Techniques & Culture
Revue semestrielle d’anthropologie des techniques
63 | 2015
Pâturages
La domestication de l’abeille par le territoire
Un exemple d’apiculture holiste dans le sud marocain
The Taming of the bee by the territory. An example of holistic beekeeping in the
Moroccan South
Romain Simenel, Antonin Adam, Audrey Crousilles, Lahoucine Amzil et
Yildiz Aumeeruddy-Thomas
Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/tc/7516
DOI : 10.4000/tc.7516
ISBN : 0248-6016
ISSN : 1952-420X
Éditeur
Éditions de l’EHESS
Édition imprimée
Date de publication : 1 mai 2015
Pagination : 258-279
ISBN : 9782713224874
ISSN : 0248-6016
Référence électronique
Romain Simenel, Antonin Adam, Audrey Crousilles, Lahoucine Amzil et Yildiz Aumeeruddy-Thomas, «
La domestication de l’abeille par le territoire », Techniques & Culture [En ligne], 63 | 2015, mis en ligne le
22 décembre 2018, consulté le 30 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/tc/7516 ; DOI :
10.4000/tc.7516
Tous droits réservés
© Romain Simen el
Varia
Romain Simenel & al.
I.R.D -L.P.E.D
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Techniques & Culture 63 2015/1 : 258-279
LA DOMESTICATION DE L’ABEILLE
PAR LE TERRITOIRE
Un exemple d’apiculture holiste dans le Sud marocain
La problématique de l’effondrement des populations d’abeilles dans le monde ne se
pose pas en des termes similaires dans les zones tempérées et dans les zones semiarides et arides. Dans ces dernières, l’effondrement est chronique et dû à des régimes
de précipitations annuelles très variables qui imposent des fluctuations du niveau des
populations d’abeilles. Dans ces conditions, la continuité du rapport homme-abeille ne
repose pas tant sur la stabilité de la population ou du stock de pollen et nectar disponible
que sur la permanence de la relation, tant pratique que symbolique 1. Une telle distinction
de contextes apicoles invite à préciser le régime de relation qui permet sa permanence
en dehors de toute stabilité démographique d’un des acteurs de la relation, l’abeille.
La question de la domestication des abeilles ne cesse de faire débat depuis des
décennies, chez les anthropologues, historiens et archéozoologues notamment, pour
faire la part entre l’imaginaire du sens commun, suscité de manière universelle par
la « sociabilité » remarquable de ces populations d’insectes, et l’impact des pratiques
concrètes des apiculteurs sur ces dernières. Car une question dérange sans cesse du
point de vue de la formulation : comment parler de domestication de l’abeille alors que
celle-ci vit déjà en société et que son passage à « l’état » domestique ne change en rien
son organisation sociale ? Même si la langue française retient la connotation végétale du
verbe « cultiver » pour qualifier le champ d’activité lié à l’exploitation des abeilles, ou
celui d’« élever » pour désigner l’activité de sélection des reines, certains auteurs imputent
à juste titre à ces appellations des points de vue culturels qui ne témoignent pas de la
réalité du rapport technique au monde des abeilles, mais des représentations que l’on
s’en fait (Marchenay, 1993 ; Tétart 2001).
Ruchers
collectifs pour
le miel de thym.
Tazuknit.
Ruche en poterie
incrustée
dans le mur.
Ruche construite en roseaux
(aghanim ) et en figuiers (aknari ).
Ruche construite dans des trocs de
dragonniers (Dracena-draco ) Agjgal.
Miel d’arganiers, de jujubiers, de chardons, d’euphorbes diverses et variées, de thym, autant de miels dont la production dépend de la diversité de savoir-faire locaux qui prend forme
dans la variété des types de ruches traditionnelles, allant des ruches en troncs de dragonnier aux ruches en poterie.
260
Le paradoxe de la domestication des abeilles est ainsi soulevé de manière légitime,
car selon les spécialistes, dans les faits, il n’y a véritablement domestication, au sens
technique du terme, qu’à partir de l’apiculture moderne (Tétart, 2001 : 180). Deux
arguments soutiennent cette proposition. Le premier consiste à dire que les abeilles
restent en relation avec leur milieu naturel et sont donc entretenues dans une situation semblable à celle où elles se trouvent (Tétart, 2001 : 181). Reste à savoir ce que
l’on entend par « milieu naturel » des abeilles, s’agit-il de l’habitat, des structures en
cire, de la place dans le territoire, de l’écosystème environnant ? Le second s’appuie
sur le constat que « dans le domaine de la domestication animale, ce terme (élevage)
sous-entend une intervention de l’homme au niveau de la reproduction sexuée, ce qui
implique un contrôle direct sur les fonctions vitales de l’animal » (Tétart, 2001 : 179).
Là encore, face au manque de données sur les pratiques des apiculteurs traditionnels 2
du monde entier, il paraît difficile d’identifier à l’avance où et comment se jouerait une
telle intervention humaine sur le peuple des abeilles. Et puis, faut-il encore s’accorder
sur ce à quoi se limite le « contrôle direct ». Aux opérations techniques répétées de
manipulation de l’abeille par l’apiculture moderne dont l’effet ne se fait jamais ressentir à plus d’une génération ? Mais l’apiculteur traditionnel n’a-t-il pas un impact plus
important et plus durable sur les abeilles, leur comportement et leur métabolisme, en
ayant façonné, structuré, et rythmé leur milieu et leur espace de vie ?
En cherchant à requalifier la domestication des abeilles à partir de pratiques plus
holistes et plus ancrées dans le territoire, notre propos est d’interroger à partir d’un cas
ethnographique précis, localisé dans le Sud ouest marocain (D’Essaouira à Tan Tan), la
manière dont les apiculteurs de ces régions intègrent idéologiquement et techniquement
les abeilles dans leur monde. Une telle domestication s’appuie autant sur l’aménagement du
territoire que sur des interventions techniques, et résulte du concours entre des pratiques
de territorialisation de la ruche et des gestes et savoirs venant ponctuer le parcours de
l’essaim. Même si la pratique de l’apiculture est pour la plupart du temps individuelle et
masculine, les pratiques apicoles se recoupent pour former un corpus commun qui ne
cesse de s’enrichir d’innovations personnelles.
Même si cela peut paraître paradoxal selon les a priori du déterminisme climatique et
géographique, ce n’est pas au Nord mais bien dans les régions semi-arides du Sud ouest
du Maroc que l’on trouve la plus grande diversité de miel du Maghreb. Mais où se cache la
raison expliquant que ces territoires soient plus enclins à l’apiculture que d’autres moins
arides plus au Nord ? Quelle est la relation entre les apiculteurs du Sud marocain et les
abeilles capable d’expliquer un tel exploit ? Dans ces régions semi-arides bénéficiant certes
d’un apport d’humidité océanique, le foisonnement des pollens et nectars, des essaims et
des savoir-faire apicoles, ainsi que la spécificité biologique de l’abeille saharienne, résultent
en grande partie de la coévolution entre les groupes berbères du sud du Maroc et un écosystème forestier unique, l’arganeraie . L’agroécosystème façonné par les générations de
paysans chleuhs (de langue tachelhit) s’appuie essentiellement sur l’arganier (Argania spinosa
L.), espèce endémique couvrant environ 850 000 hectares et permettant le développement
d’un couvert floristique mellifère diversifié. Cette forêt clairsemée est habitée, transformée
et façonnée par de nombreux groupes berbères, tels que les Haha (province d’Essaouira),
les Aït Ba’amran (province de Sidi Ifni) ou les Ida ou Tanan (province d’Agadir), afin de
répondre à leurs besoins agropastoraux, dont ceux liés à l’apiculture.
Les savoir-faire des apiculteurs de ces régions reposent sur l’aménagement de différents
types d’espaces agraires, l’apiculture faisant partie intégrante de l’agro-écosystème global.
La Domestication de l’abeille par le territoire
261
Bien que sédentaire, l’apiculture dans le sud du Maroc implique une grande diversité
d’espaces, comprenant les falaises à chutes d’eau, les champs de céréales et d’arganiers,
les zones arboricoles fermées, les zones de monoculture de figuiers de barbarie (Opuntia
ficus indica (L.) Mill.), les parcours dominés par les euphorbes (Euphorbia officinarum
Hook.f. & Coss. (subsp. officinarum et subsp. echinus), Euphorbia balsamifera Aiton) et les
arganiers. Chaque unité spatiale du territoire rural est le support d’un certain degré de
domestication des abeilles : capture des essaims sauvages, acclimatation des ruches, production de miel, reproduction des essaims. Les savoir-faire des apiculteurs s’illustrent par
la connaissance sur le comportement des abeilles (comportement alimentaire, temporalité
des préférences de matières apicoles), leur métabolisme (vertus des plantes sur la vie des
abeilles, leur capacité à essaimer, leur capacité à nettoyer la ruche), et la pollinisation
qu’elles permettent. Les apiculteurs du Sud ouest marocain jouent ainsi sur la pluralité des
espaces de cultures et des espèces qui y poussent pour intégrer l’abeille dans le territoire
rural de manière holiste. Ils adaptent l’abeille au territoire tout en adaptant le territoire à
l’abeille. Ce faisant, l’apiculteur dispose de plusieurs cordes à son arc pour préserver ses
essaims des maladies et leur apporter la nourriture dont ils ont besoin.
Méthodologie
Les matériaux présentés dans cet article ont été recueillis lors de nombreux séjours de
terrain entre 2008 et 2012 dans les régions d’Essaouira, d’Agadir, de Sidi Ifni, et de
Guelmim 3. Les trois groupes tribaux chez qui les entretiens se sont déroulés sont les
Haha, les Ida ou Tanan et les Aït Ba’amran, trois ensembles parlant le tachelhit, dialecte
berbère local. La plupart des entretiens avec les apiculteurs ont été réalisés en tachelhit
ou en arabe dialectal, soit directement par les auteurs berbérophones de l’article, soit
par l’intermédiaire d’un interprète. Ils ont tous été réalisés in situ près des ruches lors
des activités apicoles, permettant de manière coordonnée l’observation des pratiques
associées au discours. Nous avons notamment pu bénéficier de l’expérience et du savoir
des apiculteurs Lahoucine Bounnit, Mohamed Sforge et Salah Sayed.
De la gauche vers la droite : comment domestiquer les abeilles
par un simple déplacement
Dans la cosmogonie berbère du Sud marocain, les abeilles (tizoi) sont sacrées. Elles
incarnent idéalement les valeurs de sociabilité, d’honnêteté et de droiture. Elles sont
censées produire du miel exclusivement pour le prophète Mohamed. Aussi, comme le
raconte la tradition orale, c’est parce que les hommes leur ont caché la mort du prophète,
que les abeilles continuent à produire du miel (tammant). Ainsi, la conception dominante
sur les abeilles veut que celles-ci soient déjà domestiquées par l’entremise de la baraka
divine. Malgré la prégnance du discours religieux qui tend à définir le peuple abeille de
manière uniforme comme une espèce déjà « socialisée », les apiculteurs du Sud marocain distinguent clairement les abeilles non soumises aux pratiques humaines de celles
exploitées dans l’apiculture traditionnelle. Tout comme pour les autres animaux soumis à
262
Romain Simenel & al.
la domestication et notamment à l’élevage en monde berbère, les abeilles des apiculteurs
ont leurs analogues sylvestres. Le système analogique de représentation en vigueur dans
cette aire culturelle impose un dualisme entre toute espèce domestiquée par l’homme, et
son pendant sylvestre non domestiqué, qu’il y ait ou non une affiliation d’espèce à espèce
reconnue (Simenel, 2010 : 171). Le sanglier est ainsi la vache de la forêt, la perdrix est
la poule de la forêt, et la gazelle la chèvre. De même, on oppose systématiquement les
abeilles de la gauche qui vivent dans le milieu sylvestre, à celles de la droite, qui sont
exploitées dans les ruches. Ces dernières sont considérées comme des habitats d’animaux d’élevage, des bergeries que l’on baptise du nom de la famille propriétaire, scellant
ainsi leur appropriation domestique. La distinction entre abeilles sauvage et domestique
s’appuie aussi sur une différenciation des physicalités de ces deux catégories d’abeilles.
Les premières sont ainsi qualifiées de « sourdes » alors que les secondes seraient dotées
de l’ouïe. Par ce jeu de représentations, le territoire apicole se polarise en fonction d’une
orientation gauche (forêt)/droite (espace cultivé), typique d’une césure plus générale dans
la culture berbère entre le monde des jnoun situé à gauche, le côté interdit du monde
(haram), et le monde des humains situé à droite, le côté licite du monde (halal).
Cependant, en réalité l’apiculteur s’appuie sur un flot continuel d’abeilles allant et
venant de la forêt vers les espaces cultivés et vice versa. Les deux pôles du monde des
abeilles s’avèrent dans la pratique apicole bien évidemment totalement reliés, puisque
l’apiculteur se fournit à la base en essaims provenant de la forêt et que les essaims
fraîchement sortis des ruches ont souvent tendance à retourner en forêt. Les abeilles de
la gauche passent ainsi à droite et vice versa. L’étape de l’essaimage 4, lors de laquelle de
nouveaux essaims se perdent et s’accrochent aux branches d’arbres dans les champs ou
les forêts, nécessite une ouverture totale du territoire et une coopération entre voisins.
Le passage d’une ruche aux galettes
perpendiculaires à celle aux galettes
parallèles n’est pas direct, s’intercale
souvent une étape intermédiaire,
celle des galettes obliques.
La Domestication de l’abeille par le territoire
263
Pour déterminer à qui appartient un essaim accroché aux branches d’un arbre, l’usage
est de le cendrer afin de repérer le soir venu auprès de l’entrée des ruches les quelques
abeilles ainsi marquées qui ont souvent tendance à revenir vers leur lieu d’origine. Le
territoire s’unifie ainsi lors de la période d’essaimage à la mesure du vol des essaims.
Face à une telle mobilité des abeilles entre la gauche et la droite, la distinction entre ces
deux catégories, tout aussi symbolique soit-elle, pourrait paraître obsolète. C’est sans
compter l’ingéniosité technique des apiculteurs à l’origine d’une différence radicale dans
l’architecture de l’habitacle entre celui des essaims de la gauche (agulif azelmad) et celui
des essaims de la droite (agulif ufassi), l’un et l’autre se distinguant par une orientation
différente des galettes. En effet, lorsqu’un nouvel essaim est cueilli par un apiculteur, qu’il
soit prélevé sur des colonies en forêt ou bien issue de l’essaimage d’une ruche, il a tendance
à fabriquer ses galettes dans la longueur de l’habitacle, de manière perpendiculaire à la
sortie. Cette distinction ne sert pas seulement à opposer la structure de l’habitacle des
essaims sauvages à celle de l’habitacle des essaims travaillés par l’homme, elle témoigne
aussi de la transformation de l’habitacle d’une même ruche. Constituées, dans cette aire
géographique, d’un clayonnage de roseaux fendus et en forme de tube, ces ruches sont
souvent enduites d’un mélange de terre et d’excréments de vaches et fermées par des
raquettes de figuiers de barbarie. Pour contraindre les abeilles à construire leurs galettes
de manière parallèle à la sortie de l’habitacle, en épousant les rainures des roseaux
d’armature, les apiculteurs introduisent dans la ruche des obstacles, souvent des raquettes
de figuiers de barbarie, pour la diviser en plusieurs compartiments parallèles. Une telle
architecture de la ruche permet notamment de faciliter l’extraction des galettes à miel,
et apporte probablement des avantages aux colonies. Tant que les abeilles construisent
leurs galettes de manière perpendiculaire, elles garderont leur statut d’abeilles de la
gauche (uzelmad), ou d’abeilles sourdes (uderdur), et cela alors qu’elles se trouvent dans
un rucher domestique. C’est bien l’intervention technique de l’apiculteur qui fait passer
le plus rapidement possible l’abeille de la gauche vers la droite, rétablissant ainsi l’ordre
du monde reposant sur la division entre espace domestique et espace sylvestre.
D’un point de vue purement technique, deux éléments peuvent expliquer cette manipulation, qui, selon les termes des manuels de formation apicole, correspond au passage
d’une construction en bâtisse froide (rayons perpendiculaires à la sortie de la ruche) à une
construction en bâtisse chaude (rayons parallèles à la sortie de la ruche). Tout d’abord, d’un
point de vue pratique, les apiculteurs expliquent que la récolte se fait plus aisément par
découpage des rayons entiers, rayons alors devenus visibles par l’apiculteur. Ensuite, on
peut suggérer que cette opération vise un changement comportemental des abeilles, allant
ainsi vers une moindre agressivité de la colonie, trait toujours apprécié par les apiculteurs en
général. En effet, les abeilles d’une ruche aux rayons longitudinaux vont pouvoir facilement,
d’un côté à l’autre de la ruche, se retrouver à l’extérieur, prêtes à l’attaque à la moindre
secousse, ce qui n’est pas le cas lorsque le premier rayon obstrue le reste de la ruche. Ces
deux éléments techniques consolident encore cette idée d’éducation de l’abeille : on lui
« aménage » un espace et elle nous « donne » ses galettes plus facilement et plus docilement.
En forçant les abeilles à changer les structures de leur habitacle, les apiculteurs les
incitent à créer un milieu différent de celui où elles se trouvent à l’état sauvage et scellent
la distinction analogique entre « celles de la gauche » et « celles de la droite ». De ce fait, le
sens d’« élever » et d’« éduquer » peut être littéralement appliqué à l’intervention des apiculteurs marocains sur les essaims puisque les abeilles sont entretenues dans une situation
différente de celle où elles se trouvent à l’état sauvage (Tétart, 2001 : 181). Dans ce cas, les
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Romain Simenel & al.
représentations symboliques ancrent les pratiques apicoles dans une polarité symbolique
du territoire, entre la gauche et la droite, et, ce faisant, imposent l’aménagement du milieu
comme cadre de la domestication de l’abeille.
Une apiculture sédentaire holiste au sein du territoire rural
Dans les régions semi-montagneuses du Sud atlantique Marocain, l’apiculture traditionnelle est réalisée au sein des territoires villageois. L’efficience de cette apiculture familiale
à grande envergure repose sur trois critères, l’emplacement du site, la diversité des espaces
de culture et des substances apicoles qu’ils abritent et l’étendue de la pollinisation.
Souvent constitué d’un
muret recouvert d’épineux,
adossé au relief, et planté
de figuiers de barbarie, il a
pour vocation de protéger
des agressions extérieures
les colonies contre leur
dérangement, leur destruction
voire même leur pillage.
Le taddart
Comme dans l’élevage caprin pratiqué dans ces régions du Sud marocain, les ruches et
leurs abeilles sont « parquées » dans une sorte d’enclos. La comparaison avec le pastoralisme est inscrite dans la nomenclature apicole puisque le rucher enclos des abeilles
porte un nom bien spécifique dans le langage tachelhit qui correspond au féminin de
« bergerie » : taddart ou tagrourt.
Selon la structure des unités spatiales, le positionnement des taddart suit une logique
d’optimisation précise au regard des connaissances, contraintes et exigences de l’apiculteur
relatives à la production de miel, à l’accès aux matières apicoles, à l’ensoleillement, aux
La Domestication de l’abeille par le territoire
265
FORÊTS
CHAMPS
FORÊTS
DOUAR
DOUAR
BOSQUETS DE FIGUES DE BARBARIES
VERGERS
CHAMPS
CHAMPS
OURTI
EMPLACEMENT POTENTIEL DES ABEILLES
Ce type de rucher accolé aux maisons
peut prendre des proportions
importantes dans certaines régions,
comme dans celle d’Ida-ou-Tanane,
où les taddart comprennent une
superposition de casiers en terre et en
bois (tizghatine) contenant une ruche
(ssild) et un espace supplémentaire
pour l’extension de la colonie
266
Romain Simenel & al.
EMPLACEMENT POTENTIEL DES ABEILLES
vents, à la facilité pour la récolte des essaims, à la pollinisation… Le taddart est avant tout
le pivot d’une transhumance saisonnière entre les différents espaces cultivés (champs,
jardins, ourti à figuiers de barbarie…) et forestiers d’un même territoire villageois.
Les taddart prennent trois formes différentes en fonction du positionnement dans le
territoire des habitats humains.
Taddart de maison
Taddart des espaces cultivés
Taddart saisonnier 5 dans des sites d’intérêt floristique particulier
Dans des territoires où les habitats sont positionnés aux croisements des espaces
cultivés et forestiers, comme dans les vallées, les taddart sont le plus souvent juxtaposés
aux maisons. La dimension du taddart dans des territoires où les habitats ne sont pas
positionnés aux croisements des espaces de culture et sylvestres, comme en plaine, les
taddart sont installés à des endroits stratégiques, dans des espaces intermédiaires entre
terres cultivées et forêt. Lorsque les différentes unités spatiales agraires sont éloignées les
unes des autres, ce qui est souvent le cas, une des solutions adoptées par les apiculteurs
reste la construction de plusieurs taddart dans chacune de ces unités spatiales différentes.
L’apiculteur pourra alors posséder plusieurs de ces ruchers afin d’avoir le choix de
positionner plus précisément ses ruches selon ses besoins et/ou ceux de ses abeilles.
Au grès des saisons et des années, celui-ci va déplacer ses ruches afin de combler au
déficit d’un environnement local trop peu diversifié et/ou trop peu productif, au point
de menacer la survie même des abeilles. Ainsi, le choix des zones plus humides des oasis
lors de sécheresses, des zones arboricoles (ourti) pour la production de certains miels,
des champs lors de l’essaimage, témoigne de l’adaptabilité éprouvée de l’apiculteur à un
aléa climatique familier.
Une autre forme d’itinérance, qui s’approche plus d’une transhumance vers des zones
inhabitées où est présente une flore spécifique, répond à une toute autre finalité : la
production d’un miel particulier. L’exemple du thym illustre au mieux ce type de floraison,
très prisée pour son miel. Dans ce cas, l’apiculteur va construire un taddart au cœur de
l’aire de floraison. Il ne sera d’ailleurs souvent pas le seul à faire ce choix et ces espaces
peuvent alors rassembler une multitude de taddart. L’habitude de transformer certaines
aires de floraison en véritables parcours collectifs pour les abeilles est probablement à
l’origine de l’institution de ruchers collectifs dans ces régions du Sud marocain. Ces ruchers
collectifs sont bien évidemment soumis à des règles coutumières d’accès à la ressource.
Aujourd’hui, l’utilisation de ruches « modernes », types Langstroth ou Dadant, par certains
apiculteurs, tend à modifier ces positions stratégiques, notamment par la possibilité et surtout la nécessité de transhumer ce type de ruches 6. Néanmoins, les situations sont diverses
en fonction des stratégies choisies par ces apiculteurs : certains cas d’apiculture moderne
empruntent ou conservent la démarche de la position holiste de l’apiculture traditionnelle
au sein du système agraire. À titre d’exemple, certains apiculteurs des lieux où l’habitat est
condensé au centre des espaces de culture et qui adossaient les ruches contre leur maison
transhument aujourd’hui les ruches modernes sur le toit de cette même habitation. Autant
que possible, les apiculteurs qui changent leurs pratiques conservent les emplacements
de leurs anciens taddart pour mettre leurs nouvelles ruches, tout en y préservant souvent
quelques ruches traditionnelles fixes lorsqu’ils transhument le reste. Les uns disent que c’est
pour maintenir la production d’un miel local, d’autres affirment assurer ainsi une sorte de
gardiennage de leur emplacement, quoi qu’il en soit, une telle attitude témoigne d’une certaine
pertinence locale de l’apiculture comme un élément de l’équilibre écologique et sociologique
La Domestication de l’abeille par le territoire
267
Falaise : Habitat des essaims sauvages
Dans les ruchers collectifs,
toujours positionnés dans des sites
stratégiques du point de vue du
couvert floristique, les apiculteurs de
tribus différentes placent leurs ruches
sous la surveillance de gardiens
268
Romain Simenel & al.
de c e s t e r r i toi r e s
ruraux. L’apiculture
dans ce cas, même si
elle va occuper une
place plus importante
dans le calendrier de
travail de ces nouveaux
apiculteurs, reste une
activité intégrée au système agraire. L’élevage
et les cultures sont
toujours pratiqués, les
relations existantes
entre ces différentes
composantes agraires
formant l’agrosystème
perdurent et renforcent
encore l’idée d’une
agriculture très étroitement liée à l’apiculture,
et ce à de nombreux
niveaux.
b) À chaque espace de culture, une dimension technique de la domestication de l’abeille
Le territoire est constitué d’une diversité d’unités spatiales complémentaires qui supportent des dimensions diverses de la domestication des abeilles.
1. Falaises et cascades : souvent présentes en marge du territoire villageois ou tribal,
elles représentent l’habitat naturel privilégié des abeilles sahariennes. La capture d’essaim
sauvage est, après une période de sécheresse ou pour débuter son activité, une activité
essentielle pour l’apiculture traditionnelle du sud marocain. De nombreuses techniques
existent pour capturer l’essaim qui s’installe principalement dans les zones de falaises
et parfois en forêt. Le plus simple, mais aussi le plus rare, si l’essaim est visible et accessible facilement, reste d’amener un panier et d’y secouer l’essaim. Cette opération est
autrement plus délicate si elle se déroule à plusieurs mètres au-dessus du sol. Une autre
technique qui doit être préparée très à l’avance consiste en la construction d’une cavité
au sol dont on peut ôter le couvercle (pierre plate, planche…). La cavité sert en quelque
sorte d’habitacle appât afin d’attirer l’essaim. Une fois que l’essaim s’y est installé et qu’il
y a bâti ses premiers rayons, l’apiculteur procède au transvasement dans une ruche, qu’il
emmènera le soir venu jusqu’au taddart. Ces essaims peuvent être soit récupérés, soit
récoltés, soit les deux. Certains apiculteurs sont spécialisés dans ces activités de manière
à vendre miel et essaims tout au long d’un printemps généreux.
2. Des grands champs entourent de petites zones de hameaux qui sont généralement
encerclées par des zones de culture de figuiers de barbarie, véritable barrière épineuse protégeant à la fois les hommes et le bétail autour de la maison. En bordure de l’espace habité,
ces bosquets de figuiers de barbarie servent pour les apiculteurs d’espace de multiplication
des essaims. Lors de l’essaimage, les essaims se dirigent naturellement vers les arganiers
des champs, ce qui rend
leur localisation et leur
capture beaucoup plus
aisée que dans la forêt.
3. L e s ch amps
sont de vastes zones
de culture de céréales
(orge et blé) recouvertes
d’arganiers dispersés,
d’amandiers ou encore
de caroubiers. Les arganiers et autres arbres
m e l l i fè r e s t r ô n a n t
dans les champs fournissent un abri pour
les nouveaux essaims
d’abeilles, qu’ils proviennent des falaises
ou de l’essaimage des
ruches domestiques.
Espace arboricole (ourti ) : production de miel
Le stock de nectar de
fleurs d’arganiers est
suffisant pour les attirer le temps de les acclimater aux ruches avant de pouvoir être
déplacés. Ces arbres isolés dans le paysage agraire constituent une première étape de
l’acclimatation des abeilles dans un paysage fortement domestiqué que sont les champs.
À la fin du printemps, les arganiers champêtres sont ainsi truffés d’essaims en forme
de boules. Parfois, les apiculteurs installent de vieilles ruches à l’odeur de miel dans les
jujubiers ou les arganiers des champs pour attirer les nouveaux essaims à peine sortis
de leurs habitats d’origine, facilitant ainsi leur transvasement.
4. À l’extérieur des plaines agricoles, sur les pentes montagneuses, s’étendent des
forêts clairsemées d’arganiers qui servent de zones de pacage pour les chèvres ainsi que
de récolte pour les noix d’argan (Simenel & al., 2009). La densité des arganiers permet
le développement d’un couvert floristique très diversifié en partie méditerranéen, en
partie océanien, en partie saharien. Les forêts d’arganiers abritent ainsi tout un stock de
nectar et autres matières apicoles comme la propolis. La cohabitation de certaines espèces
végétales comme celle entre l’euphorbe cactoïde et le Senecio anteuphorbium L., deux
espèces de floraison estivale, offre aux abeilles le panel de matières apicoles nécessaire
à la fabrication d’un des miels les plus prisés du Maghreb.
5. Entre les champs et la forêt s’interposent de-ci de-là des ourti, des zones arboricoles
closes disposant d’infrastructures d’aménagement du sol et contenant des arganiers entretenus et des espèces cultivées telles que le henné et le figuier de barbarie. Attenants à la
forêt, ces ourti constituent le domaine de prédilection des apiculteurs pour y entreposer
leurs ruches dans l’optique de produire du miel.
6. Au pied des falaises, se trouvent parfois de petites oasis aménagées en jardins irrigués où sont cultivés des arbres fruitiers. Ces petites oasis constituent pour l’apiculture
des zones spécifiques où l’eau est disponible toute l’année principalement en raison de
la proximité des cours d’eau et/ou de la présence d’une source. En période de sécheresse
La Domestication de l’abeille par le territoire
269
prolongée, qui s’étend sur plus de deux années successives, les apiculteurs ont l’habitude
d’y réfugier leurs abeilles afin qu’elles y puisent l’eau nécessaire pour survivre.
Suivant les années et ses priorités, l’apiculteur décidera ainsi de positionner ses ruches
plutôt dans un ourti, s’il cherche à produire du miel, dans un espace de figuiers de barbarie
en lisière des hameaux, s’il cherche à multiplier ses essaims rapidement au printemps, ou
dans les petits jardins oasis pour sauvegarder ses abeilles en cas de sécheresse prolongée.
c) De l’emplacement des ruches à la pollinisation des arbres
Le choix de l’emplacement des ruches dans une telle mosaïque de territoires cultivés n’est
pas anodin. Maintenir les ruches à proximité des maisons dans les figuiers de barbarie ou
les installer dans une zone arboricole fermée en lisière des champs incite les abeilles à la
pollinisation des arganiers situés en zone agricole. Partant de ces deux emplacements, les
abeilles peuvent ainsi parcourir une distance allant des habitations aux forêts d’arganiers,
couvrant ainsi l’ensemble de l’espace cultivé. Le besoin en pollinisation est d’autant plus
important dans les champs que le nombre d’arganiers fructifiant deux fois dans l’année y
est conséquent, contrairement aux espaces forestiers. De plus, amener les abeilles à butiner
les fleurs d’arganiers des champs permet, selon les apiculteurs, de doubler la production de
fruits. Ainsi les arganiers des champs donnent la majorité de la récolte en fruits, matière
première de l’huile d’argan. L’objectif ici est autant la pollinisation des arbres des champs
que la mise à disposition d’une grande variété de matières apicoles pour les abeilles, puisque
de nombreuses plantes messicoles en fournissent. La pollinisation des arganiers de forêts
est assurée par les essaims domestiques des ourti, et sauvages, logés dans les falaises, et
par les autres insectes ou mammifères pollinisateurs. Quant aux petites oasis, les arbres
fruitiers sont pollinisés par les abeilles sauvages, ou par les abeilles domestiques qui y sont
entreposées en période de sécheresse.
La maîtrise du vol des abeilles est à ce point considéré comme un critère de leur domestication que, lorsque l’apiculteur Aït Ba’amran décrit leurs trajectoires, il les compare à un
troupeau qui sort du village, traverse les champs en pâturant ce qu’il y a de bon à pâturer,
pour finir par se frayer un chemin vers la forêt avant de revenir le soir à la maison.
Temporalité des ressources apicoles et connaissances sur le métabolisme des abeilles
D’un point de vue temporel, aux différentes saisons coïncide une disponibilité en pollens et
nectars provenant d’espèces de fleurs variées réparties dans la diversité des unités spatiales
composant le territoire rural. Cette complémentarité permet de produire, tout au long de
l’année, différents types de miel, excepté en période de sécheresse prolongée.
1. 7 De décembre à mars, les euphorbes balsamiques 8 présentes dans les ourti et les
forêts sont en fleurs, et leur nectar donne un miel particulièrement sucré, réputé pour ses
vertus digestives. Si l’année ne s’annonce pas assez pluvieuse, les apiculteurs laissent cette
première récolte aux abeilles.
2. De mars à mai, les fleurs d’espèces adventices sont disponibles dans les champs de
céréales comme celles de certains asphodèles, de liserons ainsi que les fleurs d’arganiers
dans les champs, les forêts et les ourti. Là encore, selon la pluviométrie de l’année, la part
de miel ponctionnée par l’apiculteur varie.
270
Romain Simenel & al.
3. De mai à juin, un autre ensemble d’espèces adventices envahit les champs ouverts,
comme le chardon ou le jujubier, dont les fleurs sont abondamment mellifères. Le miel de
chardon ou de jujubier s’avèrent être deux des miels les plus réputés de ces régions après
les miels d’euphorbe cactoïde et de thym. Ce dernier tient une place privilégiée pour ses
propriétés thérapeutiques, et la floraison du thym s’étend principalement sur les mois de
juin et juillet.
4. Enfin, entre juillet et novembre, ces fameuses euphorbes, endémiques de la zone,
produisent un miel célèbre au Maroc pour ses vertus thérapeutiques.
Ainsi, les régions du Sud ouest marocain, toutes présahariennes qu’elles soient,
offrent un panel de pollens et de nectars aux abeilles qui se déploie tout au long de
l’année. Les abeilles de cette région, dites sahariennes (Apis mellifera sahariensis), ont
évolué avec ce complexe floristique et dans un climat particulier auquel elles se sont
adaptées pouvant butiner l’été sous 45 °C à l’ombre. Excepté en cas de sécheresse, il
n’y a pas de période de soudure, celles-ci ont en effet de quoi s’alimenter et produire
du miel toute l’année grâce à la diversité des types de territoires cultivés et des écosystèmes qu’ils abritent.
Mais les abeilles ne récoltent pas que du nectar et du pollen de toutes ces unités du
territoire rural, elles rapportent aussi une gamme non négligeable de matières apicoles
indispensables à la bonne hygiène et à la reproduction de l’essaim. Les apiculteurs
interprètent tous les aspects du cycle de vie des abeilles en tenant compte des usages
La Domestication de l’abeille par le territoire
271
Bena’mân
Timerzgelid
Azatîm
Azuka
Tachelhit
Nom
Arabe
français
Nom
scientifique
Euphorbia
Tallalt
balsamifera
Euphorbe
Aiton
balsamique ou
Euphorbia
arborescente
I‐fernân
obtusifolia
Poir.
Asphodelus
Tazuit Tṭâziya
Petite
tenuifolius
asphodèle
Tiziyit
Cav.
Asphodelus
Igri/Ingri
Asphodèle à
microcarpus
petits fruits
I‐berwâg
Viv.
Diplotaxes
Diplotaxis sp.
Moutardes
Brassica sp.
Kerkâz
Hirschfeldia
Faux rapistre
sp.
Hirschfeldia
Roquette
Berber
incana (L.)
bâtarde
Lagr.‐Foss
Zygophyllum
I‐‘aggâya
Zygophylle
sp.
Oussoussen
Coquelicot
Bena’mân
Timerzgelid
Azatîm
Azuka
‘ar’ar
Alilî
Ddeflâ
Aselift
Immortelle
bleue
Thuya
Laurier rose
Pas de nom
El‐ ḥallâb
Argane
Achbarto
Sbârto
Afesdad
Afzzaz
Fezzaz
Tumzîn
Eš‐š’îr
Zra’
Azar
Kerma
Zaytûn
Azuggwar
Ssder
Sedra
Tikida
I‐ḥerrôb
Tazdâyt
Nehla
Azar
Tansfelt
Luwâya
272Luwayg
Tarommant
Arganier
Substance
Argania
spinosa L.
Pollen/Nectar
Individuelle
Ourti
GS
Champs
Pollen/Nectar
Pollen/Nectar
Pollen/Nectar
Pollen/Nectar
Piquante
Champs
Champs
Champs
Champs
Champs
Forêt
Oued
Forêt
Forêt
Ourti
SMD
Individuelle
GS
Individuelle
Partagée
Ddeflâ
Arabe
‘ar’ar
Azar
Alilî
Tansfelt
GS
Luwâya
Ddeflâ
Luwayg
Aselift
Tarommant
El‐
ḥallâb
Er‐rummân
MT/GS
Partagée
MT/SMD
Forêt
Tazuknit
Argane
Za’atar
Partagée
Achbarto
Tkiût
GS/SMD
Sbârto
Forêt
Partagée
Ddaġhmûs
Afesdad
Champs
SMD
(association
avec Tkiût)
Latex
Jardins
Olivier
Olea
europaea L.
Pollen/Nectar
Zizyphus lotus
(L.) Lam.
Epines
Caroubier
Ceratonia
siliqua L.
Sève
Palmier mâle
Phoenix
dactylifera L.
Jardins
Champs
Champs
Forêt
Individuelle
MT
Partagée
GS/SMD
Individuelle
Sîh
Fezzaz
Tumzîn
Karbûn
Eš‐š’îr
Karbûr
Eau
Jardins
Individuelle
Pollen
Champs
Partagée
MT/SMD
Individuelle
Figuier
Le liseron
Laurier rose
fausse‐
guimauve
Pas de nom
Grenadier
Thyms
etArganier
Sarriettes
Thymus sp.
Argania
Satureja
spinosasp.
L.
tournefort
Armoise
Carbure de
Orge
calcium
Hordeum
CaC 2
vulgare L.
Ficus carica L.
Tarûbiya Nsega
Garance
voyageuse
Rubia peregrina
Olea
L.
I‐ḥerrôb
Tazdâyt
Nehla
Azar
Tansfelt
Luwâya
Luwayg
Tarommant
Er‐rummân
Lait/Latex
Olivier
Nerium
oleander L.
europaea L.
MT/SMD
Champs
Forêt
Localisation
Oued
écologique
Forêt
Forêt,
Forêt
Ourti
Ourti
Forêt
Pollen/Nectar
Pollen/Nectar
Exsudat
Pollen/Nectar
collant à la
surface de
toute la
plante
Pollen/Nectar
Exsudat à
l’insertion de
la feuille
Pollen/Nectar
Latex
Pollen/Nectar
Pollen/Nectar
(association
Champs
avec Tkiût)
Latex
Colle
Pollen/Nectar
Partagée
Partagée
GS/SMD
MT/SMD
GS/SMD
SMD
Partagée
MT/SMD
Champs
Champs
Champs
Jardins
Champs
Jardins
Champs
Champs
Forêt
Eau des fleurs
1
Champs
Pollen/Nectar
Sève
Exsudat à
Minéral de
l’insertion
la feuille
GS
région
Partagée
Individuelle
MT/GS
Partagée
MT/SMD
GS
Partagée
Partagée
Champs
Champs
Toute
la plante
Lait/Latex
Partagée
MT/SMD
Individuelle
Connaissance
Forêt
Champs
Pollen/Nectar
Epines
Pollen
Miellat
Individuelle
GS
Champs
tournefortii
toute la
Artemisia
Coss.herba‐ Toute la plante
plante
alba Asso
sèche
Figuier
Zaytûn
Latex
Pollen/Nectar
Euphorbia
officinarum
Senecio
Euphorbe
Hook.f.
& Coss. Pollen/Nectar
Seneçon
anteuphorbiu
Latex
cactoïde
(subsp.
m L.
officinarum et
Ononis natrix
Bugrane jaune subsp. echinus)
Exsudat
L.
Warionia
collant à la
Pas de nom
Latex
Ononis
Ononis de saharae Benth.
surface de
Laurier rose
Kerma
Piquante
(Vahl)
Mast.
Ficus
carica
L.
Eau
Nerium
Bois
Convolvulus
oleander L.
Pollen
althaeoides L.
Periploca
Piquante
laevigata
Punica
Eau dans
Latexfleur
Aiton L.
granatum
Zra’
Alilî
Azar
Ddeflâ
Anecdotique
GS
Jardins
Izrî
Sedra
Tikida
Oued
Eau dans fleur
Afzzaz
Azuggwar
Ssder
Oasis
Pollen
Tzart n‐îfiss
Afessas
MT
Individuelle
SMD
SMD
Individuelle
Nomrose
Laurier
français
Periploca
Euphorbia
Pas de nom
laevigata
balsamifera
Euphorbe
Aiton
Aiton
balsamique ou
Euphorbia
Argania
arborescente
Argane
Arganier
I‐fernân
obtusifolia
spinosa
L.
Poir.
Senecio
Asphodelus
Achbarto
Tazuit
Tṭâziya
Petite
Seneçon
anteuphorbiu
tenuifolius
asphodèle
Sbârto
m
L.
Tiziyit
Cav.
Ononis
natrix
Asphodelus
Afesdad
Bugrane
jaune
Igri/Ingri
Asphodèle
à
L.
microcarpus
petits fruits
Ononis
I‐berwâg
Viv.
Ononis de
Afzzaz
tournefortii
Diplotaxes
Diplotaxis
sp.
tournefort
Coss. sp.
Moutardes
Brassica
Kerkâz
Fezzaz
Hirschfeldia
Faux rapistre
Tumzîn
sp.
Hordeum
Eš‐š’îr
Orge
Hirschfeldia
vulgare L.
Roquette
Berber
incana (L.)
Zra’
bâtarde
Lagr.‐Foss
Azar
Figuier
Ficus carica L.
Zygophyllum
Kerma
I‐‘aggâya
Zygophylle
sp.
Olea
Zaytûn
Olivier
PapaverL.
europaea
Oussoussen
rhoeas L.
Azuggwar
Coquelicot
Zizyphus
lotus
Papaver
Ssder
Jujubier
Bena’mân
(L.) Lam.L.
dubium
Sedra
Limonium
Timerzgelid
Immortelle
Tikida
Ceratonia
sinuatum (L.)
Caroubier
bleue
siliqua L.
I‐ḥerrôb
Azatîm
Mill.
Tazdâyt
Phoenix
Tetraclinis
Palmier mâle
Azuka
dactylifera
Nehla
Thuya
articulataL.
MT/SMD
Individuelle
Partagée
Thuya
Aselift
Tallalt
El‐ ḥallâb
Champs
Ficus carica L.
Grenadier
Anecdotique
GS
Figuier
al.
GS/SMD
Partagée
MT/SMD
MT/SMD
Latex
Lait/Latex
Partagée
Champs
Champs
Punica
granatum L.
Partagée
Partagée
Hordeum
vulgare L.
Figuier
Ficus carica L.
Le liseron
Convolvulus
fausse‐
althaeoides L.
guimauve
Romain
Simenel &
1
Forêt,
Exsudat à
l’insertion de
la feuille
Jujubier
région
MT/SMD
Senecio
Seneçon
anteuphorbiu Pollen/Nectar
m L.
Ononis natrix
Bugrane jaune
Exsudat
L.
collant à la
Ononis
Ononis de
surface de
tournefortii
tournefort
toute la
Coss.
plante
Orge
Connaissance
Pollen/Nectar
Papaver
rhoeas L.
Pollen/Nectar
Papaver
dubium L.
Limonium
sinuatum (L.) Pollen/Nectar
Mill.
Tetraclinis
Miellat
articulata
(Vahl) Mast.
Nerium
Bois
oleander L.
Periploca
laevigata
Aiton
Localisation
écologique
‘ar’ar
Alilî
Tachelhit
Immortelle
bleue
Papaver
dubium L.
Limonium
sinuatum (L.) Pollen/Nectar
Mill.
Tetraclinis
Miellat
articulata
(Vahl) Mast.
Nerium
Nom
Bois
Substance
oleander L.
scientifique
Oasis
Oued
Forêt
Jardins
Oued
Champs
Forêt
Jardins
Forêt
Forêt
Ourti
Champs
Forêt
(association
Forêt
avec Tkiût)
Forêt
Forêt
Champs
Forêt
Pâturages
d’altitudes
X
Champs
Oued
Jardins
Champs
Jardins
Champs
Individuelle
MT
Anecdotique
SMD
Partagée
Individuelle
GS/SMD
GS
Individuelle
MT
Partagée
Individuelle
SMD
MT/SMD
Individuelle
Anecdotique
SMD
GS
Individuelle
Partagée
GS
MT/SMD
Individuelle
Individuelle
Partagée
GS
MT/SMD
Partagée
Individuelle
MT/GS
GS
Partagée
Partagée
MT/SMD
MT/SMD
Partagée
Partagée
GS/SMD
GS/SMD
Partagée
Individuelle
GS
SMD
Individuelle
SMD
Individuelle
Individuelle
MT
SMD
Individuelle
Partagée
GS
GS/SMD
Individuelle
Individuelle
GS
MT
Individuelle
SMD
Jujubier
Zizyphus lotus
(L.) Lam.
Epines
Champs
Caroubier
Ceratonia
siliqua L.
Sève
Forêt
Palmier mâle
Phoenix
dactylifera L.
Pollen
Oued
GS
Ficus carica L.
Eau
Jardins
Individuelle
Convolvulus
althaeoides L.
Pollen
Champs
Punica
granatum L.
Eau dans fleur
Figuier
Le liseron
fausse‐
guimauve
Grenadier
Oasis
Jardins
Anecdotique
SMD
Individuelle
Partagée
MT/SMD
Individuelle
GS
qu’elles font des substances végétales qu’elles récoltent. Ils en évaluent alors leurs effets
sur le développement de la ruche et le comportement de ses habitantes. Que ce soit de
manière naturelle ou provoquée, l’essaimage est une étape incontournable pour permettre le développement du rucher. Aussi, les apiculteurs ont relevé l’effet de certaines
plantes sur cette étape. Par exemple, le petit asphodèle poussant dans les champs est
reconnu pour son nectar stimulant la ponte de la reine, d’où son surnom de « viagra
des abeilles ». Concernant l’hygiène, l’exsudat des feuilles de céréales, parmi d’autres
substances, serait utilisé par les abeilles pour le nettoyage de la ruche, notamment des
rainures des roseaux avec lesquels elle est fabriquée. La disponibilité de ce cortège
végétal découle d’une concordance spatio-temporelle remarquable entre les pratiques
humaines et l’activité des abeilles.
Sur la base des connaissances des apiculteurs, certaines plantes peuvent jouer un
rôle essentiel dans le déroulement des différentes étapes constitutives de l’apiculture,
de l’évolution du couvain à l’essaimage. Nous avons pu classer les différents effets et
usages des substances végétales récoltées par les abeilles en cinq catégories (tableau 1) :
- Augmentation de la fréquence d’essaimage par réduction du temps de latence.
La récolte des substances de ces plantes par les abeilles aurait tendance à augmenter
la fréquence d’essaimage en stimulant l’agressivité des abeilles. L’effet de la plante est
d’abord constaté par les apiculteurs dans la manière dont les abeilles protègent plus
férocement le couvain lors de la période de récolte de ces substances. Ensuite, les apiculteurs remarquent que le temps de latence entre chaque essaimage est raccourci lors
de la floraison de ces espèces, ce qui au final en augmente la fréquence. Les plantes
dotées d’un tel effet sont récoltées par les abeilles pour leur pollen ou nectar. Cité plus
haut, le petit asphodèle en est l’exemple typique.
- Diminution de la fréquence d’essaimage par allongement du temps avant la sortie
de l’ancienne reine. Les substances de ces plantes sont identifiées par les apiculteurs
comme ayant un effet « calmant » sur les abeilles, par la diminution constatée de
l’activité de la ruche voire même de sa population. D’ailleurs, certaines de ces plantes
peuvent être sciemment utilisées par l’apiculteur pour dérégler le fonctionnement de la
ruche. L’idée peut être par exemple défendue de renouveler la population de la ruche
sans passer par l’étape d’essaimage. Une perche de laurier-rose traversant la ruche
de part en part permettrait à l’apiculteur de condamner une partie du couvain alors
contaminé par la toxicité de la substance issue du laurier. Celle-ci est exprimée par
les apiculteurs en termes d’Wzamertume et aurait pour effet de transformer toutes les
abeilles de la colonie en une population de travailleuses à qui on aurait suspendu la
possibilité d’essaimer. Cette pratique est utilisée par des apiculteurs âgés qui souhaitent
garder une ruche près d’eux dans la maison juste pour récolter un peu de miel sans
avoir à s’occuper de l’essaimage.
- Santé et hygiène de la ruche à partir des éléments nutritifs, de l’eau et des substances
végétales pour lutter contre le varroa (genre d’acarien) et autres parasites. Les besoins
alimentaires de la ruche supposent un accès à des sources de pollen pour le développement
du couvain et de nectar pour l’élaboration du miel, réserve énergétique de l’abeille. Les
comportements de récolte observés par les apiculteurs soulignent l’importance de certaines
plantes phares dans l’alimentation du couvain selon les périodes de floraison. L’eau rentre
dans le même cas de figure. Élément primordial pour la régulation de plusieurs systèmes
de fonctionnement de la ruche (humidification, refroidissement, hydratation), les abeilles
La Domestication de l’abeille par le territoire
273
vont la récolter en tout endroit accessible (d’une flaque d’eau à la rosée déposée sur le dos
d’un serpent). Néanmoins, l’eau recueillie dans certaines fleurs, comme celles du grenadier,
ou sur certaines feuilles, comme celles du figuier, aurait des vertus particulières. Certains
latex et colles végétales sont identifiés par les apiculteurs pour être aussi directement
utilisés par les abeilles sans transformation afin de lutter contre le varroa.
- Santé et hygiène de la ruche à partir de la fabrication de la propolis. Autre produit de
la ruche, la propolis demande une base végétale résineuse ou tout du moins collante. Elle
est utilisée de manière à recouvrir la surface intérieure de la ruche à des fins de protection
anti-bactérienne et joue de ce fait un rôle essentiel dans le système sanitaire de la ruche.
Dans cette catégorie se retrouvent toutes sortes de substances, du latex d’euphorbes à
l’exsudat d’Ononis sans oublier le suc de séneçon, primordial pour cela. Face à l’invasion
du varroa, les apiculteurs considèrent que les abeilles sont capables de réduire les effets de
la maladie notamment par l’utilisation de la propolis issue de certaines plantes. D’après
ces derniers, plus les latex récoltés sont « piquants » (harr), plus ils sont efficaces face
au varroa. Parmi ces espèces, un certain nombre est ligneux et leur latex une réponse
en cas d’agression de l’écorce, dans ce cas l’abeille blessera la surface du fruit (arganier)
ou la base de la feuille (Periploca) pour le récupérer. Les espèces herbacées, quant à elles,
sécrètent des exsudats accessibles directement à la surface de la plante (orge). L’apiculteur
peut aussi jouer un rôle dans cette lutte. Outre le fait de déplacer les ruches et de mettre
le feu au vieux matériel contaminé, il peut recourir à certaines espèces, comme le thym
et l’armoise, pour enfumer les essaims et limiter ainsi l’emploi de traitements chimiques.
- Diminution de la capacité de travail des abeilles avec pour conséquence la diminution de la production de miel, ce qui n’est pas dans l’intérêt de l’apiculteur. Cependant,
les abeilles semblent tout de même faire appel à ces substances qui ont un effet néfaste
sur leur propre santé. Les apiculteurs identifient clairement ces espèces toxiques, fait
étonnant au vu de la croyance locale selon laquelle les abeilles ponctionnent dans les
plantes uniquement ce qui leur est favorable. Ils ne cachent pas que leurs connaissances
n’atteignent pas l’ingéniosité de l’abeille, et répondent dans ce contexte : Allah alim, « Dieu
seul sait ». Ainsi, pour le cas particulier du caroubier et de la sève sucrée qu’exsudent
ses fruits piqués, peut-être l’abeille fait-elle la part entre ce que cette sève lui apporte de
toxicité, ou de vertus et énergies.
Chacun de ces éléments va concourir à un moment de l’année au bon déroulement
d’une des différentes étapes de l’évolution de la ruche. La conservation de certaines
espèces lors du désherbage, par exemple, préalablement connues ainsi que leurs effets,
suppose que de génération en génération, les hommes ont finalement favorisé et façonné
un écosystème répondant aussi aux attentes des abeilles en termes de nutrition et de santé.
Ils ont développé l’attrait apicole du territoire en valorisant ses ressources nectarifères.
Les abeilles ont été progressivement invitées à adopter un régime de substances végétales réparties selon une correspondance spatiale (localisation écologique) et temporelle
(floraison et développement de la ruche) du territoire. De ce point de vue, les abeilles
ont été finalement totalement intégrées au territoire rural des apiculteurs. Le cycle des
unes et celui des uns se calquent sur un même rythme des activités qui sont elles-mêmes
tributaires du façonnement des milieux écologiques par la main des hommes avec l’aide
des mandibules des abeilles.
L’aménagement de la diversité végétale du territoire, clef de la performance de l’apiculture du Sud ouest marocain et de son intégration dans l’agrosystème.
274
Romain Simenel & al.
La grande hétérogénéité des unités spatiales qui forment le territoire est à la base de trois
caractéristiques majeures de l’apiculture avec l’abeille saharienne dans le sud du Maroc :
- Un système sédentaire d’apiculture adapté aux besoins précis des abeilles et qui
repose sur la diversité de fleurs disponibles à différentes périodes de l’année en fonction
des différents espaces cultivés. Même sédentaire, l’apiculture dans le Sud marocain optimise malgré tout la diversité des matières apicoles mise à disposition pour les abeilles
grâce à la diversité des unités cultivées qui fragmentent le territoire.
- Une capacité à s’adapter aux variations climatiques grâce aux potentiels déplacements
des ruches d’une unité spatiale à une autre en fonction de la pluviométrie annuelle. Si
pendant les saisons de sécheresse, les ruches sont déplacées dans les petites oasis, pendant les épisodes de pluies exceptionnelles, les ruches sont conservées dans les bosquets
d’Opuntia à proximité du village, permettant un suivi étroit par l’apiculteur et assurant
un rôle de protection contre le vol.
- Une capacité à étendre l’aire de pollinisation des arbres, et notamment des arganiers,
par les abeilles en disposant les ruches à des emplacements stratégiques permettant
aux abeilles de couvrir le couvert arboré des différentes unités spatiales du terroir et en
premier lieu des champs.
En découpant le territoire en unités spatiales destinées à des écosystèmes différents,
les Aït Ba’amran, les Haha et les Ida ou Tanan, et plus largement les paysans du Sud marocain, ont posé les conditions nécessaires au développement d’une apiculture adaptée aux
aléas du climat et qui répond autant à un objectif de production de miel qu’à un objectif
de tenue du territoire et de pollinisation des arbres. Plus encore, par l’emplacement dans
l’espace de la ruche, l’apiculteur exerce un contrôle direct sur la reproduction de l’animal
et la maîtrise des rythmes physiologiques liés à son alimentation, condition sine qua
non à sa domestication. La domestication de l’abeille se réalise ainsi par l’intermédiaire
du territoire, car l’apiculteur joue sur la multifonctionnalité des espaces en termes de
cortège végétal pour maîtriser le cycle de vie et de production de l’abeille. Il s’appuie sur
une mosaïque d’espaces de culture fournissant des matières apicoles diverses et variées
ayant un impact suivi sur le comportement et le métabolisme des abeilles. La domestication de l’abeille saharienne résulte donc autant de gestes techniques appréciables sur le
moment, que de longs processus d’aménagement du territoire et de sélection des espèces
en tenant compte de la variable apicole. Là réside la grande différence avec l’apiculture
moderne standard qui impose à l’abeille un schéma comportemental à travers l’amélioration génétique, alors qu’ici, les apiculteurs l’induisent surtout par la structure de l’habitat
(la ruche et le territoire). Au lieu de sélectionner l’espèce, ils sélectionnent les milieux et
agencent le territoire de manière à mieux l’intégrer. En maîtrisant et façonnant d’abord
leur milieu, le paysage végétal, pour mieux agir sur leur cycle de vie et leur métabolisme,
le processus de domestication des abeilles développé par l’apiculture traditionnelle au
Sud du Maroc oriente sur le long terme leur comportement.
Depuis une dizaine d’années, la relation symbiotique et fortement territorialisée
entre les apiculteurs marocains et l’abeille jaune saharienne est confrontée à l’intrusion
des pratiques d’apiculture moderne, à partir d’un modèle standard de ruche, la ruche
Langstroth, transportant avec elle des essaims d’abeilles noires venues du Nord du Maroc.
Avec pour objectif unique la production de miel, ces apiculteurs méconnaissent le système de gestion des terroirs qu’ils exploitent. Aujourd’hui, les recherches manquent pour
mesurer l’impact d’une telle intrusion sur le peuplement des abeilles jaunes sahariennes
La Domestication de l’abeille par le territoire
275
et donc sur l’agroécosystème, mais les premières observations de terrain suggèrent la
présence d’hybridisme et le déplacement de l’aire de l’abeille jaune un peu plus vers le
Sud. Exactement comme le propose Benjamin P. Oldroyd dans Plos Biology pour le cas
américain, l’un des risques probables entraînant la disparition des populations d’abeilles
réside certainement dans le changement des pratiques culturelles, et plus particulièrement
dans ce cas, dans l’abandon d’une vision holiste de l’apiculture au niveau du territoire.
Mais loin de disparaître, l’apiculture traditionnelle dans le Sud marocain paraît même
devenir dans certains cas, le support de l’adaptation de pratiques apicoles modernes à
la réalité du territoire rural.
Après avoir passé en revue ces dernières années les différentes causes possibles de la
dynamique d’effondrement de certaines populations d’abeilles dans le monde, nombre de
scientifiques pointent aujourd’hui l’aménagement du territoire comme principale explication et solution à ce fléau contemporain (Decourtye & al., 2006). Les jachères apicoles,
dont le but est d’ensemencer d’espèces apicoles 9 certaines terres agricoles laissées au repos,
sont un des exemples de mise en pratique de nouvelles politiques prônant l’aménagement
territorial comme clef de la lutte contre la disparition des abeilles. La culture des abeilles
est redéfinie à l’image de toute production agricole, comme ayant pour objet de traiter
non des êtres, mais leur milieu (Poplin, 1997, cité par Tétart, 2001 : 180). Les récentes
études sur les aspects moléculaires de l’adaptation écologique des abeilles abondent
dans ce sens, en soulignant la nécessité de tenir compte de l’interdépendance entre les
populations animales et leur contexte agro-écologique (Parker, 2010). Ainsi, l’équilibre
du rapport entre humains et abeilles résiderait moins dans des pratiques particulières,
qu’il nous est de toute façon difficile à définir, que dans des agencements territoriaux.
Or, l’exemple du Sud marocain nous semble apporter une démonstration infaillible sur
la manière dont l’aménagement du territoire sert de matrice à l’organisation et à la pérennisation de la relation homme-abeille. Dans un contexte de gestion des aléas climatiques,
puisque l’on ne peut pas s’appuyer sur une population ni sur un apport nutritif stable,
on table sur la relation que l’on pérennise dans le territoire. La relation est ancrée dans
la structure du territoire, dont la répartition des espaces et des espèces est pensée aussi
en fonction de l’abeille. L’irrégularité climatique est ainsi compensée par la régularité de
la relation inscrite dans le territoire.
Auteurs : Romain Simenel (IRD/LPED), Antonin Adam (IRD/GRED), Audrey Crousilles (Faculté de Pharmacie de
Montpellier), Lahoucine Amzil (Université Mohamed V Agdal, CERGEO), Yildiz Aumeeruddy-Thomas (CNRS/ UMR
CEFE 5175)
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Romain Simenel & al.
NOTES
Photo d’ouverture : Un gardien de rucher collectif dans le Sud ouest marocain.
Sauf mention contraire toutes les photos et les schémas sont des auteurs de l’article
1.
2.
3.
Cette proposition est applicable à toute sorte d’espèces
ressources en zone aride. Il s’agit là de structurer
le rapport technique à l’écosystème à partir d’une
approche par la relation et non par le peuplement.
L’apiculture traditionnelle se définit par le recours à un
corpus de savoirs et techniques transmis et complété
depuis des générations et générations au sein d’un
ensemble social et culturel particulier. L’apiculture
traditionnelle varie ainsi d’un ensemble culturel à un
autre, elle n’est pas intégrée dans un circuit commercial global mais soumise au commerce de proximité.
Elle s’oppose à l’apiculture moderne qui obéit à un seul
et même protocole technique standardisé aux normes
imposées pour sa commercialisation sur le marché
national ou international. L’exemple marocain permet
toutefois de relativiser quelque peu cette dichotomie.
Deux stages, l’un de master 2, ingénieur en développement rural (Antonin Adam), le second de cinquième
année de Pharmacie (Audrey Crousilles), ont permis
d’approfondir les données notamment sur la question de l’emplacement des ruchers et des substances
récoltées par les abeilles.
4.
5.
6.
7.
8.
9.
« Les abeilles essaiment pour multiplier leur espèce.
Pour cela, la vieille reine abandonne la ruche avec une
grande partie des abeilles » créant ainsi un nouvel
individu (Tautz et al. 2009 : 25).
Le déplacement des ruches dans ces lieux n’est pas
considéré comme une transhumance à proprement
parlé du fait qu’il soit irrégulier et partiel.
Les ruches modernes dites à « cadres mobiles » sont
généralement constituées de « châssis en bois [carrés] dans lesquels on fixe une plaque de cire gaufrée
(Tétart, 2001 : 177). Cette mobilité des cires permet
de nombreuses interventions au sein de la colonie :
récolte aisée, réutilisation des cires, élevage artificiel,
surveillance sanitaire, etc., et peut contribuer à une
amélioration des rendements.
Les chiffres correspondent aux polygones orange.
Tous les noms scientifiques et en dialecte local sont
mentionnés dans le tableau 1.
On entend par espèces apicoles toute espèce qui va
fournir des substances servant de base à des produits
dont la ruche a besoin : pollen, miel, propolis,…
POUR CITER CET ARTICLE
Simenel, R., Adam, A., Crousilles A. & al. 2015 La Domestication de l’abeille par le territoire : un exemple
d’apiculture holiste dans le Sud marocain. In Dupré, L., Lasseur, J. & R. Poccard-Chapuis Pâturages Techniques
& Culture 63 :258-279
La Domestication de l’abeille par le territoire
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RÉFÉRENCES
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Tétart, G. 2001 L’Abeille et l’apiculture. Domestication d’un animal cultivé. Techniques & Culture 37 :
173 - 196.
RÉSUMÉ
La Domestication de l’abeille par le territoire. Un exemple d’apiculture holiste dans le Sud marocain. En cherchant
à requalifier la domestication des abeilles à partir de pratiques plus holistes et plus ancrées dans le territoire, le
propos de cet article est d’interroger la manière dont les apiculteurs du Sud Ouest marocain (D’Essaouira à Tan
Tan) intègrent idéologiquement et techniquement les abeilles jaunes sahariennes dans leur monde. Les savoirfaire des apiculteurs de ces régions reposent en partie sur la manipulation de différents types d’espaces agraires,
et l’apiculture est partie intégrante de l’agro-écosystème global. Bien que sédentaire, l’apiculture dans le sud du
Maroc implique une grande diversité d’espaces, comprenant les falaises à chutes d’eau, les champs de céréales et
d’arganiers, les zones arboricoles fermées, les zones de monoculture de figuiers de barbarie, les parcours dominés
par les euphorbes et les arganiers. Chaque unité spatiale du territoire rural est le support d’un certain degré de
domestication des abeilles : capture des essaims sauvages, acclimatation des ruches, production de miel, reproduction des essaims. Les savoir-faire des apiculteurs s’illustrent par la connaissance sur le comportement des
abeilles (comportement alimentaire, temporalité des préférences de matières apicoles), leur métabolisme (vertus
des plantes sur la vie des abeilles, leur capacité à essaimer, leur capacité à nettoyer la ruche), et la pollinisation
qu’elles permettent. Les apiculteurs du Sud ouest marocain jouent ainsi sur la pluralité des espaces de cultures
et des espèces qui y poussent pour intégrer l’abeille dans le territoire rural de manière holiste. Plus encore, par
l’emplacement dans l’espace de la ruche, l’apiculteur exerce un contrôle direct sur la reproduction de l’animal
et la maîtrise des rythmes physiologiques liés à son alimentation, condition sine qua non à sa domestication. La
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Romain Simenel & al.
domestication se réalise ainsi par l’intermédiaire du territoire, car l’apiculteur joue sur la multifonctionnalité des
espaces en termes de cortège végétal pour maîtriser le cycle de vie et de production de l’abeille. La domestication
de l’abeille saharienne résulte donc autant de gestes techniques appréciables sur le moment, que de longs processus
d’aménagement du territoire et de sélection des espèces en tenant compte de la variable apicole.
ABSTRACT
The Taming of the bee by the territory. An example of holistic beekeeping in the Moroccan South. By searching to
redefine the domestication of bees from more holistic practices, the purpose of this article is to examine how
beekeepers of South West Morocco (From Essaouira to Tan Tan) incorporate ideologically and technically yellow
saharian bees in their territory. In south Morocco, beekeeping is a result of the co-evolution between the Berber
groups and a unique agro-forestry system, the argan tree (Argania spinosa L.). This agro-ecosystem, shaped during
innumerable generations by Berber peasants, covers some 850 000 hectares in the semi-arid regions of southwest
Morocco. The know-hows of beekeepers in these areas are partly based on the manipulation of various types of
agrarian areas, and beekeeping is part of the global agro-ecosystem. Although sedentary, beekeeping in southern
Morocco involves a wide variety of areas, including the cliffs waterfalls, agricultural fields with argan trees, arboricultural closed areas, monoculture areas of prickly pairs, pastoral areas dominated by euphorbias and argan
trees. Each spatial unit of rural territory is the support of some degree of domestication of bees. Depending on
the season and his needs, the beekeeper decides to place his hives in one habitat or another in order to collect
new colonies, favor honey production, the health of his colonies, their rapid multiplication, or their protection
in the event of extended drought. Beekeepers of South Western Morocco play on the plurality of areas of crops
and species that grow there to integrate the bee in rural territory in a holistic manner. Even more, thanks to the
moving location in space of the hive, the beekeeper has a direct control on the reproduction of animals and the
physiological rhythms associated with its food, prerequisite to its domestication. The domestication is realized
through territory because the beekeeper plays on multi functionality of spaces in terms of biodiversity to control
the cycle of life and production of bees.
MOTS-CLÉS
apiculture, Maroc, abeilles, domestication, territoire, savoir-faire
KEYWORDS
beekeeping, Morocco, bees, domestication, rural territory, know-how
La Domestication de l’abeille par le territoire
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