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Paysages imaginés et paysages construits

2007

En-quête d’un imaginaire contemporain des Alpes

Laboratoire Architecture et Anthropologie École Nationale Supérieure d'Architecture de Paris la Villette « Art, architecture et paysages » Programme interdisciplinaire de recherche Paysages imaginés et paysages construits En-quête d’un imaginaire contemporain des Alpes Rapport final et DVD de l’« exposition virtuelle » Équipe de recherche : Alessia de Biase (architecte et anthropologue) Alain Guez (architecte et urbaniste) Armin Linke (photographe et film-maker) Renato Rinaldi (musicien et sound-designer) Piero Zanini (architecte et chercheur) Bureau de la Recherche Architecturale, Urbaine et Paysagère Ministère de la Culture et de la Communication Plan Urbanisme Construction Architecture Ministère de l’Ecologie, du Développement et de l’Amenagement durables (Convention n° F 06.26/0600411 du 19 octobre 2006) octobre 2007 Laboratoire Architecture et Anthropologie École Nationale Supérieure d'Architecture de Paris la Villette « Art, architecture et paysages » Programme interdisciplinaire de recherche Paysages imaginés et paysages construits En-quête d’un imaginaire contemporain des Alpes Rapport final et DVD de l’« exposition virtuelle » Équipe de recherche : Alessia de Biase (architecte et anthropologue) Alain Guez (architecte et urbaniste) Armin Linke (photographe et film-maker) Renato Rinaldi (musicien et sound-designer) Piero Zanini (architecte et chercheur) Bureau de la Recherche Architecturale, Urbaine et Paysagère Ministère de la Culture et de la Communication Plan Urbanisme Construction Architecture Ministère de l’Ecologie, du Développement et de l’Amenagement durables (Convention n° F 06.26/0600411 du 19 octobre 2006) octobre 2007 Cet ouvrage a été réalisé avec le concours du Ministère de la Culture et de la Communication, Direction de l’Architecture et du Patrimoine, Bureau de la Recherche Architecturale, Urbaine et Paysagère du Plan Urbanisme Construction Architecture, Ministère de l’Ecologie, du Développement et de l’Amenagement durables VISITE VIRTUELLE DE L’EXPOSITION DANS LE DVD CI-JOINT Sommaire 9. Effet neige p. 53 8. Climat p. 52 7. Vers le sommet p. 52 10. Conclusions p. 61 6. Urbanité alpine p. 45 5. Mes alpes p. 32 4. Vue des alpes p. 31 3. Imaginaires sonores p. 26 2. Le masque du son p. 23 1. Réinventer un heritage p. 20 0. Introduction p. 6 11. Bibliographie et credit p. 63 0 Paysages imaginés et paysages construits C’est difficile regarder avec les yeux différents de ceux d’avanthier (Ernst Bloch, 1930) Une crête de montagne se dessine sur une mer de nuages. Au premier plan, derrière quelques personnes qui, un peu plus bas, admirent le magnifique panorama, un panneau d’interdiction montre un talon aiguille. Nous sommes au sommet du Schiltenhorn, dans les Alpes de l’Oberland suisse, à 2970 mètres d’altitude. Cette image, pour ce qu’elle montre, et encore plus pour ce qui est exclu du cadre, nous amène directement au propos de cette recherche : affronter la question des différents rapports entre les processus de transformation d’un paysage et la rhéthorique qui le concerne. Comment et pourquoi peut-on donc trouver un panneau de ce type sur le sommet d’une montagne, au milieu des Alpes ? Face aux discours globalisants qui prônent la déterritorialisation de la culture et la banalisation du territoire, il est difficile de penser de réussir à déchiffrer la complexité des territoires qui font la contemporanéité sans un retour sur la “tangibilité” du monde. Cela revient à retourner sur le terrain en se mettant à l’épreuve des tensions et des contradictions concrètes face auxquelles il nous met. Ce retour présuppose la redécouverte, avec des yeux nouveaux, de tout ce que nous avons tendance à considérer comme connu et avéré. Processus qui requiert aussi la capacité d’élaborer de nouvelles approches du monde, tant sur le plan de son exploration (et donc également des méthodologies avec lesquelles les mettre en pratique) que sur une possible « représentation » (et donc, de comment le raconter, le rendre présent aux autres). Avec cette recherche, nous nous plaçons donc dans une perspective résolument expérimentale. Dans ce sens, il y a des lieux qui, plus que d’autres, sont en mesure d’exprimer d’une manière particulière les tensions, les gênes, le dynamisme, les continuités des passages entre anciennes et nouvelles situations. Ce sont des lieux où il se passe quelque chose, où s’engendre une « friction » entre nous et la Terre, et ce également sur le plan de l’imaginaire. Des lieux où le monde nous oppose une résistance, qui nous mettent à nu face à l’impossible indifférence réciproque entre nous et le monde ; lieux au contact desquels les significations prennent sens comme le disait Dardel1 - et nous offrent, avec leur discours, des métaphores, des occasions et des hypothèses qui peuvent se révéler utiles à notre être au monde et dans le monde. Les Alpes sont aujourd’hui un de ces lieux parce que « nous sommes aujourd’hui à un tournant de notre rapport au paysage en Occident. Ce tournant est perceptible dans un ensemble de pratiques sociales, institutionnelles et géographiques qui s’expriment dans des lieux divers, en particulier les Alpes qui ont presque valeur de laboratoire expérimental d’un changement qui est peut-être destiné à concerner l’ensemble de nos espaces de vie».2 1 2 E. Dardel, L’Homme et la Terre. Nature de la réalité géographique, P.U.F, Paris 1952. B. Debarbeiux, "Du paysage magnifié à l’empaysagement", Université de Genève, 2005. LAA > Paysages imaginés paysages construits 6 A la base de cette recherche il y a un constat, celui d’une absence récurrente, assez forte pour faire penser plutôt à une occultation, à un refoulement, et qui révèle une difficulté : les représentations collectives des Alpes ont en général tendance à effacer le plus possible du «cadre» tout ce qui n’est pas reconductible aux diverses images qui ont donné forme, au cours du temps, au mythe alpin. Bien qu’immergé dans un contexte moderne depuis au moins un siècle, le monde alpin semble encore appartenir « idéologiquement »3 à un autre temps et à un système de civilisation plus tourné vers le passé que vers le présentfutur. A tel point, comme nous dit François Walter, que « la référence culturelle aux beaux paysages des Alpes peut fonctionner sans les Alpes, en l’absence de toute realité physique puisqu’elle peut mobiliser tout un corpus de textes et d’images. »4 Se juxtapose à ce paysage « imaginé » (et aux représentations qu’il véhicule, par exemple à travers la communication touristique) un autre paysage, cette fois « construit » et en général privé d’image, visible, mais en même temps rarement montré, et qui fait du monde alpin, à différents niveaux, un intéressant et particulier laboratoire de la contemporanéité : un lieu clé pour sa délicatesse et importance environnementale, et pour l’intensité des activités humaines, où observer et étudier la complexité des relations sociales, économiques et politiques, chacune avec ses implications écologiques, qui, à différentes échelles – locale, régionale et mondiale – contribuent à la transformation d’un territoire, de son paysage et également de la perception des habitants résidents et des visiteurs. De ce point de vue, quelles sont alors les rapports entre les « faits » (les processus matériels) et les « fictions » (les rhétoriques en acte) dans la fabrication du paysage ? Jusqu’à quel point un « paysage imaginé », en privilégiant certaines perspectives et/ou en limitant d’autres, entre en résonance avec les trajectoires de transformation du « paysage construit » ? Dans quelle mesure la consolidation historique d’un certain type de regard influence-t-elle notre manière de penser et de modeler aujourd’hui ce paysage, et le territoire qui le forme ? Dans ce contexte, la contribution artistique, tant au niveau visuel que sonore, se pose à un niveau qu’on appellera « diagnostic poétique », c’està-dire de prise de conscience d’une situation ou d’un territoire à partir d’un écart, d’un déplacement qui surprend. Il est, il nous semble, un moyen utile – et parfois nécessaire - pour stimuler l’apparition de nouvelles perspectives d’enquête et de nouvelles possibilités d’intervention en ce qui concerne la recherche fondamentale. Nous sommes convaincus que lorsque nous nous retrouvons de plus en plus face à des lieux hyper représentés, l’approche artistique peut se révéler indispensable pour créer des courts-circuits et de nouvelles significations et reconsidérer le « banal » présent dans les choses apparemment déjà connues qui nous entourent. C’est cette « banalité » qui nous semble nécessaire pour recomposer l’image d’un lieu car, comme disait Luigi Ghirri dans la présentation de l’exposition « Voyage en Italie »5, le paysage à regarder est nécessairement « le pays que tout le monde voit, y compris les touristes. Tous les lieux ont un passé à conserver, mais il y a aussi le rapport avec le présent. L’image finale que le touriste a de l’Italie est celle des Récifs de Capri, mais pour y arriver il y a huit cents kilomètres d’autoroute, avec ses paysages.[…] L’Italie mineure est, en réalité, celle majeure, […] c’est […] le paysage infini que l’iconographie traditionnelle, le stéréotype touristique, l’hebdomadaire ou le mensuel plus ou moins glacés, a plus ou moins refoulé ou caché. »6. 3 A. Zumthor, “L’Arc Alpin, l’Europe et l’Homo Alpinus”, in Dumont, G.F.et Zurfluh A. (dir.), L’Arc Alpin. Histoire et géopolitique d’un espace européen, Economica, Paris 1998 4 F. Walter, « Le paysage incertain. Refléxions sur les temporalités paysagères dans le contexte hélvetique », La révue de géographie alpine, n°3, 2006, p.8 5 L. Ghirri, G. Leone, E. Velati (dir.), Viaggio in Italia, il Quadrante, Alessandria, 1984. Une vingtaine de photographes ont participé à l’exposition parmi lesquels O. Barbieri, G. Basilico, G. Chiaramonte, L. Ghirri, M. Jodice, C. Nori, C. White, et accompagnés par les textes de l’écrivain G. Celati. 6 R. Valtorta, op. cit., p. 18. Traduction (AG) LAA > Paysages imaginés paysages construits 7 C’est ce paysage qui existe entre l’image qu’on a d’une icône (Capri pour Ghirri, et les Alpes pour nous) et l’icône même, qu’il nous intéresse de faire émerger. C’est cet écart dans notre perception, produit par l’apport artistique, qui peut nous révéler une autre manière « d’organiser la visibilité »7 du monde. Chercher un autre système de récit Comment construire une expérience du monde qui cherche à être « contemporaine »8, et à être aussi capable de témoigner de ce qu’il est, et non pas de ce que nous imaginons qu’il ait été ou que nous voudrions qu’il soit ? Il ne s’agit pas ici de l’insoutenable aspiration à une présupposée objectivité de l’image, mais plutôt de la tentative contraire de chercher une image à partir de laquelle il soit possible d’installer « une conscience de réalité », parce que, comme le souligne Jean-Marc Besse, c’est cette « imagination intentionnelle, pointant vers le réel, qui constitue, et anime au plus profond, l’esprit géographique. »9 S’il n’y a pas de montagne plus fausse que celle qui s’obstine à ressembler à une présupposée montagne « vraie », reléguée dans un temps mythique, quelle est la montagne qui se manifeste aujourd’hui face à notre regard ? Et surtout, comment la raconter ? Comment restituer une image des Alpes, capable de rompre avec, ou du moins de mettre en crise, un dispositif perceptif « lui même daté, puisqu’il corrispond à la culture du paysage definie par les siècles de la modernité (du XVIe au troisième quart du XXe siècle) »10 ? L’histoire de l’évolution, au cours des trois derniers siècles, du sentiment esthétique des Alpes (dont la version « standard » (Mathieu) peut se résumer dans la polarité démoniaque paradisiaque), et des possibles codifications, est bien connue et elle a amplement été traitée dans de nombreux colloques, études et également dans des expositions artistiques11. Récemment, il y a eu de nombreux moments de reconsidération historique des formes de la perception12 du monde alpin, qui ont donné une contribution à la mise en crise, du moins du point de vue scientifique, de certains lieux communs qui la caractérisent. Par contre, les travaux et recherches qui essaient de sonder l’actualité de ce sentiment esthétique, sa consistance et persistance aujourd’hui (tant dans le monde alpin, qu’à l’extérieur), les éventuelles transformations ou les adaptations subies du fait des nouveaux modèles d’usage de la montagne, apparus en particulier à partir de la deuxième moitié du XXème siècle, et liés au succès massif des sports d’hiver, sont peu nombreux. Quelles sont les expériences de la montagne qui forment 7 J.-M. Besse, Face au monde. Atlas, jardins, géoramas, Desclée de Brouwer, Paris 2003, p. 10. La forme – une installation avec trois grands écrans dans un espace octhogonale – avec les premiers matériaux du “progetto Alpi” a été présentée à la Biennale de Venise. Elle avait pour référence une idée du peintre Giovanni Segantini qui pour l’exposition universellle de Paris en 1900 voulait réaliser une “georama” sur lequel peindre le panorama des Alpes de l’Engadina, telles quelles lui apparaissaient à ce moment. 8 on touche ici la problématique soulevée il y a une vingtaine d’années par B. Latour, er reprise récemment dans une conférence au Collège de France : « Puisque les modernes n’ont jamais été contemporains d’eux-mêmes, peuvent ils le devenir enfin?». Cfr. B. Latour, Le rappel de la modernité - approches anthropologiques, dans “ethnographiques.org”, n. 6/2004. 9 J.-M. Besse, op. cit., pag. 11. 10 F. Walter, op cit., p.12 11 Par exemple, Montagna. Arte scienza, mito da Dürer a Warhol, sous la dir. scientifique de G. Belli, P. Giacomoni, A. Ottani Cavina a été organisée par le Mart (Musée d’art contemporain de Trente et Rovereto). Cfr. catalogue publié par Skira, Milano, 2004. 12 De ce point de vue, un des moments les plus importants a été le cycle d’ateliers menés par Jon Mathieu et Simona Boscani Leoni qui entre 2001-2003 a réuni au siège de l’Istituto di storia delle Alpi (ISAlp) de Lugano des chercheurs provenant de divers pays alpins (France, Italie, Suisse, Allemagne, Autriche et Slovenie), construit autour à deux idées directrices : d’une part, assumer le caractère national du discours alpin ; d’autre part, la volontà de réintégrer dans la recherche, les “voix alpines” d’habitude oubliées. Cfr J. Mathieu; S. Boscani Leoni (dir.), Les Alpes! Pour une histoire de la perception européenne depuis la Renaissance, Peter Lang, 2005. LAA > Paysages imaginés paysages construits 8 ces nouveaux modèles d’usage ? Que nous disent-ils sur la perception que l’on a aujourd’hui de cette réalité géographique ? Par certains aspects, c’est comme si aujourd’hui on ne pouvait produire une esthétique actuelle, si ce n’est à l’intérieur d’espaces spécifiques et contrôlés comme ceux du tourisme, sans mettre en danger l’existence même de ce monde : et si toutefois on arrivait à le faire, ce serait toujours à l’intérieur d’un cliché défini : « la fascination ambivalente et étonnante du sublime dans laquelle eut lieu l’invention des montagnes reste comme appeal jusque dans le marketing touristique : en effet, la répétition du cliché qui, dans l’art, aurait mené à un effet de saturation, semble continuer à garantir la reconnaissance de l’image de la montagne comme construction spécifique d’une culture, en fonctionnant souvent comme une protection, même inconsciente et rassurante, par rapport à une vraie connaissance de la réalité – naturelle et culturelle – du monde alpin. »13 Le point intéressant ici n’est pas ce que l’on entend par « vraie connaissance de la réalité » mais de mettre en évidence la relation qui semble apparaître entre une autre connaissance de la réalité (c’est-à-dire une autre façon d’organiser la « visibilité », comme nous disions plus haut), et la reconnaissance des images qui accompagne déjà et modèle cette réalité. « Le schéma de la perception est le même qu’il s’agisse d’un regard qui voudrait enlever ou au contraire ajouter : dans la vision, émerge un élément de dérangement que le sujet, dans son désir d’unité spirituelle avec la réalité spatiale qu’il a (constitue) face à lui, voudrait effacer. »14 Mais alors, si la vitesse avec laquelle un paysage se transforme est différente de celle avec laquelle se modifient nos images de lui, comment dire l’écart entre ce que nous imaginons du monde et la façon dont nous le vivons et le racontons, individuellement ou collectivement ? Quels sont les effets connexes au maintien social – conscients ou pas - de la « reconnaissance » d’un monde, c’est-à-dire de schémas sédimentés de la perception? En particulier, dans un cas comme celui alpin dans lequel domine essentiellement, souvent chez qui y est né et y habite 15, un ensemble de représentations fabriquées dans des milieux et par des auteurs externes à ce monde ? La nécessité de chercher un autre système pour raconter un territoire complexe naît donc de l’exigence d’affronter des problématiques qui sont généralisables au-delà du cas spécifique alpin et qu’elles appartiennent plutôt aux modèles et aux logiques contemporaines de fabrication des lieux 16. Nous pensons que ces modèles et logiques ne peuvent être compréhensibles que si ils sont reconsidérés dans une perspective historico-géographique plus ample et articulée, et en mesure d’envisager conjointement des éléments appartenant à la grande comme à la petite échelle. 13 L. Bonesio, L’evoluzione del sentimento estetico delle Alpi tra Settecento e Novecento, 2002, cfr. Sito Italiano di Geofilosofia, www.geofilosofia.it Traduction (AG 14 R. Scolari, Paesaggi senza spettatori. Territori e luoghi del presente, Mimesis, Milano, 2006, p. 36. Traduction (AG) 15 On retrouve un des effets sociaux de cette représentation dans une récente recherche sur la diffusion de l’acoolisme chez les jeunes (15-35 ans) résidents dans des vallées du nord de l’Italie et réalisée par un sociologue italien en 2005. Dans les paroles des interviewés, tous résidents dans des zones où l’agriculture est encore rentable, tout comme le tourisme, s’exprime avec force l’idée d’une montagne “démoniaque” et “claustrophobique”, bloquée dans le temps et dans des règles et comportements sociaux “traditionnels” dont il est difficile de se libérer. Cfr. C. Arnoldi, Il mito del montanaro grande bevitore (Le mythe du montagnard grand buveur), comunicazione dell’autore. 16 Un cas intéressant dans ce sens est celui mis en lumière par P. Nys, Le pittoresque aux limites du moderne, dans le cadre du 2ème appel à proposition Art, architecture et paysage, 2005. LAA > Paysages imaginés paysages construits 9 Méthode de travail Pourquoi les Alpes comme un tout ? Les Alpes, comme objet géographique plus ou moins bien défini17, ne sont pas tant l’objet de la recherche, mais plutôt le potentiel évocateur qui accompagne cette réalité, et comment il s’est formé à partir de son « invention »18 comme lieu jusqu’à aujourd’hui, et que le toponyme « Alpes » semble porter avec lui. Existe-t-il un lieu appelé « Alpes » ? Et si oui, pour qui ? S’agit-il au contraire seulement d’un signe, d’une représentation conventionnelle sur les pages d’un atlas ? Et dans ce cas, qu’est-ce-que ça nous dit de nous, de la façon dont nous habitons le monde ? Ce potentiel évocateur est essentiellement le résultat historique d’un discours né et développé dans ce qui a été défini par une formule efficace « un cosmos bourgeois »19 et de matrice nord européenne. Bien qu’avec d’importantes différences selon les nationalités, ce qui en est dérivé, en termes de description de la nature et de la population alpine, a été « une autoreprésentation des auteurs et du milieu social auquel ils appartiennent ».20 Les premiers protagonistes de ce processus sont des littéraires, des poètes, des artistes et des scientifiques, et leur regard est clairement filtré par leurs « lunettes urbaines ». Comme le soulignait à la fin du XIXème siècle l’Abbé Amé Gorret, « un voyageur qui part pour la montagne le fait parce qu’il cherche la montagne et je crois qu’il serait contrarié s’il y trouvait la ville qu’il vient de quitter. »21 En même temps, on pourrait dire « qu’il n’y a pas de montagne plus fausse que celle qui ressemblerait à une vraie montagne, « comme celle d’autrefois » ».22 Bien que les voyages de plaisirs (sur les voies du Grand Tour) et les explorations scientifiques aient pour destination des parties précises de la longue chaîne alpine – au début surtout ce « drôle de pays » appelé Suisse (Daudet) – les compte-rendus qui en découlent, et non seulement ceux naturalistico-scientifiques, ont une nette tendance à assumer l’aspect d’abstraction généralisante. Depuis le début, ce sont les « Alpes » dans leur ensemble « panoramique », avec leur masse imposante, leur vertige (poétique, philosophique, scientifique) qui stimulent la sensibilité des visiteurs citadins cultivés, captivant leur intérêt : pour donner quelques exemples23, si le théologien anglais Thomas Burnet, un des codificateurs de la catégorie du sublime, les décrit comme « une immense ruine » (1681), pour Rousseau elles sont le lieu « d’un stupéfiant mélange de nature sauvage et de nature éduquée » et un monde de « pureté inaltérée » et un « symbole de liberté » (1761) ; un siècle plus tard, John Ruskin les décrit comme des « cathédrales de la Terre » (1869), et plus ou moins au même moment, Leslie Stephen, intellectuel et alpiniste, met en évidence le caractère hédoniste de la montagne (l’alpinisme comme sport) et présente les Alpes comme « playground de l’Europe » (1871). La distance est ici faible avec la vision caricaturale et patinée de la montagne consumée décrite ironiquement par Daudet dans son Tartarin dans les Alpes (1885), faisant apparaître bloquée dans le temps la question – Le Cervin est-il une ville ? 17 On considère ici comme région alpine le territoire défini en 1991 par la France, l’Italie, la Suisse, l’Allemagne, le Lichtenstein, l’Autriche et la Slovénie dans la Convention Alpine qui a pour but de sauvegarder l’écosystème naturel des Alpes et de promouvoir le développement durable de la région en préservant les intérêts économiques et culturels des populations résidentes. Cfr. Cipra, 1° Rapport sur l’état des Alpes, Edisud, Aix-enProvence, 1998. 18 Le premier qui utilisa le terme “invention” en se référant aux Alpes était Philippe Joutard dans sa monographie dédiée au Mont Blanc. Cfr. L’invention du Mont Blanc, Gallimard, 1986. 19 Cfr. C. Ambrosi, M. Wedekind, (dir.), L' invenzione di un cosmo borghese: valori sociali e simboli culturali dell'alpinismo nel secolo XIX e XX, Museo storico di Trento, Trento 2000. 20 Cfr J. Mathieu; S. Boscani Leoni, op. cit., pag 31. Traduction (AG) 21 Cfr. Amé Gorret, Autobiographie et écrits divers, a cura di Lin Colliard, 2 voll. Torino 1987-88. Traduction (AG) 22 Cfr. E. Camanni, La nuova vita delle Alpi, Bollati Boringhieri, Torino, 2002, p. 69. 23 Cfr. T. Burnet, Telluris theoria sacra, in B. Willey (dir.), Centaur Press, London, 1965; J-J. Rousseau, Julie ou la nouvelle Hélöise, Flammarion, Paris, 1967; J. Ruskin, Modern Painters, Kessinger, 2005 ; L. Stephen, Le terrain de jeu de l’Europe, Paris, Hoëbeke, 2003 LAA > Paysages imaginés paysages construits 10 – que l’on trouve dans l’important « portrait » de la Suisse dressé par Herzog et de Meuron dans leurs cours à l’ETH de Bâle. 24 Le regard de cette élite urbaine qui a conditionné et défini la manière dont on a pendant longtemps regardé (en l’idéalisant parfois en positif, parfois en négatif), et en partie nous continuons à regarder la montagne, est, en d’autres termes, un regard globalisant 25. C’est un regard qui prend la partie pour le tout, rendant les Alpes pensables comme entité, et ainsi les confinant à l’intérieur de ce qui, pendant longtemps, sera perçu, de l’extérieur, comme un monde à part, porteur d’une tradition stable, et délié du monde de la plaine et des villes qui l’entourent26. Si le paradigme des sociétés fermées27 et privées de relations avec le monde environnant, peut désormais être considéré comme dépassé, il est plus difficile de soutenir que les effets qu’il a produit sur le plan imaginaire ont suivis la même parabole. Il suffit de penser aux sources qui nourrissent encore aujourd’hui une grande partie de la communication touristique. La situation est différente et plus complexe si nous assumons un point de vue interne au monde alpin. Avec une métaphore, on pourrait dire que selon qui le prononce, le mot « Alpes » renvoie - comme un écho – à quelque chose qui ne revient toujours qu’en partie, ou bien, qui ne revient pas du tout. Et ce parce que, si quelque chose qui répond à ce nom, comme nous l’avons vu, a existé et continue d’exister dans le discours du politique, du scientifique, de l’environnementaliste, du publicitaire, etc., sa perception commence à se dissoudre dans quelque chose d’abstrait et de confus au fur et à mesure où l’on en parle avec ceux qui habitent les « Alpes »28 et pour lesquels cette dimension globale n’a pas de réalité. Pour les populations alpines, l’horizon avec lequel on se mesurait et on se mesure encore en partie aujourd’hui dans le quotidien est représenté par la propre « montagne », ou par la propre vallée, plutôt que par un ensemble géographique auquel elles appartiennent. Comment se comporter face à cette dichotomie ? Si la dichotomie est une opposition construite à partir d’une base commune, alors c’est dans la tension entre les parties qu’elle prend son sens et qu’elle peut rendre compte de la réalité qui les lie. Si la perception que nous avons aujourd’hui de la montagne est dépendante des modèles perceptifs des gens de la ville, qui projettent ces propres désirs et ses propres aspirations, c’est à l’intérieur de cette perspective que l’on doit se confronter pour comprendre quelles sont les tendances et les dynamiques globales qui influent localement sur la fabrication dans l’actualité du paysage alpin (sur le plan esthétique comme sur celui de la rhétorique politique et écologique). Si un nouveau système de récit est possible, celui-ci ne peut naître que de cette dichotomie et des tensions et controverses qu’il produit. Une approche : la description Face aux grands changements politiques, sociaux et économiques des dernières décennies, les sciences sociales se retrouvent dans la nécessité 24 R. Diener, J. Herzog, M. Meili, P. de Meuron, C. Schmid (dir.), La Suisse. Portrait urbain, Birkhäuser-Editions d’Architecture, Basel 2006, p. 919. 25 Ceci aussi du fait du rôle fondamental qu’ont eu les chercheurs dans la formation de ce regard : c’est un nouveau “cosmos” qui se dessine sur le plan scientifique simultanément à la “découverte” esthétique des Alpes, tout comme les connaissances qui se développent à partir de l’observation des montagnes, qui comme le soutenait, René Daumal, sont intéressantes quand elles permettent de parler d’autre chose. 26 Aujourd’hui, au contraire, on ne prend pas assez en considération une autre évidence, lourde de conséquences, à savoir, que ce sont les modes de connaissances des “gens de montagne” qui se sont progressivement “urbanisés” suite aux processus socioéconomiques qui, au cours du dernier siècle, ont investit le territoire alpin. 27 Dans le contexte alpin, la mise en discussion de ce paradigme commence avec les recherches de J. Cole et E. Wolf, in The hidden frontier. Ecology and Ethnicity in an Alpine Valley, Academic Press, New York, 1974. 28 Il est important de souligner comment à l’intérieure de l’aire alpine, les différences sont en fait assez fortes et ce aussi parce que la majorité de la population qui vie dans les Alpes – plus de 65% - se concentre désormais dans les agglomérations urbaines où il y a le plus d’emplois. LAA > Paysages imaginés paysages construits 11 de trouver de nouveaux outils pour la compréhension de la réalité qui semble en permanence remettre en question des paradigmes donnés et avérés, et remélanger les cartes. Dans un récent entretien sur ces thèmes, Bruno Latour29 proposait une position précise : « On renouvelle considérablement l’approche d’une situation lorsqu’on se met à la décrire précisément au lieu de chercher à l’expliquer tout de suite, le plus souvent à partir de théories établies. […] Les sciences sociales ont, depuis le XVIIIème siècle, accompagné le projet de modernisation qui consistait entre autres à imposer la différence entre le rationnel et l’irrationnel (la raison et la foi), la nature et la culture, etc. Ce travail a été très important, mais, aujourd’hui, il tombe à plat alors que le monde devient très confus, avec des éléments de modernité et d’autres archaïques.» Nous tenons à souligner ici deux aspects qui nous intéressent particulièrement pour cette recherche : le premier est de mettre l’accent sur la description d’une situation (et, nous ajoutons, de son contexte historique, géographique, culturel, etc.), plutôt que sur l’explication immédiate 30 ; le second, qui est déterminé par le premier, est d’accepter la possibilité qu’à l’intérieur de la description puisse se manifester la coprésence d’éléments et pratiques contradictoires et paradoxales – c’est-à-dire dialogiques – et que celles-ci puissent appartenir à des modes de connaissance et à des mondes et des temporalités historico-culturelles même très différents entre eux. Le retour à la « tangibilité » du monde, évoqué en ouverture de ce rapport, naît de ces points de vue assumés comme éléments nécessaires, mais certainement pas suffisant seuls, pour une approche complexe de la réalité des choses (celle que Edgar Morin définie comme « complexité généralisée »), et du besoin de rediscuter le système des relations entre le tout et ses parties assumé par la pensée déterministe. Même si une partie de l’anthropologie est aujourd’hui engagée dans la mise en discussion du statut, de la pratique ethnographique de la recherche sur le terrain, c’est encore un lieu où l’on cherche à comprendre les processus humains, et peut-être à imaginer d’autres moyens possibles de concevoir la réalité. Le rapport entre artistes et chercheurs « Parce que l’autre, n’est pas seulement l’autre, l’alter ego qui est en face de moi ; l’autre est déjà à l’intérieur de moi de par le fait même que je parle, c’est-à-dire de parcourir une série de chaînes signifiantes qui sont déjà elles-mêmes reprises de ce qui me vient ailleurs… Donc allons chercher l’Autre à l’intérieur de nous et en fonction de la capacité que nous avons de repérer l’Autre à l’intérieur de nous-même, nous pourrons effectivement donner la place à l’autre que nous rencontrerons. »5 Ce projet de recherche veut poursuivre et approfondir, en introduisant d’autres points de vue, la recherche, l’identification et l’analyse de certaines formes présentes dans le paysage alpin contemporain en se greffant sur le travail déjà engagé par une partie de l’équipe avec le « progetto Alpi », présenté sous forme d’installation en 2004 à la IXe Biennale Internationale d’Architecture de Venise (mention spéciale du jury pour la section « Episodes »). Le point de départ de cette collaboration est la considération que pratique artistique et pratique scientifique peuvent, dans un même projet de recherche, se situer sur un même plan. Ceci signifie accepter l’idée qu’il y a une influence réciproque entre elles, et que la façon de procéder de l’une puisse être influencée par l’autre, et vice-versa et qu’ensemble elles contribuent à modifier la 29 Catherine Portevin, Télérama, n° 2941 - 24 mai 2006. C’est là un des traits caractéristiques et explicites du travail déjà cité de Herzog-de Meuron et al. sur la Suisse. 5 J.P. Lebrun, Habiter et vivre son corps. Le corps est un organisme malade de la parole collective, Bruxelles, Ed trajectoires, 2002. 30 LAA > Paysages imaginés paysages construits 12 physionomie d’un paysage, sa compréhension et sa possible appropriation. Du point de vue méthodologique, cette recherche se propose comme une recherche-action pluridisciplinaire. Elle interpelle les différents positionnements disciplinaires, leur dialogue et leur effacement, au profit d’une approche post-disciplinaire par laquelle chaque regard est capable d’incorporer les autres dans son rayon d’observation. Par postdisciplinaire nous concevons, suivant les discussions entamées par Wallerstein 31 et Joas et Camic32 et Joas33 - et les derniers travaux menés par le Laboratoire Architecture Anthropologie 34 - une approche qui se caractérise par la compréhension de la recherche comme le produit d’un dialogue entre différentes sensibilités et orientations. Une compréhension post-disciplinaire de la recherche implique d’établir une interaction dans laquelle les chercheurs sont capables d’adopter le point de vue et les règles des artistes, et vice-versa. C’est lorsque les chercheurs et les artistes sont capables d’agir, en prenant les « lunettes » de l’autre, afin d’observer les phénomènes territoriaux et sociaux, que l’enquête adopte une poétique propre35. Cette interaction sera la base de notre recherche. Or, pour faire rejaillir les différents enchevêtrements entre pratique artistique et pratique scientifique, mais aussi entre la concrétude d’un territoire et les divers imaginaires qui l’accompagnent, nous sommes censés participer au jeu de regards qui se met en place lorsqu’on aborde la question du paysage à partir des sciences sociales ou de l’art. Ces jeux de regards engagent autant les habitants du territoire déterminé, les décideurs (du politicien au publicitaire), les artistes, et les chercheurs. Analyser la complexité d’un territoire à partir d’un jeu de regards entre artistes et chercheurs, implique de ne pas prendre partie pour une conception disciplinaire, mais de trouver les interstices à l’intérieur desquels nos regards se frottent les uns avec les autres. La volonté de travailler sur la poétique de fabrication de la recherche, et avoir un regard « décalé » sur le territoire - c’est-à-dire la possibilité de mettre ensemble ce qui en apparence ne l’est pas - impose donc un dialogue entre chercheur en Sciences Humaines et Sociales et artistes (un photographe-cinéaste et un artiste sonore). Celui qui regarde et/ou qui écoute a la possibilité de construire un espace autre, qui peut devenir un nouvel espace commun et ouvrir de nouvelles possibilités d’imaginer le monde. Le film comme terrain Un des points qui structure le projet est de considérer que la pratique artistique et la pratique scientifique peuvent, dans un même projet de recherche, se situer sur un même plan. Ceci signifie accepter l’idée qu’il y a une influence réciproque entre elles, et que la façon de procéder de l’une puisse être influencée par l’autre, et vice-versa, et qu’ensemble, elles contribuent à modifier la physionomie d’un paysage, sa compréhension et sa possible appropriation. En se référant au caractère de recherche-action interdisciplinaire du programme Art, architecture et paysage, il nous est apparu utile, tant sur le plan épistémologique que sur celui méthodologique, de faire de l’objet artistique, à la base du projet, un véritable outil génératif de réflexions. C’est la principale raison qui a conduit l’équipe à assumer le film comme terrain de recherche. Dès le début, en effet, le film s’est proposé comme une exploration/enquête d’un lieu commun, celui alpin, compris comme espace 31 Wallerstein, I., Ouvrir les sciences sociales. Rapport de la Commission Gulbenkian pour la restructuration des sciences sociales. Paris: Descartes & Cie, 1996 32 Joas, H. et Camic, Ch. (dir.), The dialogical turn. New Roles for Sociology in the Postdisciplinary Age. Lanham, MD (Rowman and Littlefield) 2004 33 Joas, H., « Postdisciplinary Histories of Discipline” dans European Journal of Social Theory 2 (1999), no.1, pp. 109-122. 34 “Tranche de ville” (LAA-APUR), les “Reenchantement de la courneuve” (LAA/PUCA). Cf. www.laa.archi.fr, et www.laa-courneuve.net 35 Brady, I. (dir.), Anthropological Poetics. MD: Rowman and Littlefield, 1991. 410 pp LAA > Paysages imaginés paysages construits 13 anthropologique complexe, en en cherchant, dans le sillage d’une tradition propre à l’histoire de la représentation géographique (avec toutes les ambiguïtés et les problématiques qu’elle porte avec elle), une manière « d’organiser la visibilité »36 de ce monde. Dans cette recherche, l’objet artistique assumé comme terrain doit être compris dans un double sens : soit comme un processus de création en cours (et indépendant de la recherche) pour produire un objet artistique ; soit comme l’ensemble des matériaux distincts et de natures hétérogènes (images, sons, entretiens, textes, etc) qui le composent. Ce repositionnement nous permet en outre de lier dans l’analyse, les deux dimensions d’interrogations sur lesquelles s’est construit le projet – celle qui comprend le paysage essentiellement comme une manière de voir, comme une image, un point de vue, et celle pour laquelle le paysage est en premier lieu l’organisation de l’espace même, mis en acte par une société dans sa confrontation avec la nature – et de commencer à en explorer les rapports et les tensions37. Dans cette perspective, l’apport artistique, à l’intérieur du projet de recherche, ne se propose ni en amont - sur le plan intellectuel, c’est-àdire dans l’autorité d’expertise, de conseil et de programmation - ni en aval - sur le plan matériel, dans la légitimité de conception d’objets, d’installations in situ et/ou dans la définition d’actions - mais comme élément d’un processus, comme instrument de lecture et de réflexion qui contribue, avec les autres savoirs, à enquêter sur la physionomie d’un territoire et sur la possibilité de le décrire. Les interactions au cours de la recherche Expositions Sur le plan proprement artistique, à travers des installations produites dans des manifestations et des expositions – parmi lesquelles la 7. Medien und Architektur Biennale à Graz (Autriche, décembre 2005); le nouveau Musée des Alpes du Fort de Bard (Vallée d'Aoste, Italie, janvier 2006); l’exposition ‘In den Alpen’ realisée par la Kunsthaus de Zurich (Suisse, octobre 2006) – nous avons pu analyser deux aspects : d’une part, les enjeux à partir desquels une pratique artistique produit et transforme en matériau poétique des réflexions théoriques ; d’autre part, la construction de dispositifs en mesure de transformer une représentation dans un lieu physique, concret, où le public puisse faire l’expérience du monde. Colloques et séminaires Sur le plan scientifique, la possibilité de participer et d’intervenir dans certains colloques et séminaires internationaux - parmi les plus importants, on rappelle la participation en décembre 2005 à la section « Sociétés, cultures identités » dans le 2ème colloque de l’ISCAR (International Scientific Committee on Research in the Alps) à Lugano, en Suisse ; et en septembre 2006, la participation au colloque international « L’habiter dans sa poétique première » à Cerisy-la-Salle, en France – a été une partie intégrante de la méthodologie suivie dans la recherche et une occasion importante et récurrente de confrontation et de réflexion par rapport à un débat sur le futur proche des Alpes qui est devenu toujours plus intense au cours des dernières années tant sur le 36 J.-M. Besse, Face au monde. Atlas, jardins, géoramas, Desclée de Brouwer, Paris 2003, p. 10. La forme – une installation avec trois grands écrans dans un espace octhogonale – avec les premiers matériaux du “progetto Alpi” a été présentée à la Biennale de Venise. Elle avait pour référence une idée du peintre Giovanni Segantini qui pour l’exposition universellle de Paris en 1900 voulait réaliser une “georama” sur lequel peindre le panorama des Alpes de l’Engadina, telles quelles lui apparaissaient à ce moment. 37 Ces deux manières de concevoir le paysage représentent aussi les deux principales polarités à travers lesquelles se décline une part importante de la réflexion théorique actuelle sur le paysage et sur son statut. LAA > Paysages imaginés paysages construits 14 plan scientifique 38 que sur celui politique (à l’échelle régionale, transnationale et européenne) 39 ; et enfin la participation au ForumAlpinum 2007 « Landscape Development in Mountain Regions », Engelberg, Suisse. En ce qui concerne le contenu même de la recherche, colloques et séminaires ont présenté des occasions utiles pour mettre à l’épreuve l’intérêt de la thématique de conjugaison de l’approche scientifique avec celle artistique, et d’en mesurer les possibilités épistémologiques, et en même temps d’en évaluer les limites et les différences. Un workshop final Un workshop final a été organisé le 14 septembre 2007, sous forme d’une table ronde d’une journée autour des matériaux filmiques et sonores choisis et présentés par l’équipe en rapport avec les problématiques de la recherche. Nous avons soumis à nos invités des questions qui sont apparues au cours de la recherche. Faut-il encore parler de la montagne pour parler des Alpes ? Comment peut-on raconter aujourd’hui la complexité d’un lieu ? Quel est l’impact de l’imaginaire sur notre expérience du monde ? Quelle expérience singulière du monde est-il encore possible faire dans un lieu ? Comment notre image du monde s’actualise-t-elle en relation avec ses changements ? Nous avons également demandé aux participants invités d’amener « quelque chose » (photos, livres, articles,...) qui pouvait nourrir le débat. Outre les membres de l’équipe de recherche, les personnes suivantes ont particpé à ce workshop : Jean Marc Besse, Monica Studer et Christoph Van den Berg, Michelle Sustrac, Nicolas Tixier et Jean-Fraçois Coulais. Cette journée de travail à permis à l’équipe de recherche de recaler le positionnement de son travail en vue de sa finalisation. Pourquoi une exposition ? Recomposer une image des Alpes : une hypothèse de travail Commencez par filmer les montagnes. Quand vous saurez filmer les montagnes, vous saurez aussi filmer les hommes. (E. Lubitsch) L’hypothèse qui a dès le départ structuré cette recherche et qui en a défini les modalités de production était la suivante : seule la recomposition d’une image, ou mieux, des images des Alpes comprises comme lieu anthropologique et géographique, peut rendre compréhensible l’actualité de son territoire et la complexité des tensions qui se créent en lui, entre la dimension locale et celle globale du processus historique, l’expérience quotidienne qui naît de cette tension et leurs conséquences sur l’espace. 38 C’est, pour ne donner que deux exemples, le cas du projet “Avenir dans les Alpes” elaboré par la Cipra (Commission Internationale pour la Protection des Alpes), pour la période 2004-2007; ou le prochain Forum Alpinum 2007, organisé par l’ISCAR, qui aura lieu à Engelberg entre le 18 et le 21 avril 2007, avec l’objectif declaré d’arriver « à une approche commune de la dynamique des paysages de montagne » et de «développer des perspectives pour la recherche future concernant les paysages et pour décider de leur transformation. » Cfr. www.forumalpinum.org/2007/f/ 39 Par exemple, la récente exposition « Alpes 2020. Les nouveaux tunnels. Bâtir l’Europe de la mobilité durable », en cours à la Cité de sciences et de l’industrie au Parc de la Villette. Cfr. www.alpes2020.org , LAA > Paysages imaginés paysages construits 15 Recomposer, donc, non seulement dans le sens de remettre ensemble des fragments, mais aussi comme tentative d’encadrement à nouveau, c’est-à-dire de redéfinir le “cadre”, de réorienter la vision de la réalité de l’objet d’étude. Nous pensons que cette opération devrait être préliminaire à toute intervention dans un territoire. Dans le cas des « Alpes », cela revient à assumer en en ayant conscience, certains des paradoxes qui font ce monde : parmi eux, par exemple, celui qui fait du monde alpin une région qui a été valorisée (par ceux qui n’y habitaient pas) comme un modèle de « naturalité » et en même temps, justement pour cela vendue et consommée. Ceci pour dire, et c’est une évidence, que la façon dont on regarde la montagne, et plus généralement les lieux, détermine aussi la manière dont on intervient dans le paysage. Dans un certain sens alors, recomposer l’image d’un lieu comme les « Alpes » revient à se diriger vers une « normalisation » de la vision qu’on en a, en sortant de l’impasse générée par « une image contrastive»40 (celle qui pendant longtemps l’a considéré comme un monde à part, délié et opposé à la plaine, avec tout ce que cela représente sur le plan symbolique, politique et économique) pour ne pas les soustraire encore une fois à leur histoire et à leur présent. En ne se cachant pas un autre paradoxe face auquel on se retrouve, c’est-à-dire que c’est « justement « une image contrastive » - une image qui souligne les spécificités (surtout « vertueuses ») des Alpes – qui soit aujourd’hui utilisée dans les projets de construction de l’espace alpin comme nouvelle entité politique ».41 La complexité des enjeux est évidente, et elle réaffirme encore une fois la nécessité de ne pas sous-évaluer, ou mieux de reconsidérer, le rôle, non seulement symbolique, que la fabrication et la transmission des images a dans l’activité humaine 42 liée à la transformation du paysage 43. Champs de recherche en grande partie encore à construire, et dont notre projet veut seulement contribuer à montrer l’importance théorique et pratique par rapport aux possibilités qu’une intervention sur le paysage puisse contribuer, au fond, à rendre le monde plus habitable. A la recherche d’une image qui questionne : deux expériences historiques Les dernières décennies du XXème siècle ont été une période d’importantes expériences dans le champ de la recherche photographique sur le paysage dans de nombreux pays européens comme la France, l’Italie, l’Allemagne, sur les traces de ce qui avait déjà eu lieu aux Etats-Unis44. Dans la variété des approches de ces expériences, une sorte de nécessité, commune, de « redécouvrir » avec une attention et un regard nouveaux, la réalité qui nous entoure. C’est le cas de la Mission photographique de la Datar, lancée en 1984 avec pour intention d’offrir des « points de vue » sur le paysage français dans un moment particulier de son histoire. Et aussi, la même année, d’une autre expérience intéressante, l’exposition dédiée au paysage italien et intitulée « Voyage en Italie »45 conçue et organisée par Luigi Ghirri, un des principaux membres du renouveau de la photographie en Europe. 40 Cfr. J. Mathieu, Gechichte der Alpen 1500-1900. Umwelt, Entwicklung, Gesellschaft, Böhlau Verlag, Wien, 1998, p. 202. 41 P.P. Viazzo, Comunità alpine. Ambiente, popolazione, struttura sociale nelle Alpi dal XVI secolo ad oggi, Carocci, Roma, 2001, pp. 354-355. Traduction (AG) 42 Cfr. H. Belting, Pour une anthropologie des images, Paris, Gallimard, 2005. 43 Pensons par exemple au rôle joué par ‘Google Earth’ dans le processus de numérisation du monde et aux effets que ça a sur notre prerception du monde comme ça a été mis en lumière par J.F. Coulais, au cours du colloque international « L’habiter dans sa poétique première » à Cerisy-la-Salle, en septembre 2006, ou encore au travail photographique de J. Fontcuberta, Landscape without memory, Aperture, New York, 2005. 44 Nous faisons ici référence à l’exposition dirigée par W. Jenkins, New Topographics: Photographs of a Man-altered Landscape, International Museum of Phoytography at George Eastman House, Rochester, 1975. 45 L. Ghirri, G. Leone, E. Velati (dir.), op.cit. LAA > Paysages imaginés paysages construits 16 L’actualité de ces expériences se trouve dans la question qu’elles posaient : est-ce possible, et si oui, de quelle façon, de raconter aujourd’hui la complexité de notre monde et des histoires qui l’habitent à partir des images ? Par une image qui interroge et qui sache ouvrir à la complexité des lieux ? De ce point de vue, tant dans l’expérience de la Datar que dans celle du « Voyage en Italie », la photographie était assumée comme un « outil intellectuel et affectif » dont l’homme contemporain « peut disposer pour entrer en relation avec le monde extérieur pour chercher à comprendre si et combien il y appartient, combien et comment il peut l’habiter, dans un parcours continuel de recherche. »46 François Hers et Bernard Latarjet, promoteurs du projet de la Datar, parcourent une voie semblable : « ceux qui affirment que le paysage n’est pas en train de changer, mais est en train de disparaître, entendent souligner l’impossibilité de la part des valeurs et des techniques traditionnelles de représenter un sujet qui est complètement fragmenté. Aux paysages cohérents, racontables à travers la forme du panorama, succède un territoire de fragments et d’épaves[…] Comment ce paysage hybride qui n’a pas de nom peut-il être exprimé en termes photographiques ? Comment éviter la tentation de la nostalgie et de la dérision, le risque de la carte postale et du formalisme ? […] Le paysage n’est pas qu’une réalité visible, mais surtout la représentation de ce qu’une culture peut offrir. »47 Le but déclaré de Ghirri, dans la présentation du volume de l’exposition, était d’imposer « la confrontation avec le vide d’engagement des connaissances qui paralyse d’autres activités expressives et d’autres systèmes de communication. La télévision, le cinéma, les arts visuels apparaissent toujours plus lointains du vouloir connaître, ou au moins observer, la face concrète de l’Italie. […] L’intention est de recomposer l’image d’un lieu, anthropologique et géographique, [où] le voyage est recherche et possibilité d’activer une connaissance qui n’est pas la froide catégorie d’une science, mais une aventure de la pensée et du regard .» 48 Ce projet s’inscrit sur le plan de la recherche visuelle dans la direction indiquée par ces deux expériences et dans leur objectif commun de vouloir rendre le visage concret d’un lieu complexe, en redonnant une visibilité à un paysage qui, bien que présent devant nos yeux, était resté jusqu’alors invisible. Dans cette volonté de recomposition d’une image d’un lieu, il y a aussi, nous le croyons, un motif épistémologique important : accepter de se poser devant les choses, et de les regarder comme elles adviennent, comme elles se donnent à voir, et dans notre cas, aussi à sentir, ce qui signifie engager un processus de connaissance capable de favoriser un renouvellement de la manière de se poser devant la réalité et une réflexion moins idéologique sur le monde dans lequel l’homme vit. Et alimenter cette merveille et cette stupeur qui, seules, peuvent peut-être nous pousser à la compréhension de comment continuer à « remettre au monde le monde » (Boetti). Une métaphore: la « friction » La métaphore de la « friction » concerne la viscosité des connexions qui font le monde. C’est une métaphore élaborée en anthropologie 49 comme une sorte de rappel au sens de la réalité par rapport à la vulgate globalisante qui, au cours des années 90, soutenait l’entrée de l’humanité dans une nouvelle ère de « global motion » dans laquelle, les 46 R. Valtorta, Racconti dal paesaggio. 1984-2004. Vent’anni dopo il “Viaggio in Italia”, Lupetti, 2004, p. 11. Traduction (AG) 47 F. Hers, B. Latarjet, dans Aa.Vv., Paysages-photographies. La Mission Photographique de la DATAR. Travaux en cours, Hazan, Paris, 1985, pp. 27-28. 48 L. Ghirri, G. Leone, E. Velati (dir.), op. cit., Traduction (AG) 49 A. Tsing Lowenhaupt, Friction: An ethnography of global connection, Princeton University Press, Princeton, 2004. LAA > Paysages imaginés paysages construits 17 marchandises, les idées, l’argent et les personnes auraient pu se mouvoir partout dans le monde et sans aucun empêchement. Comme dans le cas du regard porté par la bourgeoisie sur les Alpes, ce discours aussi de l’image qu’on se fait du monde, à partir de l’auto-représentation de son propre milieu, une élite cosmopolite 50. Parler de « friction » signifie donc ramener l’attention sur l’importance des interactions, comme moments qui modèlent des formes culturelles, et surtout aujourd’hui dans une période où elles s’intensifient à l’échelle globale. Dans le contexte alpin, ça signifie d’assumer une montagne qui est pleinement dans le monde et qui, depuis longtemps, ressent des mutations, des scenarii politiques et économiques globaux qui en définissent les directions du changement (et qui se reflètent dans les transformations des paysages des Alpes), et qui en vit les contradictions. Dans ce sens, la civilisation alpine « a commencé à s’appauvrir non seulement pour les difficultés objectives de la montagne (les glaciers ont toujours oscillés dans leurs mouvements ; la terre a toujours été plus avare à la montagne qu’à la plaine, mais compensée par des pâturages, par les forêts abondantes et par les ressources minéralières ; les populations des Alpes ont souvent trouvé des réponses géniales aux conjonctures négatives), mais parce les scenarii politiques ont changé et les montagnes ont subi des gouvernements toujours plus lointains et désintéressés. L’appauvrissement et le dépeuplement des hautes vallées ne sont pas des conséquences « naturelles » du caractère sévère de l’environnement alpin, avec lequel les peuples des Alpes ont appris à vivre avec des résultats culturels surprenants, mais plutôt le résultat de l’isolement politique et économique qui, au lieu de les corriger, tend à exalter les négativités environnementales »51. Il s’agit surtout d’une question d’échelle. Face à la dimension globale de certains phénomènes, c’est le cas des changements climatiques en cours, les solutions élaborées localement par les experts pour contenir les effets dans un contexte fondamental pour l’économie du monde alpin comme le tourisme, sont désormais explicitement voués à « gagner du temps »52, dans l’attente d’une hypothétique intervention du pouvoir politique. Étant donnée l’échelle des problèmes, l’importance d’un saut de paradigme est encore plus évidente, afin de se situer là où, d’une certaine façon, il est possible de penser conjointement des formes et des structures, des formes et des événements. Si le paysage est une réalité capable d’exprimer les valeurs d’une société, que se passe-t-il quand les pratiques humaines contemporaines se confrontent avec un environnement sensible comme celui des Alpes ? Quelles formes donnent-elles à l’expérience du paysage et à la perception qu’on en a ? Quels imaginaires produisent- elles ? Et que nous racontent ces imaginaires sur nous-mêmes et sur la façon dont nous habitons le monde ? Une idée d’exposition Cette exposition est une mise en espace d’un parcours à la fois théorique et esthétique où la scénographie devrait pouvoir mettre le spectateur dans la condition de se trouver, à travers son corps, souvent en contradiction avec ce qu’il voit. Souligner cette contradiction ce n’est pas pour nier le rôle que la vue a joué depuis la Rennaissance dans la culture occidentale mais pour l’enrichir à travers l’activation cognitive d’autres sens. Ainsi dans une exposition construite autour de l’image, certaines salles ont la fonction de seuil, c‘est-à-dire qu’ils sont en même temps, lieu de passage, lieu (et limite) du regard, limite au-delà de laquelle peut se determiner une brusque variation d’état, ou encore limite qui rend perceptible une sensation. Ces salles/seuil ont été 50 Cfr. J. Friedman, « Des racines et (dé)routes. Tropes pour trekkers », L'Homme, 156. E. Camanni, op. cit., pp. 30-31. Traduction (AG) Entretien avec Eric Vuillet, directeur de alpS-Gmbh, société autrichiene installée à Innsbruck et spécialisée dans l’évaluation et la gestion des changements environnementaux, octobre 2006. 51 52 LAA > Paysages imaginés paysages construits 18 conçues pour agir sur la perception du spectateur en produisant un écart qui devrait l’influencer sur la manière dont il regardera les salles suivantes. En même temps, la structure spatiale de l’exposition est construite autour de l’idée de verticalité tant pour obliger le visiteur à mettre en jeu sa corporeité que pour organiser le discours sur trois niveaux différents : 1. la ville extérieure aux Alpes comme centre d’élaboration de l’imaginaire alpin ; 2. l’espace habité au milieu des Alpes comme lieu d’interférence entre regard exogène et endogène ; 3. le sommet comme topos mythique et comme observatoire de la complexité des relations entre global et local. L’exposition, conçue comme un parcours à travers différentes forment d’appréhensions et de représentation du paysage alpin est composée de 10 salles : Réinventer un héritage, propose un exemple de comment se fabrique l’image publicitaire utilisée pour valoriser un territoire touristique par l’utilisation de logotypes; les deux salles suivantes, Le masque du son et Imaginaires sonores, posent, dès le début de l’exposition, la question du rôle que peut jouer le son dans la connaissance d’un lieu ; Vue des Alpes propose une installation qui, à travers les stéréotypes alpins, interroge d’une manière plus générale notre rapport à l’image ; au centre du parcours, Mes Alpes veut donner une voix à ceux qui habitent les Alpes, et dont on n’entend que rarement la voix sauf dans des controverses médiatisées ; Urbanité alpine pose la question de l’opportunité d’analyser le territoire alpin à travers les catégories habituellement utilisées pour décrire la ville ; l’ascension Vers le sommet, nous fait éprouver en bon touriste l’écart entre la promesse du panorama et la variabilité météorologique à laquelle on est soumis, comme nous le montre l’installation Le climat ; la dernière salle Effet neige nous plonge dans une dimension conditionée qui essaie de s’affranchir de cette même variabilité météorologique ou de se mesurer avec les conditions et les changements climatiques. La plupart du matériel video exposé dans ce parcours est issue des tournages menés pour la réalisation du film « Alpi » qui a été à l’origine de ce projet de recherche et qui a évolué avec elle. La manière dont ce matériel a été utilisé tout au long du parcuors expositif, peut être considérée comme une des formes de montages de ce work in progress. Les documents sonores ont été recueillis pendant le travail de terrain mené dans le cadre de cette recherche. VISITE VIRTUELLE DE L’EXPOSITION DANS LE DVD JOINT LAA > Paysages imaginés paysages construits 19 1 Reinventer un heritage Les Alpes sont un environnement qui nous impose de nous questionner de façon anachronique. Ceci veut dire essayer de comprendre comment une certaine expérience du temps est proposée dans le processus de fabrication de l’image des Alpes aujourd’hui. Plusieurs moments et périodes semblent être conviés : une mythologie naturelle originelle dont les massifs témoignerait de la force irrésistible de la nature et d’un processus pré-humain ; le mythe d’une modernité mécaniste conquérante qui dépasse les obstacles physiques du relief et du climat ; l’imaginaire pastoral d’une montagne jardinée par les paysans ; l’imaginaire d’un monde inhabité, immaculé et silencieux ; ou encore l’imaginaire lié à l’invention des loisirs alpins faisant des Alpes un espace dédiée au temps libre des citadins… Tous ces mythes et imaginaires sont mobilisés à différents niveaux dans l’imagerie contemporaine, surtout à travers des références visuelles, qui construisent un présent dont les repères temporels sont troublés. Ce trouble nous invite a explorer l’épaisseur temporelle des images des lieux et à travers lesquels les récits véhiculés par les références visuelles se mélangent pour composer un référentiel temporel singulier. On peut identifier des permanences dans les thèmes exploités par l’imagerie publicitaire dans la valorisation de ces territoires. Ces thématiques deviennent logotypique, au point de créer l’embarras chez les responsables de la vente des séjours alpins qui cherchent à exprimer les spécificités locales. Le cas proposé ici montre les mécanismes et les valeurs qui sous-tendent l’élaboration d’une campagne publicitaire hivernale pour la région autrichienne du Tyrol. La construction d’une images « actuel » des Alpes tyrolienne s’appuie sur une imagerie élaborée au début de l’essor de la pratique du ski. Il est en effet question d’actualiser l’identité visuelle de la région en empruntant des images que des peintres-publicitaires ont élaborée dans les années 20-40, dont on garde le paysage peint comme fond et dont on remplace les personnages, par des photos de personnages contemporains reconnaissables par les vêtements et les sports actuels qu’ils pratiquent. Les artistes mobilisés aujourd’hui ici, sont donc parmi ceux qui ont participé, il y a 70 ans environ, à construire l’identité visuelle de la même région parce qu’on estime qu’ils savent le mieux exprimer les « particularités du paysage visible et agréable ». Ici, l’actualité du Tyrol s’inscrit donc en continuité avec une « tradition » qu’on considère toujours valable sur le plan émotionnel, et où chaque observateur peut projeter son opinion et ses sentiments vacanciers. Ces images renvoient à une idée d’un temps suspendu, non plus mythique, mais originel et dont l’origine est placée au moment de l’essor des loisirs sportifs alpins au Tyrol. Les Alpes sont représentées selon des traits stylistiques datables et renvoyant à une période antérieure au développement du tourisme de masse. Il semble y avoir comme une contradiction nostalgique dans cette stratégie visuelle qui promeut le LAA > Paysages imaginés paysages construits 20 développement touristique tout en essayant de valoriser une période où les loisirs n’avaient pas encore engendré les installations et les infrastructures que l’on y trouve aujourd’hui et qui en ont transformé les paysages. marketing territorial Présentation de la nouvelle campagne publicitaire hivernale pour la région du Tyrol (Autriche). Vienne, 2007. Traduction des commentaires faits par le responsable de la campagne. 1. C’est comme ça que maintenant j’imagine la publicité du Tyrol. Ce qui est évident c’est que la neige est partout blanche, que les remontées mécaniques sont modernes partout, c’est-à-dire que l’offre est la même partout, ce que l’on reçoit dans les restos c’est pareil partout, et que partout à la montagne, c’est possible de faire du snowboard, ski de fond…. Ça on peut le voir ici. Celles-ci ce sont tout simplement des images de différentes régions, et c’est très difficile pour le consommateur de reconnaître les différences. Je pense que même pas les experts peuvent reconnaître la région spécifique depuis laquelle les images proviennent. C’est une offre très conforme et la tâche que la publicité doit remplir c’est de distinguer le Tyrol des autres régions. Donner au Tyrol une image propre, ou encore mieux renforcer l’image qu’il a déjà. Quand on envisage la conception d’une campagne publicitaire, il est important de savoir ce que les consommateurs pensent, et la position des consommateurs par rapport aux vacances est à-peu-près la suivante : chacun veut les stations de ski avec l’équipement le plus moderne, on fait des efforts pour avoir les meilleures remontées mécaniques, les meilleures pistes, et aussi pour tout ce qu’il y a dans les alentours. Si une vacance est vraiment une vacance donc ça ne dépend pas de l’offre, ma de comment je me sens là-bas ; des émotions que je m‘attend à éprouver..et la publicité doit toujours se fixer un objectif, et celui de notre campagne c’est : que doit penser le public après avoir vu notre publicité, ou mieux, après avoir vu la publicité du Tyrol ? Ils doivent penser au Tyrol… « Le Tyrol c’est quelque chose de spécial. Le Tyrol est plus intéressant… il m’est plus sympathique… c’est un pays qui se m’est présenté de façon plus authentique, non artificielle et le public devrait penser, si je pense aux prochaines vacances ; pourquoi ne pas aller au Tyrol ? 2. « Le vrai hiver a lieu au Tyrol » On a pensé que cet héritage, c’est quelque chose de très très précieux, et l’on a voulu baser notre campagne sur cela. La question est simplement comment le faire. On est allé regarder d’autres marques, des marques qui peut-être dans le passé étaient des grandes griffes, mais qui avec le temps ont perdu un peu de leur pouvoir d’attraction et de leur actualité, comme pour la coccinelle, une icône de Volkswagen, qui a connu un revival grâce à la nouvelle Beetle… Encore un exemple dans le domaine de la mode. Burberry a été pendant longtemps un classique connu et apprécié, mais il a perdu son actualité… Et qu’est-ce qu’ils ont fait ? Ils ont pris cette doublure caractéristique à carreaux, et ils l’ont tournée vers l’extérieur, et à ce moment-là ils étaient actuels à nouveau. Et cela a sauvé la griffe, et ça l’a fait progresser… La question à ce moment-là était comment on peut exploiter tout cela. Qu’est-ce que ça veut dire ça pour le Tyrol. On a réfléchi à comment utiliser ces racines pour re-réveiller et actualiser le désir envers le Tyrol…et justement dans la publicité touristique tyrolienne on a des exemples classiques comme celui de Alfons Walde, et c’est les artistes qui avec leur sensibilité particulière par rapport à l’environnement, déjà dans le passé, ont rendu les particularités du paysage visibles et agréables LAA > Paysages imaginés paysages construits 21 … le Tyrol a influencé la publicité touristique pendant une période assez longue et il y a mis sa propre empreinte. Et ça c’est un héritage très très fort et pour la pub c’est un capital communicatif. Pourquoi donc abandonner ce capital au lieu de l’utiliser ? Surtout quand on a la possibilité de distinguer le Tyrol des autres régions touristiques à travers ce capital et créer une différenciation pour le pays. 3. […] ces images sont encore assez fortes pour produire des images dans la tête des gens… Si aujourd’hui on entend le nom d’Alfons Walde, ça produit immédiatement des images dans la tête des gens, de même que si on lit Zelga…Ou bien monsieur Joseph Binder, il a créé des images prégnantes qui représentent encore dans la tête des gens un capital communicatif. C’est pour cela que notre concept est de citer cet héritage merveilleux des artistes et de le remettre en scène de façon nouvelle, fraîche et actuelle. En plus on a une exigence verbale, parce qu’il s’agit de l’hiver et des vacances et qu’aujourd’hui il faut donner aux gens la liberté pour qu’ils puissent se confronter avec les choses. En fait, on leur donne le stimulus (input ??) verbal, « c’est ainsi que j’imagine l’hiver » , et si on lie ce stimulus avec le monde visuel d’un Alfons Walde, alors on va créer un désir, une nostalgie pour les beaux temps passés, pour une nature authentique, sincère… Ou bien.. « C’est comme ça que j’imagine l’hiver »… ici on cite à partir du passé avec les éléments graphiques du passé l’ambiance et on la met en contraste avec la photographie du monde alpin d’aujourd’hui. Ou bien un exemple de Zelga, dans son paysage on met un snowboarder moderne.. comme ça on crée un beau contraste entre la citation du passé et l’activité sportive moderne… Voici une citation d’un paysage de Walde avec une skieuse moderne, c’est ainsi que j’imagine l’hiver. Cela crée de l'appétit pour la vacance, ça crée du désir pour le Tyrole et ça crée une présentation très typique pour le Tyrol, parce que cette image ne peut pas être réclamée par un autre pays…. 4. On a encore d’autres idées comme d’amener le concept dans l’espace public…c’est ainsi que j’imagine l’hiver..ça c’est des objets artistique dans la ville, des targets .. à Francfort, par exemple, en été ou en automne on pourrait laisser circuler des voitures avec une énorme couche de neige avec le slogan « C’est ainsi que j’imagine les vacances d’hiver au Tyrol… » Ou bien sur les ponts de l’autoroute, on pourrait faire des banderoles publicitaires avec le slogan et qui terminent après avec des stalactites de glace.. c’est une idée très belle et insolite pour créer l’envie de vacances d’hiver, là où il n’y a pas d’hiver…Une autre idée c’est de mettre des autostoppeurs habillés en skieurs, par exemple à Hambourg, dans les rues de sortie de la ville avec l’indication Tyrol…c’est donc important que la publicité ne passe pas que dans les médias classiques, mais qu’elle soit animée par différentes activités.. Par exemple cette pancarte surdimensionnée, permanente, qui va au-delà du format normal parce que les montagnes sont si hautes.. «C’est ainsi que j’imagine l’hiver au Tyrol… » LAA > Paysages imaginés paysages construits 22 2 le masque du son Quel rôle peut avoir le paysage sonore, et, ,par extension, le son, dans l’exploration d’un paysage ? que peut-il raconter de notre façon d’habiter le monde ? dans la recherche, le travail sur le son se pose à un niveau qu’on appellera « diagnostic poétique », c’est-à-dire de prise de conscience d’une situation ou d’un territoire à partir d’un écart, d’un déplacement qui surprend. C’est cet étonnement qu’il est possible d’éprouver par la prise en compte de la composante sonore d’un paysage. Nous pensons qu’il puisse stimuler l’apparition de nouvelles perspectives d’enquête et de nouvelles possibilités d’intervention en ce qui concerne la recherche fondamentale. Nous sommes convaincus que lorsque nous nous retrouvons face à des lieux hyper représentés, l’approche artistique peut se révéler indispensable pour créer de nouvelles significations et reconsidérer le « banal », présent dans les choses apparemment déjà connues qui nous entourent. Au lieu de proposer l’écoute d’extraits du paysage sonore alpin, nous avons donc pensé d’utiliser et d’intégrer le son comme outil d’enquête sur des mécanismes perceptifs qui influences notre manière de regarder un paysage et de produire une image. Un effet banal : un son fort couvre, dans ce cas, il masque un son faible. C’est un effet qu’on utilise souvent pour nous protéger et qui nous mène à créer des hiérarchies mutables de sons qui, selon les situations, laissent émerger seulement les sons que l’on considère les plus agréables ou les moins nuisibles. Ceci revient à créer des masques sonores, réels ou imaginaires, qui participent à la construction de notre paysage sonore idéal, qui se modifiera selon les variations des hiérarchies. Mais ce masquage peut aussi signifier que les sons « mettent un masque » et entrent, en nous étonnant, dans le jeu de la représentation : ceci est valable pour les sons, mais aussi pour le silence, qui a une part importante dans la construction et la persistance au plan de l’imaginaire d’une certaien façon de considérer le paysage alpin. Si le masque, par nature, cache ou laisse entendre autre chose, parfois il peut aussi cacher pour mieux révéler. Dans cette partie du parcours d’exposition, les visiteurs entrent dans un jeu de chambres dans lesquelles ils sont invités à trouver un point de rencontre et de confrontation entre l’imaginaire qui les accompagne et les mouvements entre l’image, le son et la mémoire du corps : on peut se trouver dans une situation dans laquelle la dimension sonore est suspendue dans l’attente d’une impulsion qui la remette en marche, qui la fasse résonner [Otodate + Ku] ; on peut éprouver comment la provenance incongrue d’un son dérange la perception jusqu’à troubler l’image que l’on voit [Contrepoint sonore] ; on peut se laisser envelopper par une voix en cherchant d’en percevoir le paysage qu’elle porte en elle [Le son dans la voix]. Un jeu entre le simultané du visible et le contemporain de l’audible (J.L. Nancy) à travers lequel il ne s’agit pas de rétablir une primauté entre les sens ou de faire une révolution LAA > Paysages imaginés paysages construits 23 paradigmatique entre le son et l’image, mais plutôt de comprendre les critères avec lesquels on pose sur l’un le masque de l’autre, ou encore nous cachons l’un à l’intérieur de l’autre. Otodate +KU (intervention artistique d’Akio Suzuki) On présente ici deux installations de l’artiste japonais Akio Suzuki qui depuis plusieurs années travaille sur la perception que l’on a de l’environnement dans lequel on vit. Elles nous intéressent pour deux raisons : premièrement pour redonner de l’espace à l’écoute comme outil de connaissance du monde ; deuxièmement pour mettre en évidence certaines structures qui sont à la base des relations qui lient l’espace à l’image.Les deux installations sont ici proposées en qualité de filtres perceptifs capables, on espère, d’influencer et accompagner le visiteur dans son exploration de l’espace d’exposition. 1. Otodate est un terme japonais, formé par deux idéogrammes qui veulent dire respectivement « écouter » (oto) et « point » (date). otodate est donc, littéralement, un « point d’écoute », et c’est dans ce sens-là que ça nous intéresse de proposer le travail d’Akio Suzuki à l’intérieur de l’exposition. En traçant sur le sol un signe circulaire, à l’intérieur duquel deux figures spéculaires sont inscrites et qui représentent en même temps deux oreilles et l’empreinte de deux pieds humains, Suzuki définit le lieu d’une expérience particulière. La sienne est une invitation adressée à n’importe qui passe à côté d’un « otodate » afin qu’il interrompe un moment son parcours en s’arrêtant avec les deux pieds sur les deux signes du cercle : une exception momentanée par rapport à la fruition habituelle de l’espace-temps qui l’entoure, qui lui permettra de percevoir, avec les yeux et les oreilles, une portion du monde. Une expérience qui peut se révéler complètement nouvelle aussi, et surtout, quand elle a lieu dans un endroit apparemment déjà bien connu par l’usager. Pour cette édition de otodate on va demander à Akio Suzuki de jouer avec le matériel de l’exposition et de choisir où placer le long du parcours d’exposition les différents « points d’écoute », en nous suggèrent avec sa légèreté et son ironie, les lieux et les façons à partir desquels rediscuter nos habitudes de perception. MUSEOGRAPHIE Akio Suzuki OTODATE – 1997 SCENOGRAPHIE Il s’agit de marquer graphiquement avec le symbole « otodate », selon les choix de l’artiste, un autre parcours à travers l’exposition, pour suggérer aux visiteurs d’ultérieurs points de vue-écoute, non seulement de l’espace de l’exposition, mais aussi des matériaux exposés. 2. Akio définit « ku » (lignes/vers, en japonais) une installation sonore faisant allusion à un phénomène, bien connu, et crucial pour comprendre son travail, celui de l’écho, expérimenté pour la première fois dans sa jeunesse au Japon : on lance un cri dans l’espace, et ce cri nous reviendra en arrière après quelques instants, en décrivant ainsi dans son parcours d’allée et de retour la forme et la nature de l’espace en question dans ce moment précis. Dans ce cas, des robinets son fixés le long d’une paroi, et au-dessus d’une série d’objets et de différents matériaux. L’absence de son qui caractérise l’installation n’est rien d’autre que l’attente de son retour. LAA > Paysages imaginés paysages construits 24 Dans l’imagination du visiteur, les objets et les matériaux situés sous les robinets forment une vision interne reliée à des tonalités et à des bruits précis. Cette installation démontre d’une façon simple et intense comment les sons ne sont pas une matière objective, mais qu’ils dépendent de l’attitude du visiteur-écouteur, en tant que possibilité et en tant qu’effet. Il s’agit d’un travail dans lequel la présence du son, qui est seulement évoquée, stimule la perception souvent en provoquant de véritables événements kinesthésiques. MUSEOGRAPHIE Akio Suzuki KU Installation présentée à la Stadgalerie Saarbrücken – 1997. SCENOGRAPHIE L’installation est constituée par une série de robinets sur un mur et une série d’objets mis en dessous de chaque robinet, visant à évoquer le ton - son particulier que la goutte d’eau acquerrait si elle tombait sur ce matériel spécifique. LAA > Paysages imaginés paysages construits 25 3 Imaginaires sonores « Dans le silence qui était parfois comme un grondement, des pensées et des questions qui me reviennent en permanence à l’esprit pour y chercher une explication à la vie et à son but, dans ce concentré, minuscule noyau de bruit muet, parvenait le bruit d’une poule d’une cours voisine, et tout de suite, ce son, sa distincte et affilée présence sous un ciel d’azur de nuages blancs, provoquait en moi un intense sentiment de liberté. Le bruit de la poule, que je n’arrivais même pas à voir, était un événement (comme un chien courrant ou un artichaut en fleur) dans un champ qui jusque là était resté en attente d’un événement initial, qui le rende perceptible. Je savais que je pouvais écouter dans ce champ tous les sons et toutes les musiques. » (John Berger) 53“ Quel rôle joue la dimension sonore dans notre rapport à un paysage? Que se passe-t-il lorsqu’on enregistre un écart, une interférence, entre l’idée acoustique qu’on s’est faite d’un lieu déterminé et la façon dont ce lieu « sonne » réellement ? Dans notre rapport au monde, nous sommes souvent mus par une « vision » induite par l’extérieur, qui nous fait rentrer en relation avec une donnée « réelle » en l’intégrant ou en la refusant. Une recherche menée par le Cresson 54 à Badonecchia sur les relations entre la ville et l’autoroute du Fréjus a permis par exemple de mettre en évidence la possibilité des habitants du secteur d’intégrer un bruit extérieur comme le « bourdonnement » du trafic autoroutier en lui attribuant une rythmicité comparable à celle qui par le passé appartenait au « mouvement » du bétail. A l’opposé, l’apparition d’ « événements » sonores imprévus et perturbant (le son de la cloche d’une église, celui des cloches du bétail au pâturage, etc) liée à l’absence du « bourdonnement » caractéristique qui accompagne la vie urbaine, peut mener à briser la représentation qu’un visiteur s’est fait d’un lieu, jusqu’à le pousser à porter plainte pour la gêne dans la quiétude de sa vacance. En faisant la comparaison entre ces deux expériences, le rôle joué par le temps apparaît, parmi d’autres choses : dans le premier cas on est dans une dimension de la permanence, et donc d’une nécessaire et inévitable fréquentation quotidienne d’un paysage sonore déterminé ; dans le second cas au contraire, c’est l’intermittence qui prévaut, le transitoire de la suspension, propres de l’activité touristique. Elle induit des besoins, des attentes, des désirs qui peuvent facilement être déçus par l’interférence avec la réalité sonore des territoires fréquentés. L’image d’une montagne calme, tranquille, où règne le silence qui, après une longue histoire, caractérise encore une grande partie de la communication publicitaire touristique, en est un exemple. Ceci nous rappelle comment chaque image visuelle est toujours accompagnée par une atmosphère sonore qui, bien que silencieuse, peut produire des effets réels sur notre corps, comme sur notre imaginaire, influençant la relation que l’on établit avec un lieu. 53 54 J. Berger, Champ, dans ”Au regard du regard”, L’Arche, 1995. www.cresson.archi.fr/pubMEDIAbardo.htm LAA > Paysages imaginés paysages construits 26 Jamais avoir une vache à Maranzanis… Une fois, moi j’étais assis sur cette chaise et il y quelqu’un de Maranzanis qui a appelé, quelqu’un qui est à Rome mais qui a une maison à Maranzanis, et il m’a appelé pour se plaindre du fait qu’il y avait des chèvres, que là-bas il y avait le fils de Leo qui avait 18 chèvres avec la clochette, et que lui ne pouvait pas dormir, parce que le matin les clochettes sonnaient…Moi je lui ai répondu que ce n’était pas dans nos compétences et que « d’ailleurs vous venez dans un village de montagne ! » Mais l’idée n’est pas que Maranzanis soit un village de montagne, l’idée est qu’ils viennent dans une petite ville propre…Jamais avoir une vache à Maranzanis parce que sinon les touristes ne viennent plus ! Par contre s’il a les tuyaux d’échappement, des scooters à gaz et toutes ces choses là, le touriste n’a rien à dire parce qu’il s’agit de la pollution à laquelle il est habitué, et ça aussi ça fait partie d’un imaginaire citadin qui est imposé à la montagne… Sonagrammes Pour mettre enn evidence les écarts et les superppositions, dans les relations entre la ville et la montagne, tout comme entre les diverses manières de percevoir/sentir les paysages respectifs, nous proposons une série de sonogrammes, soit des representations objectivantes des panoramas sonores de ces deux mondes. Le sonogramme permet de rendre visible, de façon simultanée, l’intensité, la fréquence, et la distribution temporelle d’un évènement sonore. En travaillant sur le graphisme, on tentera de rendre visible, en un coup d’oeil, les variations et les recurrences dans des cycles temporels relativement longs. Il nous semble opportun que s’interpose la médiation de ceux qui se meuvent en permanence entre les réalités de cet imaginaire, afin d’éviter des contrapositions stériles et faciles entre les deux environnements, et pour ne pas devoir fixer arbitrairement des points d’écoute. Nous demanderons sonc à des personnes, qui pour différentes raisons ont décidé de se déplacer temporairement d’une situation à l’autre, d’nregistrer des promenades sonores dans les deux environnements. Ces enregsitrements seront successivement traduits dans une forme sonogrammatique. Même si on n’en concervera pas la trace dans le sonogramme, le corps, avec son mouvement, influencera la façon d’écouter et, de la même manière, l’écoute influera sur le mouvement et sur le parcours. On demandera également aux personnes d’élaborer une représentation graphique des promenades et, au début de l’expérimentation, d’essayer de donner une image idéale du paysage sonore des deux environnements dans lesquels ils évolueront. Nous sommes conscients que toute représentation visuelle d’un son est arbitraire, mais le sens de ce projet est justement d’enquêter sur cet arbitraire qui dépend de la sensibilité, du corps et de la mémoire ce celui qui se meut dans l’espace. Cet arbitraire nous permettra de comprendre, d’un autre point de vue, comment l’imagination travaille sur le réel. MUSEOGRAPHIE De ongs panneaux avec les sonogrammes des promenades. Des dessins des représentations des paysages sonores exécutés par les personnes qui ont fait les promenades. SCENOGRAPHIE Les panneaux avec les sonogrammes seront à hauteur d’œil, pas très grands (1m de haut maximum), mais très longs, formant comme une ligne continue autour de la salle. Des dessins seront disposés à côté des LAA > Paysages imaginés paysages construits 27 sonogrammes, et des extraits des entretiens réalisés sur comment ils entendent et comment ils se sentent. 3.1 contrepoint sonore Un jeu de regards, comme en face d’un miroir qui réfléchi sans ressemblance. Un dédoublement qui est une invitation à regarder et reregarder avec une attention insistante ce qui est en face de nous. En face de nous il y les Alpes , qui ont vécu et vivent des transformations profondes. Il y a l’image des Alpes, qui a des difficultés à reconnaître ces transformations et qui, si elle peut, les omet et les cache, fidèle à un passé qu’elle n’arrive pas à laisser partir. Et nous sommes là aussi, avec notre façon d’habiter le monde qui ne suit plus les modèles et les logiques auxquelles nous avons été habitués, et qu’on ne peut que décrire, en l’absence, pour l’instant, d’alternatives. En cherchant des images qui sachent nous le restituer dans sa multiplicité souvent paradoxale. Le film Alpine resort est une étape d’une recherche encore en cours. Ici il cherche à interroger la relation entre les Alpes et le monde. Entre Davos et Dubai. L’une sous-entend l’autre au moment même où elles semblent s’exclure réciproquement : à la fois réalité et en même temps, image de cette réalité. Dans le jeu entre « faits » et « images » on a cherché une façon pour briser les automatismes qui sont en cours dans la vision cinématographique (et pas seulement).Lorsqu’on regarde une image projetée sur un écran (qu’il s’agisse de documentaire ou de fiction), le son que l’on écoute est, généralement, cohérent avec l’image que l’on est en train d’observer (ce qui ne veut pas dire que ce soit aussi en synchronie avec l’image). L’expérience du monde que l’on a est concentrée dans le cadre visuel, le son est au service de l’image, et ce qui est extérieur au cadre est consciemment et/ou inconsciemment, reconduit à son intérieur. C’est la même technologie amateuriale, à opérer de façon autonome, et de façon non contrôlable, la compression du son et de l’image : si nos oreilles perçoivent le son à 360°, les « oreilles » d’une caméra enregistrent le son sur un angle bien plus limité, qui correspond en général à l’ouverture moyenne de son objectif. Dans cette salle, on propose une installation qui veut mettre en évidence l’écart entre la vision d’une image en mouvement et une écoute à 360°. Le visiteur sera immergé dans un espace sonore tridimensionnel qui ne se limite pas à compléter l’expérience visuelle, mais qui se pose plutôt comme contrepoint de cette dernière, un contrepoint qui peut perturber, en nous rappelant la possibilité d’une autre façon d’ « être » à l’écoute face aux images. MUSEOGRAPHIE A.Linke-R.Rinaldi-P. Zanini ALPINE RESORT, 2006 16 mm- film ; DVD exibition copy SCENOGRAPHIE Projection vidéo avec installation sourround 5.1 dans un espace isolé acoustiquement du reste de l’exposition, pour favoriser ainsi l’immersion totale du visiteur (assis dans une position particulière) à l’intérieur d’un espace tridimensionnel. LAA > Paysages imaginés paysages construits 28 3.2 Le paysage dans la voix Dans un chant ne résonne pas vraiment un paysage, plein et concret, de la terre et des rochés, de l’eau et des herbes, mais plutôt un espace articulé sommairement dans des lignes et des accents. (Lucian Blaga –L’espace miriotique, Paris, librairie du savoir, 1995 Qu’est ce qui transparaît du monde que nous habitons dans notre parler ? Jusqu’à quel point est-il possible d’écouter un paysage dans la voix de quelqu’un ? Pendant longtemps le chant populaire a été une forme capable de représenter le monde qu’il exprimait, mais qu’en est-il aujourd’hui ? Est-ce toujours le cas ? En reproposant le répertoire aujourd’hui, il nous apparaît, du point de vue de sa capacité de raconter la contemporanéité d’un lieu, anachronique. Les lectures, même celles les plus « modernes », et tout en étant philologiquement correctes, sont désormais complètement étrangères au paysage qui les avait exprimées. Dépouillé des éléments anachroniques (texte et musique), il ne reste au chant que sa matière première : la voix avec son timbre et sa texture. Voix qui a perdu l’articulation mélodique et n’a pas encore acquis le sens (unique) qui lui est imposé par le logos. Voix comme substance qui s’agite dans le paysage, voix d’un corps immergé dans son paysage et qui exprime cette immersion, mais nous pouvons aussi ignorer ce qui est dit, comme s’il s’agissait de l’écriture à voix haute évoquée par Roland Bartes ; L’écriture à voix haute, par contre, n’est pas expressive… elle est amenée non pas par les inflexions dramatiques, les intonations malignes, les accents complaisants, mais par la texture de la voix, qui est un mélange érotique de timbre et de langage, et elle peut être elle aussi, tout autant que la diction, la matière d’un art : l’art de conduire son propre corps (d’ici l’extrême importance dans les théâtres moyen-orientaux). En tenant compte des sons de la langue, l’écriture à voix haute n’est pas phonologique mais phonétique ; son objectif n’est pas la clarté des messages, le théâtre des émotions ; ce qu’elle recherche (dans une perspective de jouissance), ce sont les accidents pulsionnels, c’est le langage tapissé de peau, un texte dans lequel on puisse sentir la texture de la gorge, la patine des consonnes, la volupté des voyelles, toute une stéréophonie de la chair profonde. L’articulation du corps, de la langue, pas celle du sens, mais celle du langage. Un certain art de la mélodie peut donner une idée de cette écriture vocale… »55 Barthes parle d’un art, d’une technique qui peut s’apprendre et se réaliser ; un acte volontaire finalisé à un résultat esthétique. Ce qui nous intéresse c’est de creuser la possibilité que cette écriture à voix haute puisse se concrétiser à l’intérieur d’une voix modelée par l’ « être » dans le lieu, par l’habiter un paysage précis. Dans ce cas, la voix et le son, que cette dernière amène, « ne se dévoilent pas en tant que véhicules de significations préexistantes, de sens extérieur, mais comme des espaces où se constitue le sens même, qui se trouve là, dans les sons, vie et forme, corps et identité »56 . Comme partie du corps, « la voix est active comme le regard est passif, dans l’attente d’être imprimé par le calque d’un corps extérieur, dans lequel au contraire la voix, imprime sa trace 57». Celui qui émet un son, entend le son qu’il émet dans le cycle constant de perception et de construction du paysage qui est l’être dans un lieu, la voix participe comme le plus flexible des instruments. La voix 55 R. Barthes, Le plaisir du texte, Paris, Seuil, 1982 E.L.Petrini, introduction à la version italien de J.-L. Nancy, Dell’ascolto, Cortina Editore, Milano, 2004 57 C. Bologna, Flatus voci, il Mulino, Bologna, 2000. 56 LAA > Paysages imaginés paysages construits 29 s’adapte et est adaptée en continu, elle réagit en temps réel, aux contingences/insurgeances spatio-temporelles. En même temps, sa texture qui se compose de stratifications (dont la construction à lieu à travers un crash avec le paysage : quand la voix sort de la bouche elle explore l’espace et claque contre les éléments environnants avant de retourner à l’oreille) garde la mémoire des variations subies. De la même façon, certaines nuances qui s’insinuent dans le langage dépendent de pratiques territoriales qui ne peuvent pas être abstraites de la relation avec leur propre paysage, et se mettre à l’écoute d’une voix c’est, il nous semble, une façon possible pour pénétrer dans la substance de cette relation, qui se configure comme étant unique. La texture est à la voix ce que la voix est au corps et le corps à l’espace. Il s’agit encore une fois, de ramener au centre du problème de la représentation du paysage le corps avec ses qualités sensibles, « mais le défis d’un travail sur les sens et sur les qualités sensibles est nécessairement celui d’un empirisme à travers lequel on puisse tenter de renverser l’expérience 58», en mettant en crise la position par laquelle on « regarde » le paysage en essayant de déconstruire le préjugé à travers lequel on se rapproche d’une voix qui tend à séparer la parole des parlants et à réduire le son à un sens pur. Autrement dit : mettre fin à une inattention programmatique vers l’unicité de la voix 59. Y-a-t-il une donnée du paysage, secrète ou non comprise, qui se révèle si l’on essaye d’ « écouter » une voix plutôt que de nous efforcer à comprendre : entendre ce qu’elle dit ? Et encore, « quel secret se déplie – et donc se rend public - lorsqu’on écoute une voix en elle-meme, un instrument ou un bruit ? Et l’autre aspect, indissociable, sera donc : que signifie « être à l’écoute », comme quand on dit « être au monde » ? Qu’est-ce que c’est qu’exister par l’écoute, pour elle et par elle? Qu’estce-qui est mis en jeu dans l’écoute, en terme d’expérience et de vérité 60? » MUSEOGRAPHIE Extraits sonores de 5 exemples de voix originaires de France et d’Italie. Carte postale sonore: berger d’Aubrac, avec Raymond Redon ; realisation Laurent Sassi & Jean Pallandre ; GMEA (Groupe de Musique Electroacoustique d’Albi-Tarn), 2001 Giordano Custode, Valle Stura-Italie, 2006 ; réalisation Renato Rinaldi (Laboratoire Architecture/Anthropologie). Lidie, Frioul-Italie, 2007 ; réalisation Renato Rinaldi (Laboratoire Architecture/Anthropologie). Vilma, Frioul-Italie, 2007 ; réalisation Renato Rinaldi (Laboratoire Architecture/Anthropologie). Ermer, Frioul-Italie, 2007 ; réalisation Renato Rinaldi (Laboratoire Architecture/Anthropologie). SCENOGRAPHIE Une pièce acoustiquement bien isolée pour reproduire au mieux une intimité entre celui qui parle et celui qui écoute. Afin de neutraliser le plus possible les attentes du regard, et favoriser la concentration dans l’écoute, le public pourra s’asseoir dans la pénombre sur des chaises longues. 58 J.-L. Nancy, A l’écoute, Paris, Galilée, 2002 A. Cavarero, A più voci, Feltrinelli, Milano, 2003. 60 J.-L. Nancy, op.cit. 59 LAA > Paysages imaginés paysages construits 30 4 Vue des Alpes (Installation de Monica Studer et Cristoph van der Berg) Studer et Van den Berg interrogent notre perception des lieux et les images qui participent à la construire. Ils travaillent à partir de stéréotypes de paysages (voir vue des Alpes ou le Swiss Pavillon à l’exposition de universelle de Aichi en 2005 61) qu’ils reconstruisent à partir d’élaborations informatiques générant des images reconnaissables mais ne correspondant à aucun lieu particulier. Leurs œuvres produisent à la fois des simulations du réel – transfiguré par les stéréotypes de l’imagerie des Alpes en tant que matériau – et la visibilité de cette simulation. Ainsi, ils ont construit un relief artificiel, pour le Swiss pavillon de Aichi au Japon, recouvert par des images d’herbes, de plantes, de pierres – générées par ordinateur - qui donnent l’impression d’être dans une vallée alpine. Mais ce relief est formé de grands plans triangulaires montrant explicitement le caractère non mimétique de cet environnement. L’environnement physique et visuel que Studer et Van den Berg créent, a la richesse de cette ambivalence qui nous destabilise tout en nous permettant de nous réapproprier notre perception du monde. Nous avons choisi de dédier une pièce de l’exposition à une œuvre qui pose la question de la construction de notre regard sur le paysage alpin. Cette installation nous intéresse dans la mesure où si elle ne produit pas une « nouvelle image des Alpes » elle nous permet de prendre conscience de comment cette image s’impose à nous. Le travail de Studer et Van den Berg joue sur le vraisemblable mais tout en dévoilant explicitement le montage fictionnel, nous interrogeant par là même sur ce que nous voyons. Ils ne nous livrent pas d’emblée l’ensemble de leur dispositif de vision, mais en le parcourant on le découvre et il prend sens progressivement. Si ce que je vois n’est pas la réalité – bien que je l’ai cru - alors la réalité est ailleurs, semble nous inviter à penser le travail de ces artistes, laissant une impression étrange, dû au fait que ce que nous voyons n’est qu’une construction et nous invitant ainsi à nous questionner sur notre perception des choses et du monde. MUSEOGRAPHIE Monica Studer & Christoph van den Berg Ohne Titel, 2006, 6 aufeinander-folgende F4 Plakate für Ausstellung REISEN MIT DER KUNST, Plakat 1+2 SCENOGRAPHIE L’installation est constituée par une image numérique mais vraisemblable des alpes. Face à cette image installée sur un grand mur, un banc sur une estrade. Derrière ce banc, un fragment de décors qui, filmé par une caméra, reconstitue une vue de l’arrière du banc comme s’il était en situation dans les Alpes. Les images filmées sont montrées sur un écran placé à droite de l’image des Alpes et on peut y voir les visiteurs de dos, admirant ce paysage alpin. Le visiteur est invité à monter sur l’estrade pour admirer le paysage alpin et éventuellement à s’asseoir sur le banc. Ce n’est qu’après avoir fait le tour du dispositif qu’il en découvre les différentes facettes. 61 Studer et van der Berg, world exposition 2005, Swiss pavillion, Aichi, Japan (Form and Surface of the mountain: Studer / van den Berg, concept in collaboration with the group of authors "panorama 2000", Switzerland) LAA > Paysages imaginés paysages construits 31 5 Mes Alpes « Il faut un Autre pour conférer à mon espace la qualité du paysage », nous dit Gerard Lenclud62, phrase qu’on pourrait transformer en « il faut un Autre pour que ma montagne, mon bétail, mon village deviennent les Alpes ». Cet « autre » nécessaire à la transformation d’un espace en paysage est le même qui soutient la distinction entre nous, notre montagne, notre village, et les touristes, les gens de la ville. Cette dichotomie nécessaire pour construire toute identité 63 est la même qui régit la polarité entre champs travaillés et paysage, comme le dirait Gerard Lenclud. En ce sens, l’expression « mes Alpes » est presque un oxymore qui nous permet de mettre en évidence l’articulations dans laquelle plonge le monde alpin dans cette valse sociale, politique et économique composée par des récits locaux et des discours globaux qui transforment ces territoires en un terrain miné. Mettre au personnel (mes), une catégorie abstraite (comme, les Alpes) qui n’a guère de réalité dans les sentiments des Alpins, est une tentative de donner un lieu à qui y habite, à l’intérieur d’un contexte plus large, même si souvent ils ne le reconnaissent pas, mais qui existe tant dans le regard exogène que sur le plan politique national ou international. Cependant notre tentative n’est pas de formuler une identité collective alpine, un « nous » généralisé, car c’est quelque chose qui n’a pas une véritable correspondance avec la réalité du terrain. Tout est beaucoup plus fractionné, les territoires de référence sont toujours grands comme un mouchoir de poche, et le « nous » et l’autre, « eux », sont toujours beaucoup plus nuancés que l’on croit. Un jeu d’échelles de représentations qui pourrait dessiner le territoire alpin d’une manière complètement différente de ce que l’on peut voir en ouvrant un atlas : villages de montagne habités désormais par des « rurbains », par des touristes pendant les vacances et par des propriétaires de résidences secondaires qui revendiquent une appartenance vaste aux Alpes, et des villages habités, peut-être par quelques habitants, qui ne revendiquent guère une appartenance à un grand territoire mais à une seule montagne, un village, une vallée… Une représentation, peut-être cartographique, du territoire alpin où l’on pourrait comprendre la circulation des références qui façonnent le paysage aujourd’hui par les gens qui y habitent. Des références qui en général viennent élaborées dans les milieux urbains lointains, et se mettent en circulation dans l’imaginaire local (même si elles ne sont pas complètement acceptées) jusqu’au point de mettre une communauté, c’est le cas de Chamonix, dans la nécessité de réfléchir sur elle-même et de redéfinir ses valeurs. 62 G. Lenclud, « l’ethnologie et le paysage. Questions sans réponses », in C. Voisenat (dir.), Paysage au pluriel. Pour une approche ethnologique des paysages, Paris, MSH, Collection Ethnologie de la France, 1995, pp. 3-17 63 F. Barth, « Les groupes ethniques et leurs frontières », in Ph. Poutignant et J. StreiffFenart, Théories de l’ethnicité, Paris, PUF, 1995, pp. 203-249 LAA > Paysages imaginés paysages construits 32 Nous présentons ici quelques-unes de ces voix qui ont rarement la possibilité de s’exprimer et qui déjà dans leur partialité font bien émerger les diversités, internes à la société alpine, souvent assez fortes par rapport aux différents contextes économiques auxquels elles se réfèrent : entre existences qui, au-delà de toute rhétorique, ont perdu toute possibilité d’évoluer ; existences bloquées dans la réitération d’un système de codes sociaux incapables de se renouveler ; existences qui acceptent de rester à la montagne, à l’écart de tout, en continuant à y travailler même si conscientes d’être parmi les dernières ; existences qui se confrontent avec la violence de l’intermittence existentielle liée à l’industrie touristique ; existences qui cherchent à combattre la progressive annihilation de la montagne produite par l’imposition des modèles extérieurs ; existences qui, malgré tout, pensent encore de vivre dans le plus bel endroit du monde. Bâtir une communauté alpine Entretien avec le responsable sanitaire à Tolmezzo (Frioul, Italie). Ce médecin est une des personnes le plus actives, par son métier aussi, dans une opposition intelligente et pratique vers la tendance législative (et non seulement) à considérer le territoire de montagne comme une simple extension de la ville. Cette opposition se fonde sur l’idée de l’existence de plusieurs communautés appartenantes à un espace alpin commun. Dans cet effort de neutraliser les lois impropres élaborées tant au niveau régional que national ou européen, il y a la constante revendication de la particularité socio-économique et géographique de la montagne. « Donner un sentiement de communauté. Donner aux montagnards l’idée qu’ils vivent dans une communauté alpine, est une chose fondamentale. Quand j’avais 20 ans, par exemple, je suis allé à Florence cinquante fois, mais je n’étais allé à Vienne qu’ue fois…La distance est la même, mais les Alpes étaient une barrière, mentale vant même que physique, abattre cette barrière est important, c’est fondamental, même que pour raisonner sur les Alpes. La valeur locale doit être exaltée et mise dans le monde, c’est ça l’idée, pas simplement dire qu’il y a le monde… » « Appartenir au monde alpin… la construction des Alpes comme identité mentale est une chose récente, le premier livre que j’ai lu sur les Alpes comme espace unitaire est le livre de Paul Guichonnet, en 1980, c’était une chose très intéressante, parce que les Alpes pour eux… s’étendaient de la Savoie à la Slovénie, mais la Carnia n’était pas dedans, elle était « sautée, on ne la trouvait pas…[…]. Le livre qui est sorti ensuite, toujours sur les Alpes, est intitulé Communauté Alpine, de Pierpaolo Viazzo, ne parle pas de la Carnia, il considère Alagna, la Suisse, le Trentin, l’Haut Adige, la Slovénie, et il nous saute. Nous avons eu un contact avec Viazzo pour un colloque sur les Cramars [ les hommes qui au cours des longs siècles de migrations, ont nourri leur familles en franchissant les montagnes comme vendeurs ambulants] et nous lui avons demandé pourquoi nous ne sommes pas cités dans son livre. Sa réponse a été qu’il l’aurait fait volontiers, mais il n’a pas trouvé de matériaux pour étudier notre zone aussi. C’ était en 1990, et en 2000 sort un livre d’un suisse dont je ne me souviens plus le nom [Jon Mathieu] et encore un livre sur les Alpes qui ne nous prend pas en considération. En fait, nous, des Alpes, n’existons pas culturellement, nous sommes là, mais lorsqu’on fait une description de l’espace alpin, nous n’y sommes pas. » « Finalement, en 2005, cet état de fait évolu avec la sortie d’un livre très intéressant écrit par un certian Lorenzetti qui travaille à Lugano et par Raul Merzrio qui travaille à l’université de Teramo, mais qui s’est toujours occupé d’immigration. Et que se passe-t-il alors ? il se passe, que dans ce livre, il n’y a que nous [rire], très intéressant, et ce parce que les LAA > Paysages imaginés paysages construits 33 actes du colloque sur les Cramars, une publication qui a beaucoup circulé dans les universités, ont été la clé d’entrée dans l’imaginaire et dans la construction du monde alpin. Alors l’idée c’est que nous devons faire quelque chose pour entrer dans le monde culturel alpin et pour ce faire, nous devons produire quelque chose de décent qui puisse être utilisé pour faire des comparaisons, pour faire des raisonnements, etc. jusqu’à présent pas assez de choses n’ont été faites dans ce sens parce qu’on a privilégié le renferment dans le local, le localiste et se poussert dasn l’éphémère folkloristique, au lieu de cela nous devons faire une opération à plus long terme… le colloque sur les Cramars a eu lieu en 1996 et il a porté ses fruits en 2005, et nous, pour entrer dans l’imaginaire alpin, nous devons continuer à proposer des travaux de cette portée qui aient une incidence sur la cnstruction culturelle des Alpes. Et nous ne devons pas faire cela qu’à un niveau culturel mais aussi au niveau politique… […]. Tout le raisonnement qui est produit autour de la construction de l’identité alpine ne nous voit pas comme protagonistes. Nous sommes montagne et nous voulons rester dans ce processus de construction identitaire, simplement parce que nous sommes montagne. » « Nous sommes autre chose. C’est une loi qui apparemment n’a rien à voir : elle sit que chaque année, chaque acqueduc doit faire une série d’analyses, et il y a une longue liste qui commence par l’acrylonitrile et qui fini par le vanadium, de A à V, et dedans il y a les hydrocarbures aromatiques polycycliques, les alogénates, les chloroalogénates et une série de 100 paramètres environ, à chercher. La loi est la même pour tous, mais ici il n’y a aps de vanadium,parce que nous n’avons d’industries qui le produisent ou l’utilisent pour ensuite le rejeter, nous avons des eaux de source. Il n’y a aps d’hydrocarbures, ni de chloroalogénates parce qu’ils n’y a pas d’usines qui les utilisent, et s’il y en avait se serait en fond de vallée et ça n’aurait pas d’influence sur les sources d’altitude. Mais, en Europe, la loi est dimensionnée sur Düsseldorf, ou Berlin, ou Zurigue ou Paris ou une autre ville et ensuite elle est catapultée à Ligosullo [commune de 200 habitants, à 950 de haut, dans la Carnia] et ceci est terrible parce que ça signifie que ceux de Ligosullo doivent s’adapter aux paramètres de Düsseldorf, ce qui revient à suffoquer la commune de Ligosullo, parce qu’une analyse de ce type coûte 1500 euros, tu dois la faire 10 fois par an, ce qui revient à 15 000 euros par an et la commune de Ligosullo “saute”. Et ce n’est pas la seule loi qui ait été faite de cette manière, la majeur partie suit ce critère : par exemple, lorsqu’ils ont fait les lois sur l’hygiène alimentaire, ils n’ont pas dit dans la plaine il y a certaines conditons et en montagne d’autres conditions, quand ils ont fait le plan pour la localisation des industries ils n’ont pas pensé qu’à Pannellia [zone industrielle de la plaine frioulaine] il y a la place et à Comeglians [détroit dans une vallée de la Carnia] il n’y a pas de place et donc nous devons prévoir des solutions différentes. C’est la même chose pour l’agriculture, tout est dimensionné pour l’agriculture de vallée où la production est calculée en milliers de quintaux de maïs, de soja, etc. mais nous ne pouvons penser en milliers de quintaux et rentrer dans une compétition quantitative avec la plaine. Nous sommes autre chose, les Alpes sont un autre monde, et les lois europénnes doivent être différentes pour la plaine et pour la montagne, deux situations différentes, deux raisonnements différents ; le monde du capital et des capitales ne peut pas vivre à la montagne. Neutraliser des lois impropres. Je parle de notre travail d’hygiène publique… nous avons fait de tout pour détruire tout ce qui n’était pas en adéquation avec l’imaginaire urbain ou rural de plaine. Nous avons un grand pouvoir, c’est-à-dire un petit pouvoir exercé en continu, donc à la fin un grand pouvoir… si tu décides que le tabio de bois [le plan sur lequel s’égoute le fromage] n’est pas hygiénique et il faut un tabio en acier inoxidable, tu as déjà commis un petit homicide de la culture traditionnelle, en plus sans une vraie raison, parce que le tabio en acier s’il n’est pas nettoyé est anti-hygiénique tout comme celui en bois.… nous ne prétendons plus rien, nous soignons la culture traditionnelle en LAA > Paysages imaginés paysages construits 34 nous basant sur la donnée scientifique qui montre que ce qui est imposé n’améliore rien. C’est une révolution en positif, petite mais en positif, nous avons commencé à protéger les osterie ; personne ne prétend que l’osteria de Comeglians est comme celle de via Condotti à Rome, ceci parce que nous avons fait un raisonnement montagnard. » « Tout cela est possible tout d’abord par ce que des convictions sont réapparues, qui nous permettent de raisonner de cette manière, ensuite il faut bien étudier les lois, et puis il faut se documenter sur la base scientifique de ces lois et si une lois n’est pas supportée par une base scientifique, et se présente comme une insolence, on l’interprète d’une autre manière. Nous avons procédé de la sorte et n’avons jamais eu de contestation, au contraire, de cette pièce et cet étage est parti un mouvement national pour éliminer toutes « les lois de merde » qui sortent… un exemple pratique : une loi régionale disait que si une entreprise agricole est aussi agritourisme, elle ne peut pas abattre les cochaons si elle n’a pas d’abattoir. Et bien, nous avons commencé à faire comme les enfants qui demandent toujours pourquoi, pourquoi on ne peut pas ? qu’elle est la différence entre les deux typoogies d’entreprises ? quelle est la raison de l’interdiction et qu’est-ce-qu’elle protège ? qui l’a décidé ? la santé du consommateur est vraiment mieux protégée ? et on continue avec une série de questions jusqu’à ce qu’ils ne soient plus en mesure de répondre et l’interdiction tombe par ellemême. » « Croire en la montagne. Ici il y a eu une régression à partir du moment où nous avons arrêté de vivre comme des montagnards, sérieusement ; la chutte démographique et l’abandon, sont les conséquences du fait que nous avons arrêté de croire dans les valeurs et dans les possibilités de la montagne et que nous avons commencé à croire en d’autres choses et valeurs qui étaient celles de la plaine et de la ville. Mais si tu veux rester debout ici, tu dois continuer à croire dans les valeurs de la montagne, ce qui veut dire que tu es conscient d’être à la montagne et que tu es à la montagne avec les autres montagnards. » « J’ai réussi à reconstruire le nombre de vaches qu’il y avait à Comeglians au cours des 400 dernières années, ça se passait comme ça : pendant 350 ans les vaches de Comeglians sont environ au nombre de 600, en 1950-60 elles deviennent 200, en 1970 on en compte 80, en 2006 il y en a 18. Le monde alpin a tenu jusqu’à 1960, l’élevage, parce qu’à la montagne on fait de l’élevage et c’est une connerie de dire qu’on y fait de l’agriculture, il a tenu, puis il s’est écroulé. Evidememnt il s’est écroulé parce qu’il semble qu’aller dans l’étable, traire, faucher, ne pas avoir un jour de repos etc, sont des choses qui ne valent plus le coût, quelqu’un t’a dit, mais pourquoi tu vas faucher, le foin que tu fais en 10 jours, tu peux le faire en 1 ehure dans la plaine ? ils t’ont convaincu que de faire le paysan n’était pas beau, mais l’idée que faire le paysan n’est pas beau, n’est pas passée en Haut Adige et les paysans sont encore les patrons du village et ici au cntraire ils sont les derniers du village, ces quatre qui sont restés paysans ont de toutes les façons l’idée qu’ils se fatiguent plus. C’est vrai que ça vaut aussi pour les villages de la plaine, mais avec une différence : le système économique du monde paysan est substituable en plaine par un autre système économique […] par contre à la montagne ce n’est pas le cas. C’est ça le problème… » « Il n’y a pas un système alternatif à ceui qui a été détruit dans les Alpes. D’autre part, si tu penses aux toursites qui veulent une Alpe vécue comme une Alpe bien fauchée, bien entretenue et régulée où tu trouves les produits typiques comme le speck et le fromage, et donc pourquoi les toursites devraient-ils venir dans une zone comme celle-ci ? elle n’est plus régulée et vécue et donc la dégradation est totale, même du point de vue hydrogéologique. » « Imaginaires en conflit. En revenant sur l’imaginaire alpin, nous sentons la nécessité d’être reconnus et inclus dans la construction de cet LAA > Paysages imaginés paysages construits 35 imaginaire parce que l’alternative est d’être inclus dans un autre imaginaire qui est celui de la ville, donc soit on commence à croire et à valoriser la vie en montagne pour ce qu’elle est, soit tu grandis avec l’image de la ville et le désir d’y aller. D’où nait cet imaginaire si ce n’est d’une image distante de la vie en ville, qui pour ceux qui y ont vécu se révèle une merde, ni plus ni moins que la vie qu’ona ici… » « Les APT mettent la montagne au service de la plaine, la montagne est considérée comme le repos du guerrier ou du citadiin qui monte seulement pour se reposer, et dans cette logique, la montagne ne doit pas produire, donc on ne doit pas voir les carrières, on ne doit pas déranger le paysage et les montagnards doivent être les domestiques de la plaine. Par exemple,, le musée de Tolmezzo n’arrive pas à travailler avec l’APT, parce que l’APT ne veut que des choses qui servent à l’APT, nous n’arrivons pas à nous faire sponsoriser un colloque scientifique parce qu’ils veulent du folklore, ils veulent les elfes, les petits nains et toutes ces conneries qui servent à construire une bonne image pour les citadins qui viennent la chercher ici, et c’est ça la folie. » Je reste ici Extrait d’entretien avec G.M., habitant de San Volfango, Frioul, Italie. « …alors, juste pour dire quelque chose, ça m’est arrivé une fois de parler avec des gens qui étaient venus pour quelques jours, une semaine, une vacance on va dire. Ils habitaient en ville, habitués à la confusion, à la circulation, à beaucoup de bruits. Et les jours suivants l’arrivée, un d’eux avait mal à la tête, pourquoi ? Parce qu’il est habitué à beaucoup de confusion, comme si moi je vais en ville où il y a beaucoup de confusion, je vais avoir mal à la tête. Lui il a eu mal pour la raison opposée, parce qu’il y a trop de tranquillité..et, vivre ici, vivre ici c’est beau, comme j’ai déjà dit, pour quelqu’un qui aime..c’est un peu, disons..ce n’est pas que ce soit difficile parce que de nos jours on à le confort, et chacun peut se le créer tout seul. Avant c’était dur, c’était difficile parce qu’il fallait descendre dans la vallée pour aller chercher quoi que ce soit. Aujourd’hui on a la route qui passe devant chez nous, et même si par exemple la maison se trouve à cent mètres, de la rue principale, on va dire, que tout le problème n’est pas là…non, je suis désolé, moi je reste ici. Je ne sais pas…Il y a quelque chose qui m’attache à cet endroit. Même s’ils voulaient me donner une maison comme celle-ci à côté de la ville, en bas dans la plaine, non. Je reste ici. Je ne sais pas…il y a quelque chose qui me lie à cet endroit, je ne sais pas pourquoi…une chose que, en y pensant, plusieurs fois, mais si je vais vivre là en bas j’aurais plein de conforts, ainsi..Non, je n’ai pas confiance, il y a quelque chose qui me tient attaché ici, à mes lieux..je ne parle pas tellement de la maison, mais plutôt de l’environnement en général, à tout… tout l’ensemble. » Vivre dans une carte postale Extrait d’entretien avec E.V., habitant et chercheur, Innsbruck, Autriche « Pour moi les Alpes, c’est le centre de ma vie, de la vie de ma famille. Pour moi les Alpes sont un petit paradis. J’ai vu beaucoup d’endroits dans le monde, mais le fait de vivre au Tyrol c’est, c’est une grande chance, c’est comme gagner au loto, c’est super, c’est le paradis, c’est comme une carte postale ; c’est comme vivre une carte postale, comme un petit paradis. C’est comme ça. Il n’y a pas beaucoup d’endroits au monde comme les Alpes. C’est un paradis que nous devons conserver. Nous ici, on cherche au moins un peu à le conserver pour que la vie dans les Alpes soit possible…[…]…[à l’intérieur de cette carte postale] il y a beaucoup de nature, la nature qui est incomparable, unique, c’est une nature unique, et ce n’est pas seulement la nature, mais la LAA > Paysages imaginés paysages construits 36 coprésence entre les habitants et cette nature. Et le Tyrolien, le vrai Tyrolien, c’est quelqu’un qui a beaucoup le sens de cette nature, pour lui la nature c’est beaucoup et la majorité des Tyroliens ne part pas, et quand ils partent, ils reviennent plus tard pour travailler et vivre ici. C’est un lien très fort…» rap frioulan Dek ill cheesa, Vilegjant, Rap par Cjargnel, Musiche Furlane, 2006 (A. De Candido, F. Romanin) Vacancier, moi je t’en veux pas, Seulement parce que tu me fais chier, Ou parce que tu es étranger Moi je t’en veux parce que Tu viens, tu utilises et tu salis Et tu te plains de ce qu’il n’y a pas Je n’ai pas envie de tout généraliser Mais il est sûr que la situation a quelque chose qui ne marche pas Ici, est privilégié Celui qui arrive et ne reste que pendant trois, quatre ou Cinq jours par an Tu aimes avoir le lait frais de bonne heure Mais t’appelles les flics si une vache mugit Tu aimes avoir les œufs frais le matin Mais le bruit de la poule te dérange Alors t’écris une lettre au maire et une au journal Parce qu’ici on ne peut pas rester Il y a plus de bordel qu’en ville Les vaches ne pourront plus mugir Les poules ne pourront plus couver Si avant cela tu n’es pas arrivé Et avec calme tu t’es reposé Les oiseaux ne pourront plus chanter Les hommes ne pourront plus respirer Si avant cela tu n’es pas arrivé et avec calme tu t’es garé. L’amèr du monde Extrait d’entretien avec D.S., habitante dans la Carnia, Frioul, Italie « Ici on est bien, tous ceux qui viennent ici me disent « ne vas pas à Socchieve pour l’amour de dieux, tu es si bien ici en haut » . C’est vrai, l’air est bon… peut-être seulement quand j’ai le rhume, pour le reste je vais bien..j’ai quelques douleurs, je boite parce que j’ai mal à un genoux, je dois marcher avec la canne, mais pour le reste.. Eeh ! je n’ai pas de problèmes à rester toute seule…non, non, non…ça fait déjà onze ans que je suis ici en haut ! ça fait à partir de 81, même plus, que je suis ici… Avant on avait pas de courant électrique, maintenant on a la lumière et ils ont amenés le courant, on est riches par rapport à avant… Avant il fallait aller avec la lanterne, tu sais ça, Eh maintenant on a la trayeuse et on a fait toutes les installations. L’été prochain tu reviens ? Eeh ! Cet hiver si je tombe malade, je descends, sinon je reste ici LAA > Paysages imaginés paysages construits 37 Et en bas tu amènes aussi les bêtes ? Eh oui ! Maintenant ils ont fait une autre partie de l’étable et quand elles ont terminé de paître, cet automne elles descendent. Si c’est possible on leur fait faire les veaux ici, on nourrit les veaux ici en haut et après ils descendent. Dans le temps ; il y a quelques années, c’était un plaisir d’avoir les bêtes parce que le lait, ils le payaient bien, maintenant tu ne gagnes même pas assez pour payer ce que les vaches mangent, et donc.. il n’y a pas de circuit, il n’y a pas de commerce de fromage, il vient depuis dehors. Eh ! ils amènent le lait de l’Allemagne.. Ils amènent le lait de la Roumanie, de la Jugoslavie , et ainsi de suite..à un prix qui ne vaut rien, à eux ça les arrange car le prendre ici ça coûte cher et ça ne va pas ! Tout le monde est allé en ville, ici les gens me disent que les villes sont pleines de monde, ce n’est pas vrai ? Aussi làbas chez vous ? là-bas chez vous les gens ne s’échappent pas. Dans le temps ici on avait pas de routes et maintenant que les personnes se sont échappées ils construisent des routes. Qui-est-ce qui revient se faire une maison maintenant ? Il n’y pas de monde, ils ne font pas de maisons. A nous ici ils nous disent faites un hôtel, du tourisme, mais..tu ne vois pas qu’ils ne te donnent rien ! Aux riches.. ils donnent tout et à ceux qui travaillent ils ne donnent rien, c’est ça le mal, l’amère du monde » Le monde est fait ainsi Extrait d’entretien avec D.S., habitante dans la Carnia, Frioul, Italie « Eeh ! En été, surtout s’ils savent qu’il y a du tourisme qui tourne, il viennent, oui, ils vont partout ! Tu ne vois pas qu’ils vont là en haut partout dans les montagnes, et ils ont fait des chalets et d’autres choses un peu partout.. A eux ils leur donnent de l’argent, à nous pour réparer l’étable par contre rien… et donc ? Qu’est ce que tu veux dire ?..ici on est pauvres et c’est tout. Que viennent-ils faire ceux de la ville ici à la montagne ? Eeh ! Tourner pour le plaisir de faire des tours, le goût d’aller ici et là, n’il y a pas d’autres questions, seulement le goût de faire des tours Ils s’arrêtent ici ? Eeh ! Pour quoi faire ? Une heure, une demi-heure, et après ils recommencent à y aller. Tu veux qu’ils s’arrêtent pour faire quoi ? Pour parler avec toi Eeh ! Pour parler avec moi ? Moi je me suis arrêtée parler avec toi par politesse, parce que ça ne vaut pas la peine. Pourquoi ça ne vaut pas la peine ? Ça ne vaut pas la peine parce que, comme je te l’ai dit avant ; il n’y a rien à en tirer. Rien ! le monde est fait comme ça ; il y ceux qui descendent et ceux qui montent… comme on disait autrefois. » États d’âme Extraits d’une sére d’entretiens réalisés par le sociologue Christian Arnoldi avec des jeunes entre 17 et 32 ans, dans des macrocommunautés appartenant au territoire des vallées alpines du Trentin, chacune d’entre elle étant caractérisée par un degré différent de « modernisation » : une est spécialisée dans l’agriculture ; deux par le tourisme estival et hivernal ; une à dominante industrielle mais avec une tradition de tourisme estival. L’enquête a été menée pour vérifier les consommations , les attitudes, les connaissances de l’alcool, intéresse notre recherche dans la mesure où l’auteur montre le rôle que le paysage joue dans la définition du contexte dans lequel se manifestent et évoluent les dynamiques sociales. Une des premières préoccupations de la recherche est de comprendre comment les personnes interviewées LAA > Paysages imaginés paysages construits 38 perçoivent leur monde et comment celui-ci se reflète directement ou indirectement dans leur quotidienneté. La recherche arrive à fournir synthétiquement un cadre qui bien que non généralisable à l’ensemble de l’arc alpin, décrit bien dans ses caractéristiques principales un « état d’âme » que l’on retrouve également dans d’autres zones des Alpes. Des comportements et des attitudes émergent de cette recherche, et qui d’un point de vue anthropologique peuvent être assimilés à un caractère spécifique de la zone examinée, une valeur traditionnelle, presque un tabou, définie comme « respet », c’est-a-dire « une sorte de discrétion, de prudence, ou de crainte d’invasion de l’espace de l’autre (physique ou intime), une pudeur ses propres sentiments et de sa propre histoire », originairement lié à des raisons structurelles comme la carence de ressources. 1. la répétitivité des choses […] il y a des personnes qui se plaignent et qui partent, elles sont arrivées à un point où tout se répète de façon tellement identique… et ça c’est un autre élément qui provoque la mélancolie, c’est-à-dire la répétitivité des choses, voir toujours les mêmes personnes… en ville c’est différent, c’est cette mélancolie qui te pousse à chercher quelque chose. La répétitivité des choses me donnait des psychoses, ça me donnait un sens d’irréalité des choses, … on ne peut continuer en voyant toujours le même film… en le revoyant. Le temps arrêté. Ici tes habitudes se répètent… si tu es une personnes qui se contente de ce qu’elle a, et s’habitue à un certain style et à une certaine routine, le confort fait que tu ne sois pas pousser à chercher quelque chose de nouveau… le fait que certains aillent toujours au terrain de jeu dans le froid… je ne sais pas, ils pourraient par exemple penser d’allumer un petit feu… mais non, c’est normal comme ça…. Même la tête est comme bloquée, personne ne dit : « qu’est-cequ’il fait froid, nous allons allumer quelque chose… non c’est plutôt : « allume une autre cigarette, passe moi la bouteille ». Un film vu et revu. Moi je suis parti d’ici pour interrompre ce cycle qui se répétait dans mon esprit, ce film que j’avais vu et revu, avec des petites modifications… j’avais la nécessité de l’amplifier. Peu de gens abandonneraient ça pour chercher quelque chose qu’ils ne connaissent pas […]. De nombreuses personnes, même différentes, sentent une certaine répétitivité… la mélancolie, la dépression ou quelque chose de ce genre … un certain mécontentement…. L’intermittence existentielle Les vagues de tourisme donnent peut-être l’impression que le temps repart…Le tourisme d’un côté c’est ce qui donne un peu de vie aux endroits, de l’autre c’est ce qui en enlève… Quand les touristes sont là on a aussi beaucoup d’attractions, des bars, des initiatives, en automne et au printemps par contre non… Si le tourisme te donne beaucoup..il est évident que quand le tourisme n’est pas là tu tombes au fond d’un gouffre…ce qu’il te donne en plus après il te l’enlève…c’est une sorte de couteau à double tranchant […] Je pense que s’ils faisaient une enquête sur les suicides, chose que probablement ils ont déjà faite, les périodes dans lesquelles il y en a plus, ce sont celles de basse saison... L’automne c’est la période la plus morte, il n’y pas un être humain, il n’y a rien à part le bar habituel… 2. la réitération du modèle transmis. … je te dit cette chose en tant que fille de personnes qui ont eu un bar et qui par conséquent a toujours vu depuis le comptoir ce qui se passait le samedi et le dimanche…. Les habitudes des gens n’ont pas beaucoup changées, chez ceux qui travaillaient ici et qui n’ont donc pas eu de grandes LAA > Paysages imaginés paysages construits 39 confrontations avec l’extérieure, qui n’ont pas fréquenté les écoles, ce sont des jeunes qui travaillant beaucoup et dont le seul moment de socialisation est vécu au bar, à sept heure du soir, après avoir bossé et avoir vécu matériellement la fatigue et ils se défoulent en buvant, deux, trois, quatre, cinq bières, en disant leurs beaux blasphèmes et en reproduisant des modèles et des lieux communs qui n’ont absolument pas changé dans le temps… il y a un socle qu maintient un statu quo… et ça vaut aussi pour les plus jeunes. Il y a une chose que j’ai remarquée, c’est d’avoir vu des jeunes gens, de quatre ou cinq ans de moins que moi… dans quand j’étais adolescente ou femme, je les voyait encore comme des enfants, et maintenant ce sont des hommes qui ont 23 ou 24 ans. D’enfants graciles et fragiles ils sont devenus des hommes qui répliquent le même modèle, même gestuel, de ceux qui ont peut-être vingt ans de plus qu’eux… ils rentrent tout de suite dans le modèle qui est représenté, il n’y a pas de différence… La quotidienneté. La fréquentation de ces endroits est absolument transversale, il y a le maçon et le comptable, jusqu’au paysan qui vient depuis 25 ans pour boire un café … toujours le même depuis une vie, et la briscola [jeu de cartes] à une heure et demie… le temps est cadencé dans un bar, tu sais que T.C. arrives à deux heures moins le quart, qu’il est mécanicien, et il se boit la China chaude, ils se mettent à jouer toujours sur cette même table, tu leur donne le cendrier pour les mégots et ils les jettent parterre… L’intermittence des modèles. Il y a un autre problème évident, les étapes accélérées du développement sont claires ici… le fait d’avoir réussi à sortir de ce sentiment de souffrance économique et de pauvreté pour rentrer dans un état de richesse diffuse qui se confrontent avec des modèles exterieurs qui sont peu… que le touriste vient ici, reste ici, boit, s’amuse, et puis il s’en va et toi tu restes ici avec ces informations que tu as captées et tu essaies par imitation… ou tu cultives l’imaginaire… c’est un aspect que cette génération commencera peutêtre à métaboliser… Le bar et le hasard. Maintenant j’ai 30 ans, je suis retournée à la vallée avec une sérénité de fond bien plus marquée qu’il y a 15 ans, de toutes les façons tu dois chercher la socialité… ce n’est ps donné, pas du tout… j’habite ici, j’ai un compagnon et je cohabite, aje fais avec lui des choses et je fais aussi des choses avec d’autres personnes, mais c’est très fatigant… je suis ici depuis un an et demi, mais il est très difficile de recevoir un coup de fil de quelqu’un qui ne soit pas P. ou L. et qu’on t’invite dîner… je me demande ce qu’ils font… il y a une paresse… et donc le seul moyen pour se voir est le bar… le bar et tous les hasards qui arrives au bar… « j’ai u un fils », « on fête les matchs de l’Inter »… chaque excuse est bonne… c’est là qu’il y a toutes les discussions, tous les échanges mêmes culturels… N’envahi pas l’espace de l’autre. Ici il y a peu d’occasions de socialité, tu dois les chercher… elles n’arrivent pas, et quand elles arrivent c’est parce qu’il y a urgence… c’est rare qu’il y ait une socialité cordiale, par envie ou pour le plaisir d’être ensemble… on perd un peu cet entraînement, tu es dans ton environnement « je mange chez moi, pourquoi devrais-je venir manger chez toi ? » puis il y a le concept du « respet », le fait de craindre l’autre… le fait d’avoir peur d’envahir l’espace de l’autre… ça vaut dans de nombreux contextes, ça vaut aussi par exemple par le fait que je ne te dis pas ce que je pense réellement, pourquoi dois-je te raconter quelque chose de moi ? quelle importance ça a ? pourquoi dois-je m’exposer ?… et puis je ne dois pas te déranger… tout ce qui n’est pas nécessaire n’est pas bien vu… […] Le « respet » est une crainte qui dans une balance entre recevoir et ne pas recevoir est poussée du côté de ne pas recevoir… je me tiens à l’écart… je préfère ne rien te demander, parce que te demander quelque LAA > Paysages imaginés paysages construits 40 chose revient à envahier ta personne… donc tu crée des peurs infondées, des rigidités que je vois aussi chez les enfants… ils ne sont pas habitués à exposer ce qu’ils pensent… [entretien] 3. Ne pas parler des problèmes personnels. Nous parlions l’autre jour avec mes conscrits … quatre de mes conscrits de la vallée sont morts : deux e sont suicidés et deux ont eu une maladie grave. Je connaissais très bien un des deux suicidés, ils l’ont trouvé pendu… il n’a rien dit à personne. C’était un type très intelligent, on avait fait le collège ensemble, on était les deux bucheurs de la classe, il était toujours très timide, on s’attendais à ce qu’il s’incrive, minimum en étude d’ingénieur et au lieu de ça, il a fait trois ans d’école technique et ensuite il a fait le menuisier…et puis, tout d’un coup… Il n’a pas eu de chance avec les filles, quand il avait 22 ans il s’était mis avec une fille de 17, elle avait essayé avec moi aussi, mais ça n’avait pas marché… et puis ils l’ont trouvé dans la douche… Même l’autre, qui avait le même âge que moi, il s’est pendu dans le parc de C., parce qu’il avait des problèmes économiques, c’est ce qu’on dit, et ils l’ont trouvé attaché à une branche… il faisait le boucher, il était fier et sûr de lui, c’est ce qu’on croyait… puis je sais pas… beaucoup tentent le suicide, même V., mon amie, ils ne parlent pas beaucoup de leurs problèmes personnels. Avec moi par exemple, il n’a jamais parlé avec persone, même pas avec son meilleur ami… c’était un type un peu étrange… même s’il était réglo, il avait sa famille, une sœur… [intervista 9] 5.1 Pastore Giordano Entretien avec Giordano Custode, vieux berger, qui habite toute l’année à 1200m d’altitude dans un village presque abandonné dans la Valle Stura (Piémont). Le berger Giordano décrit à travers sa vie, sans nostalgie, les transformations vécues par une partie du territoire alpin de 1950 à aujourd’hui. Dans tout son récit il est bien conscient que l’effet d’être resté à habiter dans ce village, désormais presque désert, ne ressort pas d’un choix individuel mais d’une « imposition » familiale. Dans sa voix et dans sa quotidienneté totalement dédiée à son petit troupeau de moutons, ressort l’archaïsme dénué de toute rhétorique de paysage alpin désormais marginal. Derrière le paysage « Toi tu ne le comprends pas qu’ici, la vie à rester, seul est dure. Dans mon souvenir, trois familles habitaient là en hiver, et trois là-bas. Et quatre habitaient ici. Et ils sont tous partis. Et moi pour écouter mon père qui m’a dit qu’il voulait partir, il n’était pas ici, il avait fait fortune, de ne pas souffrir comme j’ai souffert, et alors mon père m’a dit que ça c’était le respect qu’ils m’avaient élevé, de l’abandonner. » Euthanasie pastorale « Soixante-dix et plus ans. Moi j’ai soixante-dix ans.. je suis déjà dans les soixante-douze ans, tu sais.. la classe c’est le ’33, le 21 décembre j’ai quitté les soixante et onze et j’ai pris les soixante-douze, ehh… voilà tout. C’est un peu dur. Ça va être le dernier hiver parce que j’ai encore dix moutons. Vous connaissez les moutons ? Pas les chèvres, les moutons ! L’été je les tues dehors et puis l’automne je me retire en bas au village parce que ça prend mal…Je suis seul, eh ?Je dois rester la-bas, LAA > Paysages imaginés paysages construits 41 cadavre, et avant qu’ils se rendent compte, si jamais passe une semaine. C’est pour cela que je fais encore mourir les bêtes dans l’étable dans la période d’hiver. Et comme ça pour enlever toutes les raisons je les tue, et après je descends en bas. Et si ce printemps j’ai encore envie de monter à faire quelque chose parce que las bas j’ai la terre… » La chanson de Feliciano « Et moi au contraire je suis ici sur la colline, comme disait Feliciano celui qui chantait. Eh mais vous…Feliciano ? Tu te rappelles? Tu n’en a jamais entendu parler ? Il avait chanté une chanson qui disait « mon cher village, toi qui est sur la colline, allongé comme un viel endormi. Mon cher village je te quitte, et je m’en vais » et après disait le truc derrière « qu’est ce que ça va être, qu’est ce que ça va être, qu’est ce que ça va être de ma vie, qui le sait » puis il est revenu la dernière, donc il disait « mes amis » lui c’était un… tu sais qu’il a parlé de musique ? Et il chantait seulement parce qu’il avait étudié avec un professeur qui nous faisait école – « mes amis, ils sont presque tous partis, dommage, si j’étais en leur compagnie » Pour dire qu’il ne pouvait pas aller en compagnie avec ses amis. Alors, et après elle est revenue « mon cher village, je pars, je m’en vais, qu’est ce que ça va être, qu’est ce que ça va être, qu’est ce que ça va être de ma vie, qui le sait, qu’est ce que ça va être, à partir demain ; on verra. […] C’est pour ça, eh, moi j’habite sur la colline. Je suis comme ce monsieur-là ; tu sais, allongé. « mon cher village, toi qui est sur la colline, allongé comme un … allongé comme un… pour dire endormi… je ne sais pas s’il disait « comme un homme endormi», je ne me rappelle plus. Peut-être il disait « comme un mort endormi », mah, en même temps il vous parlait comme ça . » 5.2 Controverses Alpines Bien que le terme «controverse» est souvent utilisé dans le sens d'une vive polémique, il est employé ici dans le sens plus restreint d’un débat qui a pour objet quelque chose qui n’est pas encore clos. Nous parlons ici de la controverse qui s’est ouverte en Italie lors du projet de construction d’un nouveau lien ferroviaire rapide entre Lyon et Turin, à travers la vallée de Susa (l’Alpetunnel du Fréjus, inscrit dans un plus ample projet européen de réalisation du Couloir 5 qui doit relier Lisbonne à Kiev). On trouve ici de nombreux thèmes qui renvoient aux Alpes comme véritable laboratoire expérimental de comment peut évoluer notre rapport au paysage, en termes de pratiques sociales, institutionnelles, géographiques. Il y a un entrelacement d’échelles (locale, régionale, nationale et continentale) inscrit dans des dynamiques plus globales. Il y a la perdurable réciproque difficulté de communication entre ville et montagne. Il y a le refus actif de la part des communautés locales, investies par ce type de projet, d’accepter des décisions politiques prises loin des lieux qui en subiront ensuite les effets. Il y a encore, l’effet d’amplification médiatique de vieux stéréotypes qui déterminent deux mondes bien distincts et en opposition entre eux : les localistes (les gens de montagne, conservateurs, anachronique et antimoderniste) et les globalisateurs (les gens des villes, producteurs de progrès et en phase avec leur époque). Il y a enfin, la re-proposition de la « lutte contre la distance, vue comme économie d’effort et de temps » (Dardel), avec ses paysages, qui depuis le XIXème siècle est une des préoccupations de notre civilisation. LAA > Paysages imaginés paysages construits 42 5.3 Panoramas identitaires Le Riesenrundgemälde (Innsbruck, Autriche) est une enorme peinture panoramique réalisée à la fin du XIXe et dediée à la lutte de libération tyrolienne de 1809. Il est un diorama circulaire qui pose le spectateur comme s’il était sur la même colline depuis laquelle le héros, Andreas Hofer, a conduit la bataille. On le sait, les sociétés n’ont jamais arrêté d’utiliser le paysage comme vecteur de sens ou mieux de territorialités., Que nous raconte, des changements réels du paysage, la persistance d’un certain type de représentation figée dans le temps ? Quel espace y-a-t-il pour que « de nouvelles images se forment sur d’autres registres ideologiques et symboliques » (Reichler) ? « On regarde les paysages comme s’ils étaient objectifs. On les mythifie. Et ce sont eux, ensuite, qui nous gardent » écrit avec beaucoup de finesse le géographe Jean-Luc Piveteau […]. « Comme en surimpression à ce niveau profond que le temps use difficilement, une série d’images se conjugue à temps et à contretemps. » (François Walter) Rundgemelde Traduction de la description de la peinture faite par le Musée « Mesdames, Messieurs, Nous voici sur le Bergisel, à côté du tremplin des jeux olympiques pour mieux observer le tableau rond. Vous ne savez sûrement pas que sur le Bergisel ont lieu les compétitions olympiques. L’auteur de ce tableau rond est maître Zeno Diemer de Munich. Il a commencé le travail à la fin de 1895 et en le terminant environ six mois après, c’est-à-dire le 13 juin 1896. Le tableau fait 1000 m2. Il représente la bataille de Bergisel. Nous sommes en 1809, le 13 août. Napoléon a soumis la moitié de l’Europe, ses troupes sont postées sur le sol tyrolien avec les alliés bavarois. Les paysans tyroliens, alors, surgissent pour défendre leur liberté, leur plus grande valeur. Ils accourent de tous les villages, de toutes les vallées, pour aller à Innsbruck et pour participer à la bataille décisive. Leur chef est Andreas Hofer, dit Sandwirt, hôte dans un village en val Passiria, en Sudtirol. A côté de lui il y a le major des Schützen, Speckbacher et le père capucin Haspinger, tout les deux combattants dans la lutte. Ca c’est le fond historique. La chaîne devant eux, au nord de la ville, est la Nordkette. A l’occident on voit la Martinswand, une paroi verticale qui tombe à pic. La dent en haut sur la chaîne est la mythique Frau Hitt, dénomination dérivante d’une ancienne légende. En regardant vers la droite, en longeant la chaîne des montagnes, on voit la crête Hafelekar aujourd’hui accessible avec un téléphérique. Partout les “masi” en flammes. Fumée et brouillard tombe sur la vallée de l’Inn. Dans la plaine, on voit les peupliers de la Kranebitterallee. De là avance l’infanterie bavaroise. A côté de l’Inn, le long de la rive du fleuve est en effet basée la principale position des bavarois. Là, devant on voit l’artillerie française, douze unités, qui prennent férocement sous leurs tirs le Bergisel. Ici dans la vallée, on voit la paroissial de Wilten avec le cloître à côté, siège du conseil de guerre tenu par le général français Lefebvre. Au fond, la ville d’Innsbruck dans son extension de l'époque, le portail d’entrée au sud de la ville, l’Arc de triomphe est bien visible. Maintenant on tourne le regard à droite, vers l’est. En premier plan voilà la ligne des Schützen tyroliens, assujettissant sur le fond de la vallée, près du pont sur le Sill, avance le major Speckbacher avec une partie des Schützen de la val Pusteria, de la val Sarentina et de la val d’Isarco, repoussent les bavarois. Près d’une masure sur le coteau voyons un groupe de Saxons prisonniers en attente de leur destin. La scène à côté de l’enclos, où on voit Andreas Hofer, démontre : chaque tyrolien, jeune et ancien, est impliqué dans la lutte pour la liberté. LAA > Paysages imaginés paysages construits 43 Voilà Andreas Hofer, le comandant. Sa haute taille, et son calme impressionnant donnent courage à son entourage. Même sous le feu, un schützen de Hofer n’abandonne pas le drapeau tyrolien. Les officiers autrichiens se consultent avec Andreas Hofer. Notre regard va maintenant vers le chemin haut du Bergisel. Ici nous sommes témoin d’un corps à corps entre bavarois et français d’un coté et de l’autre des tyroliens en assaut, guidés par le père Haspinger. Et nous sommes revenus au point de départ. Le soleil est doux au coucher et lance ses derniers rayons sur la vallée de l’Inn, en illuminant la bataille du Bergisel qui représente pour nous un monument à la liberté de notre peuple dans son histoire. » 5.4 Mein Berg, unsere Berg Exemple d’une montagne-mine de fer (Erzberg, Styria, Autriche), en forme de ziggurat, incorporée comme icône identitaire dans l’histoire collective autrichienne et individuelle des habitants et qui pendant plus de six siècles a régi l’économie locale et de l’ancien empire austrohongrois. Depuis quinze ans, les villageois savent que leur futur ne pourra plus dépendre de l’activité minière et ils s’interrogent sur l’avenir de ce qu’ils appellent « mein Berg, unsere Berg » (ma montagne, notre montagne). L’intensité de la dépendance vitale qui a lié, surtout dans le passé, les habitants de la région à l’Erzberg apparaît évidente à travers une autre manière d’appeler la montagne : « steirische Brotlaib » (la miche styrienne). Il est intéressant de suivre les discours et les stratégies de réinvention d’Erzberg, de lieu de travail à paysage de tourisme post-industriel, adoptés par l’industrie touristique locale et nationale. La mine devient par son gigantisme tant décor pour un tour dans « le taxi le plus grand du monde » [extrait présenté], que lieu d’événements sportifs et de concerts, et enfin par sa forme, spectacle et monument avec des jeux de sons et lumières… « Le paysage dans lequel nous nous trouvons est un paysage montueux à l’intérieur duquel se trouve l’Erzberg. L’Erzberg n’a pas formé que le paysage, mais aussi les gens qui y habitent. Dans le passé, il y avait ls mineurs qui ont extrait les minéraux métalliques ou les manœuvres qui ont exécuté le traitement des minéraux avec la source d’énergie adéquate. Et cette source était le charbon de bois. Depuis toujours, des mineurs ont habité le village, on doit les imaginer comme des voyageurs. Jusqu’à ce qu’on ait besoin de minéraux métalliques, jusqu’à qu’il y ait de la demande sur le marché pour des minéraux, il y avait une forte densité de population. Quand la demande de fer a diminué, les gens se sont déplacés ailleurs. » (Entretien avec F.K., Eisenerz, Autriche) Le plus grand taxi du monde « … et maintenant on voit une belle vue panoramique sur Eisenerz, ville de montagne. Si le brouillard partait, on pourrait voir aussi les tours jumelles d’Eisenerz : le Stadelstein, 2070 mètres de haut, et le Schwarzenstein environs 1900 mètres de haut. On voit trois chaînes de montagnes, le massif du Hochschwab, puis les Alpes de la vallée du fleuve Enn, et ici les Alpes de Eisenerz. Lorsqu’on s’arrête à notre point de stationnement, vous pouvez profiter de la vue, prendre des photos, vous lever, mais je vous en prie, pas tous en même temps… sur la plateforme il n’y a de place que pour 6-8 personnes au maximum. Ici vous pouvez voir des tas de gravier, restes de cette installation de préparation minérale, qui sont utilisés pour la construction de rues… ainsi celui-ci est appelé le cirque, utilisé pour les concerts en plein air de groupes tels que les Bloodhound-Gang, les Zillertaler Schürzenjäger, les Fantastische Vier, et plein d’autres groupes… » LAA > Paysages imaginés paysages construits 44 6 Urbanité alpine Pourquoi parler d’urbanité alpine ? Cet oxymore recouvre ici deux aspects : d’une part les modes de vie des alpins ressemblent, à travers de nombreux indicateurs, à ceux des habitants métropolitains, et d’autres part les imaginaires qui façonnent la transformation matérielle des paysages Alpins sont largement produits en milieu urbain. Il est d’autant plus important aujourd’hui d’adopter ce point de vue dans la mesure où un tabou semble occulter, dans l’appréhension et l’approche des Alpes, le fait qu’elles se sont aussi construites, dans la période récente, contre, par et pour la ville. Ceci ne fait pas des Alpes un espace exclusivement urbain. En revanche l’application de catégories urbaines pour la compréhension contemporaine des Alpes semble s’imposer comme une nécessité si ce n’est pour le fait que la plupart des habitants des Alpes vivent dans des systèmes urbains et que la grande majorité des visiteurs temporaires proviennent des villes. La Suisse. Portrait urbain, tout comme TyrolCity, posent d’emblée, parmi d’autres recherches et propositions, la question du nécessaire changement des catégories d’analyse et d’interprétation des réalités contemporaines des espaces alpins. Cette facette de la réalité alpine est explorée à travers l’utilisation d’indicateurs socio-économiques et urbains qui permettent de montrer des similitudes, bien que dans une géographie différemment contrainte, avec les systèmes urbains appréhendables dans d’autres circonstances. Ces explorations présentent également l’intérêt de travailler à de nouvelles représentations du monde alpin, allant jusqu’à utiliser un vocabulaire discursif et figuratif qu’on n’emploie habituellement pas pour décrire la montagne. Il en est ainsi des typologies élaborées dans La Suisse. Portrait urbain ou encore des représentations du réseau ferrée et funiculaire tel un plan de métro comme proposé dans TyrolCity. Outre ces approches, nous avons choisi de réunir des exemples emblématiques de comment la montagne est devenu un lieu façonné par des transformations et des pratiques urbaines. On trouve les mêmes phénomènes de démolition des grands ensembles pour reconstruire des « architectures alpines » ou encore on réinvente le « village » pour un tourisme international. Les manifestations globales comme le sommet de Davos, développent les mêmes dispositifs sécuritaires spatiaux que ceux mis en place dans n’importe quelle ville du monde. Ou encore la spectacularisation de la montagne à travers des dispoisitfs scénographiques qui exploitent et en même temps applatissent les singularités spatiales de la montagne comme c’est le cas pour le spectacle Hannibal à Sölden (Autriche). Comment ce détour par l’urbanité alpine peut-il nous pemettre de mieux identifier et appréhender les singularités alpines ? qu’est-ce-que ce paysage imaginé comme une altérité, depuis le XVIIIème, au sens anthropologique, nous dit-t-il en réalité de nous-même ? comment l’émergence d’un mouvement « d’alp-urbains », revenant résider à la montagne, se revendiquant montagnard tout en étant modelés par la ville, va-t-elle définir à nouveau l’imaginaire alpin ? LAA > Paysages imaginés paysages construits 45 La Suisse portrait urbain Extraits de Roger Diener, Jacques Herzog, Marcel Meili, Pierre de Meuron, Christian Schmid, Eth Studio Basel – Institut pour la ville contemporaine - La Suisse. Portrait urbain, Birkhäuser, Editions d’Architecture, Basel, Boston, Berlin, 2006, Bâle. Jacques Herzog : « La longue reflexion que je me suis fait sur la Suisse m’a egalement appris qu’une recherche urbanistique renvoie à quelque chose d’intime, et qu’elle releve moins du spectaculaire que le travail classique morphologique-urbanistique de l’architecte. L’urbaniste s’interesse à la vie des gens dans la ville. Il ne s’arrete pas sur une consideration de l’espace de vie urbain mais y penetre egalement. Il ne se contente pas de garder ce qui est déjà connu. […] il est necessaire d’entamer un travail lent et intime sur la ville. si après quatre années de travail consacré à l’étude urbanistique de la Suisse, je me demande ce que nous savons de plus, j’aimerai aussi savoir si nous avons reussi à trouver de manière methodique et representative une alternative valable un instrument pour les futurs projets » […] Marcel Meili : « (…) nous avons tous à fait volontairement renoncé à inclure des forages historiques dans notre étude. Nous voulons reproduire l’état du pays tel qu’il est à travers du matériel actuel et des états de faits physiques. Nous étions naturellement conscients que derrière les formes actuelles perçues se trouvait une histoire de différences, dans laquelle les villes ont mis à l’épreuve les possibilités particulières de leurs nécessité. Contrairement à Aldo Rossi, nous n’avons plus fait intervenir l’histoire comme un « témoin véridique » en divergence avec un présent chaotique. Notre portrait dépeint un instant du présent, une seconde suisse, dans laquelle l’expérience historique s’inscrit inéluctablement au présent. Nous étions intéressés entre autres par ses fossiles, ses figements, mais également par ses mutations cachées. » […] Jacques Herzog : « (…) dans la réalité quotidienne, des espaces métropolitains et des réseaux urbains prennent forme de manière toujours plus forte. Mais ceci se manifeste certainement plus à un niveau technique, économique et infrastructurel que sur un plan culturel réfléchi. […] Les espaces métropolitains, les réseaux urbains, les espaces verts, les friches et les resorts sont le résultat de lectures répétées des éléments à disposition. Ils ne renforcent que les potentiels économiques, sociaux, topographiques et architecturaux déjà reconnus comme forces latentes. Prenons l’exemple du réseau urbain autour de Berne : je suis certain qu’aucun Bernois n’a actuellement en tête cette image de sa ville. Je perçois comme une fonction importante le fait d’apporter ces nouvelles image d’une Suisse urbanisée à la conscience publique. Nous présenterons la nouvelle typologie aux politiciens, aux leaders du monde économique et bien plus volontiers au citoyen dit moyen, et nous les séduirons. Car somme toute, nous n’avons rien inventé mais juste représenté ce que nous avons trouvé dans les textes et dans les graphiques et essayé, à l’aide d’ordinateurs, de les renforcer. Ce procédé phénoménologique passé au tamis fin nous a permis d’aborder de très près la réalité actuelle vécue en Suisse. Il semble pourtant qu’il reste un long chemin avant que notre typologie ne puisse devenir réalité. » LAA > Paysages imaginés paysages construits 46 Tyrol City Extraits de l’entretien avec Arno Ritter dans YEAN, Tyrol city. New urbanity in the Alps, Wien Bozen, Folio verlag Wien, 2005, pp 204-206 Yean : « L’angle conceptuel change-t-il si on decrit le Tyrol comme une ville ? » Arno Ritter : « Je crois que l’angle conceptuel change mais ça ne résout pas les problèmes. Peut-être si on commence à penser en utilisant une terminologie différente, le niveau sémantique se décale un petit peu. Ce système bipolaire de la campagne contre la ville ou du village contre la ville perd certainement de sa validité parce que toute la province est définie comme une unité relationnelle dans laquelle les montagnes sont comprises comme parc urbain et les villages comme quartiers. Ceci implique une pensée systémique et une planification qui vont au-delà du but de notre nez. Une structure urbaine fonctionne sur la base d’un accord collectif, des régulations et des stratégies architecturales et n’est pas que la somme d’intérêts individuels. […] Lorsque j’ai utilisé le terme « stadt tirol» (tyrol city) à une rencontre avec les élus locaux, j’ai réalisé que ce terme irritait. Yean : « qu’est ce qui a provoqué cette irritation ? » Arno Ritter : « Celui qui vit dans un village ne souhaite pas vivre dans une ville. Au moment où un villageois a le sentiment qu’il vit dans une structure urbaine ça l’irrite. Si quelqu’un vit dans un petit village de deux cents habitant il ne se pense pas comme un habitant d’une « ville du Tyrol » mais comme un habitant d’un petit village de deux cents habitants. Il ne se pense pas comme un citadin même si ses rituelles et ses routines quotidiennes ressemblent à celles de citadin. Je crois que la notion de ville est une notion abstraite, un outil conceptuel qui nous aide à analyser et à construire un système, la ville […] C’est une notion abstraite capable de subordonner les intérêts individuels à l’intérêt commun et à un concept. Les provinces et les communautés locales devraient se demander quelle histoire (et quelles histoires) elles veulent formuler et créer pour la posterité, et que nos descendants devront lire un jour et comprendre et peut-être auront-ils la volonté et la capacité de la continuer.» 6.1 Alpine Architektur Pour parler d’utopies architecturales realisées dans les Alpes dans les cinquante dernières annnées, nous nous inspirons ici de Alpine Architektur, œuvre de Bruno Taut, qui nous presentait, au début du XXe, une architecture alpine utopique. Depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, l’image et le développement urbains prennent leurs sources dans l’utopie moderniste. Des villes nouvelles, des grands ensembles de banlieue et, dans les Alpes, des nouvelles stations de ski, ont été bâtis sous l’égide du fonctionnalisme le corbuséen. Les Arcs, celèbre station de ski dans les Alpes françaises, ont été conçus par Charlotte Perriand, en trois étapes différentes, en altitude et dans le temps : 1968 le premier site Arc Pierre Blanche, rebaptisé ensuite Arc 1600. Puis viendront successivement Arc 1800 en 1974 et Arc 2000 en 1979. Cependant, aujourd’hui, dans la même mouvance qu’on trouve dans les plaines, ce type d’architecture et d’urbanisme, des « machines à habiter », comme on disait à l’époque, se jouent leur avenir entre destruction ou rehabilitation. Avec l’ANRU, les démolitions sont beaucoup plus soutenues, et ainsi des quartiers entiers changent leur visage en appliquant, encore une fois, le principe de la tabula rasa, si cher aux modernistes. Bourg-Saint-Maurice, là où les Arcs de Charlotte Perriand ont été construits, a demoli ses quartiers modernes (pas les stations de ski) pour laisser place à une nouvelle conception architecturale et urbaine plus « alpine ». En même temps une nouvelle Station de Ski, s’ouvre, « les arcs 1950 ». Ici « on reinvente le village », comme le temoigne son slogan dans l’home-page de site internet. Le LAA > Paysages imaginés paysages construits 47 style châlet est aujourd’hui reintroduit dans ce qui est consideré comme son milieu d’origine : « Les fontaines, les petites places et l’architecture vernaculaire vont êtres disposées dans un grand collage destiné à rappeler la montagne. Les toits en ardoise, la pierre et le bois sont utilisés pour créer l’effet paysage de montagne. Un tel simulacre garantit l’originalité, le charme et l’ambiance alpine. Des valeurs et des concepts totalement préfabriqués » (M.Jakob, « Fleur de macadam », L’alpe, n°24, 2004, p.26). Ces changements nous permettent de toucher, à travers la materialité de l’architecture, la complexité de l’articulation, sur le plan du paysage, entre les tendances à l’echelle globale et leurs retombés socioéconomiques, mais aussi esthétiques, sur le plan local. L’architecture devient ainsi une clée de lecture, plus concrète, qui nous permet, à partir du cas alpin, de nous questionner sur un phénomène qu’on retrouve ailleurs, à des échelles différentes. Vendre les Arcs « La vie dans le village doit s’écouler comme un fleuve. Elle doit correspondre aux éléments naturels de la région. C’est ce que les architectes ont voulu… et c’est pour cela qu’il est tellement important qu’il y ait des vides entre les contructions… et puis, une fois que les vides sont définis, une fois qu’on a décidé comment devait se passer la vie dans le village, nous disposons les bâtiments autour des vides, pour créer la vie. C’est ça l’important. Ce qui est réellement important ce sont les rues. Les rues ont une vue complètement ouverte vers les différentes montagnes, parce qu’ensuite nous pouvons videmment ajouter un très beau bâtiment… il y a des endroits avec de très beaux bâtiments, mais ce qui est plus important c’est de penser le village globalement… penser le village comme une partie de l’environnement. La Compagnie des Alpes a voulu faire avec Intrawest un retour aux sources de l’architecture en bois de la région. C’est pour cela que nous avons des bâtiments en pierrre, en bois, c’est-à-dire avec des éléments de cette zone. Quelque chose qui respecte plus le style architectural de ce secteur. Revenir à un contrôle de notre patrimoine, c’est ça le sens… » 6.2 Alpine resort Depuis une trentaine d’année, en janvier, Davos devient le « sommet du monde », le lieu où, comme a dit son concepteur, Klaus Schwab, lors du discours inaugural du 26 janvier 2005 « une merveilleuse et la plus representative, la plus puissante communauté de chefs d’entreprise, de politiciens, d’ONG, de leaders culturels et religieux, de jeunes leaders globaux, d’entrepreneurs sociaux, se réuni, pour obéir à son attente de s’engager pour améliorer l’état du monde ». Etre à l’abri du monde, se réfugier dans le calme d’une vallée alpine avec un confort offert par une prestigieuse localité touristique, ont été quelques unes des raisons, qui, au début des années 70, ont porté à choisir Davos comme le meilleur siège pour organiser cette rencontre internationale. Suite à la médiatisation de l’évènement, accrue depuis l’invitation au sommet des politiciens et de personnages du monde du spectacle, la ville, est progressivement connue par le grand public en perdant ainsi son caractère d’être « à l’abri du monde ». Les tensions qui dans les derniers dix ans ont traversé le monde se sont aussi manifestées dans cette ville « enneigée » qui, pendant la période du WEF (World Economic Forum), est obligée de cohabiter avec de lourds dispositifs de contrôle spatial dissimulés dans l’espace urbain. L’écart entre la représentation globale de l’évènnement sur le plan médiatique et sa réalité du « terrain » est, entre autres, un exemple d’une des hypothèses de la recherche : la nécessité éthique de LAA > Paysages imaginés paysages construits 48 «réorganiser » la visibilité/lisibilité du monde pour pouvoir imaginer de le transformer. Les extraits presentés ici relèvent d’un travail de terrain de deux semaines à Davos avant, pendant et apres le WEF. CNN Davos Extrait d’un JT de la CNN en directe de Davos, Suisse, lors du Forum Economique Mondial, janvier 2005 « En parcourant Davos avec élégance ; heures de réunions, longues interviews et peu de temps précieux pour se reposer pour les gros bonnets, ici, dans cette retraite de montagne. Richard Quest s’est pris un peu de temps dans son emploi du temps rempli pour raconter cette ville enneigée.» « Où que vous regardiez tout autour, ici à Davos c’est comme être à l’intérieur d’une image de carte postale. Après tout, c’est bien pour cela que tout le monde vient ici chaque année. Mais vous n’arriverez pas vraiment à jouir de la beauté du lieu en étant assis dans la salle de congrès, même si vous êtes en train de résoudre les problèmes du monde. Alors, pour profiter de a beauté de Davos, j’ai besoin … de ceci. Au centre de ce petit resort (station) de ski, juste là, il y a le centre de congrès où ceux qui y participent passent la majeure partie de leur temps. Chefs de gouvernement, chefs d’entreprise, experts, la presse, tous réunis dans ce lieu flamboyant de discussion. Ceci est le moyen avec lequel la majeure partie de nous bouge, des navettes qui font des allers-retours toute la journée, mais sincèrement je préfère mon moyen de transport. Une autre chose dont il faut se souvenir : les vêtements qu’on utilise pour participer aux meetings ne sont pas ceux dont tu voudrais avoir pour rester dehors au froid. Heureusement, il y a toujours quelqu’un qui t’aide. Ainsi, même si dans les prochains jours nous passerons notre temps en discutant de questions lourdes, vous verrez que beaucoup d’entre nous auront d’autres pensées par la tête, en rêvant où passer une heure ou deux… » 6.3 Scénographie alpine « Think Big, think Sölden », le slogan mis en place par l’Office du tourisme de cette localité autrichienne, la plus visitée après Vienne, la capitale. La déclinaison de cette idée prend en compte tant la dimension géographique de la région que la stratégie adoptée pour attirer les touristes : de grands événements spectaculaires et sportifs qui utilisent le glacier du Rettenbach (3000 m.) comme scénographie. Un exemple est « Hannibal - Une traversée des Alpes » un spectacle en plein air conçu par Ernst Lorenzi, directeur de l’Office du tourisme de Sölden, et realisé par le metteur en scène Hubert Lepka. Ce spectacle, d’après ses concepteurs, se propose comme un défi « héroïque » à la nature alpine autant pour ceux qui le réalisent que pour les spectateurs (plusieurs milliers) : une seule date en printemps, non reconductible, qui accepte le risque d’une mauvaise méteo. Le décor de « cette épopée héroïque racontée […] dans un site qui est peut-être le théâtre original des événements », est une grande scène de 6 kilomètres carrés aménagée sur le glacier, où jouent plus de 500 comédiens, des parachutistes, des motos, un bombardier B-25, un avion de chasse historique, des hélicoptères, des feux d'artifice, des dameuses de pistes, des traîneaux à moteur, un éléphant, etc. LAA > Paysages imaginés paysages construits 49 La rencontre de Ernst Lorenzi et Hubert Lepka, l’un montagnard et l’autre homme de théatre, nous racconte la difficulté de plus en plus forte de distinguer par les catégories utilisées jusqu’ici, sur le plan des valeurs, de l’imaginaire et des pratiques, ce qui est spécifique de la ville et ce qui appartient à la montagne. Si d’un côté il y a une nécessité, sur le plan géographique et économique, de garder distincts la montagne et la ville, il y a en même temps le besoin de les concevoir ensemble sur le plan de l’imaginaire, en sachant que, depuis « l’invention des Alpes » et du tourisme, la vision urbaine est dominante. Alors, si le paysage est une realité capable d’exprimer les valeurs d’une société, comment faut-il interprêter, au-delà d’une position moraliste, le metteur en scène, lorsqu’il affirme que ce spectacle ne pose, sur le plan écologique aucun problème dans la mesure où « le glacier est déjà complètement colonisé par le tourisme, si bien qu'on ne peut plus rien détruire » ? Hannibal Extrait de l’entretien avec Hubert Lepka, metteur en scene, issue du d’Ernest Lorenzi, Hannibal. Gletscherschauspiel Sölden, 2004 Pourquoi du théâtre dans un espace aussi difficile ? Est-ce un gague pour touristes, est-ce que ça ne dépend pas vachement du temps ? Comment jouent les acteurs sur des distances aussi grandes ? Le théâtre comme lieu d’illusion est presque entièrement remplacé par le cinéma. Ce qui reste c’est le réel – la réalité conçue dans l’espace et dans le temps, le lieu où les spectateurs vivent l’aventure des protagonistes d’une manière immédiate. Le tourisme s’alimente d’événements humains dans une nature formatée. Les deux objectifs se rencontrent d’une manière simple. Le temps joue un rôle dans un double sens : il est important et il est acteur. Le voile du théâtre est une réplique des constellations de nuages pittoresques autour d’un sommet de 3000m de la principale crête des Alpes. Le climat et les avalanches formaient aussi un obstacle pour Hannibal et créaient la vraie aventure. Et si ce n’est pas vrai, alors la tempête arrive dans tous les cas par le downwash des hélicoptères de l’armée, qui amènent la Vénus [la protagoniste féminine du spectacle] du sommet de la faille du glacier jusqu’au campus, devant le public. Le vol entier est bien visible dans l’amphithéâtre de la fin de la vallée. Il est filmé par des caméras et projeté sur un écran géant dans le studio de Karthago-Tv. Pour tout ce qui concerne les voix, Karthago Tv est un amplificateur, une télévision à grande distance. Pour le mouvement et la danse, la distance n’est de toutes façons pas un problèmes, mais un défi excitant. La coordination de tous les lieux d’intervention, dans un espace d’un kilomètre cube se fait par radio, un programme informatique développé exprès, et un story-board. Cet effort est-il soutenable ? Comment autant de technique peut-elle cohabiter avec la nature ? Les gens qui voient le spectacle Hannibal sont prêts à débourser une somme importante. En plus du temps, de l’effort, de l’argent, du froid, ils prennent un risque : le risque d’échec, avec la troupe, mais aussi la possibilité d’emporter une expérience unique si cela réussi. Cette crainte partagée autour de la réussite est ressentie par les spectateurs comme pour les 500 intervenants dans le spectacle. Les funiculaires, le tourisme, tout le lieu souhaite la réussite. De telles expériences sont devenues rares et appréciables, dans une période entièrement assurée contre le risque. Compte-tenu de tout cela, l’effort en vaut la peine. La nature n’est pas en contradiction avec cela, au contraire, nous essayons de mettre en scène cette pièce avec sa beauté, sa gratuité, le danger et la force, le pouvoir et la nonchalance. De toutes les manières, nous ne pouvons plus penser ce monde des glaciers sans tous les outils LAA > Paysages imaginés paysages construits 50 techniques que nous utilisons. Je pense qu’il est tout à fait sensé d’explorer de façon touristique et technique une partie limitée de cette montagne intouchée. Le Rettenbachtal et son glacier ont ici les caractéristiques d’une réserve du fait que ce monde extrême devient, pour beaucoup de gens, appréhendable dans sa beauté et dans sa cruauté. A côté de cette vallée règne le silence inimaginable et l’abandon des Alpes d’Ötztal. Sölden est, par sa superficie, la deuxième commune d’Autriche après Vienne. 20.000 personnes dans le Rettenbachferner ont, du point de vue écologique aussi peu d’impact sur la montagne que les baigneurs de l’île du Danube sur le près du Hainburger Au. Nature et technique ne sont pas en soit des contradictions. Les outils techniques mobilisés, dans le spectacle Hannibal, ont été développés progressivement tout comme la nature autour. La question de la cohabitation maîtrisée des deux, est ce qui est éminemment intéressant dans Hannibal. Le problème du glacier est l’effet de serre global, et celuici n’est pas produit sur cette montagne. LAA > Paysages imaginés paysages construits 51 7 Vers le sommet Après avoir essentiellement exploré la dimension horizontale du paysage alpin, nous sommes face à la nécessité de monter, afin d’expérimenter avec le corps la dimension plus évidente et connue des Alpes : l’altitude. Nous ne sommes pas des alpinistes, mais des touristes… Il y a déjà plus d’un siècle, on faisait de la satire du fait qu’il n’y avait après tout pas tant de différence, conceptuelle et pratique, entre le fait de monter sur la cime de la Jungfrau (3454 m., une icône de la Suisse tout comme le Matterhorn) ou sur la tour Eiffel : les deux montées présentent de nombreuses similitudes et l’effort requis pour atteindre la cime, dans un cas comme dans l’autre, est minime : il suffit d’acheter un billet. 8 Climat Cette installation « météorologique » fonctionne comme un seuil entre le voyage à l’intérieur de la montagne qui nous a amené jusqu’à son sommet et une ambiance conditionnée qui se propose de neutraliser la variable climat. Face à l’incertitude liée aux changements climatiques globaux, notre rapport au monde passe de plus en plus par des situations qui nous proposent des ersatzs d’expérience : les webcams qui nous montrent « en temps réel » la méteo des stations de ski et de sites de villégiature, la construction de skislopes, les visites virtuelles des sites, etc… LAA > Paysages imaginés paysages construits 52 9 Effet neige Arrivés au sommet, les choses ne sont pas toujours plus claires. Et ce n’est pas seulement une question d’acclimatation difficile due à l’altitude. Ce n’est pas non plus un question de visibilité. C’est que dans la description qu’on a fait jusqu’ici des paysages alpins se manifeste enfin une coprésence d’éléments et pratiques paradoxaux qui appartiennent a des modes de connaissance et à des mondes et des temporalités historiques et culturelles très différentes entre eux. La complexité des paysages contemporains devient évidente, il nous semble, une fois qu’on assume l’existence de ces contradictions. Incorporer dans le «grand spectacle de la montagne» (C. Reichler) l’ensemble des personnages qui y jouent, des modes d’intervention humains et des traces matérielles et immatérielles qu’ils laissent, nous semblent la condition nécessaire pour chercher à comprendre quelles tendances caractérisent aujourd’hui nos paysages. En sachant que la vitesse de changement d’un paysage, n’importe quel paysage, est beaucoup plus rapide de celle avec laquelle se modifient les images qu’on en a. Plus nous arrivons à nous mettre en relation avec le monde et avec l’alpin, pour ce qu’il est et non pour ce que nous imaginons ou pour ce que nous voudrions qu’il soit, plus la perception que nous en aurons s’affranchira de schémas simplistes et notre rapport avec lui pourra devenir d’autant plus satisfaisant. Si les Alpes sont encore, après plus d’un siècle, immergées dans le paradoxe d’un monde valorisé comme un modèle de « naturalité » et pour cela vendu et consommé, cela ne tientil pas au fait que pendant cette période notre image est restée substantiellement la même ? Effet neige relève d’une fiction qui recrée une atmosphère conditionnée, mais conditionnant aussi notre relation à l’étendue terrestre et à sa perception. Les exemples réunis ici nous mettent face à des solutions techniques prodigieuses, mais qui produisent des altérations géographiques et symboliques qui, disait déjà Joseph Conrad au début du XXe siècle, domestiquent la vie, peut-être au-delà, de ce qu’il nous convient. Se mesurer avec l’écart entre ce qu’on imagine du monde et ce que le monde nous donne à voir de nous-même c’est, avant tout, une question éthique. Alpes high-tech Extrait d’entretien avec Volker Giencke (Architecte, Giencke&Company Architects), Graz, Autriche, octobre 2006, qui Cette zone à Ischgl se trouve à environ 2500-3000m. C’est une altitude à laquelle le corps réagit. Pour un jeune corps l’adaptation est facile, pour un corps plus âgé, des difficultés peuvent se présenter, et skier LAA > Paysages imaginés paysages construits 53 tranquillement comme le touriste aimerait le faire, ne deveient pas toujours évident. […] Et dans une époque de vacances toujours plus courtes, le touriste qui s’arrête pour une longue période qui soit suffisante pour l’acclimatation, c’est exceptionnel. Alors on s’est demandé : comment serait-il possible, dans une zone de ski comme celle-ci, avec une topographie splendide mais une surface qui est comme un désert de pierres, de construire une piste de ski qui puisse être utilisée toute l’année ? …la beauté de la nature sauvage ne doit pas être en contraste avec la nature modifié…le paysage occupé par l’architecture à la même prétention esthétique et culturelle que celui naturel. Il ne s’agit pas d’endommager la nature, avec une construction [comme le skislope], au contraire, à travers l’architecture il faut mettre l’accent sur la nature, il faut souligner l’aspect spectaculaire de la nature, et ceci indépendamment de la saison. Le skislope est pensé ainsi, il se réfère au paysage, à ce qui existe dans le paysage. Une pente raide reste une pente raide…Une galerie peut disparaître complètement en faisant que les parois et le plafond deviennent un corps de lumière, en annulant ainsi les limites spatiales. Cela lie la nature avec l’artificiel. Elle ne s’adapte pas, mais complète la nature, elle ne conclut pas des accords… Il peut arriver que le naturel soit l’achèvement de l’artificiel, ça ne doit pas être forcément le contraire… Les montagnes sont tellement spectaculaires dans cette zone des Alpes qu’elles représentent comme un défi, que ce soit sur le plan hightech ou lowtech. Par contre, je ne peux pas faire face à leur dramatisme avec un refuge, c’est complètement faux. […] C’est un malentendu de croire que les refuges de montagne sont adaptés à l’espace naturel, dans les Alpes aussi. Pas du tout. Ce sont des constructions nées dans un contexte précis, qui devaient utiliser les matériaux qui étaient à disposition. Aujourd’hui ce n’est plus comme ça. L’identité du refuge alpin est quelque chose en dehors du temps. Elle continue à avoir de la valeur, en tant que construction finalisée à un objectif. Mais je ne peux pas - avec un instrument higtech aux pieds comme les skis, qui marchent presque tous seuls, et un équipement higtech qui me sauve la vie – être mis d’un seul coup dans un milieu.. je ne sais pas, c’est comme un astronaute qui est dans un tas de déchets créés par les traditions des siècles passés… une décharge d’ordures culturelles.. je dois être conscient du fait que pour un équipement higtech il faut aussi une housse correspondante, une architecture correspondante… Le Skilope à Paznaun (Tyrol) et celui de Dubai sont deux choses complètement différentes. Le premier rend possible l’utilisation des Alpes dans une situation qui serait dangereuse autrement…cette zone est un désert de pierre et elle n’est pas skiable.., Au fond, les pistes naturelles sont construites comme les autoroutes, elles ont une sous construction énorme, elles ne sont pas seulement des collines aplanies, mais des voies routières... Et le Skilope ce n’est rien d’autre que la possibilité d’utiliser cet événement merveilleux que sont les « Alpes ». Alors qu’à Dubai, le Skilope c’est comme une foire, et c’est en ça qu’il a sa justification, pour faire connaître cet élément aux gens qui vivent dans une zone sans neige … Il n’y a presque pas d’autres éléments connotés aussi positivement que la neige.. la terre, l’eau, l’air - tous positifs et négatifs, le feu aussi… mais la neige, avalanches à part, c’est quelque chose de positif.. on est content lorsqu’il neige… L’identité des Alpes c’est de la grandiosité…et on peut la transférer sur toute chose…sur toute architecture, aussi dans les installations de divertissement. […] Les politiques et les opinion-leaders ont beaucoup LAA > Paysages imaginés paysages construits 54 poussé ce projet, qui maintenant est dans une position d’attente, qui dépend bien évidemment des financements qui ne peuvent arriver que par les propriétaires des remontées mécaniques. C’est eux qui devraient avoir le plus d’intérêt… mais c’est un pas trop grand… Dans ce sens-là, Dubai n’est pas un bon exemple pour ce projet, telle que je l’entends, parce qu’il représente à nouveau des clichés… Il faut faire attention à ce qu’il n’arrive pas aux montagnes ce qui est arrivé aux villes…les villes sont aujourd’hui – du point de vue d’un urbaniste – dans de telles conditions, qu’ils faudrait les raser au sol et tout reconstruire…que ce soit la circulation ou l’architecture… tout est défectueux, les villes ne marchent plus.. elles marchent seulement parce qu’on s’est résigné aux bouchons… Pour moi, c’est juste une fausse pensée de sauvegarde des beautés naturelles, conserver la situation existante, ça c’est un faux …il faudrait confronter la situation existante avec la grandiosié à travers l’architecture… pour moi les montagnes sont de la nature hightech, à laquelle il faut réagir avec une architecture hightech.. Toute autre réaction est fausse…cette compréhension des montagnes à la façon Biedermeier et romantique est pour moi très ancienne. […] Ce n’est pas possible qu’au XXIème siècle on ait recours au XVème siècle pour posséder une identité, c’est absurde… Changer de grilles de lectures Extrait d’entretien avec François Walter (Historien, Université de Genève, Suisse) réalisé à Engelberg, Suisse, avril 2007. « … c’est Dubai qui est au coeur du projet, c’est pas transposer à Dubai la montagne, il s’agit de rendre visible Dubai d’une autre manière. Donc les signes, le langage des signes…Nous sommes prisonniers de grilles de lectures qui font qu’on associe un certain nombre de choses à la montagne, au chalet, etc..mais les gens qui sont là-bas, qui ne sont pas contraints par ces prisons mentales, qui font que pour nous c’est intolérable, dans un certain sens, alors moije crois volontiers que l’on vas vers certaines situations dans lesquelles un certain nombre de signes que dans une certaine période ont eu un sens à l’intérieur d’un contexte, ils le perdent complètement et ne sont plus que des éléments d’un nouveau discours…et que pour les comprendre nous devons plutôt procéder à une sorte de processus d’acculturation dont nous ne sommes pas capables, mais que le nouveau public qui n’est pas encombré par des références historiques - et ça ne me gêne absolument pas de dire ça…c’est une question d’occidental cultivé et attardé que d’être choqué par ça. Pour le reste je trouve ça très bien, pourquoi pas… » Représentations d’autres représentations Extrait d’entretien avec Bernard Debarbieux (Géographe, Université de Genève, Suisse) réalisé à, Engelberg, Suisse, avril 2007. « ...Si probablement on se trouve face à quelque chose d’un peu nouveau, au moins dans l’ampleur, cette façon de jouer sur la représentation de choses singulières, c’est-à-dire l’imaginaire alpin, des lieux alpins, le chalet suisse, ou ce genre de choses, et de jouer après sur la déclinaison ou la multiplication de ces déclinaisons faites dans l’espace, c’est quelque chose de tout aussi vieux que la représentation des Alpes elle-même. Le fait de vouloir identifier quelque part, dans les Alpes par exemple, des lieux qui sont emblématiques d’une certaine naturalité, d’une certaine esthétique paysagère, et des lieux qui dans un premier temps sont comptés sur les doigts de deux mains, qui sont extrêmement peu nombreux..et après de les multiplier en découvrant d’autres lieux et en reproduisant à l’extérieur les lieux initiaux sous forme d’image - c’est LAA > Paysages imaginés paysages construits 55 quelque chose qui remonte au XVIIIème siècle. Dès le départ, dès la découverte touristique des Alpes on a commencé à faire des reproductions et à les multiplier, et, on en parlait à table tout à l’heure, un des exemples les plus intéressants pour ceux qui s’intéressent à l’histoire culturelle des représentations de la montagne c’est celui d’Alexander von Humboldt qui est réputé pour être un des grands scientifiques inventeurs d’une représentation de la montagne et qui a été aussi le plus grand promoteur, en son temps, de ce que l’on appelait les Panoramas, c’est-à-dire ces grandes reconstructions paysagères artificielles qui devaient être à Berlin, à Rome, à Londres ; et partout dans le monde…Partout où ils n’y avait pas les Alpes, il devait y avoir les Alpes …L’idée qu’il puisse y avoir, comme entre les Alpes et Dubai, des lieux modèle, de référence historique et des lieux comme Dubai de reproduction, de jeu, de déclinaison des images de ces lieux, c’est une façon de voir les choses qui est aussi vieille que les représentations esthétiques de la montagne même. […] Aujourd’hui on est dans une situation dans laquelle les représentations de la montagne sont des représentations d’autres représentations et pas des représentations de la réalité ou du modèle initial. Donc du coup ça invalide complètement la question de l’authenticité. On n’arrête pas de parler d’authenticité, on est tous à la recherche d’authenticité, mais on n’a jamais autant recherché l’authenticité depuis qu’on consomme des fictions. Un problème d’ordre ethique Extrait d’entretien avec Bernard Debarbieux, Engelberg, Suisse, avril 2007. « Sur le plan collectif et sur le plan des sociétés nationales voire même de la civilisation européenne, il n’y a quand même pas grand-chose qui a été sauvegardé de siècle en siècle si on suit toutes les façons de vivre, de circuler ou d’habiter dans l’Europe toute entière, il n’y a vraiment pas grand chose qui a été conservé de quoi que ce soit. Donc au nom de quoi faudrait-il que dans une vallée alpine ou en Europe, faudrait-il penser les choses sur le mode d’une conservation des choses en l’état, qu’elles soient naturelles ou qu’elles soient culturelles. Là où sa pose un problème véritable et un problème d’ordre éthique, véritablement, c’est la question des personnes et des individus. Parce que s’il y a des personnes qui sont menacées dans leur bien-être, dans leur équilibre psychique même, tout simplement parce qu’il y a des menaces de ce genre qui pèsent sur la vallée dans laquelle ils habitent, là c’est une question qui est sérieuse, parce que là on est obligé de la placer sur le plan moral. Par contre sur le plan de la nature ou sur le plan de la culture, il n’y a rigoureusement aucune dimension morale, ou alors on prend un risque énorme à vouloir moraliser le rapport à la nature et à la culture. Alors après, il me semble qu’il y a quand même une sorte d’évolution lourde qui nous fait aussi bien parler de Dubai que des Alpes, que des Etats-Unis ou de l’Europe, qui fait que l’interdépendance généralisée entre les lieux, fait qu’aucun lieu tout comme aucun individu, comme le disait François Walter, ni même aucune société locale n’est maître de son destin aujourd’hui. Donc, il n’y a plus rigoureusement aucune forme d’autonomie de fonctionnement de qui que ce soit, ou de quelque vallée que ce soit, ou de quelque aire géographique que ce soit. Alors après, sans vouloir faire de la prospective, sans vouloir imaginer des scenarios possibles, ou probable dans l’évolution des choses, il me semble que la chose peut-être la plus importante, d’un point de vue moral justement et d’un point de vue éthique, c’est de faire en sorte que tous les lieux, ou un maximum de lieux dans lesquels vivent des gens aujourd’hui, disposent d’un éventail de possibles. Qu’il n’y ait rigoureusement rien qui soit inévitable, qui soit nécessaire, qui soit complètement déterminé, mais qu’il y ait au moins cette ouverture et cette alternative, qui LAA > Paysages imaginés paysages construits 56 permette aux personnes qui sont sur place d’avoir soit dans les faits soit dans l’imaginaire, le sentiment de pouvoir intervenir un peu, ou de décider un peu de leur avenir. Dans le sens de la conservation, de la modernisation, dans le sens de ce qu’on veut, il me semble que si l’on discute sur le plan moral, c’est la seule chose qui mérite à mon avis d’être véritablement traitée comme telle, mais c’est très général parce que dans les faits, c’est pas facile à mettre en œuvre. Mais il n’y a rien de pire qu’une détermination quelle qu’elle soit, qu’une fatalité quelle qu’elle soit. Quelles sont les territorialites contemporaines ? Extrait d’entretien avec Bernard Debarbieux, Engelberg, Suisse, avril 2007. « Si l’idée qu’un territoire repose d‘abord et avant tout sur la capacité d’une société locale ou d’individus à produire du sens endogène par rapport à des ressources immédiates, qui sont des ressources qu’on pourrait qualifier de géographiques par ailleurs. Si on devait imaginer que ce qui se passe à Dubai est d’une nature territoriale, ça supposerait de considérer qu’on puisse parler de territoire indépendamment de toute production endogène du sens parce que là en l’occurrence, au moins pour les exemples qu’on a vu, il n’y a pas de production endogène du sens. Il n’y a pas du tout de ce que les sociologues appelleraient de l’idiosyncrasie qui est souvent considérée comme le b-a-ba de la territorialité. Alors moi j’aime bien l’idée ceci dit, ça supposerait l’idée qu’on retravaille beaucoup le concept et qu’on se repose beaucoup la question de ce que sont les territorialités contemporaines, postmodernes, je ne sais pas comment les qualifier, mais ça supposerait aussi qu’on revisite, et ça va peut-être dans le sens de ce que vous disiez il y a un instant, qu’on revisite nos propres territorialités en essayant de voir si de notre propre côté aussi en Europe on n’a pas, et là aussi depuis longtemps, peut-être pas depuis Humboldt, mais peu importe, mais depuis longtemps, construit des territorialités qui sont essentiellement alimentées par des références extérieures qui auraient été recomposées, redistribuées, retravaillées à l’infinie et je crois que l’exemple des Alpes est de toutes les manières pas inintéressant, parce que, ça a bien été rappelé tout à l’heure, que le modèle alpin a été inventé dans très très peu de lieux dans les Alpes, essentiellement en Suisse et en Savoie, et que c’est l’ensemble des Alpes qui dans un deuxième temps ont été perçues à travers ce modèle, ça veut dire que l’ensemble des Alpes a été travaillée et que la territorialité dans l’ensemble des Alpes a été travaillée en fonction de ce modèle originel. Donc il y a déjà eu des formes de copier-coller de modèle d’interprétation et de modèle de territorialité, qui faisaient qu’en Autriche ou dans le reste du territoire français, ce sont les références hélvétiques qui ont d’abord joué dans la façon de concevoir une territorialité alpine. Donc l’extension à Dubai, elle est provocante parce qu’il y a des milliers de kilomètres en plus et il y a un changement d’environnement physique considérable, mais sur le fond je ne pense pas qu’il y ait des différences de nature fondamentale dans la façon de composer avec des modèles symboliques dans des lieux spécifiques. » LAA > Paysages imaginés paysages construits 57 9.1 Neige d’orient «The vision of Dubai gets building» disait une publicité apparue il y a quelques années. Phénomène médiatique parmi les plus importants de ces derniers temps, et relié à une stratégie précise de marketing – « put Dubai on the map of the world » - le petit et riche émirat arabe a réussi en peu de temps à se positionner dans l’offre des agences de voyage, même comme destination hivernale, à côté de localités classiques comme Les Arcs, Saint-Moritz, Cortina, et Aspen au Colorado (USA). Ceci, grâce à Skidubai, une architecture conçue tant pour expérimenter le froid et la neige que comme skislope, ouvert dans un complexe qui accueille aussi un énorme shopping mall et un important hôtel 5 étoiles. Ce qui se passe dans le « vide » du désert arabe nous intéresse pour l’effet de reflet qu’il produit dans nos territoires surchargés de références historiques matérielles et immatérielles, plutôt que comme exemple de traduction de modèles alpin ailleurs. Vu des Alpes, Skidubai est intéressant en tant que déclencheur, certes involontaire, pour une réflexion sur des processus de transformation du paysage qui, même si avec une intensité différente, investissent déjà une partie des territoires alpins. Ceci devrait nous interroger à nouveau sur ce que signifie aujourd’hui parler de territorialité et sur notre façon de circuler entre territorialités géographiquement éloignées, comme les Alpes et Dubai, mais proches dans la manière de travailler les modèles symboliques. Dubaï Experience Extrait d’entretien avec Mike Clark (architecte ayant participé au projet Skidubai, Holfords Architects), Dubaï - EAU, mai 2006. « …L’idée originale est du client. Il voulait une attraction qui devait être partie intégrante de l’idée du shopping mall. Avec une fonction spécifique de guider les gens vers le centre du mall, de les garder là, de les assurer sur la modalité de passer le temps et de s’amuser. Avec un hôtel, une zone de loisirs pour les enfants… tout dans le même lieu. C’était réellement une manière pour occuper les gens en leur donnant des restaurants où pouvoir manger, un endroit où pouvoir skier… c’est une modalité de vie à Dubaï. On a ce merveilleux contraste entre la neige et le désert, et d’un coup on a cet étonnant monde de fantaisie. Soudainement la température est à -2/3°C et le fait que l’eau soit congelée est en soi même quelque chose que beaucoup de gens d’ici n’ont jamais expérimenté hormis le glaçon dans un verre. Et soudain il y a 6000 tonnes de neige… Si on regarde les personnes qui viennent à voir Skidubai pour la première fois, elles restent bouche bée…[…] On sort d’un bâtiment à échelle domestique, dans ce vaste espace où on doit avoir le sentiment d’être dehors, et c’est pour cela qu’on voit la montagne sur la gauche qui continue derrière le coin et qu’on ne peut pas voir le sommet, on ne peut voir que la station intermédiaire. Lorsque les gens débouchent du coin, on dirait qu’ils arrivent d’un sommet qui semble dans les nuages… Ce n’est pas seulement offrir une expérience du ski ou de toucher la neige, mais de fournir une expérience alpine, même si ce n’est pas vraie, c’est important car c’est tellement différent par rapport à celles qu’on peut faire ici. Cette différence construit en soi-même, lorsqu’on rentre, la crédibilité de cet espace, lorsqu’on joue avec la luge… Et du point de vue du touriste qui vient à Dubaï, qui se lève le matin, prend son petitdéjeuner sur la terrasse, va skier, ensuite manger à la plage et se baigner deux heures après, et enfin conduire dans le désert… C’est ce qu’on appelle Dubaï expérience. LAA > Paysages imaginés paysages construits 58 Architecturalement, nous ne sommes guère des puristes, nous avons plus un esprit Disneyland… c’est une espèce d’étrange réalité, dans un certain sens c’est ce que les consommateurs sont heureux d’avoir. Une interprétation purement fantastique, sans références spécifiques. Je ne suis pas allé en Suisse pour récupérer des images qu’on a utilisée ici, ce n’est pas une traduction directe de quelque lieu en particulier. La station intermédiaire a une qualité monastique, par sa géométrie, nous avions cette large façade qu’il fallait traiter, et on a opté pour un soubassement en pierre accrochée au rocher et en haut une structure légère en bois. Il y a eu une décision précise de ne pas faire le stéréotype de ce qui pourrait être un chalet suisse, mais de garder une qualité plus générale, et cela permet à Skidubai d’être une « coulisse » plus neutre. Le slope devait être dessiné d’une nouvelle manière, avec une progression claire afin de pouvoir en jouir avant même de vouloir skier, comme un snow park : pour introduire de façon facile le concept d’être au froid, car en soi, il était un nouveau concept… être au froid, avec la neige, en jouant avec elle, en la manipulant, en la lançant, en glissant dessus, en y construisant des bonshommes de neige, etc… en permettant ainsi aux gens, avant même de skier, de rentrer en contact avec la neige et de la trouver amusante, de donner une autre dimension au paysage où l’on se trouve, de voir les skieurs (tant les débutants que les experts), et ainsi, comme étape successive, de vouloir les imiter… La pente a été dessinée de manière à ce qu’en partant d’en bas l’on puisse, avec un tapis magique, monter progressivement sur la montagne et après il y a le télésiège qui amène jusqu’à la station intermédiaire. Après on peut monter jusqu’au sommet afin de rendre la montagne le plus accessible possible aux gens sans expérience, mais, en même temps assez intéressante pour ceux qui savent déjà skier et qui veulent venir 2-3 jours dans une année pour s’amuser dans une activité comme dans une autre. » 9.2 Changements globaux Il s’agit ici surtout d’une question d’échelle et de la difficulté que nous avons à réaliser la portée concrète, sur un plan social et culturel, de ces changements, et de l’écart entre ce que nous pouvons faire et ce qu’il serait nécessaire de faire. Désormais, face à la dimension globale de certains phénomènes, c’est le cas des changements climatiques en cours, les solutions élaborées localement par les experts pour contenir les effets dans un contexte fondamental pour l’économie du monde alpin comme le tourisme, sont explicitement voués à « gagner du temps » dans l’attente d’une hypothétique intervention du pouvoir politique. Étant donnée l’échelle des problèmes, l’importance d’un saut de paradigme est encore plus évidente, afin de se situer là où, d’une certaine façon, il est possible de penser conjointement des formes et des structures, des formes et des événements. Dans le contexte alpin, ça signifie d’assumer finalment une montagne qui est pleinement dans le monde - et pas un planète à part - et qui, depuis longtemps, ressent des mutations, des scenarii politiques et économiques globaux qui en définissent les directions du changement (et qui se reflètent dans les transformations des paysages des Alpes), et qui en vit les contradictions. Il s’agit aussi d’assumer la dimension de l’imaginaire, dans ses déclinaisons possibles, comme essentiel pour comprendre, en suivant les travaux de l’historien de l’environnement John R. McNeill, ce qu’on peut définir comme une sorte de « blocage idéologique » : c’est-àdire la résistance au changement manifestée par ces idées qui ont eu du succès, et ce, indépendemment de notre propre jugement. LAA > Paysages imaginés paysages construits 59 Gagner du temps Extrait d’entretien avec Eric Vuillet (directeur scientifique de « alpS Gmbh» qui etudie l’evaluation et la gestion du risque au Tyrol), Innsbruck, Autriche, octobre 2006. « Si on prend par exemple, le Pitzal, où l’on a une infrastructure très influencée par le tourisme. Si on regarde l’utilisation de l’espace, il y a une volonté politique intéressée à ne pas abandonner des petites vallées latérales comme celle-ci. Ces vallées ont des infrastructures peu développées et ne sont pas toujours facilement accessibles, de temps en temps il y a juste une rue, ou une course du train, ou du bus. C’est une situation difficile parce qu’en hiver s’ajoute à tout cela le risque d’avalanches. Maintenant, avec un grand effort, au fond des vallées on a réussi à développer une industrie liée au glacier. Au Stubaital par exemple, on a maintenant plus de 1000 postes de travail liés au glacier. Ce sont des situations sensibles où il est devenu nécessaire d’élaborer une stratégie spécifique pour ne pas arrêter le changement climatique global, parce que c’est une erreur dans ce cas, mais pour gagner un peu de temps…Pour gagner du temps parce que certainement on ne peut pas interférer au niveau global , auquel on ne peut pas faire grande chose, parce que même si maintenant on arrêtait les émissions de CO2 le trend continuerait comme ça encore pour cent ans. Ça veut dire gagner du temps pour pouvoir élaborer de nouvelles stratégies locales, parce qu’on ne peut pas tout changer d’un jour à l’autre et dire, à partir d’aujourd’hui le glacier est terminé, et voilà, 1000 travailleurs à la rue.. et ceux qui avant travaillaient sur le glacier maintenant iront développer des softwares… Nous savons qu’avec ces interventions on ne peut pas arrêter la fonte du glacier pour beaucoup de temps, on peut juste la freiner, et seulement dans certains points névralgiques. » LAA > Paysages imaginés paysages construits 60 10 Conclusions « On ne peut pas rester toujours sur le sommet, il faut redescendre… Avec quel but, alors? Voilà: le haut connaît le bas, le bas ne connaît point le haut. En montant tu dois toujours prendre note des difficultés de ton chemin; lorsque tu montes, tu peux les voir. Dans la descente, tu ne les verras plus, mais tu sauras qu’il y en a, si tu les auras bien observées. On monte, on voit. On redescend, on ne voit plus ; mais on a vu. Il existe un art de se rendre dans les régions basses à travers le souvenir de ce qu’on a vu lorsqu’on était plus en haut. Lorsque ce n’est plus possible voir, au moins c’est possible savoir. » René Daumal, Le Mont Analogue, 1952. Notre hypothèse de départ était que « seule une recomposition de l’image des Alpes (ou mieux, des images) peut rendre possible la compréhension de la complexité des tensions qui se créent entre les dimensions locales et globales du processus historique, l’expérience quotidienne qui naît de cette tension et leurs conséquences sur l’espace ». Cette hypothèse, exprimée dans le titre et le sous-titre même du projet de recherche « Paysages imaginés et paysages construits. Enquête d’un imaginaire contemporain des Alpes » n’est évidemment pas limitée au seul territoire alpin, mais elle est valable pour tout territoire ou situation, dans la mesure où il s’agit plus largement de la relation entre expérience et représentation du monde. Cette proposition exprimait une double préoccupation : d’une part celle de la co-construction de l’imaginaire, de l’expérience et de la transformation du monde ; et d’autre part, mais elle est liée à la première, la préoccupation de l’expérience contemporaine, non pas comme actuel instantané, mais comme présent riche de ses horizons passés et futurs. C’est en essayant de trouver une manière de mieux saisir les articulations entre les faits (c’est-à-dire les processus matériels qui transforment le paysage) et les fictions (c’est-à-dire les discours qui participent à différents moments à ces transformations) que l’objet artistique, à l’origine de cette recherche, nous est apparu comme un véritable lieu et outil d’investigation. Notre parcours de recherche s’est alors poursuivi conjointement à l’élaboration du film Alpi dont la réalisation est toujours en cours. La recherche et le film se sont développés selon, des logiques propres à chacun, tout en gardant une contiguïté même sur le plan théorique. A travers les terrains, les échanges (séminaires et colloques), les mises à l’épreuve critique du matériel filmique, un tissu de questions s’est précisé : Faut-il encore parler de la montagne pour parler des Alpes ? Comment peut-on raconter aujourd’hui la complexité d’un lieu ? Quel est l’impact de l’imaginaire sur notre expérience du monde ? Quelle expérience singulière du monde est-il encore possible faire dans un lieu ? Comment notre LAA > Paysages imaginés paysages construits 61 image du monde s’actualise-t-elle en relation avec ses changements ? Ces questions ont servi de support au workshop final auquel nous avons invité des personnalités, provenant de différents champs disciplinaires, nous ayant aidé à mieux cerner les enjeux soulevés au cours de notre parcours de recherche. Le travail de terrain, au sens large du terme, a aussi permis la rencontre de démarches artistiques ou d’approches proposant d’autres points de vue et objets d’attention. Ceci nous a confirmé dans l’intérêt du chantier que nous avons entrepris et aussi et surtout, dans la nécessité d’un double mouvement pour voir et lire ce qui fait notre contemporanéité : un déplacement du regard vers de nouveaux « objets » et phénomènes, et en même temps la mobilisation de nouveaux outils de relevé et de représentation de la réalité alpine. Cette prise de conscience nous questionné sur la forme même de restitution de notre recherche. S’il ne s’agit plus, de construire une nouvelle représentation des Alpes, il s’agit désormais de travailler sur l’élaboration d’un dispositif qui puisse permettre d’opérer un changement de regard sur le monde alpin contemporain. Les productions scientifiques, publicitaires, artistiques, les projets, ont été réunies pour construire, non pas un nouveau paysage, mais une nouvelle forme d’appréhension et de sensibilité critique vis-à-vis de ce qui constitue le paysage alpin et qui est en partie occulté par un regard qui apparaît « idéologiquement » figé dans le temps. En cohérence avec cette démarche, nous nous sommes alors questionnés sur notre rôle de chercheur et notre possible action sur cet état de fait. C’est ainsi que l’idée de créer un dispositif dramaturgique d’exposition – même si dans une forme virtuelle - qui puisse aussi agir sur les émotions, s’est imposée à nous comme outil et aussi comme stratégie d’action. L’exposition dont le parcours et les contenus sont présentés dans ce rapport et dans la visite virtuelle ci-jointe, est pour nous une véritable « machine de vision » et d’interprétation du monde, capable d’agir sur les mécanismes même de la perception. Cette exposition, construite en partie à partir des matériaux récoltés lors des tournages du film, en constitue en même temps une forme de montage possible. De plus, comme exposition, elle veut s’adresser à un vaste public et en particulier, elle se propose comme lieu et support de discussion des enjeux contemporains des Alpes. Dans ce sens c’est un outil qui se veut actif dans le débat sur le monde et le paysage alpin contemporain. LAA > Paysages imaginés paysages construits 62 11 Bibliographie La grande quantité de matériaux scientifiques et non scientifiques, disponible sur les thématiques inhérentes à la recherche, nous a nécessairement poussé à faire des choix. A côté d’oeuvres avec des caractéristiques générales (surtout en ce qui concerne l’histoire et la géographie des Alpes) nous avons essayé de travailler à partir de nombreuses études et recherches plus spécifiques (sur l’histoire de la perception, sur l’architecture et l’urbanisme, sur l’ethnographie alpine et sur le paysage, même dans sa dimension sonore), souvent récentes, et en mesure de mettre en évidence ces noeuds conceptuels et méthodologiques utiles pour une recherche organisée autour d’un axe qui comprend l’art, l’architecture et le paysage. Nous avons successivement essayé de confronter ces travaux de réflexion théorique avec une sélection de recherches plus actuelles dans les champs de la photographie et de l’art, et de toutes les façons reliées à la question de la représentation de la montagne. Pour ces raisons, nous avons choisi d’organiser la bibliographie autour de quelques thématiques qui puissent par la suite se prêter à des croisements, interférences, confrontations, et fournir de nouvelles stimulations à la recherche. Etudes générales sur l’espace alpin Arnoldi, C., Il mito del montanaro grande bevitore, 2006, manuscrit non publiée. Bätzing, W., Die Alpen. Geschichte und zukunft einer europäischen Kulturlandschaft, C.H.Beck Verlag, Munchen, 1991. Baumeister, O., Erlacher R., Hamberger S., Zängl W., Schöne neue Alpen, Raben Verlag, Munchen, 1998. Bergier, J.-F., Pour une histoire des Alpes, Moyen Age et Temps modernes, Hampshire, 1997. Camanni, E., La nuova vita delle Alpi (La nouvelle vie des Alpes), Bollati Boringhieri, Torino, 2002. CIPRA, 1. Rapport sur l’état des Alpes. Donnés, faits, problems, propositions, Edisud, Aix-en-Provence, 1998. CIPRA, 2. Rapport sur l’état des Alpes. Donnés, faits, problems, propositions, Edisud, Aix-en-Provence, 2002. 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Romanin, 2006 (salle 5) Pour les images: • pour l’image d’ouverture © O. Baumeister, Erlacher R., Hamberger S., Zängl W., Schöne neue Alpen, Raben Verlag, Munchen, 1998, (entrée). • pour la publicité, © Eric Bergoend, BETC Euro RSCG, (salle 1) • Otodate, © Akio Suzuki, Musée de la Ville de Paris, 2005 ; KU, © Akio Suzuki – Stadtgalerie Saarbrucken, 1997 (salle 2) • pour le Son dans l’image © Armin Linke, Milan et © www.tyrol.at (salle 3) • pour le Sonagramme © Bernard Caillaud, Philippe Caillaud, Revue SOLARIS, Dec. 2000/Jan. 2001 (salle 3) • pour Vue des Alpes, © Monica Studer et Christoph van der Berg (salle 4) • pour Chamonix Mont-Blanc Identité et valeurs, © Office de tourisme de Chamonix, France (salle 5) • pour Pastore Giordano, © Armin Linke, Milan (salle 5.1) • pour Controversies alpines, © il Messaggero 17.09.2007 (salle 5.2) • pour Panoramas identitaires, © Rundgemälde Museum, Innsbruck (salle 5.3) • pour le plan Potentiels urbains de la Suisse © Roger Diener, Jacques Herzog, Marcel Meili, Pierre de Meuron, Christian Schmid, Eth Studio Basel – Institut pour la ville contemporaine La Suisse. Portrait urbain, Birkhäuser, Editions d’Architecture, Basel, Boston, Berlin, 2006, Bâle (salle 6) • pour le plan horizontal.METRO © YEAN, Tyrolcity, Wien-Bozen, Folio-Verlag, 2005 (salle 6) • pour Hannibal, © Ernest Lorenzi, Hannibal. Gletscherschauspiel Sölden (salle 6.3) LAA > Paysages imaginés paysages construits 67 • • • pour Alpes High-tech, © Giencke&Company Architects (salle 9) pour le Décor panoramique, © Paul Madersbacher (salle 9) pour l’image final, © O. Baumeister, R. Erlacher, S. Hamberger, W. Zängl, Schöne neue Alpen, Raben Verlag, Munchen, 1998, (remerciements) Pour le graphisme : • © Laboratoire Architecture/Anthropologie, École Nationale Supérieure d'Architecture de Paris la Villette Pour le developpement web : • © intermediammh.com, Bologne, Italie LAA > Paysages imaginés paysages construits 68