Allons-nous bientôt
manquer d’eau ?
Ghislain de Marsily1,2, Rodrigo Abarca-del-Rio3, Anny Cazenave2,4,
Pierre Ribstein1
1
Milieux environnementaux, transferts et interactions dans les hydrosystèmes
et les sols, Institut Pierre-Simon Laplace, Sorbonne Université / CNRS, Paris
2 Académie des sciences, Paris
3 Departamento de Geofísica, Facultad de Ciencias Físicas y Matemáticas,
Universidad de Concepción, Concepción, Chili
4 Laboratoire d’études en géophysique et océanographie spatiales,
Centre national d’études spatiales, Toulouse
[email protected]
Résumé
L’eau sur Terre est pour l’essentiel
salée, et c’est l’évaporation de cette
eau à la surface des océans et des
continents sous l’influence du
rayonnement solaire, puis sa
condensation et sa précipitation qui
alimentent majoritairement le cycle
de l’eau. Ce cycle alimente en eau les
continents, à la fois en « eau bleue »,
qui coule dans les rivières et dans les
nappes, et en « eau verte », qui
est stockée dans les sols après la
pluie, puis reprise et transpirée
par la végétation. Ces flux sont
presque entièrement utilisés par les
écosystèmes naturels continentaux
et côtiers, la vie s’étant partout
développée jusqu’aux limites des
ressources en eau disponibles. À
l’échelle du globe, la part de cette
ressource que consomme l’humanité
est encore modeste : 7 % de « l’eau
bleue » et 9 % de « l’eau verte »,
mais les répartitions spatiales de
la population humaine et de la
ressource en eau sont notoirement
différentes. Par exemple, 21,5 % de
l’humanité se concentre dans les
steppes et les zones arides avec
seulement 2 % des ressources en
« eau bleue » de la planète (Viviroli
et al., 2007). De plus, les besoins
en eau augmentent du fait de
la croissance démographique et
des modif ications des régimes
alimentaires, alors que les ressources
en eau sont affectées par le
changement climatique. Nous
’eau sur Terre est à 97 % contenue
dans l’océan (figure 1). C’est son
évaporation sous l’effet du
rayonnement solaire qui alimente le
cycle de l’eau, par condensation et
précipitation. Il faut distinguer les
réservoirs (ou stocks) d’eau et les flux
entre ces réservoirs.
L
L’équation du cycle de l’eau sur les
continents peut s’écrire :
dW/dt = P – E – R
avec le stock W d’eau sur les continents,
superficielle et souterraine, et les flux P
(précipitation), E (évaporation et
transpiration), R (écoulement superficiel
et souterrain). C’est pour l’essentiel le
flux des précipitations qui constitue notre
ressource, les variations des stocks étant
en général petites à l’échelle annuelle
par rapport aux flux, ils servent
principalement à les régulariser. Nous
verrons plus bas le cas des eaux
« fossiles » dans certains grands
aquifères, qui sont en phase de
surexploitation.
Le flux des précipitations continentales
est d’environ 113 000 km3/an, ce qui
correspond en un an à 1 270 fois le
volume du lac Léman ou 127 fois celui
du lac Titicaca ! On décompose
aujourd’hui ce flux des précipitations en
eau « bleue » (le terme R de l’équation)
et « verte » (le terme E de l’équation)
Figure 1. Volumes d’eau présents sur Terre. Adapté de www.septiemecontinent.com/pedagogie/wpcontent/uploads/2013/02/eau-de-la-terre.jpg
Changement climatique
39
La Météorologie - n° 101 - mai 2018
40
examinerons comment résoudre ce
défi d’équilibre en 2050, et a fortiori
en 2100, entre l’offre et la demande,
tout en préservant l’environnement
et en évitant les pénuries, les famines,
les conflits et les migrations.
Abstract
Will we soon run out of water?
The water on planet Earth is mainly
salty and it is the evaporation of this
water at the surface of the oceans
and the continents under the
influence of solar radiation followed
by its condensation and precipitation
that mainly feeds the water cycle.
This cycle provides water for the
continents and can be divided into
“blue water” which flows in the
rivers and aquifers and “green
water” which is stored in the ground
after a rainfall and taken up and
transpired by the vegetation and also
directly evaporated. These two fluxes
are almost entirely used up by the
natural continental and coastal
ecosystems because everywhere, life
has developed up to the very limits of
the available water resources. On the
global scale the share of this resource
consumed by humans is still
relatively modest: 7 % of the “blue
water” and 9 % of the “green water”
but the distributions in space of the
human population and the water
resources are significantly different.
For example 21 % of the humans are
concentrated on steppes and in arid
zones and have access to only 2 % of
the “blue water” resources of the
planet. Moreover, the demand for
water is increasing because of
population growth and changes in
food habits whereas the resources are
impacted by climate change. The
challenge is how to find remedies for
the imbalance between the supply
and the demand by 2050 and even
more so for 2100, while protecting
the environment and avoiding
def icits, famines, conflicts and
migrations.
La Météorologie - n° 101 - mai 2018
selon Hoekstra et Mekonnen (2012) ou
Zimmer (2013). L’eau « bleue » (35 %
des précipitations à l’échelle du globe,
soit 40 000 km3/an) est définie comme
l’eau douce qui s’écoule en surface ou
de façon souterraine, autrement dit celle
qu’on retrouve dans les rivières, dans les
lacs, celle qui circule dans les nappes
souterraines et aboutit en général à la
mer ; on y ajoute l’eau qui provient de la
fonte des icebergs des continents glacés
(Groenland, Antarctique). Cette eau
bleue peut être captée pour les usages
domestiques, industriels et agricoles et
distribuée dans les canalisations. C’est
l’eau des hommes, des ingénieurs et des
animaux. L’eau « verte » (65 % des
précipitations, soit 73 000 km 3 /an)
correspond à l’eau de pluie qui est
stockée provisoirement dans les pores
des sols superf iciels et devient
disponible pour les plantes, grâce aux
racines, pour la transpiration, mais qui
peut aussi être évaporée directement par
séchage du sol. C’est l’eau invisible,
seulement accessible aux racines des
plantes. On voit sur la figure 2 que c’est
le terme majeur du cycle de l’eau
(Trenberth et al., 2007).
En termes d’utilisation de l’eau, ce que
l’on considère comme ressources en eau,
l’eau « bleue », est réparti entre eau
domestique, eau industrielle et pour
l’énergie, eau pour le transport (bateaux,
canaux…) et eau agricole d’irrigation.
L’eau « verte » est hélas souvent ignorée
dans les statistiques sur les ressources en
eau. De ce fait, il peut y avoir ambiguïté
sur la consommation d’eau agricole
selon que l’on prend en compte
l’agriculture pluviale, donc l’eau
« verte », ou seulement l’eau
d’irrigation, donc l’eau « bleue », ou les
deux.
Comment mesure-t-on
les paramètres
du cycle de l’eau ?
Les réseaux d’observation
in situ
L’estimation des différents termes du
cycle de l’eau à l’échelle globale (figure
2) est basée d’abord sur un réseau de
capteurs au sol qui mesurent les
précipitations et les débits des rivières.
Les données sont recueillies sous l’égide
de l’Organisation météorologique
mondiale (OMM). Le Centre mondial de
données sur l’écoulement1 à l’Institut
fédéral d’hydrologie de Coblence, en
Allemagne, fait off ice de centre
d’archivage international des données sur
les débits, avec des relevés qui dans
certains cas remontent à deux siècles. La
synthèse de ces données à l’échelle
globale a fait l’objet de nombreux
travaux, dont celui, pionnier, de
1. Global runoff data centre (GRDC), Voir
http://www.bafg.de/GRDC/EN/Home/homepage_
node.html
Figure 2. Les différents processus et réservoirs intervenant dans le cycle de l’eau sur les continents,
d’après Trenberth et al. (2007). Précipitations : 113 000 km3/an ; eau bleue : 40 000 km3/an ; eau
verte : 73 000 km3/an.
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La Météorologie - n° 101 - mai 2018
Shiklomanov en Union soviétique (voir
par exemple Shiklomanov et Rodda,
1993).
L’apport complémentaire
de l’observation spatiale
Alors que les informations sur l’eau sont
très insuffisantes dans de nombreuses
régions du monde en raison du déclin
des réseaux de mesures in situ ou de
difficultés d’accès à certaines données
sur l’eau, l’observation spatiale permet
aujourd’hui d’estimer plusieurs
paramètres clés du cycle de l’eau : les
précipitations, les variations des
volumes d’eau des réservoirs de surface
(lacs, fleuves, réservoirs artificiels),
l’humidité superficielle des sols et les
variations temporelles du stock total
d’eau dans les sols, y compris les eaux
souterraines. L’altimétrie spatiale
développée depuis plus de 25 ans pour
mesurer les courants océaniques et la
hausse du niveau de la mer est
aujourd’hui utilisée en routine sur les
lacs et les fleuves et permet de surveiller
les fluctuations des niveaux d’eau en
lien avec la variabilité climatique
(Crétaux et al., 2016). Une nouvelle
mission spatiale appelée Swot (Surface
Water Ocean Topography), en cours de
développement par le Cnes en France et
la Nasa aux États-Unis, va fournir d’ici
cinq ans des données de hauteur et de
volume d’eau des réservoirs de surface
et de débit des fleuves sur l’ensemble
des terres émergées, avec une précision
et une résolution sans précédent : ce sera
très probablement une révolution dans
ce domaine (Cazenave et al., 2016).
Depuis quelques années, des satellites
européens et américains mesurent
l’humidité superficielle des sols (l’eau
verte utilisée par la végétation pour
sa croissance), un indicateur très
précieux des sécheresses ou au contraire
des zones inondées. La mission de
gravimétrie spatiale Grace (Gravity
Recovery and Climate Experiment)
développée conjointement par les
agences spatiales allemande et
américaine fournit depuis 2002 les
variations spatio-temporelles du stock
total d’eau dans les sols, à grande
échelle (centaine de kilomètres). Ces
mesures, une fois corrigées des
contributions superficielles (eaux de
surface et humidité des sols) nous
renseignent sur les variations du stock
d’eau dans les grands aquifères de la
planète pour lesquelles les réseaux de
surveillance sont extrêmement limités,
voire inexistants (Famiglietti et al.,
2015). Avec Grace, on peut ainsi
« voir » le pompage de l’eau dans les
nappes souterraines, notamment dans les
régions – comme le nord-ouest de l’Inde
– où cette ressource est particulièrement
sollicitée pour l’irrigation des cultures.
L’observation continue des eaux
continentales depuis l’espace est
aujourd’hui assurée par de nombreuses
missions développées par différentes
agences spatiales dans le monde
(Cazenave et al., 2016), tout comme
l’observation des océans ou des terres
émergées. Les informations qu’elle
fournit – ignorant les frontières entre les
États – ont des applications multiples, en
tout premier lieu la gestion de l’eau dans
les bassins-versants pour l’irrigation des
cultures, la consommation domestique
et l’industrie, ainsi que la navigation
fluviale, la prévision météorologique, la
prévision des inondations et des
sécheresses.
Ressources en eau et
besoins de la société
Consommation
et prélèvements
Notre ressource en eau, c’est pour
l’essentiel ces flux annuels du cycle de
l’eau qui constituent l’eau « bleue ».
Cette quantité globale semble pour
l’instant avoir peu varié depuis environ
6 000 ans, mais c’est surtout la
répartition spatiale et temporelle de
cette ressource qui varie.
La figure 3 donne une indication sur les
zones de la planète qui connaissent
aujourd’hui un déficit chronique en eau
(représenté ici par le débit des rivières
pour l’année 2000). Les causes de ce
déf icit sont le changement et la
variabilité climatique, et les activités
humaines.
Les hommes « consomment »
aujourd’hui 7 % du flux d’eau
« bleue », soit 2 500 km3/an, mais les
prélèvements sont plus importants
(13 %), soit 4 700 km3/an. On appelle
« prélèvements » l’eau qui est extraite
du milieu naturel pour l’utiliser (par
exemple, par pompage), mais dont une
partie va retourner rapidement dans le
milieu naturel continental (par exemple
l’eau usée rejetée dans le milieu, avec
ou sans traitement) ; elle reste liquide,
s’infiltre et retourne dans les nappes
et les rivières, où elle peut être
réutilisée ; on appelle en revanche
« consommation » l’eau qui ne retourne
pas directement dans le milieu, mais
est évaporée (principalement l’eau
d’irrigation) et retourne donc à
l’atmosphère ; elle reviendra sur la terre
ou sur la mer par la pluie, mais en
moyenne 9 jours plus tard et à environ
1 000 km de son point de départ, ce qui
bien souvent sera en mer.
Figure 3. Zones subissant en 2000 un manque chronique de ressources en eau bleue, d’après l’IWMI
(2007). On distingue les manques du point de vue physique ou économique. Déficit économique en
eau : les ressources sont abondantes par rapport aux usages, mais la sous-alimentation sévit. La
capacité financière en moyens d’équipement fait défaut. Notez que le manque de nourriture ne sévit
pas dans la zone de déficit physique en eau, grâce à l’importation de nourriture, mais dans la zone
de déficit économique, pourtant très arrosée (voir aussi la figure 7).
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La Météorologie - n° 101 - mai 2018
Nous utilisons 9 % de l’eau « verte »
pour l’agriculture, soit 6 500 km3/an, le
reste alimente les écosystèmes naturels
(forêts, savanes, zones humides…)
(figure 4).
Nous prélevons aussi un peu d’eau
« fossile » sur les stocks contenus dans
les grands aquifères de quelques pays
(Inde, États-Unis, Chine, Pakistan, Iran,
Mexique, dans l’ordre des prélèvements
décroissants…), principalement pour
l’irrigation des cultures, au rythme
d’environ 100 km 3/an, soit 2 % des
prélèvements totaux d’eau pour
l’irrigation (Döll et al., 2016). Ce chiffre
est petit, mais cette situation n’est pas
durable. En effet, les stocks de ces
aquifères seront épuisés en quelques
décennies, ce qui nécessitera d’aller
chercher de l’eau par canaux dans les
grands fleuves, comme ceux descendant
de l’Himalaya (Yang-Tsé-Kiang,
Gange…), ou de dessaler de l’eau de
mer. Par ailleurs, la fonte des glaciers de
haute montagne du fait du réchauffement
climatique suralimente en eau certains
fleuves issus des Alpes, de l’Himalaya,
des montagnes Rocheuses, et aussi de la
cordillère des Andes. Une ville comme
La Paz ou la côte Pacifique du Pérou
vivent pour l’essentiel aujourd’hui de ces
eaux de fonte, qui vont fortement
diminuer dans les prochaines décennies
en raison de la réduction ou de la
disparition des glaciers. Après la
disparition des glaciers, les pluies qui
arriveront sur la cordillère ne seront plus
stockées sous forme de glace, avec
fusion estivale, et nécessiteront la
construction de retenues si la saisonnalité
de ces pluies ne correspond pas aux
périodes de forte consommation.
Eau et activités humaines
Les besoins en eau peuvent se
décomposer en eau domestique, eau
industrielle, eau agricole. On appelle
« eau virtuelle » la quantité d’eau
utilisée dans un pays ou une région
donnée pour produire un bien matériel
(produit alimentaire, le plus souvent,
mais aussi produit industriel), qui est
ensuite transporté dans un autre pays ou
une autre région pour être consommé. La
zone qui importe ce bien matériel
bénéficie ainsi de l’eau qui a été utilisée
pour produire ce bien, sans avoir à
utiliser sa propre ressource en eau. L’eau
« virtuelle » peut être « bleue » ou
« verte », suivant l’origine de l’eau
utilisée.
La quantité d’eau domestique prélevée
en moyenne globale va de 20 à 500 l/j
Figure 4. Les composantes du cycle de l’eau. Adapté de Rockström (1999).
par personne (soit de 7 à 180 m3/an)
selon les pays. Ces chiffres peuvent
parfois inclure les pertes dans les
réseaux d’approvisionnement de l’eau,
qui peuvent atteindre plus de 50 %
(44 % actuellement à Rome, par
exemple). Aux États-Unis, on parle de
500 l/j (180 m 3/an). En France, on
estime les prélèvements d’eau potable à
150 l/j (55 m 3 /an) et la moyenne
mondiale serait de 60 m3/an, soit, pour
7,2 milliards d’habitants aujourd’hui,
environ 430 km3/an.
En 2050, la population mondiale
devrait croître jusqu’à 9,77 milliards
(Gerland et al., 2014 ; ONU, 2017) et à
11,2 milliards en 2100, avec une
croissance importante, principalement
en Afrique (1 milliard en 2000,
2,53 milliards en 2050 et 4,47 milliards
en 2100…). En prenant par exemple
100 m3/an par habitant pour les besoins
domestiques, la quantité totale d’eau
« bleue » domestique à prélever
nécessaire pour satisfaire les
besoins de la planète en 2050
représenterait 980 km3/an, soit 0,87 %
des précipitations ou 2,7 % de toute
l’eau « bleue ».
L’accès à l’eau pour les besoins
domestiques n’est donc pas un
problème de quantité, mais seulement
de transport 2 et de qualité, donc
d’infrastructures d’adduction et de
traitement, car l’eau doit presque
toujours être traitée pour être rendue
potable. La planète ne manquera jamais
d’eau domestique si elle se décide à
f inancer et construire à temps ces
infrastructures. La ville de Windhoek
(350 000 habitants) par exemple,
capitale de la Namibie, en plein désert,
est alimentée en eau depuis 30 ans par
un barrage et une conduite de 800 km
de long, ainsi que par le recyclage de
ses eaux usées retraitées qui sont
réinjectées dans la nappe locale. Au
XIXe siècle, Paris a construit, avec les
moyens des travaux publics limités de
l’époque, 250 km d’aqueducs pour
s’alimenter en eau aux sources de la
Vanne et de l’Avre, dispositif qui
fonctionne toujours aujourd’hui. Mais
certains États hésitent à financer de tels
travaux lourds, en préférant d’autres
investissements, comme les moyens de
télécommunication. Dans de nombreux
pays, on se contente du peu d’eau qu’il
y a. Il faut aussi mentionner qu’au coût
de l’adduction et du traitement de l’eau
potable s’ajoute celui de la collecte et
du traitement des eaux domestiques
usées, très supérieur au coût de
l’adduction d’eau potable, vu le
fort diamètre des tuyaux d’égout
nécessaires, car l’eau n’y est pas en
2. Il est très rare que l’on transporte de l’eau
potable sur plus de 100 km aujourd’hui, mais avec
l’urbanisation massive et la construction de
mégapoles, cette situation va probablement
changer, voir par exemple McDonald et al. (2011).
43
La Météorologie - n° 101 - mai 2018
pression, et le coût des stations de
traitement. Mais si l’assainissement
n’est pas construit en même temps que
l’adduction, l’état sanitaire des
populations se détériore, car les eaux
sales courent dans les rues et polluent
les cours d’eau, qui sont sources d’eau
potable plus en aval.
Pour les besoins industriels, nous
prélevons chacun en moyenne environ
150 m3/an actuellement, soit près de
1 100 km 3/an pour la planète. Mais
cette eau n’est « consommée » qu’à
10 % ; elle est rejetée à 90 % dans le
milieu, parfois réchauffée (eau de
refroidissement) ou polluée si elle n’est
pas traitée.
L’eau nécessaire aux activités agricoles
est le terme dominant de nos besoins en
eau (figure 5) (Griffon, 2006 ; Paillard
et al., 2010 ; Leridon et Marsily, 2011 ;
Marsily, 2006, 2009 ; Marsily et Abarcadel-Rio, 2016). Pour nourrir aujourd’hui
7,2 milliards d’habitants, nous utilisons :
(i) 6 500 km3 d’eau « verte » tombant
sur 1,5 milliard d’hectares d’agriculture
« pluviale » et 3,2 milliards d’hectares
de terres en pâtures ; et (ii) 3 500 km3
d’eau « bleue » prélevés dans les rivières
et nappes pour arroser 280 millions
d’hectares irrigués. C’est donc en
définitive 10 000 km3 d’eau par an qu’il
nous faut pour nous nourrir. Cependant
la moitié de l’eau d’irrigation, soit
1 750 km3 par an, est « perdue » par
évaporation directe ou par infiltration
dans les nappes, si bien que l’eau
véritablement utile pour nous nourrir est
de 6 500 + 1750 = 8 250 km3, soit en
moyenne 1 150 m3/an pour chacun.
produire la nourriture qui leur est
nécessaire par manque d’eau ou parfois
de terres cultivables : leur nombre
d’habitants a dépassé la capacité
du pays à les nourrir à partir des
ressources locales et les habitudes
alimentaires ont évolué ; ils doivent
désormais importer de la nourriture
depuis les pays aux productions
excédentaires (Amérique du Nord et du
Sud, Europe, Australie, certains pays
d’Asie comme la Thaïlande…). Plus
de 30 % de la nourriture produite sur
la planète est ainsi transportée
aujourd’hui d’un pays à un autre
(figure 7), surtout en bateau, donc sans
grande dépense énergétique. L’eau
nécessaire à produire cette nourriture est
Figure 5. Prélèvements de l’eau « bleue » dans
le monde pour l’agriculture, l’industrie et l’eau
domestique. Source : http://www2.assembleenationale.fr/documents/notice/13/rapinfo/i4070/(index)/rapports-information/(archive
s)/index-information-comper.
Figure 6. Sous-alimentation dans le monde, selon l’Observatoire des inégalités. Source :
http://www.inegalites.fr/spip.php?page=article&id_article=111.
Eau et alimentation
Près de 800 millions d’habitants
sont aujourd’hui sous-alimentés 3 ,
principalement en Asie du Sud-Est et
en Afrique subsaharienne, dans des
zones très arrosées et non pas dans des
zones arides. Cette situation est due
au sous-développement (production
agricole inefficace et insuffisante, très
faible utilisation d’intrants, absence
d’aménagement, de barrages, de
périmètres irrigués, voir figure 6).
En ce qui concerne les zones arides, qui
ne sont pas les zones où sévit
principalement la sous-nutrition, de
nombreux pays sont incapables de
3. Certains, comme Thomas Pogge, professeur de
sciences politiques à l’université de Yale, pensent
que cette estimation de la FAO est inférieure à la
réalité d’un facteur pouvant aller jusqu’à deux.
Figure 7. Évolution de la quantité d’eau virtuelle échangée entre 1986 (a) et 2007 (b). Les chiffres
donnent le volume d’eau virtuelle en kilomètres cubes et les liens colorés correspondent aux régions
exportatrices. La carte régionale en bas à gauche donne les couleurs et les acronymes des
continents : Asie (As), Afrique (Af), Amérique du Nord (NA), Amérique du Sud (SA), Europe (Eu) et
Océanie (Oc). La taille des cercles est proportionnelle au volume d’eau virtuelle échangée. D’après
Dalin et al. (2012).
44
appelée, on l’a dit, « eau virtuelle ». En
effet, les pays en déf icit hydrique
équilibrent ce déf icit, non pas en
important de l’eau, mais de la nourriture
qui a nécessité de l’eau pour être
produite. Pour payer ces importations,
les pays concernés vendent des matières
premières énergétiques ou minérales,
développent des activités industrielles
ou tertiaires, promeuvent le tourisme ou
encore bénéf icient des retours
financiers de leur diaspora émigrée.
Certains pays exportent des produits
agricoles à haute valeur (café, cacao,
coton…) et importent de la nourriture.
Mais les pays importateurs sont alors
dépendants, avec risques de pressions
politiques et de tensions sur les prix en
cas de pénurie globale.
Aujourd’hui, l’autonomie alimentaire
est impossible à atteindre dans tous les
pays arides par manque d’eau (Afrique
du Nord, Moyen-Orient…) et le sera
demain dans toute l’Asie, par manque
de terres cultivables par rapport à la
taille de leur population. On voit des
pays comme la Chine acheter des
territoires cultivables importants dans
des pays en développement (surtout en
Afrique et en Amérique du Sud) pour y
cultiver eux-mêmes, puis importer chez
eux la nourriture dont ils ont ou auront
besoin. La figure 7 donne l’évolution
du commerce d’eau virtuelle de 1986
à 2007, ainsi que la nature des
exportations et importations.
La Météorologie - n° 101 - mai 2018
l’intensité du ruissellement ainsi que le
flux d’eau dans les rivières, etc.
(Douville et al., 2012 ; Trenberth et al.,
2014 ; Rodell et al., 2015).
Ainsi, chaque degré d’élévation de
la température de l’air devrait
correspondre à une augmentation
d’environ 7 % du contenu en vapeur
d’eau de l’atmosphère, conduisant à une
intensification du cycle global de l’eau,
via principalement des modifications de
l’évaporation et des précipitations.
Les modèles de climat suggèrent
que, globalement, les précipitations
devraient augmenter au cours des
prochaines décennies. Mais comme
pour les autres variables climatiques, ce
changement ne sera pas uniforme : de
manière générale, les régions plutôt
humides aujourd’hui deviendront
encore plus humides, les régions sèches
encore plus sèches (Prudhomme et al.,
2013). Le réchauffement climatique
aura donc pour effet d’augmenter
les contrastes (Greve et Seneviratne,
2014). Les régions continentales
des hautes latitudes recevront
davantage de précipitations en raison de
l’augmentation du contenu en eau de la
troposphère dans un climat plus chaud.
L’effet le plus important est attendu sur
l’Amérique du Nord et le nord de
l’Eurasie. On s’attend en revanche à une
diminution des précipitations sur les
latitudes moyennes et les régions semiarides de la planète. Le déplacement des
zones climatiques vers les pôles prévu
dans un climat plus chaud devrait
entraîner une aridification des latitudes
subtropicales, et tout particulièrement
de la région méditerranéenne, du
sud-ouest des États-Unis et du sud
de l’Afrique (Scheff et Frierson,
2012). Ces phénomènes devraient
s’accompagner d’une diminution du
débit des rivières en Europe du Sud et
au Moyen-Orient. Au contraire, dans
les hautes latitudes, le débit des fleuves
devrait augmenter, en réponse à
l’accroissement des précipitations.
Les modèles suggèrent de plus
une nette augmentation de l’intensité
des événements extrêmes (crues,
sécheresses), rendant la situation
encore plus difficile à gérer.
Environ 110 millions d’hectares (soit
1,1 million de km2) cultivables dans les
latitudes méditerranéennes devraient
être perdus en 2100, mais 160 millions
d’hectares (1,6 million de km 2 )
devraient être gagnés dans les latitudes
nordiques (Canada, Alaska, Sibérie) par
suite du réchauffement climatique. Ces
changements vont bien sûr poser
d’énormes problèmes dans les pays
concernés, qui sont souvent les pays les
plus pauvres. Si la barre des 2 °C de
réchauffement global est franchie d’ici
2100, ces pays seront encore plus
durement touchés. Hansen et al. (2017)
plaident pour un retour à une
concentration de l’atmosphère en CO2 à
350 ppm (nous sommes actuellement à
400 ppm) avant la fin du siècle pour
Et demain ?
Ressources en eau
et changement
climatique
Le changement climatique associé
à la hausse des températures a et
aura des effets conséquents sur
toutes les composantes des systèmes
hydrologiques, car ces phénomènes
interagissent les uns avec les autres,
qui plus est en fonction des conditions
locales (Liu et al., 2015). Par
exemple, la variation de la répartition,
quantité, intensité et fréquence des
précipitations et l’augmentation des
températures vont déf initivement
modif ier les conditions d’équilibre
des neiges de montagne et des
glaciers de par le monde, augmentant
considérablement leur fonte, vont
incrémenter la présence de vapeur
d’eau dans l’atmosphère, la teneur en
eau dans le sol et dans la végétation,
l’évapotranspiration, et changeront
Figure 8. Variation moyenne des températures de surface (°C) et des précipitations en % entre
(1986-2005) et (2081-2100) selon le Giec (2014), pour deux scénarios d’émission de gaz à effet de
serre : RCP 2.6, optimiste, entraînant une augmentation de température moyenne de 2 °C en 2100,
et RCP8.5, pessimiste, entraînant une augmentation de température moyenne de 3,7 °C en 2100.
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La Météorologie - n° 101 - mai 2018
limiter le réchauffement à 1,5 °C, à
partir d’éléments paléoclimatiques du
dernier interglaciaire il y a 120 000 ans
où les gaz à effet de serre avaient une
concentration assez proche de celle de
l’ère préindustrielle et où le niveau de la
mer était environ 6 à 9 m plus haut
qu’aujourd’hui. Ils proposent pour y
parvenir la réduction, bien sûr, des
émissions des gaz à effet de serre et le
stockage du carbone dans les sols
agricoles et forestiers, ainsi que la
séquestration du CO2 dans les aquifères
profonds. La f igure 8 (Giec, 2014)
donne, pour 2100, les variations
attendues de la température et des
précipitations de la planète, pour deux
scénarios d’émission de gaz à effet de
serre, le RCP 2.6, optimiste, entraînant
une augmentation de température
moyenne de 2 °C en 2100 (par rapport
au début de l’ère industrielle), et le
RCP 8.5, pessimiste, entraînant une
augmentation de température moyenne
de 3,7 °C en 2100.
Et demain ?
Ressources en eau,
démographie
et évolution
de la demande…
La f igure 9 montre l’évolution des
prélèvements mondiaux d’eau « bleue »
depuis 1900. En 2050, pour alimenter
toute l’humanité au régime alimentaire
actuel, il faudra consommer 11 000 km3
d’eau (« verte » et « bleue ») par an,
contre 8 250 km3 aujourd’hui. La figure
9 ne représente que l’eau « bleue » de
l’irrigation, qu’elle estime à 2 500 km3
par an en 2010, alors que nous donnons
plus haut, à partir d’autres sources,
3 500 km3 pour les prélèvements de
l’irrigation, dont 1 750 km3 seulement
sont réellement utilisés, le reste étant
« perdu » ; ceci donne une idée de
l’incertitude sur ces estimations… !
C’est possible si les pays déficitaires ont
les moyens d’acheter leur nourriture
auprès des pays exportateurs et que ces
derniers acceptent de produire audelà de leurs propres besoins. Si la
consommation de viande s’accélère, ce
qu’on appelle l’hypercarnisme 4 , il
faudra 13 000 km 3 /an d’eau. La
consommation de viande a en effet une
très forte influence sur les besoins en
eau : il faut 13 000 litres d’eau pour
produire 1 kg de viande de bœuf nourri
au grain, soit 13 fois plus que pour
produire 1 kg de blé !
Ces 11 000 à 13 000 km 3 /an se
répartiront entre agriculture pluviale et
irriguée : on va devoir partout augmenter
les rendements ainsi que les surfaces
cultivées. Mais qui dit « meilleurs
rendements » dit « augmentation
de la consommation d’engrais (et
éventuellement de pesticides) », qui dit
« plus d’agriculture pluviale » dit
« défrichement » et qui dit « plus
d’irrigation » dit « construction de
barrages et de périmètres irrigués ».
L’augmentation de la fertilisation,
la construction de barrages ou le
défrichement auront nécessairement
des conséquences environnementales
délétères. Mais si la population de la
planète ne cesse d’augmenter, ne faut-il
pas la nourrir, et ce de la façon la moins
néfaste possible ? Il est indiscutable que
la croissance et le développement des
hommes sur terre viennent réduire à la
portion congrue la place des autres
espèces, donc la biodiversité. L’enjeu
principal aujourd’hui est de réaliser
les aménagements indispensables
(irrigation, défrichement) en minimisant
leurs impacts environnementaux. Le
dessalement de l’eau de mer a un
coût de l’ordre de 0,7 € /m 3 et une
consommation électrique de 2 à
4 kWh/m3 : c’est environ dix fois trop
pour de l’eau d’irrigation, mais
acceptable pour l’eau domestique.
Il semble hélas que nous puissions
à nouveau connaître des famines
mondiales. En 1998, une forte sécheresse
en Asie du Sud-Est (Chine et Indonésie)
a entraîné des achats massifs de céréales
sur les marchés mondiaux, avec une
forte réduction des stocks, qui seraient
devenus insuffisants si la sécheresse
s’était prolongée. Ainsi les stocks sont
passés de 10 mois de consommation
mondiale il y a 20 ans à environ 2 mois
aujourd’hui. Ces années de forte
sécheresse en zone de mousson sont
liées à des événements El Niño très
intenses qui se produisent en moyenne
deux fois par siècle selon les statistiques
établies d’après les registres paroissiaux
en Amérique du Sud (Ortlieb, 2000).
Elles ont été observées par exemple
en 1876-1878 et 1896-1900 au
XIXe siècle, en Éthiopie, Inde, Chine et
Brésil (Davis, 2003), entraînant chaque
fois environ 30 millions de morts ; au
XXe siècle, elles se sont produites en
1940, 1983 et 1998, sans famine
importante. L’effet du changement
climatique sur la fréquence et l’intensité
des événements El Niño fait aujourd’hui
l’objet de débats.
À cette image inquiétante des besoins de
production agricole future, on peut
opposer tout d’abord la maîtrise de la
croissance démographique et la
réduction des gaspillages (figure 10), car
aujourd’hui environ 30 % de la
nourriture achetée est gaspillée dans les
pays développés5 ou perdue par mauvaise
récolte ou mauvaise conservation dans
les pays en développement. On peut
opposer aussi la sobriété des régimes
alimentaires, car la quantité d’eau
nécessaire pour nourrir un humain varie
de 600 à 2 500 m3/an selon les pays, la
consommation de produits animaux
étant le facteur principal de variation :
les pays développés consomment
environ deux fois trop de produits
animaux par rapport aux besoins
4.Voir http://www.planetoscope.com/elevageviande/1235-consommation-mondiale-deviande.html
5. http://www.banquemondiale.org/themes/crisealimentaire/rapport/fevrier-2014.html
Figure 9. Évolution des prélèvements mondiaux d’eau « bleue » de 1900 à 2025, Source : Courrier
de l’Unesco, http://artimain-tpe-desalinisation.e-monsite.com/medias/images/evolutionconsommation-mondiale-eau-secteur-activite-2.jpg.
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La Météorologie - n° 101 - mai 2018
Figure 10. Estimation des pertes et du gaspillage aux différents stades de la production alimentaire
par région du monde selon la Banque mondiale (http://www.worldbank.org/en/topic/
poverty/publication/food-price-watch-home). Pour chaque région du monde, les pertes en % du total
des pertes (100 %) sont reparties entre pertes (du bas vers le haut dans chaque colonne) lors de la
production (en orange), manipulation et stockage (rouge), transformation (violet), distribution et
commercialisation (bleu), consommation (vert). En bas apparaît en pourcentage la part du total des
aliments disponibles qui sont perdus ou gaspillés. On peut remarquer l’importante quantité des
pertes dues au consommateur ou au gaspillage dans les pays industrialisés.
Les risques de conflits
l’île de Pâques au XVIIe siècle. Il est
classique de dire que le génocide
rwandais a pour origine un conflit
ethnique entre Hutus et Tutsis. Le
premier à avoir mis en cause cette
interprétation est Jared Diamond,
géographe américain auteur de
Effondrement, ouvrage paru en France
en 2006 (Diamond, 2006), qui analyse
les cas de catastrophes des civilisations
du passé faute d’avoir su gérer leur
environnement. Il traite d’abord du cas
bien connu de l’île de Pâques,
découverte en 1722 par les Hollandais ;
la civilisation de l’île, totalement isolée,
sans contact depuis plusieurs siècles
avec le monde extérieur et se croyant
seule au monde, a détruit entre le XVe
et le XVIIe siècle son environnement
en abattant tous ses arbres pour en faire
des rondins af in de déplacer ces
immenses statues de pierre bien
connues, les Moaï, qui servaient de
symboles de domination aux prêtres ou
aux puissants ; l’érosion des sols et la
perte des moyens de production
alimentaire qui en a résulté n’ont plus
permis de maintenir une société
estimée initialement entre 6 000 et
30 000 âmes ; en 1680 environ, des
révoltes contre les élites, une guerre
civile et des massacres incluant du
cannibalisme auraient réduit cette
population à quelque 30 % de sa
population maximale
Les deux conflits emblématiques
auxquels on peut penser sont le
génocide rwandais de 1994 et ceux de
Au Rwanda, en 1994, où environ
800 000 personnes (11 % de la
population) ont été massacrées en
nutritionnels, les pays émergents sont en
moyenne au bon niveau, bien que peu
équitables entre leurs habitants et les
pays en développement en moyenne
un tiers en dessous des besoins
nutritionnels.
Pour satisfaire les besoins alimentaires
des pays en déficit hydrique, il n’y a
que trois options : transférer de l’eau
par grands canaux comme a décidé de
le faire la Chine (ou devrait se décider à
le faire l’Inde), transférer de l’eau
virtuelle sous forme de nourriture ou en
dernier ressort accepter la migration
des populations des pays déficitaires
vers les pays plus riches en eau, chassés
de chez eux par des conflits sanglants
et des émeutes de la faim, dont
l’histoire récente a donné des exemples
sinistres (voir ci-après). Le problème
des migrants que nous rencontrons
aujourd’hui n’est que le début d’une
longue histoire qui va s’intensifier avec
le changement climatique, la croissance
démographique et l’augmentation de la
consommation de produits animaux…
Si le réchauffement climatique n’est
pas limité à 2 °C, la situation sera
vraisemblablement intenable (Welzer,
2009).
un mois, c’est selon Diamond, la
croissance démographique démesurée
de ce pays, d’environ 3 % par an, et la
réduction continue des moyens
disponibles per capita pour produire la
nourriture qui a conduit au massacre.
Toutes les terres cultivables étaient
exploitées ; la population avait atteint
en 1993 une densité très élevée, proche
de celle de la Grande-Bretagne (250
habitants par km2), et n’était plus en
mesure de se nourrir compte tenu des
méthodes agricoles utilisées. En 1985,
la production alimentaire par habitant,
après avoir crû de 1966 à 1981, était
redescendue au niveau de 1960. C’est
la pénurie qui aurait été la cause
première des massacres, ce qui serait
en partie confirmé par le massacre des
Hutus par des Hutus, dans des zones
où les Tutsis étaient minoritaires ou
absents. Un conflit ethnique est bel et
bien présent, il existe historiquement
des conflits ancestraux entre les deux
communautés, mais l’hypothèse de
Diamond est que la cause première du
conflit est la raréfaction de la ressource
et qu’ensuite seulement le conflit
s’habille en conflit ethnique, religieux
ou culturel, ou est délibérément orienté
vers un tel conflit par la propagande.
Au Rwanda, la raréfaction de la
ressource n’était pas l’eau, c’est un
pays très humide, mais la disponibilité
de terres agricoles sur lesquelles
cultiver pour se nourrir. Ce risque de
pénurie avait été anticipé par des
agronomes belges (Wils et al., 1986),
sans qu’aucune action ne soit prise
pour éviter la crise. Mais la même
chose peut se produire pour les conflits
liés à l’eau, laquelle peut bien souvent
être la cause première de la raréfaction
des ressources alimentaires. Elle peut
servir alors d’étincelle pour ranimer
des conflits ancestraux liés à l’ethnie,
au nomadisme, à la religion… Gleick
(2014) attribue l’origine du conflit
syrien à une forte sécheresse ayant
entraîné une perte des productions
agricoles et une migration des ruraux
vers les centres urbains, d’où serait
partie la révolte, mais ce point de vue
est contesté par Selby et al. (2017) et
réaffirmé en réponse par Gleick (2017)
ou d’autres commentateurs dans le
même numéro de Political Geography.
La f igure 11 selon Story (2015)
donne les zones de conflits potentiels
sur l’eau au XXI e siècle. On peut
trouver aussi des cartes similaires
dans (De Stephano et al., 2012),
ainsi qu’une chronologie des
conflits liés à l’eau (http://www2.
worldwater.org/conflict.html) produite
pas l’équipe de A.T. Wolf à Oregon
State University.
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La Météorologie - n° 101 - mai 2018
Figure 11. Zones de conflits potentiels sur l’eau, selon Story (2015). Cartographie : Jean-Pierre Magnier
Conclusion
Non, nous n’allons pas globalement
manquer d’eau ! Malgré le changement
climatique et malgré l’augmentation
de la demande, il y a encore assez
d’eau douce sur Terre produite par le
cycle naturel de l’eau (évaporation,
condensation,
précipitations,
écoulements) pour apporter chaque
année l’eau « verte » dont a tant
besoin l’agriculture pluviale que les
écosystèmes naturels, ainsi que l’eau
« bleue » pour l’irrigation, les besoins
industriels et domestiques, et ceux des
écosystèmes aquatiques. Mais cette
ressource abondante, même avec le
changement climatique, dont nous
n’utilisons aujourd’hui que moins de
10 % pour nos besoins directs (sans
compter ceux des écosystèmes naturels
dont nous dépendons également), n’est
pas uniformément répartie sur le
globe, tout comme la population : par
exemple, l’Asie possède 60 % de la
population mondiale et seulement 36 %
des ressources en eau « bleue ». Enfin
la croissance démographique, encore
bien trop forte dans certains pays, en
particulier en Afrique subsaharienne,
ne dépend aucunement de la ressource
en eau : le Niger par exemple est le
pays où la croissance démographique
est la plus forte au monde et également
un pays très aride et très pauvre, ceci ne
pouvant conduire qu’à des migrations
ou des conflits. Cette ressource en eau
connaît aussi de fortes variations dans
le temps (années sèches).
Le « problème de l’eau » est d’abord
un problème technique, qui aboutit à un
problème sociétal des plus délicats.
Quand une population en un lieu donné
de la planète se trouve confrontée à un
déficit en eau, chronique ou accidentel,
un éventail de solutions s’offre à
elle : (i) économiser, être plus sobre,
réduire les fuites et le gaspillage ; (ii)
aller chercher de l’eau à distance,
éventuellement constituer des stocks
(barrages, ou stockages souterrains
dans des aquifères rechargés
artificiellement) ; (iii) traiter et recycler
les eaux usées, dessaler l’eau de
mer ; (iv) modif ier les allocations
de ressources entre les différents
utilisateurs (eau domestique, eau pour
les écosystèmes naturels qu’il ne faut
pas oublier, eau industrielle et eau
agricole) ; (v) si la production agricole
se trouve alors affectée, choisir les
espèces végétales les mieux adaptées
aux climats secs et importer la
nourriture nécessaire pour les besoins
de la population, en l’achetant sur les
marchés internationaux (principalement
les céréales), organiser l’activité
économique (extraction des matières
premières, industrie, tertiaire…) pour
générer les revenus nécessaires pour
f inancer ces achats ; (vi) si cet
ensemble de solutions techniques est
insuffisant, ou inapplicable, et que la
démographie continue à augmenter, il
ne reste qu’une alternative, se déplacer
au sein du continent (ce qui est
classique par exemple en Afrique, les
populations de l’intérieur migrent vers
les côtes) ou vers d’autres continents ;
une telle migration devient inévitable si
la démographie continue à augmenter,
ce qui signifie en fait que la question
démographique concerne tout le monde
et pas seulement les pays où elle est
incontrôlée. Cela peut paraître utopiste,
mais ne devrait-on pas prévoir et
organiser, par exemple sous l’égide de
l’ONU, ces migrations devenues
nécessaires, au lieu de devoir faire face
à chaud à des crises humanitaires
futures d’une ampleur incomparable
par rapport à la crise actuelle des
migrants ?
Les solutions techniques pour accroître
l’accessibilité de l’eau demandent un
financement, souvent important. Il faut
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La Météorologie - n° 101 - mai 2018
cesser de considérer que l’eau est un
bien gratuit et accepter aujourd’hui de
lui consacrer un financement approprié,
soit par voie fiscale, soit par la fixation
d’un prix de l’eau compatible avec les
investissements à réaliser. Dans les
pays en développement, les termes
techniques du problème sont les
mêmes, mais le f inancement est
souvent problématique. La solidarité
internationale doit intervenir, par
exemple le Fonds vert pour le climat, si
ces projets d’infrastructure peuvent
se conjuguer avec des réductions
d’émission de gaz à effet de serre ou
avec des stratégies d’adaptation. Sinon,
l’aide bilatérale ou les grandes ONG
doivent intervenir. Mais les grands
bailleurs de fonds internationaux
mettent souvent des conditions de
gouvernance difficiles à remplir pour
fournir les financements. Une formation
des dirigeants à l’aménagement et la
gestion des eaux peut être un préalable.
En ce qui concerne la croissance
démographique, l’ouvrage Africanistan
de Serge Michailof (2015) met en
lumière les risques de conflits et
de migrations que la croissance
démographique peut engendrer, en se
basant sur une comparaison de la
situation actuelle entre l’Afghanistan
et l’Afrique ; il est temps que
les dirigeants de la planète cessent
de vouloir ignorer le problème
et réfléchissent à une éventuelle
redistribution des populations sur la
planète, en fonction des ressources
disponibles, l’eau n’étant que l’une
d’entre elles. Est-il éthiquement
acceptable de vouloir organiser de telles
migrations ? Faut-il s’y opposer ? Fautil attendre l’arrivée incontrôlée de
migrants et la gérer dans l’urgence et la
honte par le biais de quotas, comme
c’est le cas aujourd’hui ? Faut-il agir
auprès des pays qui ne parviennent pas à
contrôler leur démographie pour tenter
de les y aider ? Mais qui sommes-nous
pour donner des leçons aux pays qui
n’ont pas réussi leur transition
démographique ? Bon nombre de
pays africains considèrent que leur
démographie, c’est leur force ! C’est un
problème épineux devant lequel il ne
faudrait pas se voiler la face…
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