AU CŒUR DU PATRONAT BRÉSILIEN :
RÉSEAUX, ESPACES, RÔLE POLITIQUE.
RENÉE ARMAND DREIFUSS ET L’ANALYSE DE « L’ÉLITE ORGANIQUE »
Renée Armand Dreifuss, 1964. A conquista do Estado: ação política, poder e golpe de classe,
Petrópolis, Vozes, 1981, « Capítulo 5 A elite orgânica : recrutamento, estrutura decisória e
organização para a ação », p. 161-229.
Dès le lendemain du coup d’État de mars 1964, les observateurs politiques contemporains
crient le signal d’alarme sur le soutien états-unien aux golpistas. En 1973, depuis les geôles de la
dictature, l’historien L. A. Moniz Bandeira souligne le rôle proéminent joué par Lincoln Gordon,
ambassadeur des États-Unis au Brésil, et Vernon Walters, attaché militaires états-unien, dans la mise
en place d’un appui logistique aux militaires putschistes1. Les liens entre les milieux politiques
brésiliens et états-uniens sont donc prouvés, il n’en reste pas moins que le rôle du patronat demeure
au stade d’hypothèse.
René A. Dreifuss se démarque de la lignée des analyses marxistes par la portée de sa thèse. Son
objectif principal est d’expliquer les raisons du coup d’État de 1964, en partant de l’idée d’une
conspiration des classes productrices contre le gouvernement. Il insiste sur la multitude d’intérêts en
jeu lors du coup d’État qui renverse João Goulart mais aussi sur le dialogue difficile entre le
Président et les chefs des grandes entreprises privées. Son point de départ est l’hétérogénéité des
groupes sociaux impliqués dans la planification de la propagande anti-Goulart mais il concentre son
attention aussi sur les intérêts du patronat brésilien. Il tente de comprendre les instruments
politiques crées par certains riches et influents industriels afin d’insuffler une conscience de classe à
la jeune bourgeoise industrielle au Brésil. La création de l’Institut Politique d’Études Sociales s’insère
dans ce cadre.
Son minutieux exposé révèle l’imbrication des intérêts économiques, politiques et militaires.
Pour lui, l’armée n’est pas le seul acteur du coup d’État, même si les militaires constituent le
catégorie socio-professionnelle les plus sollicitées par le patronat, en raison de leurs réseaux à
l’échelle nationale. Il montre aussi que bon nombre de dynasties militaires font fortune et créent des
liens solides avec les groupes d’intérêts privés. Et il attire l’attention du lecteur sur la forte présence
d’officiers dans le conseil d’administration des entreprises transnationales établies au Brésil. Le coup
d’État surgit à la fois comme une réaction des élites dominantes à la crise d’hégémonie et à la fois
comme une guerre de positions de la bourgeoisie industrielle pour conquérir l’État.
1
Luiz Alberto Moniz Bandeira, Presença dos Estados Unidos no Brasil (Dois Séculos de História), Rio de Janeiro, Editora
Civilização Brasileira, 1973.
1
Son livre est divisé en IX chapitres qui analysent de manière chrono-thématique les origines, la
formation, l’organisation et l’action politique de la bourgeoisie industrielle. Le cœur du sujet est
propagande anti-communiste des intellectuels de droite et l’action retentissante des groupes de
pression sur le gouvernement. Le chapitre V fait la part belle à la fondation de l’IPES, ce think tank
qui réunit nombre d’intellectuels et d’industriels dans le but de créer une conscience de classe
bourgeoise. L’objectif de l’auteur est clairement énoncé dès les premières lignes :
Este capítulo aborda o processo pelo qual os intelectuais orgânicos de interesses econômicos multinacionais e
associados formaram um complexo politico-militar, o IPES/IBAD cujo objetivo era agir contra o governo nacional
reformista de João Goulart e contra o alinhamento de forças sociais que apoiavam a sua administração.
L’auteur mobilise un riche arsenal de concepts empruntés à différents courants des sciences
sociales et s’inscrit dans le droit fil des analystes marxistes des sciences politiques. Une des richesses
de sa démonstration est la nuance apportée à l’analyse marxiste traditionnelle, en montrant qu’il
existe des échanges réciproques entre la structure et la superstructure. Il n’existe pas de
déterminisme économique sur la politique. Antonio Gramsci, figure constamment à son horizon
théorique, marque la limite entre ses convictions politiques et son analyse historique. Best seller dès sa
publication au Brésil, en 1981, il vaut le détour pour comprendre les différentes lectures du coup
d’État de mars 1964.
Nous interrogeons trois aspects : l’auteur et son engagement ; l’approche générale et celle du
chapitre V, en particulier ; son interprétation des réseaux patronaux.
2
Une réflexion marquée par la New Left
La trajectoire de René Dreifuss diffère grandement de celle de ses homologues brésiliens. Né à
Montevideo, en 1945, issu d’une famille juive immigrée en Uruguay, il fait ses études d’histoire à
l’Université de Haïfa, en Israël. Puis, décroche son master de sciences politiques à l’Université de
Leeds, sous la direction de Ralph Miliband, sociologue anglais marxisant. Il poursuit son doctorat de
science politique à l’Institut d’Études Latino-Américaines, de l’Université de Glasgow, en Écosse,
sous la direction de Simon Mitchell, qui insiste sur le besoin d’associer recherche empirique et
analyse théorique. Les références bibliographiques de R. Dreifuss montrent qu’il est très à l’écoute
des intellectuels de la New Left.
Ses enseignants britanniques prennent à contre-pied les classiques analyses marxistes qui
associent classe sociale et conscience de classe aux rapports économiques de production. Ils
privilégient une analyse politique des conflits sociaux et en particulier la formation de l’identité des
classes. Sous leur plume, une classe n’est pas une entité prédéterminée mais l’expression d’un
processus historique conflictuel, fondé sur les expériences des hommes et des femmes en tant
qu’agents de l’histoire. Ils élaborent de nouvelles hypothèses sur l’essor des classes sociales, dans le
contexte de la naissance des nations, de l’industrialisation et de l’internationalisation de l’économie.
Intellectuels engagés, ils imposent leurs revues, comme Past and Present ou la New Left Review,
qui marient marxisme et études empiriques. La génération des jeunes chercheurs des années 70 y
écrit la conclusion de leurs thèses, qui abordent différents objets à partir d’une même perspective
marxiste. Le milieu universitaire britannique offre ainsi un arsenal varié de concepts empruntés à des
auteurs comme Adorno, Horkheimer, Lukács, Althusser.
Les concepts du philosophe italien Antonio Gramsci offrent une alternative intéressante à la
philosophie critique qui connaît alors un grand succès dans le milieu universitaire britannique. Il en
va ainsi du concept d’État dont la définition élargie repose sur l’addition d’une dictature et d’une
hégémonie : l’État n’est qu’une tranchée derrière laquelle se trouve toute une chaîne robuste de forteresses et de
casemates – soit une ramification, constitutive de la société civile, d’institutions, d’organisations et de
divers groupes de pression.
Fort des concepts gramsciens, Dreifuss interroge la structure même de l’État. Désormais, le
pouvoir économique et ses appareils (l’industrie culturelle et les médias d’information) passent audevant du système en s’emparant de l’État-nation pour l’instrumentaliser au profit de logiques
économiques. Ainsi, la société civile, le marché, l’État, la vie individuelle sont-ils unifiés dans un
processus généralisé de marchandisation et l’extension du modèle d’entreprise à toute la société,
faisant émerger l’entreprise nation.
3
À partir des années 60, intellectuels et militants révolutionnaires sont attirés par la politique
des nations postcoloniales. Dans ces new nations, la multiplication des cas d’affrontements entre
forces armées et gouvernements suscitent un courant original d’études, d’abord dans les milieux
universitaires anglo-saxons. En Angleterre, Samuel Finer se démarque par ses recherches sur les
raisons de l’interventionnisme des militaires en politique, qu’il impute aux spécificités sociales et
politiques des pays, en contestant le principe selon lequel il existerait une relation de causalité entre
professionnalisme et neutralité politique. Le constat de la recrudescence de ces interventions conduit
à une révision des travaux pionniers, en prenant pour exemple les pays latino-américains.
Le politologue et l’historien
Pour comprendre le développement de la thèse Dreifuss, un examen préalable des réponses
que la littérature politologique et sociologique apporte à cette question mérite d’être fait. Le
traitement des relations civils-militaires varie d’une génération à l’autre. De manière générale, le
débat puise sa source dans le constat d’une montée en puissance des militaires et dans le choc que
représente le coup d’État de mars 1964. La génération des premiers spécialistes brésiliens du régime
civil et militaire s’appuie sur leur propre expérience de témoin et d’acteur. Leur pratique politique
joue un rôle déterminant dans leurs analyses. Ces approches ont été qualifiées d’instrumentales car
les interventions militaires sont expliquées comme le résultat des manœuvres de la classe dirigeante.
Entre 1975 et 1977, les universités états-uniennes publient un grand nombre d’études sur les
militaires brésiliens. La thèse pionnière de doctorat d’Alfred Stepan marque une rupture dans les
analyses sur les militaires brésiliens [Os militares na política : as mudanças de padrões na vida brasileira,
1975]. Il considère les militaires comme une variable dépendante du système politique et propose un
modèle d’analyse où le pouvoir modérateur, exercé autrefois par l’empereur, se transpose vers les
forces armées, qui deviennent les arbitres de la vie politique nationale. Pourtant, les officiers
supérieurs ne restent pas indifférents à la menace que constitue le gouvernement Goulart pour le
statu quo. L’École supérieure de guerre serait à l’origine d’un nouvel éthos militaire. La propagation de
la doctrine de sécurité nationale modifie durablement la perception que les militaires ont de leur
propre rôle. Progressivement, l’idée de la mise en place d’un gouvernement autoritaire fait son
chemin. À Stepan de conclure que la préparation technique peut multiplier la participation politique.
Cette analyse a bien des limites puisqu’elle se fonde sur l’idée d’une fragilité des élites, qui réclament
l’intervention militaire à chaque crise politique.
Le coup d’État est systématiquement analysé comme l’œuvre des militaires, agissant selon une
logique politique propre aux forces armées. José Murilo discerne différents courants idéologiques qui
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expliquent la motivation des officiers, tandis qu’Edmundo Campos Coelho insiste sur la relation de
causalité entre la spécialisation technique, l’isolément des forces armées et le nombre grandissant des
interventions politiques.
En adoptant exclusivement le point de vue institutionnel, les politologues s’opposent aux
lectures marxistes qui privilégient les aspects économiques et structurels. Entendue comme une
société à part entière, l’armée n’est plus l’agent des classes dominantes. Toutefois, isoler les forces
armées de la société revient à soustraire la participation des industriels dans la réflexion sur les
politiques de défense et sur le rôle des forces armées dans la société. L’école de science politique
états-unienne réfute les thèses marxistes les plus orthodoxes fondées sur le déterminisme
économique mais insistent trop lourdement sur l’écart entre civils et militaires.
Si d’autres approches marxistes ont contribué à enrichir l’historiographie sur l’intervention
politique des militaires, rappelons uniquement celle d’Eliezer Rizzo de Oliveira. Il soutient
l’importance des facteurs nationaux et internationaux dans les raisons qui poussent les militaires à
intervenir dans la vie politique. En s’appuyant sur une analyse althussérienne, pour lui, les militaires
sont appelés à intervenir lorsque la lutte des classes échappe au contrôle du gouvernement et lorsque
les mesures de politique économique freinent les échanges avec les États-Unis, principal partenaire
industriel du Brésil. Ces pressions interne et externe s’exercent de manière contradictoire sur les
forces armées, qui réévaluent constamment leur place dans la société. Pourtant, l’École supérieure de
Guerre n’est analysée que comme un appareil idéologique d’État, dont la fonction est d’élaborer la
doctrine politique des forces armées, bras armé du capitalisme brésilien.
Contrairement à d’autres politologues, Dreifuss ne prétend pas à une analyse comparative ni à
établir un modèle brésilien. En ce sens, il est profondément historien puisqu’il de concentrer
l’attention du lecteur sur les spécificités du cas brésilien.
L’approche
La conspiration des classes productrices contre le gouvernement réformiste de João Goulart
est l’idée centrale de la thèse de René Dreifuss. Les principaux acteurs de ce complot sont les
représentants des groupes d’industriels, liés aux intérêts économiques internationaux, dont l’objectif
est de garantir les meilleures conditions pour l’expansion de l’économie de marché. Deux groupes
sont observés en particulier : d’une part, les chefs des entreprises les plus capitalisés, le cœur de l’élite
patronale, d’autre part, les officiers des forces armées qui siègent dans le conseil d’administration
d’au moins une entreprise publique ou privée.
5
Ces groupes multinationaux et associés rencontrent un faible écho à leurs doléances dans les
gouvernements élus, selon Dreifuss. Il existerait donc un écart entre leur importance économique et
leur influence politique. Pour combler cette faible représentativité, les chefs de l’exécutif de ces
sociétés décident de s’attaquer à la bourgeoisie traditionnelle et à l’oligarchie terrienne. Ils
s’organisent en groupes de pression, associations professionnelles et bureaux d’analyse technique,
dans l’intention de faire valoir leurs arguments. Ce faisant, ils créent les premiers anneaux
bureaucratiques et financiers qu’observe l’auteur [p. 104]. Le rôle de l’entreprise ne se limite plus à la
seule sphère de la production économique : l’entreprise devient un organisme capable de créer des
services, des réseaux et des systèmes d’informations ; elle produit des biens et services, mais aussi
des savoirs et des propagandes, grâce à ses technologies du management.
À la manière de ses collègues de la New Left britannique, Dreifuss prend à contre-pied les
analyses marxistes traditionnelles. Il tente de comprendre l’américanisation de la politique, autrement
dit l’extension du modèle managérial à l’appareil d’État. Il s’interroge sur le rapport direct et
immédiat entre l’économie et le politique. La bourgeoisie industrielle obtient l’hégémonie
économique sur le terrain des rapports sociaux ; mais elle ne peut maintenir cette hégémonie que si
elle conquiert l’hégémonie politique en conquérant l’État et ses appareils. Le cas brésilien est un
exemple pour prouver l’invention d’une nouvelle pratique politique, basée sur la manipulation de
l’opinion publique.
Politique et économie sont imbriquées sans avoir besoin du tour de passe qu’opère l’État pour
produire l’économie politique. L’idéologie est produite directement dans l’entreprise, tandis que
l’occupation des postes de décision dans l’appareil d’État devient effectivement superflue.
Les structures de base des grands groupes industriels multinationaux et associés sont créées
durant le gouvernement de Juscelino Kubitschek. Le programme de croissance 50 anos em 5 bénéficie
largement les entreprises étrangères, détentrices des savoir-faire technique et technologique. De plus,
cette politique économique provoque une très forte croissance des villes, surtout à cause de l’exode
rural. Les masses populaires, composées d’ouvriers déracinés, habitués aux fraudes électorales en
milieu rural, ne s’identifient plus aux grands partis politiques, comme le PSD ou l’UDN. Leur
l’indifférence à l’égard du système politique renforce la représentativité du PTB. Pour Dreifuss, la
question cruciale est la transformation du populisme. D’une forme de manipulation des masses (obtention du
consentement), il adopte la forme d’une participation des masses (expression des demandes). C’est donc à travers
l’enveloppe social-populiste que la force sociale des travailleurs devient classe politique. L’attaque en règle contre le
populisme est une mesure préventive de lutte contre la participation politique des classes populaires [p. 141].
Une conjoncture particulière
6
Contrairement à d’autres politologues, Dreifuss croit au besoin d’une vaste étude comparée
des régimes bureaucratique et autoritaires afin d’établir un modèle d’analyse global. Il attire donc
l’attention aux spécificités de la situation brésilienne.
Depuis la chute de l’Estado Novo, en octobre 1945, les nouvelles formations politiques se
positionnent sur l’échiquier en fonction de leurs liens de proximité avec le dictateur sortant. Ainsi,
l’UDN regroupe de sensibilités éparses et variées réunies autour de l’anti-varguisme, elle affronte la
coalition PTB/PSD, se revendiquant nationalistes et varguiste. Jusqu’en 1960, les victoires aux
élections présidentielles du PTB s’alternent avec celles du PSD. Ils placent donc leurs hommes aux
ministères les plus influents dont les trois consacrés aux forces armées, qui sortent sévèrement
fragilisées de ces 15 années de populisme. En 1960, le candidat udéniste à la succession de
Kubitschek, Juracy Magalhães, se résigne face à l’alliance des droites autour de Jânio Quadros,
candidat indépendant qui apporte l’espoir du changement, en rupture avec la tradition politique de Vargas [p.
127]. Malgré les efforts de propagande contre l’alliance Lott/Goulart, le vote populaire empêche la
victoire complète de l’UDN.
En vertu de la Constitution brésilienne de 1946, les élections pour le président de la
République et son vice-président sont indépendantes, l’électeur pouvant choisir des candidats de
partis différents. À l’issue du scrutin d’octobre 1960, Jânio Quadros remporte les élections mais son
vice-président est João Goulart, représentant le PTB2. De manière que les deux partis adversaires
depuis quinze ans partagent la magistrature suprême. L’Exécutif se trouve rapidement dans
l’impasse, d’autant plus que les caisses publiques sont épuisées et l’inflation galope. Quadros ne
gouverne guère plus de 8 mois. Sa démission signe l’échec électoral et démocratique des tentatives
politiques du patronat industriel. Le bloc oligarchique et industriel comprend alors qu’il perdait politiquement ce
qu’il avait déjà perdu économiquement, c'est-à-dire le leadership [p. 135].
Durant son gouvernement, J. Goulart multiplie les réformes et s’attaque à la prépondérance
des groupes multinationaux : les sociétés nationales et étrangères sont traitées en pied d’égalité et des
mesures sont établies afin d’éviter la fuite des capitaux. Parallèlement, la mobilisation populaire
autonome exerce une pression de plus en plus forte sur le patronat. L’oligarchie terrienne craignait une
mobilisation des masses rurales et la perspective de réforme agraire la terrifiait […]. La bourgeoisie financière et
industrielle redoutait le péril ouvrier. Ces menaces au statu quo créaient le climat favorable à la réconciliation des
secteurs dominants de la société, qui se regroupait en vue de défendre leurs intérêts [p. 142].
2
João Goulart est le principal candidat de gauche pour les élections à la vice-présidence. Il exerce différentes fonctions
ministérielles, sous le gouvernement Vargas, dont celle du Travail, où son action prête à controverses, en raison du
doublement du salaire minimum. Il y gagne l’étiquette de proto-communiste, de la part de ses adversaires dans les forces
armées. Son beau-frère, Leonel Brizola, mène une politique de gauche, notamment par la nationalisation d’entreprises
étrangères, dans l’État de Rio Grande do Sul qu’il gouverne depuis 1959.
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L’avant-garde de la puissante coalition bourgeoise antipopuliste était localisée dans les divers bureaux
techniques, anneaux bureaucratique, associations de classe et militaires idéologiquement alignés. En bénéficiant de
l’appui des forces transnationales, elle s’est transformée dans un centre stratégique d’action politique, le complexe
IPES-IBAD, véritable état-major de la bourgeoisie multinationale et associée [p. 145]. Le complexe IPESIBAD représente la phase politique des intérêts industriels, lorsque les intellectuels organiques
entrent en action.
L’intellectuel organique et son recrutement
Un des postulats de sa thèse est celui d’une fragmentation des élites brésiliennes. Divisées en
groupes et tendances, les élites patronales n’ont pratiquement aucune conscience de classe. Gramsci
identifie trois moments de l’action politique de la bourgeoisie industrielle : d’abord le constat de sa
faible représentativité dans la société puisqu’ils sont en effet minoritaires ; puis la prise de conscience
de leurs intérêts communs suivie de la transformation de ces intérêts en programme politique ; enfin
la conclusion que la réussite de leur programme dépend du consentement de toutes les classes
sociales. Ces trois phases résument différents types de regroupement patronal : en confédération
professionnelle, en association d’intérêt politique et en alliance politique et économique dont
l’intention est de conquérir l’État. Le Brésil est un cas de figure exemplaire.
Le premier moment est celui du constat de sa faible identité. Les intérêts et les besoins du
patronat sont ses éléments identificatoires, ils créent l’unité du groupe à partir de sa fonction.
D’emblée Dreifuss utilise l’exemple d’Ivan Hasslocher. Celui provient d’une famille de longue
tradition politique : son grand-père a été député fédéral pour le RS et son père député de l’État de
RS puis ambassadeur. Hasslocher est également propriétaire de l’agence publicitaire Promotion,
fondateur et directeur de l’Institut Brésilien d’Action Démocratique (IBAD).
Ivan Hasslocher divise les classes d’industriels dans les catégories suivantes :
1.
Les communistes : 1%;
2. Les criminels : 3%;
3. Les innocents utiles : 10%;
4. Les réactionnaires : 12%;
5. Les inconscients : 70%;
6. Les éléments conscients : 4%.
[P. 166]
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Il suffit d’un coup d’œil sur la liste dans les pages 181 à 183 pour constater la disparité des
domaines d’activités des chefs d’entreprises. L’hétérogénéité et la diversité expansive du patronat
sont un frein à la cohésion de son identité. Cette diversité doit être compensée par l’élaboration des
revendications mais aussi par un important travail d’endoctrinement. Les valeurs de l’élite sont
retravaillées et disséminées par les intellectuels organiques, grâce aux séminaires et conférences destinées aux élites de
l’École supérieure de guerre, dans les associations commerciales et industrielles, clubs de prestige et centres culturels.
Enfin, la création d’organisations d’action et de propagande devient le cœur de cette activité idéologique [p. 74].
Dans sa signification gramscienne, l’intellectuel est celui qui assure la cohésion du groupe
duquel il est issu. Il faut entendre par-là non seulement les intellectuels de profession mais toute la
masse sociale qui exerce des fonctions d’organisation au sens large. L’intellectuel organique
appartient au groupe social dont il est le spécialiste, l’organisateur et l’agent d’homogénéisation. La
lutte des classes se répercute ainsi sur le milieu des idées car tous les groupes sociaux impliqués dans
l’univers industriel – ouvriers, investisseurs, patrons – fabriquent leurs propres intellectuels dont le
rôle est de renforcer leur conscience de classe. La construction de l’hégémonie passe nécessairement
par la formation d’une conscience politique élargie. Dreifuss utilise la typologie gramscienne :
a. Le vieux type d’intellectuel est l’élément organisateur d’une société à base
essentiellement paysanne et artisanale, son rôle est d’organiser le commerce voire
l’État, dans une économie dominée par le secteur primaire.
b. Le nouvel intellectuel est lié à la production industrielle voire à l’industrie de la
communication, c’est le cadre technique, le spécialiste de la science appliquée. Il est
l’organisateur de la communication de l’entreprise et donc capable d’organiser les
liens entre l’industrie et la société.
Il prend comme exemple les patrons des groupes multinationaux installés au Brésil. Les
intellectuels organiques des intérêts économiques multinationaux et associés sont :
a. Directeurs de corporations multinationales et propriétaires d’intérêts associés, la plupart diplômés ;
b. Manageurs d’entreprises privées, techniciens et grands administrateurs des compagnies publiques ;
c. Officiers militaires. [P. 71]
Membre de l’élite dirigeante, il dispose de la capacité à penser l’ensemble de la société au-delà
de l’entreprise. Ses activités touchent au macro-markéting et s’orientent afin d’assurer les meilleures conditions
politiques pour l’augmentation de la productivité. Elles sont déterminées par les directives économiques et politiques des
compagnies multinationales implantées au Brésil. [P. 72]. Mais il s’agit aussi de modifier l’image de
l’entreprise privée, tenue pour responsable du retard industriel du Brésil.
Il mesure l’organicité des intellectuels par la force des liens qu’ils entretiennent avec les
institutions politiques, les lois, la religion et la pensée. Ils sont les éléments actifs de la bourgeoisie,
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dont le succès politique dépend. Ils sont nécessairement liés aux médias de masse. Et leur rôle est
d’uniformiser et d’unifier les concepts dans le but de créer une nouvelle culture, capable d’engendrer
une nouvelle vision de monde. L’hégémonie est donc indissociablement culturelle et technique.
Le deuxième moment suit la prise de conscience et consiste à interroger la définition de l’État
et sa capacité à assurer les conditions de la reproduction économique et sociale. L’élite organique
doit se montrer capable d’exercer un double pouvoir, celui d’organisation et celui d’hégémonie,
autrement dit elle doit diriger et dominer. Elle maîtrise différentes technologies de communication,
dont l’objectif est de créer une conscience de classe et de montrer l’aptitude des ingénieurs de
markéting à gouverner la société. La survivance de la démocratie, identifiée à l’entreprise privée,
dépend des intellectuels organiques, seuls à même de prouver devant le grand public la fonction
sociale de la bourgeoisie. Le complexe d’intérêts multinationaux et associés cherche le leadership dans les
associations professionnelles, afin de neutraliser le bloc de pouvoir traditionnel, certains que l’élite organique ne peut
dynamiser la modernisation capitaliste sans l’appui et le consentement du plus grand nombre [p. 162].
Paulo Ayres Filho prend connaissance des travaux de la Foundation of Economic Education, à New
York, qui défend une participation limitée du gouvernement dans l’économie et dans la libre entreprise. L’ultralibéralisme serait pour lui un antidote à la philosophie du ‘un prêté pour un rendu’”. C’est à ce moment que la
bourgeoisie atteint la conscience que ses intérêts peuvent et doivent devenir les intérêts des autres
groupes. Le regroupement patronal se fait politique. Il se montre capable d’entraîner les couches
sociales au-delà des partis. La propagande leur sert pour provoquer l’adhésion des masses. La phase
politique désigne clairement un passage à l’offensive mais également le moment d’épanouissement
de l’identité patronale.
L’hégémonie ne se réduit plus à un consensus idéologique, elle se matérialise en des
institutions et des pratiques. Elle est technologie sociale ou appareil d’hégémonie. L’IPES est un
think tanks, un appareil de l’hégémonie dont le rôle est de concevoir une doctrine politique capable
de galvaniser les élites dirigeantes. Le lien entre les entrepreneurs doit aller au-delà d’un intérêt
commun, il doit devenir doctrine. L’IPES s’adresse aux élites dirigeantes. L’ESG se situe à un niveau
supérieur, c’est un lieu de production de savoir stratégique dont l’ambition est de transformer la
doctrine des élites en technologie sociale, en un appareil d’hégémonie ; elle s’adresse aux élites
dominantes.
Dreifuss avertit que le niveau de compétence des professionnels comme économistes, ingénieurs,
administrateurs ne doit pas masquer leurs fonctions dans les grandes compagnies. Désignés comme tecnoempresários, ils forment l’élite organique de la bourgeoisie industrielle, un groupe d’hommes de
pouvoir et d’influence à qui une valeur d’excellence a été accordée à leur compétence
d’administration et de gouvernement. L’élite est un terme a priori neutre qui apporte une nuance à
10
l’analyse des classes. Il permet d’insister sur la place de l’élite organique dans la superstructure et sur sa
capacité à modifier la structure. Il différencie l’élite industrielle de l’élite traditionnelle et insiste sur le
remplacement de l’une par l’autre. Il est question de la légitimité de l’élite organique de la bourgeoisie
industrielle à gouverner le Brésil mais aussi de sa capacité à diriger l’ensemble de la bourgeoisie et,
surtout de dominer les autres classes sociales.
L’action politique, sociale et paramilitaire
Le centre de l’analyse de Dreifuss est la fondation et le fonctionnement de l’Institut de
recherches et d’études sociales (IPES), une structure basée sur le principe des hiérarchies parallèles.
Les hiérarchies parallèles sont de véritables contre-sociétés, construites pour ainsi dire à l’envers du
schéma de la société d’origine. Les membres encadrés par ces organisations suivent leur leader en
raison de ses qualités personnelles, ou parce qu’ils reconnaissent en lui un porte-parole ou un
défenseur. Ces hommes partagent les mêmes intérêts, les mêmes dangers, méprisant les hommes du
gouvernement. L’obéissance ne va plus à la fonction publique ou politique, elle va uniquement à
celui qui l’exerce. Il s’agit toujours de faire naître des passions, de les nourrir, de les canaliser et de les
orienter selon certains vecteurs. Certaines méthodes et techniques reposent sur un appel à
l’inconscient à travers la propagande qui donne lieu à des discussions et à des études approfondies
sur la conjoncture nationale, le complot communiste ou la cinquième colonne.
Le principal travail de l’IPES est l’endoctrinement. Le Groupe d’études et d’action est le
principal organe de propagande. Il compte un nombre très important de participants enracinés au
cœur du patronat brésilien. Ses principales fonctions sont au nombre de 10 : publication, édition,
éducation, études de conjoncture, activités économiques, travail syndical, assistance sociale, pression
politique et recrutement.
Le GEA dépend de certains officiers pour ses opérations clandestines. Sauf à São Paulo où les
membres du groupe s’impliquent directement car ils disposent de leurs propres réseaux de l’ombre.
Ces hiérarchies parallèles entretiennent des relations suivies avec les services d’information de
l’armée de terre, à l’instar de Hermann Moraes de Barros, héritier de la famille de Prudente de
Moraes, membre de l’oligarchie pauliste, banquier et président de la Companhia de melhoramento do norte
do Panará. Homme d’expérience, il a participé à São Paulo à la révolution de 1932 avec un corps de
3000 volontaires, rentrés dans l’ombre après la défaite.
Le travail politique et militaire, central dans les opérations de l’IPES, est également assuré par
le Secrétaire à la Justice de São Paulo, Miguel Reale. Juriste de renom national, il participe dans sa
jeunesse à l’Ação Integralista Brasileira (AIB) où il contribue notamment à consolider la doctrine
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politique du parti à travers des articles publiés dans ses périodiques et des communications
présentées dans les rencontres nationales du parti. Après l’interdiction en 1937 de l’AIB, il
commence à prendre ses distances avec le mouvement jusqu'à se retirer entièrement de ses rangs.
Entre 1945, il soutient la candidature au gouvernement de São Paulo d’Ademar de Barros pour le
Parti social progressiste (PPS) mais rompt avec celui-ci. Il se retire alors de la vie politique entre
1953 et 1961 pour se consacrer aux tâches intellectuelles, administratives et d’enseignement. Depuis
le début 1963, il participe à l’organisation de la cellule paramilitaire de l’IPES-SP, articulée par
quartier et par profession, où les femmes sont chargées de la branche agitation et propagande. Les
groupes sont entraînés à se déplacer et à se regrouper dans la clandestinité.
Le Grupo de levantamento da conjuntura est le protagoniste de la conspiration à Rio. Il
couvre un espace de rencontre et de réflexion où on applique les théories discutées dans l’École
supérieure de guerre. Sa fonction est d’apporter des réponses tactiques à l’évolution de la politique
brésilienne. Son responsable est Golbéry do Couto e Silva de la direction, personnage de l’ombre qui
incarne les différents visages de l’IPES : il lui fournit la première base de données, emportée alors
qu’il quitte la direction du SFICI (Service fédéral d’informations et de contre-informations). Le GLC
hérite donc de la chaîne d’informateurs du gouvernement Kubitschek et à l’intérieur de son noyau
dur, recruté par le général Herrera, les anciens hommes de main du SFICI y travaillent : futurs
protagonistes des services secrets brésiliens, comme par exemple, Gustavo Moraes Rego et João
Baptista Figueiredo. Le GLC réalise le travail d’une structure paramilitaire de collecte et
d’exploitation de renseignements.
Le tandem IPES-IBAD s’attache à organiser une campagne de désolidarisation, de
désyndicalisation et de démobilisation des travailleurs ainsi qu’une vaste opération d’infiltration des
syndicats, du milieu étudiant, des mouvements paysans, de l’Église et des médias. Il soutient les
milieux conservateurs de l’Église et bloque les discussions parlementaires sur les réformes proposées
par le gouvernement Goulart. Son objectif ultime est de créer une situation de crise sociale et
politique aiguë justifiant l’intervention des forces armées. Ses activités sont subventionnées par
l’IBAD, à l’ordre de 200 à 300 mil dollars par an.
L’IBAD soutient également les candidatures conservatrices pour la Chambre des députés.
Durant la campagne parlementaire de 1962, les sommes colossales investies dans les candidatures de
l’opposition attirent l’attention sur l’IBAD et ses sources de financement. Une commission
parlementaire d’enquête s’ouvre afin de déterminer l’origine des fonds de l’institut. En raison de la
présence de députés ayant bénéficié de l’aide financière de l’IBAD, la commission d’enquête se solde
par un premier échec. Deux mois plus tard, une nouvelle commission établit les sources de
financement : Texaco, Shell, Schering, Bayer, General Electric, IBM, Coca-Cola, Souza Cruz, Belgo
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Mineiro, Herm Holtz & Coty. L’institut est fermé par décret présidentiel le 20 novembre 19633. La
liste d’entreprises qui subventionne l’action du complexe IPES/IBAD révèle un dense réseaux
d’industriels.
Réseaux sociaux et association de classe
L’aspect le plus solide du livre est l’étude des réseaux patronaux, qu’il désigne par le terme
d’élites organiques. Il analyse ses modalités de recrutement, ses codes d’appartenance et son rôle
politique. L’IPES existe depuis le 29 novembre 1961. Ses fondateurs constituent le cœur de ce qui devient un réseau
national de militants [P. 163]. Mais ils partagent certains objectifs : contrôler le mouvement ouvrier,
appliquer des mesures libérales, récompenser les sommes investies dans la création d’entreprises par
des plus gros dividendes et privatiser les compagnies nationales. Il s’agirait de limiter le rôle de l’État
dans l’économie tout en augmentant son ingérence dans les affaires sociales.
À l’échelle nationale, l’IPES forme un réseau décentralisé d’organismes identiques qui
s’agglutinent autour de l’immense structure parallèle. Celle-ci reproduit dans chaque État de l’Union
un conseil d’orientation, un comité de direction, un comité exécutif, un comité de finances, des
groupes d’études et des groupes d’action. Cette structure formelle d’autorité regroupe les classes
dirigeantes et devient l’assemblée politique la plus puissante durant l’administration Goulart [P. 174].
Dès sa création, l’IPES a une double vie : défendre la participation des techniciens de l’entreprise dans la
politique, soutenir un programme modéré de réformes institutionnelles et économiques et étudier les réformes de base
proposées par Goulart et la gauche ; clandestinement, il coordonne une campagne de propagande politique, idéologique
et militaire contre le gouvernement. Ses fondateurs organisent un cœur de 50 membres, dont chacun doit recruter 5
autres [p.162]. À l’image de l’élite patronale qu’il représente, l’IPES n’est pas un monolithe
idéologique. La campagne pour rendre conscience aux classes patronales […] porte ses fruits. Progressivement,
industriels et managers d’environ 500 corporations multinationales et associées, localisées à Rio et à SP, répondent à
l’appel de son élite organique et apportent à l’IPES les moyens de poursuivre son travail [P. 169]. L’IPES n’est pas
analogue à l’IBAD. Tout d’abord par leur fonctionnement : l’une est basée sur le fonctionnement en
groupes, tandis que l’autre est simplement basée sur l’action de son fondateur et directeur. Les deux
organisations sont liées en la personne d’Ivan Hasslocher.
Pour qu’un individu soit membre de l’IPES, il doit être admis collégialement. En 1962, Alfred
Neal envoie une lettre au leader de l’IPES, Gilbert Hubert, lui offrant une liste de 26 personnalités. Ces industriels
deviennent d’importants membres de l’IPES, voire assument diverses responsabilités dans ses bureaux de SP [P.
3
Luis Alberto Moniz Bandeira, A presença dos Estados Unidos…, op. cit, p. 427.
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171]. Les intérêts multinationaux et associés forment une série d’anneaux de pouvoir bureaucratique et
entrepreneurial, dont l’objectif est d’orienter ses propres objectifs [P. 73].
Les liens de coappartenance dans les organes de gouvernance publique forment le noyau dur
de l’élite organique, le cœur du patronat industriel. Signalons d’emblée que les secteurs les plus
représentés sont l’industrie d’alimentation et le commerce (39 groupes), suivi de l’industrie
d’équipements et textile (63 groupes), des groupes d’assurance (32), des banques (28), de l’industrie
pétrochimique (28), du BTP, (28), de l’édition (18) et des transports (12). Le réseau des dirigeants
des plus grands groupes concentre un pouvoir inédit, en matière d’influence politique. Les liens de
coappartenance sont multiples. Cependant, lorsqu’on observe attentivement la structure formelle de
prise de décision, on observe la faiblesse des liens extérieurs à l’univers de l’IPES. Ainsi les membres
qui cumulent le plus de fonctions, comme l’écrivain Ruben Fonseca, le général Herrera ou le colonel
Golbéry ont peu de relations avec l’univers de l’entreprise, qui ne détermine donc pas la fonction à
l’intérieur de l’Institut.
Les chefs des entreprises les plus capitalisées sont souvent inscrits uniquement au Conseil
d’orientation : ils donnent leurs conseil et ne sont consultés qu’occasionnellement. Leurs liens avec
les groupes multinationaux sont variables et, en règle générale, leurs responsabilités y sont limitées.
Les liens externes des membres du Conseil d’orientation sont particulièrement nombreux, ce sont les
chefs d’entreprises ou les actionnaires des compagnies dans lesquelles les membres de l’IPES ont
une participation quelconque. De nombreux chefs d’entreprise gravitent autour du Conseil
d’orientation, où les membres représentent les entreprises les plus variées, dans un univers de plus
de 500 entreprises. En ce qui concerne le Comité de direction ou le Comité exécutif, dont les
réunions sont très fréquentes, voire deux fois par jours, nous dénombrons 82 sociétés
multinationales et associées. Il s’agit véritablement du cœur de l’élite patronale.
Le Comité exécutif national ne compte que cinq membres, qui appartiennent chacun à au
moins trois autres sections. Le colonel Golbéry n’en fait pas partie. L’IPES reproduit le
fonctionnement d’une véritable organisation secrète, un appareil d’hégémonie, dont l’objectif est de
maintenir le statu quo.
Les sources
René Armand élabore une connaissance impartiale sur le passé proche et dépasse le cadre des
sciences politiques puisque son objectif n’est pas d’élaborer un modèle d’analyse. L’année de
parution de son livre, le passé dictatorial est d’autant plus présent que les adversaires du régime
rentrent massivement pour reprendre leur plume voire pour briguer des élections locales. Son livre
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identifie avec clarté les multiples groupes transnationaux qui soutiennent le régime, il dresse des
listes exhaustives avec le nom des personnalités impliquées dans la propagande contre la démocratie.
Il oscille ainsi entre engagement démocratique et discours scientifique.
L’originalité des sources est un des intérêts majeurs de sa thèse. Grâce à un corpus de textes
journalistiques contemporains, de comptes rendus des réunions syndicales, de synthèse des
conférences politiques et de livres de propagande, il examine le rôle l’élite organique de la bourgeoisie
industrielle. Pourtant, il n’explique nulle part la manière dont il a pu accéder aux documents, qui sont
aujourd’hui dispersés entre différents fonds d’archives. La rencontre avec des documents de cette
nature n’a rien de hasardeux même si l’auteur soutient cette hypothèse.
Selon Geraldo Lesbat Cavagnari, le projet initial de Dreifuss concernait l’École supérieure de
guerre. Mais des difficultés d’accès à la documentation l’auraient empêché de poursuivre ce projet. Il
a donc décidé de se tourner vers l’IPES et l’IBAD, dont la documentation semblait plus accessible.
Grâce au concours de l’Université de Glasgow, il a pu retourner au Brésil, dans le cadre d’un projet
original portant sur les archives du chancelier Santiago Dantas, conservées à l’Arquivo Nacional,
alors au Rio de Janeiro. Ces documents étaient alors inaccessibles. La direction des Archives auraient
gracieusement autorisé l’accès à la documentation concernant l’IPES, pour compenser le long
voyage.
Son corpus est complété également par le témoignage de nombreux contemporains. Bien
qu’aucune analyse des sources ne soit réalisée par l’auteur, il croise analyse textuelle à l’analyse des
réseaux sociaux. Sa démarche s’inscrit dans les études les plus récentes de sociologie. Il n’est pas le
premier à formuler des hypothèses concernant l’École Supérieure de Guerre ni l’Instituto de
Pesquisas e de Estudos Sociais (IPES). Son travail se démarque par sa rigueur conceptuelle.
Par moments, sa démonstration s’alourdit, à cause du nombre concepts et expressions
savantes utilisés. Par exemple, lorsqu’il différencie l’élite organique de l’élite des intellectuels organiques, il
essaie de créer un dialogue entre la théorie et l’expérience sociologique, dans une tentative de
circonscrire davantage l’objet observé. Le résultat n’est pas toujours probant et l’auteur perd le
lecteur. De manière générale, Dreifuss utilise une analyse des réseaux sociaux pour expliquer le rôle
des classes politiques. La richesse de son ouvrage est justement dans ce croisement de données
inédites. En utilisant des termes plus simples, il aurait gagné en clarté, autrement dit en diminuant le
recours à la théorie marxiste qu’il entend à juste titre nuancer.
Dreifuss répertorie un grand nombre de patrons d’entreprises privées et publiques. Plutôt que
d’interroger leur origine sociale, il interroge leur regroupement dans une organisation qu’il appelle
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« de classe ». Dans sa démonstration, le capitalisme au Brésil présente une configuration très
internationale, directement lié à l’intérêt des grands groupes qui concentrent un pouvoir inédit en
matière d’influence politique. Sous sa plume, l’« élite organique » défend l’intérêt des groupes
transnationaux, dont l’appui devient décisif pour tout dirigeant politique. Avant tout, Dreifuss
observe la collusion et l’entente entre les grandes sociétés.
Les réseaux concernent des entreprises liées entre elles par des administrateurs communs, soit
par des administrateurs reliés entre eux par leurs coappartenances aux organes de gouvernance.
Pourtant, ces liens ne traduisent qu’une relation d’interconnaissance et de discussion.
Jusqu’aux années 80, les relations entre militaires et politique sont appréhendées du point de
vue de l'organisation : l'appartenance à l’institution armée est un facteur déterminant dans le
comportement des acteurs politiques4. Le renversement de perspective consiste à examiner l’impact
des appartenances politiques sur le comportement des officiers.
Carlos Fico voit l’explication de Dreifuss comme univoque puisque la simple conspiration de
la bourgeoisie industrielle ne devrait pas suffire à expliquer le coup d’État.
4 José
Murilo Carvalho, « As Forças Armadas na Primeira República : o poder destabilizador », Boris Fausto (dir.) História
geral da civilização brasileira, São Paulo, Difel, 1977, Tome 3, v. 2, p. 182-234.
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