute, de colorants (noix de galle). Les marchands
marseillais sont évidemment parties prenantes dans ce cas, fournissant ces produits
en échange de créseaux essentiellement, mais aussi des draps et des toiles locaux,
comme le montre l’exemple d’André Chalmier cité plus haut ; nous pouvons ajouter
celui de Michel Fauveau, présent à Rouen en mars 1572, qui, en compagnie de son
associé Adam Vaultier, avait contracté une dette de plus de 2 300 livres pour l’achat
de toiles blanches92. Il est possible que la destination de ces toiles soit simplement
88. 2E1/485, n° 126 (5-V-1572) ; aRnoux (Mathieu) et bottin (Jacques), « Autour de Rouen et Paris :
modalités d’intégration d’un espace drapier (XIIIe-XVIe siècle) », Revue d’histoire moderne et
contemporaine, n° 48-2, 2001, p. 184-186.
89. 2E1/897, n° 489 (18-XI-1572).
90. 2E1/898, n° 75 (8-I-1573).
91. CollieR (Raymond) et billiouD (Joseph), Histoire du commerce de Marseille…, op. cit., p. 446447 ; gasCon (Richard), Grand commerce…, op. cit., p. 86-96.
92. 2E1/483, n° 594 (13-III-1572).
328
FRANCIS BRUMONT
(14)
Lyon, comme celles achetées par Médéric Delaistre pour les frères Covet, appelés
pour l’occasion « marchands fréquentant les foyres de Lyon93 ». Cependant, cette
production est plutôt exportée vers l’Angleterre, l’Espagne ou le Maroc94.
Lyon est, en effet, le grand centre de redistribution de tous ces produits, et de bien
d’autres, provenant de tout le royaume et du vaste monde ; Rouen est le terme de
l’axe sud-nord qui passant par Paris relie la Méditerranée aux riches contrées bordant
la Manche et la mer du Nord et surtout Anvers dont le dynamisme anime toute cette
région, du moins jusqu’à 1568, lorsque commence la révolte des Pays-Bas contre le
roi d’Espagne qui aura pour effet de couper la capitale du Brabant de ses avant-ports,
Middelbourg et Flessingue. Cependant, la vitalité de cet axe est ancienne et elle a
été ranimée dans les dernières décennies du XVe siècle par la création des foires
de Lyon. Mais les Normands ne se contentèrent pas d’aller s’y fournir en produits
exotiques, ils envoyèrent leurs navires en Méditerranée et jusqu’au Proche-Orient :
« au total, écrit Michel Mollat, vers 1530-1540, les Normands tiennent une place
honorable parmi les “rangs serrés” des navires de toutes nations qui s’“aventurent
dans la mer intérieure”95 ». Au milieu du siècle cependant, les voyages au-delà de
Gibraltar semblent se faire plus rares, Cadix entreposant les marchandises venues
du Levant espagnol et d’Italie, comme l’alun ou les vins de Malaga. Mais, à cette
époque, et jusque vers 1570, peu de navires marseillais apparaissent en Manche et
aucun de leurs marchands ne réside à Rouen : la place de Lyon fournit alors des
débouchés suffisants à leur commerce et ils y trouvent tous les produits dont ils ont
besoin pour alimenter leurs relations avec l’Espagne, la Barbarie ou le Levant. Il faut
donc nous interroger sur les raisons de l’arrivée soudaine de leurs navires en Manche
et de l’installation de leurs marchands à Rouen.
Une conjoncture favorable
Deux événements ayant peu à voir l’un avec l’autre conjuguèrent leurs effets à peu
près en même temps pour créer cette conjoncture favorable : l’un est d’ordre militaire
et politique, la guerre entre Venise et l’Empire turc, et l’autre d’ordre économique,
c’est l’irruption des Anglais et de leurs textiles dans le bassin méditerranéen.
Le commerce des épices, dominé par les Vénitiens jusqu’à la découverte par les
Portugais de la route du Cap de Bonne Espérance qui permettait, en contournant le
continent africain, d’accéder directement aux pays producteurs, avait subi alors la
rude concurrence d’Anvers, où le roi du Portugal entreposait son poivre, d’autant
plus que les pays du nord de l’Europe étaient les plus gros consommateurs d’épices.
Cependant, l’impossibilité pour les Portugais de bloquer durablement le détroit
d’Ormuz, par où passaient les navires qui alimentaient les caravanes apportant ces
93. 2E1/496, n° 501 (25-XI-1573) et 507 (26-XI-1573).
94. bottin (Jacques), « Structures et mutations d’un espace proto-industriel à la fin du XVIe siècle »,
Annales (ESC), 1988, p. 979-984, et « De la toile au change : l’entrepôt rouennais et le commerce
de Séville au début de l’époque moderne », Annales du Midi, 2005, p. 325-328.
95. Mollat (Michel), Le commerce maritime normand…, op. cit., p. 242 ; les termes entre guillemets
sont repris de Fernand Braudel.
(15)
MARINS ET MARCHANDS MARSEILLAIS EN NORMANDIE VERS 1570
329
précieuses denrées à Alep ou Alexandrie où les Vénitiens allaient les chercher, eut
pour conséquence que les épices continuèrent à arriver en Méditerranée et que même
vers 1560, la balance était à peu près équilibrée entre épices « portugaises » et épices
« vénitiennes »96. Marseille profita bien entendu de ce renouveau, en allant chercher
le poivre et les autres épices directement à Alexandrie ou en se fournissant à Venise
– notons que parmi les plus gros importateurs, au début des années 1560, figurent les
frères Covet et Ascagne Roncailhe97. Elle en profita encore plus lorsque Venise et les
Turcs entrèrent en guerre en 1570.
Cette guerre s’articule autour de la conquête de Chypre, possession vénitienne,
par les Ottomans98 ; l’île fut presque entièrement occupée en septembre 1570, ce
qui entraîna après quelques tergiversations la constitution de la Sainte-Ligue, dont
l’action aboutit à la victoire de Lépante (7 octobre 1571). Victoire éclatante, mais qui
ne résolut pas les problèmes vénitiens, la Sérénissime devant abandonner Chypre,
dont le dernier bastion, Famagouste, avait succombé aux assauts des Turcs la veille
de Lépante. La Sainte-Ligue, après une vaine tentative d’attaquer les ennemis en
Méditerranée orientale, fut dissoute suite à la mort du pape Pie V (1er mai 1572). Les
conséquences pour Venise, à court terme, furent la désorganisation de son commerce,
de ses industries, de ses finances, si bien qu’elle rechercha assez rapidement l’apaisement avec les Turcs, la paix étant conclue en 1573 et ratifiée l’année suivante.
Venise ne récupérait pas Chypre, mais pouvait pratiquer à peu près librement ses
activités commerciales, ce qui lui importait le plus99. Cependant, durant l’intervalle,
le commerce des épices s’était détourné vers Marseille100, au plus grand bénéfice de
Lyon où se produit alors un « boom » soudain et éphémère101. Éphémère, car, dès
le printemps 1573, « les marchands du Royaume, de Paris, de Rouen, d’Angers, de
Tours, d’Orléans, du Poitou, du Limousin, de l’Auvergne, de Toulouse et du Dauphiné
allaient chercher directement les épices à Marseille où elles coûtaient moins cher
qu’à Lyon102 ». Et même avant 1573, puisqu'en juillet 1572, le marchand parisien
Claude Dambray, associé des Covet rappelons-le, est condamné à payer le fret d’un
voyage fait du Havre à Marseille par la Françoise, autrement dit le Blanchard, de
Saint-Malo, dont le capitaine était Pierre de Cheverry103. En tenant compte des délais
de procédure, il est probable que ce voyage a eu lieu en 1571. En revanche, les 7
balles de poivre que Nicolas du Renel vend à Nicolas Pistor, marchand londonien
en avril 1570, arrivent d’Alexandrie via Marseille et Lyon, origine certifiée par les
commis de la foraine de Rouen104. Quant aux 15 balles de gingembre et aux 3 balles
96. bRauDel (Fernand), La Méditerranée…, op. cit., t. I, p. 495-503.
97. CollieR (Raymond) et billiouD (Joseph), Histoire du commerce de Marseille…, op. cit., p. 440-442.
98. bRauDel (Fernand), La Méditerranée…, op. cit., t. II, p. 370-430.
99. Ibid., p. 416.
100. Ibid., t. I, p. 504 ; CollieR (Raymond) et billiouD (Joseph), Histoire du commerce de
Marseille…, op. cit., p. 442.
101. gasCon (Richard), Grand commerce…, op. cit., p. 93-94 et surtout p. 638-641.
102. Ibid., p. 640.
103. 2E1/489, n° 49 (12-VII-1572).
104. 2E1/470, n° 64 (20-IV-1570) ; autres exemples à la même date, -d°-, n° 64 et 66.
330
FRANCIS BRUMONT
(16)
de muscade que Philippe du Renel vend en juillet 1571 au même Pistor et à son
associé Robert Smith, qui demeurent alors à Rouen, elles avaient fait le détour par
Paris105. Cette origine méditerranéenne semble être considérée par les acheteurs
anglais comme un gage de qualité et les vendeurs ne manquent pas de s’en prévaloir :
ainsi, en mars 1570, Quentin de Paris vend-il au Londonien John Marshall 500 livres
de poivre de clous de girofle, « venant droit de Marseille, sans avoir aulcun poyvre
de Flandres ou d’Espaigne106 ». Le détour par Paris de marchandises en provenance
de Lyon est aussi assez courant, une position symbolisée par la compagnie familiale
des du Renel, dont les associés résident à Marseille et à Paris et font de nombreux
voyages à Rouen : ainsi, en février 1576, Philippe du Renel est dans cette ville pour
payer à un batelier le transport depuis Le Havre de marchandises (raisins, amandes,
noix de galle) qui avaient été débarquées du Sainte-Anne-Bonaventure en provenance
de Marseille dans le port de l’estuaire107. Ce navire avait été frété par Pol Lambert et
Pierre Grimaldi, marchands italiens, résidant à Rouen108.
Le deuxième facteur favorable est ce que Richard Gascon a appelé « l’offensive »
des draps d’Angleterre : « Dès 1568, écrit-il, les marchands lyonnais affirmaient qu’il
se vendait “pour le jour d’huy en ce royaume peu moins de draps d’Angleterre que
de ceux du royaume”109. » En avril 1572, le nouveau traité d’alliance entre les deux
couronnes bénéficia grandement aux exportations anglaises, nos voisins ayant obtenu
le droit d’avoir « un magasin de draps et laines d’Angleterre ou aultres marchandises », avec une maison pour se réunir et traiter de leurs affaires110. C’est ce que
l’on appelait une étape, comme les Anglais en possédaient déjà dans certaines villes
des Pays-Bas. Rouen et Dieppe furent choisies pour héberger cette étape, tout à fait
naturellement, puisque la Normandie était le principal point de débarquement des
marchandises anglaises, attirées par le marché parisien et les débouchés que procuraient les foires de Lyon111. En même temps, la France s’engageait à approvisionner
l’Angleterre en sel, épices et soieries. Ce traité ne pouvait qu’affaiblir encore plus la
position d’Anvers et selon les Vénitiens, cités par F. Braudel, « les Français n’avaient
conclu l’accord que pour ranimer le trafic déclinant de Rouen112 ».
Il est probable que ce traité, sur le plan commercial au moins, ne faisait qu’entériner un état de fait, puisque les mentions de ventes de marchandises anglaises
à Rouen se multipliaient dans les années précédentes. Certains marchands rouennais sont familiers de ce commerce avec l’Angleterre, comme Antoine Toucque
qui, en 1566, achète, au nom de deux marchands anversois, 372 pièces de frises
105. 2E1/893, n° 57 (1-VII-1571).
106. 2E 1 469, n° 249 (11-III-1570) ; autre exemple, -d°-, n° 273 : 150 livres de girofle, venant directement de Lyon (18-III-1570).
107. 2E1/514, n° 231 (28-II-1576).
108. Ibid., n° 577 (30-VI-1576).
109. gasCon (Richard), Grand commerce…, op. cit., p. 616.
110. levasseuR (Émile), Histoire du commerce de la France. 1re partie : Avant 1789, Paris, ArthurRousseau, 1911, p. 217-218.
111. bRauDel (Fernand), La Méditerranée…, op. cit., t. II, p. 399 ; CollieR (Raymond) et billiouD
(Joseph), Histoire du commerce de Marseille…, op. cit., p. 199.
112. bRauDel (Fernand), La Méditerranée…, op. cit., t. II, p. 399.
(17)
MARINS ET MARCHANDS MARSEILLAIS EN NORMANDIE VERS 1570
331
à un marchand londonien113 et, en 1569, 2 balles de coton et 16 quintaux de cire
à Robert Staller, londonien, dont le nom apparaît assez souvent dans les archives
rouennaises114. L’année suivante, il reçoit de Miles Grey, autre marchand londonien
très impliqué lui aussi dans le commerce avec la France, de nombreuses créances
sur des marchands rouennais, totalisant plus de 5 300 livres, pour lui régler la
livraison de marchandises dont la nature n’est pas précisée115. De très nombreux
marchands anglais sont dès lors installés à Rouen et d’autres s’y établiront, voire
s’y marieront, dans les années suivantes. Beaucoup d’entre eux, profitant de la
facilité des communications entre Londres et Rouen, y font des séjours plus ou
moins prolongés, s’installant dans des auberges où ils ont leurs habitudes, au
moment des foires par exemple. Leurs relations avec les Marseillais sont centrées
sur l’échange de produits méditerranéens contre des draps anglais, surtout des
créseaux destinés au marché du Levant. Dans les premières années de la décennie, ce sont essentiellement des épices que recherchent les insulaires, comme
nous l’ont montré les exemples cités plus haut (vente de Philippe et Nicolas du
Renel) ; mais, assez rapidement, ils envoient des navires en Méditerranée pour
s’approvisionner à la source, si bien que les Marseillais n’ont plus grand-chose à
offrir. La route rouennaise n’est cependant pas abandonnée du jour au lendemain
et des ventes d’épices sont encore mentionnées sporadiquement : en 1573, Nicolas
du Renel vend pour plus de 2 700 livres (tournois) de poivre à Thomas Allot, de
Londres, qui lui sont payées en créances sur des marchands de Paris116. Quand les
échanges directs ne sont pas possibles, les Marseillais ou leurs commis doivent
payer en argent comptant ou plutôt en cédules sur des marchands rouennais : en
1571, François Incisse doit procéder de la sorte quand il achète au Londonien
George Le Bourgeois 57 pièces de créseaux blancs, bruns et bleus pour plus de
2 300 livres ou à Oliver Fisher une quantité équivalente pour 2 126 livres payées
en cédules117. Ces créances sont généralement dues par des marchands rouennais, souvent des épiciers118, mais elles peuvent aussi concerner des marchands
d’Anvers119 ou de Paris120. C’est la souplesse de cet instrument, le transport de
créance, qui fait son intérêt ; il est utilisé même pour de grosses sommes et les
cédules circulent abondamment d’un pays à l’autre.
Il s’agit pour les Anglais et leurs clients et/ou associés d’écouler les tissus que
produit en masse une industrie en pleine expansion et qui font une rude concurrence
aux textiles français dans le royaume et à l’exportation. Cette concurrence a particulièrement inquiété les Lyonnais dont les foires écoulaient une grande partie de cette
113. 2E1/885, n° 125 (18-X-1566).
114. 2E1/888, n° 317 (4-VI-1569).
115. 2E1/890, n° 535 (14-VIII-1570).
116. 2E1/490, n° 219 (27-II-1573).
117. 2E1/481, n° 188 (14-XI-1571) et 224 (22-XII-1571).
118. 2E1/488, n° 521 (15-XII-1572) : Pierre Charrioty transporte à J. Riquetti, 2 600 livres sur des
marchands de Paris, Rouen (dont deux épiciers) et Londres.
119. 2E1/493, n° 79 (18-VII-1573) : créances des frères Covet sur des marchands d’Anvers.
120. 2E1/492, n° 172 (17-II-1573) : créance de Jacques Benet, de Marseille, sur un épicier parisien.
332
FRANCIS BRUMONT
(18)
production121. Il faut cependant nuancer ces affirmations, car c’est surtout la draperie
qui est touchée tandis que les toiles s’en tirent beaucoup mieux. À Rouen, même les
échanges entre carisées et frises anglaises, d’une part, et toiles et canevas de l’autre
sont monnaie courante, impliquant alors des marchands d’Argentan, de Mortagneau-Perche ou de Bernay122 ; de même, les ventes de draps anglais servent fréquemment à financer l’achat de soieries aux marchands de Tours123. D’autres secteurs
d’activités profitaient de cet afflux de numéraire anglais et notamment le papier et
les cartes à jouer, grandes spécialités de Rouen et de ses environs, ainsi que tous
ceux qui sont liés à la redistribution des produits importés d’Amérique ou du Levant
et au transport, en particulier sur l’axe Manche-Méditerranée, ou plus précisément
Rouen-Paris-Lyon-Marseille, axe qui est stimulé à ses deux extrémités par l’arrivée
des épices à Marseille et par celle des draps anglais à Rouen et Dieppe.
C’est sur la dernière partie de cet itinéraire, la vallée du Rhône, que les progrès sont
les plus notables ; en effet, aux facteurs que nous venons de signaler s’ajoute un autre
élément, c’est la désaffection de la route terrestre entre Lyon et le nord de l’Italie qui
passait par Suse. Ce déclin est antérieur à la période que nous étudions ici ; il date au
moins du début de la décennie précédente, et s’accentue au fur et à mesure que croît
l’attraction de Marseille, qui reçoit tout ce qu’auparavant on allait chercher à Venise.
L’animation ne se produit pas seulement dans le sens de la montée entre Marseille et
Lyon, mais aussi dans le sens de la descente, avec, par exemple, la multiplication des
échanges entre Marseille et Livourne, qui devient la véritable porte de la Toscane et
de l’Italie centrale, ou le relatif abandon des routes terrestres de Lyon vers l’Espagne
(par Toulouse et Bayonne), en partie à cause des guerres civiles, au profit de la voie
maritime vers Valence et Barcelone124. Ajoutons-y les relations avec l’Atlantique,
dont nous avons donné quelques exemples au début de ce travail.
*
* *
Ainsi l’arrivée presque concomitante des Anglais et des Marseillais à Rouen
n’était-elle pas due au hasard : les uns apportaient les épices et autres denrées méditerranéennes que les autres soldaient en fournissant les produits de leur industrie,
en particulier les créseaux dont la demande était forte au Levant. Rouen, Paris et
Lyon bénéficiaient aussi de l’intensification des échanges, comme le montre l’installation dans la capitale normande de marchands marseillais et surtout anglais. Il
est probable cependant que ce système ait été éphémère, non seulement parce que
121. gasCon (Richard), Grand commerce…, op. cit., p. 616-619.
122. 2E1/501, n° 239 (Argentan, 4-VI-1574), 502, n° 69 (Mortagne, 23-IV-1574) et 197 (Bernay,
21-V-1574) entre autres exemples. Sur cette production, bottin (Jacques), « Structures et mutations… », art. cit., p. 979 et 984, et lapeyRe (Henri), Une famille de marchands : les Ruiz.
Contribution à l’étude du commerce entre la France et l’Espagne au temps de Philippe II, Paris,
Armand-Colin, 1955, p. 508-512.
123. 2E1/501, n° 236 (4-VI-1574).
124. gasCon (Richard), Grand commerce…, op. cit., p. 199-202.
(19)
MARINS ET MARCHANDS MARSEILLAIS EN NORMANDIE VERS 1570
333
les Vénitiens récupérèrent assez rapidement une partie du commerce des épices,
mais encore parce que les Anglais trouvèrent plus intéressant d’aller eux-mêmes les
chercher en Méditerranée et ainsi de se passer des intermédiaires français. Déjà, les
années 1560 avaient vu le retour des navires vénitiens en Atlantique, cinq ou six
par an nous dit-on, jusqu’aux débuts de la guerre avec les Turcs ; celle-ci terminée
les Vénitiens constatèrent avec dépit que les Anglais étaient de retour dans la mer
Intérieure et qu’ils allaient même jusque dans les possessions vénitiennes pour y
acheter du vin et des raisins en échange de carisées, d’étain et de plomb. D’autres
n’allaient pas plus loin que Livourne où leur nombre ne fait qu’augmenter à partir
des années 1572-1573125. La fortune de Marseille n’en est toutefois pas très affectée, car la consommation des épices et autres produits de luxe comme les soieries
est en expansion dans toute l’Europe. Les différents contrats des droits portant sur
les épices à Marseille, malgré les difficultés d’interprétation, semblent montrer que
le commerce du poivre, qui atteint son apogée en 1577, connut ensuite un déclin,
accentué par la crise générale de 1582-1583, déclin attribué, au moins en partie, à la
désaffection des marchands anglais (création de la Levant Company en 1581)126. À
Rouen, pour revenir à notre point de départ, le nombre de marchands anglais paraît
avoir atteint son apogée en 1572 ; ils sont moins nombreux dans les registres des
années suivantes et semblent acheter plutôt des toiles et des canevas que des épices.
Si cela se vérifie, cette présence conjointe de Marseillais et d’Anglais, quoique non
fortuite, n’aura été qu’un feu de paille.
125. bRauDel (Fernand), La Méditerranée…, op. cit., t. I, p. 560-562.
126. CollieR (Raymond) et billiouD (Joseph), Histoire du commerce de Marseille…, op. cit., p. 438445, et bRauDel (Fernand), La Méditerranée…, op. cit., t. I, p. 564-565.
In memoriam, Jean Bernard Marquette (1934-2020)
Bibliographie de Jean Bernard Marquette
Le commerce marseillais à l’époque moderne
Dossier coordonné par Francis Brumont
Introduction
BRUMONT (Francis), Marins et marchands marseillais en Normandie vers 1570
BLANES ANDRÉS (Roberto), Approche des relations commerciales et maritimes entre
Marseille et Valence, durant le règne de Philippe IV (1621-1665)
MONTOJO MONTOJO (Vicente), Commerçants et marchands de Marseille
à Alicante et Carthagène (1700-1746)
VARIA
VIAUT (Laura), Définir les convenientiae méridionales de l’an mil
LEMAIRE (Margaux), Élites urbaines et ordres militaires : la famille Barrau
et la maison de l’Hôpital de Saint-Jean de Jérusalem de Toulouse
(fin du XIIe – début du XIIIe siècle)
LABAT (Emmanuel), Gaston III comte de Foix et le roi Arthur, à l’origine d’un surnom
FERTÉ (Patrick), Bolivar, le collège novateur de Sorèze et son rayonnement hispanique :
découvertes et réinterprétations
SANCHEZ (Jean-Christophe), Le bain du Dauphin : infrastructures et aménagements
balnéaires à Bagnères-de-Bigorre à la gloire des Bourbons
LEPART (Jacques) et MARTY (Pascal), Charles Flahaut, science en société
MÉLANGES
BANNIARD (Michel), L’abbé Mellebaude et son langage : une latinophonie
mérovingienne finissante
MIROUSE (Denis), Partager l’espace et les droits comtaux au XIe siècle : la division entre
l’évêque Pierre et son neveu Roger, comtes de Carcassonne
COMPTES RENDUS ET NOTES BRÈVES
ISSN : 0003-4398
ISBN : 978-2-7089-9554-3
9
782708
34 € TTC
995543