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LES IMMEMORIAUX DE LA PENSÉE DU DROIT
Marie-Angèle Hermitte1
LECTURE DE « IUS – L’INVENTION DU DROIT EN OCCIDENT »
ALDO SCHIAVONE
Éditions Belin, 2008
Les logiques à l’œuvre dans les développements des ordres juridiques contemporains
nous restent souvent obscures. Nous constatons sans comprendre, nous croyons à l’extrême
modernité et à la folle audace de solutions que nous peinons à imaginer. « IUS », majestueuse
fresque romantique parcourant les siècles depuis la fondation de Rome jusqu’à Byzance,
devrait nous éclairer sur ce que nous faisons en nous racontant l’histoire de la déformation du
monde réel par le verbe du droit, déformation au cœur de toute construction juridique. Le livre
dévoile la manière dont une institution modestement chargée de régler les pouvoirs et les
conflits va se transformer en une architecture abstraite, en une forme particulière
d’intelligence du monde toujours à l’œuvre aujourd’hui. Il révèle la barrière épistémologique
que les juristes romains ont érigée entre le ‘monde’ et le ‘ius’, barrière qui « libère la force de
réglementation, la prise sur la ‘vie nue’ »2. C’est elle qui serait à l’origine de l’autonomie du
droit dans sa fonction culturelle et sociale3. Tout juriste contemporanéiste devrait se livrer à
cette lecture pour reconsidérer son propre savoir ou sa propre pratique du droit en train de se
faire, et comprendre ainsi les fondations oubliées de sa manière de penser.
RETROUVER L’HISTOIRE
Sans le dire de manière frontale, Aldo Schiavone lutte avec passion contre la
sécheresse technique des études de droit romain et met les grands événements et les grands
hommes au cœur de la saga.
On perçoit l’écho guerrier de l’Empire avec les réductions en esclavage qui formeront la
trame économique du système romain, les révoltes de la plèbe et les réactions patriciennes,
1
Conférence organisée par Paolo NAPOLI au Centre d’études des normes juridiques le 27 mars 2009.
2
p. 213.
3
p. 125 ; Marie-Angèle HERMITTE, Le droit est un autre monde, in Les objets du droit, Enquête, 1999, n˚ 7,
pp. 17-37.
2
l’enrichissement des nouveaux urbains, le fracas d’une lutte des classes toujours
recommencée. On voit souffrir, vivre et mourir ces savants dont les noms sont aussi familiers
aux juristes d’aujourd’hui que leurs œuvres nous restent inconnues4 — Quintus Mucius le
sage, Sabinus, Servius, Labéon le rebelle qui prétend tenir ensemble tradition et innovation,
Nerva qui se suicide par conviction républicaine5, Cassius et l’application stricte de la règle
traditionnelle sans l’atténuation de l’équité, Cicéron que l’on connaîtra de manière presque
intime6, Ulpien ou Gaïus, dont les portraits, trop connus sans doute, sont moins nets.
On assiste aux confrontations7, aux compromis8 et aux coopérations entre les sachants du
monde du droit et les détenteurs du pouvoir politique9, ou plus techniquement à la lutte entre
la force créatrice de la jurisprudence et la puissance de la loi10.
Mais cette histoire classique, quelle que soit son ampleur, n’est que la toile de fond sur
laquelle est brossée une autre histoire, profondément originale celle-là. Ni histoire du droit
malgré les développements sur le contrat et la responsabilité, ni histoire des mentalités malgré
l’importance accordée à la séparation du magico-religieux et du juridique, ni histoire des
institutions juridiques et politiques malgré les lumières qui éclairent la nature du pouvoir
impérial et la nostalgie de la République, mais une histoire de la pensée du droit, de la pensée
des juristes romains sur le droit, et des techniques qu’ils imaginèrent pour lui donner corps : il
s’agira de comprendre que c’est par l’abstraction que le droit s’inscrit dans le réel et le
modifie, ou le crée dans un mouvement qu’Aldo Schiavone nomme excarnation.
***
4
Pomponius fait remarquer que les juristes, en tant que tels, méritent attention « parce qu’il n’y a pas de droit
s’il n’y a personne pour l’améliorer jour après jour ». Aldo Schiavone montre que « les juristes n’étaient pas
simplement une partie de la composition historique du droit … mais la condition préliminaire … le prérequis sans
lequel le ius tout entier n’aurait pu exister », p. 399.
5
cf. p.410 sur la mort de Papinien et Ulpien ; cela peut être une raison pour lire ou relire l’étrange pièce
d’Andréas Griphius, Le légiste magnanime ou la mort d’Emilien Paul Papinien, Aubier Montaigne, 1993.
6
À travers la lettre de Servius à Cicéron pour la mort de sa fille, p. 286.
7
p. 354, Caligula déclarant que, « par Hercule, il ferait en sorte que personne, excepté lui-même, ne pût
désormais donner des responsa ».
8
cf. le compromis du IIe siècle inauguré par Labéon, p. 408.
9
p. 353 ; on notera l’importance accordée par Aldo Schiavone à ce qu’il appelle la « prééminence solitaire » des
juristes, « acteurs incontestés de la vie intellectuelle de l’empire, parés d’un prestige sans égal, dont l’éclat
tranchait d’autant plus, dans cette période d’obscurcissement et de fragilité pour d’autres domaines d’étude :
littérature, historiographie, philosophie, p. 385.
10
Sur le lien entre la loi et l’ascension du pouvoir impérial p. 384 et sv.
3
Parcourant Rome en chacun de ses âges, l’auteur s’attache à toute une série de lents ou
de brusques passages d’un moyen à un autre de fabriquer le droit.
On passe ainsi du mythe aux rites11, aux stéréotypes, aux formules, aux préceptes, puis aux
règles qui stabilisent les incertitudes et aux édits de portée générale 12 . On comprend la
construction de l’édifice du droit avec ces briques disparates que constituent les actions13. On
réalise combien il fut sans doute difficile pour les juristes romains de passer de l’action par les
choses (le transfert matériel d’un bien), à l’action par les mots (le même transfert abstrait par
les mots du contrat)14. On réalise que la distinction du fait et du droit, de l’erreur de fait et de
l’erreur de droit dont les difficultés nous sont si familières, dut être pensée, un jour, pour la
première fois15. On est obligé, aujourd’hui que l’on dénonce, avec parfois quelque facilité, le
caractère manipulatoire de l’argumentation et de la motivation, de se retourner sur le style
oraculaire applicable à un seul cas, style de communication autoritaire fondé sur la tradition,
maîtrisé par des gardiens de vérités secrètes, des rois-prêtres dont les sentences sont non
discutables et non motivées16.
Parmi toutes ces histoires, trois éléments clés de la pensée romaine sur le droit reviennent de
manière obsessionnelle : la lutte entre le savoir casuistique et décentralisé des prudents d’un
côté et la puissance égalitaire et centralisatrice de la loi, de l’autre ; la tension entre le texte et
l’équité qui conduira à l’idée de justice redistributive ; la montée vers l’abstraction des
catégories qui fera de la structure du droit romain une structure à ce jour éternelle.
La casuistique et la loi
C’est d’un véritable transport de souveraineté dont il est fait état à propos de ce
combat entre deux sources du droit qui représentent deux modalités opposées des rapports
entre droit et politique.
11
Définis comme « coutumes partagées par tous », p. 85.
12
p. 152.
13
p. 69, 153.
14
… et si l’on veut aller plus loin, le passage de mots inscrits dans les rites à la conception prétorienne d’actions
« de l’acheté et du vendu » au contrat de vente caractérisé par l’invention progressive et inachevée du caractère
synallagmatique et de la réciprocité, p. 338.
15
p. 387.
16
p. 87.
4
On voit en premier lieu les « responsa17 », objets d’une casuistique mobile. Il s’agit alors de la
simple réponse d’un « prudent » à une question qui lui est posée et ne concerne qu’un cas.
Les responsa seront ensuite considérées dans leur ensemble, caractérisées par le recours à
l’écriture plutôt qu’à l’oralité et par le souci de ne pas s’enfermer dans la singularité de la
question. Un cercle restreint de savants va les travailler comme un tout susceptible de devenir
cohérent, en faire une « littérature concentrée sur les grands blocs de mise en ordre de la
tradition »18.
De cet ordonnancement plus vaste imaginé par les préteurs revendiquant le
savoir et la raison19 naquit la science du droit fondée sur la matière des faits.
Ce modèle décentralisé qui tisse ensemble savoir et société sera déstabilisé par l’avènement
du pouvoir impérial, et il faudra trouver un compromis entre les juristes et le pouvoir impérial.
Plutôt que d’interdire le système des responsa, celui-ci va choisir de devenir la source de leur
légitimité : les « réponses des juristes sont les sentences et consultations de ceux auxquels il a
été permis de créer du droit ». Gaïus dira que la voix des juristes peut alors parler « au nom du
peuple20 » car elle est « autorisée » par l’Empereur, lui-même investi par la loi. Le compromis
sera d’ailleurs fluctuant, si l’on songe à l’opposition de style entre Auguste qui, « pour
accroître l’autorité du droit, décida que (les juristes) délivreraient leurs responsa au nom de sa
propre autorité », et Hadrien qui, en une sorte de « restauration républicaine » de courte durée,
« leur signifia par un rescrit qu’il était d’usage non pas de demander cela, mais de le mériter »
par le savoir21.
De l’autre côté, la loi. Portée par des classes sociales impatientes de participer aux
honneurs et aux richesses, par sa capacité à la généralité, à l’isonomie, à la transparence, au
partage du pouvoir par le partage du savoir22. Aldo Schiavone fait état d’une trilogie
étonnamment actuelle – écriture, loi et laïcité –, capable d’opposer la certitude de ce que l’on
peut connaître à l’arbitraire d’une règle religieuse ou coutumière, manipulable à volonté par
17
On utilise aussi le terme, et avec le même sens, pour les réponses que font les rabbins aux questions qui leur
sont posées, et qui servent parfois de matériau pour élaborer les codes halakhiques.
18
p. 391.
19
p. 126 ; c’est ce modèle, terreau du droit anglais et des libertés civiles qui le caractérise, auquel Aldo
Schiavone est attaché.
20
p. 396.
21
p. 401, 402.
22
p. 105, 106, 130, 132.
5
les détenteurs du pouvoir. Et pourtant, c’est cette loi qui plongera le droit romain dans
l’obscurité.
Le texte et l’équité
Ce premier combat n’épuise pas les conflits autour de la manière de produire le droit. Tout au
long des siècles s’affrontent également le respect du texte, quelles qu’en soient les
conséquences, et l’utilisation de flexibilités pour en atténuer les effets négatifs et plus
profondément pour l’adapter à de nouvelles finalités. L’évolution se marque dans le
vocabulaire.
On partira de ‘l’aequum’, mot technique de la tradition républicaine traduit par égal, équilibré,
nivelé, renvoyant à la mesure23, la prudence, la sagesse et, plus tardivement à ‘l’aequitas’.
Cette manière de contester la rigueur de la lettre du texte sera illustrée par l’affaire célèbre de
l’assassinat de Pedanius Secondus, préfet de Rome, par l’un de ses esclaves. Une très
ancienne règle prévoyait une terrible sanction, – la torture et la mise à mort de tous les
esclaves de la maison, quatre cents en l’occurrence, coupables de n’avoir pas su protéger le
maître. La plèbe gronda, nombre de sénateurs étaient enclins à la clémence envers les
innocents. Dans une célèbre plaidoirie, Cassius soutint pourtant l’application stricte de la
règle originaire, toujours meilleure que la nouvelle : traditionalisme aristocratique, respect du
savoir juridique et, plus que tout, préférence pour la règle inique si elle promeut le bien
commun24.
L’évolution des mots conduira ensuite à ‘aequitas’ puis à ‘iusticia’. Cicéron sera au cœur de
ce glissement en plaidant pour le droit naturel et pour l’art d’attribuer à chacun son droit, cette
aptitude à la pratique redistributive, à la symétrie sociale, à l’équilibre communautaire qui
anime le droit romain.
Contrairement à la vision grecque où s’opposent la loi naturelle et les lois écrites, ce qui
conduit à la possibilité d’une critique de l’ordre positif, le droit romain a une technicité qui
répugne à l’évaluation des solutions en termes de contenu, de doute moral, de justice ou
d’éthique. C’est l’autonomie de la technique qui compte bien davantage, car elle garantit
l’indépendance par rapport au pouvoir politique et économique25. Mais lorsqu’il cèdera sur le
23
Pour Cicéron, la mesure serait aussi la caractéristique de la nature et servirait ainsi de guide aux hommes, p.
307… ce qui est faire peu de cas de ses multiples cataclysmes.
24
p. 361, 362, Comp. Sénèque, « juger non selon un texte, mais au nom du bon et de l’équitable », p. 364.
25
p. 308.
6
terrain de l’autonomie, Cicéron verra la loi naturelle comme enracinée dans l’âme humaine, et
capable de légitimer le droit positif à travers la découverte d’un fondement transcendant26.
Ce n’est point ce vieux débat toujours recommencé, qui m’intéressera ici, mais bien plutôt
celui de la justice distributive, nourrie par l’équité et toujours à l’œuvre aujourd’hui27. On
trouve en effet de belles pages qui permettent de voir cette finalité en action dans tous les
domaines du droit. Dans le domaine des relations de droit privé, par exemple, puisque le
contrat n’est pas seulement l’instrument qui résulte de l’accord de deux volontés sur des
objets licites et plus ou moins précisément nommés, mais aussi le lieu où la réciprocité des
fonctions économiques doit être mise en œuvre. Distribution et mesure encore, quand Celse et
Julien donnaient au droit la « tâche historique d’orienter un pouvoir politique illimité mais
qu’ils s’efforçaient de ramener aux limites d’une mesure universelle, acceptable et
partageable par tous les points de vue de la raison comme de l’éthique »28.
La distribution et la mesure donnaient déjà au droit romain une étincelle d’éternité. Mais c’est
son abstraction qui va l’ancrer dans une temporalité dont on ne voit pas le terme.
La montée vers l’abstraction
Si la casuistique naît des faits, le droit est toujours tenté de conjuguer ce réalisme
immédiat au désir de généraliser, d’ordonner, de formaliser, donc d’abstraire. Quand le droit
romain s’imaginera en science, il s’adonnera à « l’ontologisation des concepts juridiques »29.
Il construira ce qu’Aldo Schiavone appelle des « êtres juridiques » à l’origine d’un « ordre
linguistique » nouveau, d’un véritable « canon stylistique et scientifique ». Ces « figures de
l’être, étants réels dotés d’une vie propre et d’une objectivité incontestable » seront les
nouveaux mots et constructions du ius, intégrés dans des « trames argumentatives complexes
et rigoureusement déductives » qui permettront au discours juridique de devenir l’ordre
26
p. 311, 316 ; on notera que Cicéron estime que la nature comprend deux parties, attribuer à chacun le sien et
venger les offenses (p. 317). Si l’on reprend cette distribution simple des fonctions du droit, on réalise que
lorsque s’est posée la question de l’humanité comme nouveau sujet de droit potentiel, c’est effectivement
autour de son patrimoine, le patrimoine commun de l’humanité, et des crimes perpétrés à son encontre, le
crime contre l’humanité, que l’on a tenté de penser ce nouveau sujet.
27
p. 309. Signalons par exemple le livre dirigé par Florence BELLIVIER et Christine NOIVILLE, La bioéquité –
Batailles autour du partage du vivant, Autrement, 2009. Le livre porte tout entier sur la recherche, via le contrat,
les législations nationales et le droit international, des nouvelles distributions de la valeur ajoutée par les
biotechnologies à ce qui a été prélevé dans les milieux naturels.
28
p. 385.
29
p. 217, 302.
7
‘formel’ de la cité30. Grâce à la permanence de la dimension casuistique dans le nouveau
savoir juridique, le droit romain utilisera la force de l’abstraction sans se soumettre au joug de
prescriptions universelles, la casuistique renouvelant constamment le contact entre ordre et
vie, discipline et événements31.
En considérant les idées comme des essences et en rendant familier le dualisme entre forme et
contenu, la philosophie grecque facilitait sans doute la tâche. La vieille image du navire dont
toutes les planches sont progressivement changées mais qui restera lui-même, comme la
légion ou le peuple perdurent malgré les morts, était bien connue. « Derrière la persistance
aristotélicienne des formes, se perdaient les planches, mouraient les citoyens et les soldats »32,
échappant à la perpétuelle « catastrophe matérialiste ». Mais son application au droit reste
singulière33.
De fait, lorsque les différents liens matériels que les hommes établissent avec les choses sont
pensés en termes de propriété, possession, usufruit, dépôt, etc.34, lorsque l’on se dégage du
ritualisme verbal et gestuel pour se concentrer sur l’expression de la volonté, on ouvre une
infinité de possibles, caractéristique du consensualisme ; c’est alors que l’abstraction,
transcendant la diversité des figures contractuelles, se marquera par le passage du mot
obligatio au verbe contrahere, logiquement postérieur35. C’est donc une véritable ontologie
qui fut le moteur du développement du ius : obligation, contrat, propriété, possession,
tutelle… construisent la nouvelle « science juridique » qui s’extrait de l’infinie diversité des
30
p. 261.
31
p. 215 et 216.
32
p. 283.
33
Sur la métaphore du monastère sans moines, cf. Yan THOMAS, L’extrême et l’ordinaire, remarques sur le cas
médiéval de la communauté disparue, in Yan THOMAS, Les opérations du droit, EHESS, Gallimard, Seuil, 2011, p.
206.
34
p. 223, 224.
35
On tient à souligner le grand intérêt des développements sur le contrat et plus largement sur le
consensualisme. La montée vers l’abstraction qui caractérise le consensualisme s’arrêtera juste au seuil de ce
que l’on appellera plus tard l’autonomie de la volonté. Il n’y aura pas de libération totale de la capacité à créer
des figures contractuelles nouvelles, innommées, seules capables de fonder l’ordre juridique du marché
capitaliste. Alors que le creuset de la modernité implique le travail libre et salarié, le monde romain restera un
ordre juridique de propriétaires (de terres et d’esclaves), de guerriers et de marchands, non de producteurs,
centré sur la rente et non sur le travail. De même, pour ceux qui, aujourd’hui, travaillent sur le contrat comme
de réalisation de la justice distributive, ils trouveront des pistes intéressantes sur les liens qui existent entre la
notion de contrat et celle de paix, tels qu’Ulpien les met en scène : « Cet édit repose sur l’équité naturelle : qu’y
a-t-il de mieux accordé à la confiance humaine que de respecter ce qui a été établi entre les parties ? Pactum
vient de pactio (pactisation) d’où a été tiré aussi le nom de pax (paix) et désigne la pactisation et le
consentement de deux ou plusieurs parties quant à la même décision … » p.412 (sur convenire et convention).
Aldo Schiavone parle à cet égard de « phénoménologie contractuelle romaine », concept qui mériterait d’être
réfléchi et travaillé aujourd’hui, p. 414 et 416.
8
faits, de la rigidité des formules et des nominations, et donne à la pensée juridique les
« catégories » comme fondations indépassables.
Sortant de la matérialité et de la multiplicité des faits pour organiser le droit sur cette
architecture de concepts, ce travail crée un univers qui a sa propre temporalité. Les règles, en
effet, changent en permanence, mais elles s’accrochent à des essences éternellement égales à
elles-mêmes, car il faut bien admettre que si, en 2000 ans, des principes généraux, voire
quelques standards originaux du droit ont bien été créés, on peine à trouver beaucoup de
catégories nouvelles, en droit privé principalement36.
Mais, dès lors que les catégories sont construites à l’aide de cette histoire très
particulière qu’Aldo Schiavone synthétise pour la première fois, il est possible de jouer sur
leur intemporalité pour oublier l’histoire et revenir au temps présent.
OUBLIER L’HISTOIRE
Ce sont en premier lieu des modèles et des expériences qui pourraient être demandés
au droit romain pour penser le présent.
On ne peut qu’être frappé, en effet, de la pérennité de certains grands conflits idéologiques.
Prenons comme exemple les passages qu’Aldo Schiavone consacre à la transition entre un
droit magico-religieux fondé sur le rite, la formule et le secret, et des procédures écrites qu’il
est possible de connaître. Nombre de juristes romains resteront pourtant attachés à l’idée qu’il
est des connaissances que le peuple ne devrait pas partager37. Cela va de pair avec le style
oraculaire dont les rois-prêtres sont les gardiens et qui débouche sur une décision non
discutable. Cela n’est pas si différent du combat que mènent aujourd’hui certaines
associations pour avoir accès à de multiples informations, depuis le dossier médical d’un
patient jusqu’aux données environnementales ou aux résultats des études scientifiques menées
par les entreprises sur la dangerosité des produits qu’elles mettent sur le marché pour ne citer
que ces quelques exemples : l’objet du secret s’est déplacé mais il est toujours au cœur de
l’exercice du pouvoir.
36
p. 216. Si les grandes catégories sont inchangées, le droit évolue par une multiplication à l’infini de souscatégories.
37
p. 247.
9
Dans le même ordre d’idées, les romains se sont intéressés à la fides, qui représente à l’origine
la capacité de susciter la confiance, la fiabilité d’un pater auprès de ses pairs ou de ses
subordonnés (clients, affranchis…) 38. Or, il est de plus en plus difficile, dans les sociétés
contemporaines où les liens sont relâchés, de créer la confiance. Transparence et confiance
étaient apparemment au cœur du droit financier contemporain, sans pourtant parvenir à
empêcher l’actuelle crise économique. Elles sont au cœur des refus de certaines techniques
caractérisées par leur invisibilité, et l’on ne sait pas comment pallier le manque de confiance
du public dans les institutions scientifiques et politiques chargées d’en gérer les risques :
nucléaire, organismes génétiquement modifiés, antennes relais pour la téléphonie mobile plus
récemment39.
Il reste que les juristes d’aujourd’hui sont peu habitués à chercher leurs sources
d’inspiration à Rome pour réfléchir ce genre de problèmes, car la chair du droit romain est
sans doute trop éloignée de la nôtre pour pouvoir nous servir de modèle aujourd’hui. En
revanche, ses catégories, elles, sont corvéables à merci. Pour n’en donner qu’un exemple, il en
va ainsi des notions romaines de choses communes et de biens publics, retravaillées pour
construire le droit de l’environnement et plus particulièrement celui des ressources globales
partagées entre tous les hommes, aujourd’hui menacées par leur pollution et, de manière plus
drastique, par leur raréfaction. Sur ce point essentiel, la chair du droit romain ne nous fournit
aucune expérience car la raréfaction des ressources naturelles ne semble pas avoir été pensée.
En revanche, Rome fournit toute la structure de pensée nécessaire à la séparation des espaces
affectés à différents usages, usages publics (biens publics), usages religieux (biens sacrés), par
opposition aux usages privés et marchands, et le droit romain montre que la fondation
politique de la cité repose précisément sur l’acte politique consistant à partager ces trois
espaces40.
Pour Yan Thomas, il n’y a ni cité ni citoyen sans ce travail de séparation entre la sphère des
activités privées conçue pour l’échange, et la sphère des choses publiques, conçue pour
l’indisponibilité, l’inaliénabilité, l’imprescriptibilité. Ce n’est que sur la base solide des
indisponibilités que la fluidité des circulations privées peut s’organiser. Le droit romain
soustrait aux « maîtrises individuelles » de la sphère privée, des lieux et des choses qu’une
38
p. 235.
39
M.-A. HERMITTE, Les trois économies : connaissance, risque et confiance, à propos de la traçabilité des OGM,
in Annales de la régulation, 2009, vol. 2, pp. 193-218.
40
On lira à ce propos toute la première partie du livre de Yan THOMAS, Les opérations du droit, op.cit..
10
première procédure rends publics41. Un deuxième acte vient régler la destination et l’usage, en
affectant à l’usage du public pour faire un marché, une rue ou un théâtre. Mais un magistrat
revêtu du plein pouvoir de commandement est nécessaire.
Yan Thomas montre encore que l’on n’aperçoit pas de titulaire clair à ces biens indisponibles,
ce qui correspond assez bien aux besoins du droit contemporain. Ils sont publics, non en
raison d’une propriété de l’État ou de la cité, mais en raison de l’accès laissé à tous, ce qui
implique d’empêcher la privatisation d’une portion du bien. La citoyenneté n’est pas
séparable de ces services collectifs, places, marchés, routes, voies d’eau, théâtres. Pour établir
une cité dit Cicéron, il faut définir ces choses d’utilité commune que nous appelons choses
publiques.
Pour les éléments de la nature, le mouvement intellectuel est du même ordre, malgré
l’inévidence de la présence humaine. C’est vrai pour les bois sauvages peut-être habités par
des dieux ; les paysans vont pouvoir les en chasser en défrichant et il suffira qu’ils offrent un
sacrifice en expiation. Mais alors, comme dans le cas précédent, le séjour des dieux sera
limité à un espace spécialement affecté à cet effet. Il existe aussi une catégorie de biens
produits par la nature et qui ne sont tombés sous la propriété de personne, l’air, la mer, les
eaux courantes, les rivages ; ils sont communs à tous les hommes42, citoyens et étrangers.
Au niveau international aujourd’hui, on ne fait rien d’autre que de définir ces choses
d’utilité commune que sont la couche d’ozone, la diversité biologique, l’atmosphère… on
tente donc de fonder une sorte de cité mondiale. Elle n’a pas de vocation générale,
contrairement aux cités antiques, car elle ne porte que sur des objets disjoints et, faute d’une
communauté homogène, on travaille avec des partenaires différents d’un objet à l’autre
(l’accord régissant les activités des Etats sur la lune et autres corps célestes n’a que onze États
Parties et cinq États signataires alors que la convention sur le changement climatique a été
ratifiée par 192 États). Contrairement à la cité romaine, les différentes communautés d’États
Parties forment autant de cités qu’il y a d’objets, et ces cités sont aussi disparates que les
objets : certaines sont de petits villages inactifs, d’autres sont de grandes métropoles
bruyantes. Mais il n’y a pas de pouvoir impérial, alors que l’imperium est central dans la
séparation des espaces à Rome.
41
Alors que l’État dispose par ailleurs de propriétés qu’il peut vendre librement.
42
Le Moyen Âge les pensera communs aux hommes et aux animaux, ce qui est plus intéressant pour nous.
11
Il y a donc bien décision politique de séparation entre des « choses communes à tous » (par
exemple les connaissances scientifiques publiées, les inventions tombées dans le domaine
public), des choses communes aux États Parties de telle ou telle convention internationale
(l’atmosphère pour les États ayant ratifié la convention sur le changement climatique) et de
multiples espaces dévolus au secteur privé (les inventions brevetées, les quotas de gaz à effet
de serre que l’on peut vendre et acheter, etc.). La séparation des catégories est ce qui permet
de faire jouer dans les deux espaces des valeurs différentes, valeurs non marchandes d’un côté,
valeurs marchandes de l’autre.
À défaut de cette autorité centrale, c’est l’accord entre États qui joue le rôle de Léviathan —
un Léviathan très faible, sans police ni armée, sans tribunal, sans même toujours de règles
obligatoires (on parle pudiquement de mécanismes d’observance). Cet accord crée des sujets
de droit à géométrie variable qu’il est difficile de caractériser dans une perspective logique.
En effet, les conventions récentes ne font plus apparaître l’humanité comme sujet de droit,
même comme perspective lointaine. La communauté des États Parties n’est pas un sujet et,
derrière la règle égalitaire, un État — une voix et l’égalité en droits pour tous les États Parties,
les forces de négociation et de décision s’organisent au sein de groupes d’intérêt qui ont des
existences juridiques disparates. Si l’on prend l’exemple du Protocole de Kyoto, on a bien 181
États Parties théoriquement égaux, mais ils sont séparés en plusieurs groupes ayant des droits
et des obligation différents. Les pays industrialisés sont seuls à avoir des obligations de
réduction d’émission. Les PVD sont parties, mais ils ont des droits sans obligations ; il est
probable toutefois que, parmi eux, les pays émergents verront leur régime juridique changer à
court terme. Les pays les moins avancés et les pays insulaires ont des droits spéciaux. Dans le
cadre de l’accord sur la propriété industrielle de l’OMC, les pays les moins avancés ont un
régime tout à fait particulier pour ce qui concerne les médicaments essentiels. Les 19 pays
agro-exportateurs du groupe CAIRN 43 , assez hétéroclites sur le plan géographique et
économique, avec une part de PVD — Indonésie, Malaisie, Uruguay —, une part de pays
émergents — Brésil, Afrique du Sud —, une part des pays développés — Australie, Canada,
Nouvelle-Zélande —, partagent des positions libérales mais n’ont pas d’autre intérêt commun
que le libéralisme et sont même souvent concurrents.
Or dans toutes ces hypothèses, le droit international cherche à constituer des choses
communes selon un modèle qui oscille entre le bien affecté à l’usage du public selon le
43
http://www.cairnsgroup.org/
12
modèle romain et la chose commune de l’article 714 du code civil français selon lequel « il est
des choses qui n'appartiennent à personne et dont l'usage est commun à tous. Des lois de
police règlent la manière d'en jouir44. » L’article délivre en effet trois messages. Les deux
premiers viennent du droit romain : ces choses n’appartiennent à personne et leur usage est
commun à tous. Mais l’on oublie trop souvent les lois de police qui règlent la manière d’en
jouir (qui pourraient être comparées aux anciennes règles d’affectation). Autant les deux
premiers suffisaient autrefois, autant le dernier, venant régler l’accès à une ressource devenue
rare et dégradée, est aujourd’hui l’élément clé du système. Dans toutes ces hypothèses
également, le droit distingue des sphères selon leur régime juridique : le commun à tous, le
commun à certains, l’indisponible, et la sphère des activités privées.
***
Dans la pensée du droit, trois éléments au moins semblent résister au temps. Quelques
questions à jamais sans réponse comme l’opposition entre la lettre du texte et son
interprétation équitable ; quelques principes généraux du droit et, plus que tout, l’abstraction
de catégories qui donnent au juriste contemporain l’impression que tout a déjà été dit à Rome,
il y a deux mille ans.
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Marie-Angèle HERMITTE, La nature juridique des quotas de gaz à effet de serre. Une histoire intellectuelle, in
Thierry REVET (éd.), Annales de la régulation, Paris, LGDJ, 2006, n˚ 1, pp. 541-585 et Rapport de synthèse de la
journée d’étude sur le “Quota de gaz à effet de serre” », Revue Lamy - Droit des affaires, 2011, pp. 32-45. Sur les
choses communes, biens communs, cf. Marie CORNU, Fabienne ORSI et Judith ROCHFELD (éd.), Dictionnaire des
biens communs, Paris, PUF, 2021.