Venir au monde en milieu touareg
Hélène Claudot-Hawad
To cite this version:
Hélène Claudot-Hawad. Venir au monde en milieu touareg. Boetsch G., Gueye L., Macia E., Jaffré
Y. Santé et sociétés en Afrique de l’Ouest , CNRS Editions, pp.73-88, 2015. halshs-01251351
HAL Id: halshs-01251351
https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01251351
Submitted on 6 Jan 2016
HAL is a multi-disciplinary open access
archive for the deposit and dissemination of scientific research documents, whether they are published or not. The documents may come from
teaching and research institutions in France or
abroad, or from public or private research centers.
L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est
destinée au dépôt et à la diffusion de documents
scientifiques de niveau recherche, publiés ou non,
émanant des établissements d’enseignement et de
recherche français ou étrangers, des laboratoires
publics ou privés.
Distributed under a Creative Commons Attribution - NonCommercial - NoDerivatives| 4.0
International License
Paru dans Santé et sociétés en Afrique de l’Ouest (Boëtsch G., Gueye L., Macia E., Jaffré Y. éds),
CNRS Editions, Paris, 2015, 73-88.
Venir au monde en milieu touareg
Hélène CLAUDOT-HAWAD
A la mémoire de Fatna, morte en couches
en novembre 2013 dans l’Aïr,
et de son bébé qui n’a pas survécu
En dépit de cas assez nombreux de décès à l’accouchement, dus notamment à des
hémorragies, les jeunes femmes touarègues, en particulier celles du milieu nomade, redoutent
d’avoir à accoucher à l’hôpital et préfèrent courir le risque de mourir ou de perdre leurs
enfants. Comment expliquer cette attitude ?
Des risques de nature différente
Les Touaregs vivent au Sahara central et sur ses rives sahéliennes. Ils ont été répartis, dans les
années 1950 et 1960, entre cinq Etats héritiers de l‘histoire coloniale, les uns – Algérie, Libye
– se définissant comme « arabo-musulmans », et les autres – Niger, Mali, actuel Burkina Faso
– comme « sahéliens ». Dans ce paysage géopolitique d’un nouveau type, l’espace saharien
s’est retrouvé en position périphérique, loin des centres de décision devenus exclusivement
urbains, et loin des infrastructures techniques de type occidental. De même, la population
touarègue s’est transformée, dans chacun de ces Etats, en minorité sociale, politique et
culturelle. Dans ce contexte, l’économie du transport et la mobilité nomade sont devenues des
activités illégales, endiguées ou réprimées par les nouvelles autorités. Aussi, l’Etat apparaît au
Sahara comme un vecteur de paupérisation et de marginalisation, et son action est perçue
davantage comme prédatrice que protectrice.
1
Pour les populations rurales et encore plus pour celles qui sont nomades, aucune infrastructure
hospitalière moderne n’est proche. La distance à parcourir sur des terrains accidentés ou des
routes en mauvais état se compte souvent en journées de voyage. Une autre difficulté
matérielle pour accéder aux soins est d’ordre financier car tout se monnaye, y compris parfois
le matelas du malade. Par ailleurs, le personnel hospitalier parle rarement la langue touarègue
(tamahaght, tamashaght ou tamajaght selon les accents), ce qui fragilise la position des
patientes qui, contrairement aux hommes, sont en général monolingues. Seuls un ou deux
membres de la famille peuvent accompagner la personne hospitalisée, qui se sent isolée, ce
qui n’est pas le cas au campement où la parturiente est très entourée. Enfin, le comportement
du personnel médical, pas toujours adéquat ni respectueux, n’encourage pas les Touaregs à
venir se faire soigner dans ces structures urbaines, à moins qu’ils aient leurs propres réseaux
de connaissances pour veiller sur eux. Enfin, en cette actualité de crise politique et militaire
aigue qui, depuis 2012, affecte la zone saharo-sahélienne au Mali en particulier, être
« touareg » est une identité extrêmement périlleuse qui expose tout individu à des sévices
graves. Ce type de situation bien entendu contraint la population à éviter tout ce qui peut
incarner les autorités étatiques et ne donne donc pas le choix aux familles qui voudraient aller
à l’hôpital.
Au-delà de cette crise et des autres crises qui depuis cinquante ans ont régulièrement surgi
sans que les problèmes de fond ne soient jamais résolus, au-delà également des difficultés
dues aux distances géographiques, sociales et parfois linguistiques qui éloignent les jeunes
femmes touarègues des maternités, au-delà des exigences financières qui sont souvent un
obstacle à l’accès aux soins dans les Etats sahéliens, il existe un autre type d’éloignement qui
se joue entre l’hôpital et le campement : il s’agit de conceptions différentes de la naissance.
Un autre regard sur la naissance
Être « humain » implique, dans toute civilisation cosmo-centrée, une manière de savoir gérer
ses relations non seulement avec ses semblables, mais également avec la nature et ses
multiples visages de forme humaine ou non humaine, animale, végétale, minérale, cosmique,
opération impliquant en somme tous les éléments constitutifs de l’univers. Dans ce contexte,
la naissance d’un enfant n’est pas considérée comme l’affaire d’un simple individu, pas plus
que celle d’une famille particulière ou d’une communauté restreinte. Elle concerne
nécessairement la collectivité élargie et permet de réaffirmer, sous des formes variables et
adaptables, les liens indéfectibles entre les hommes et leur environnement, visible ou
invisible.
2
Chez les Touaregs, mettre un enfant au monde est une opération entourée de rituels
complexes dont les formes évoluent mais dont les significations convergent, permettant à la
fois d’intégrer et de canaliser l’étrangeté du nouveau-né en assurant ainsi sa protection et celle
de son entourage. La naissance met en jeu l’ordre social et symbolique touaregs, à commencer
par la manière dont sont conçus les meilleurs procédés pour amener à maturité un fœtus1 et
pour mettre un enfant au monde.
Au plan conceptuel, les notions de naissance et de mort sont étroitement imbriquées, dans le
sens où ces événements représentent des étapes essentielles d’un parcours qui relie deux
sphères opposées et complémentaires, celle de l’immatériel et celle du matérialisé, paire qui
se décline sous des formes multiples selon les contextes (esprit/corps ; air/terre ;
extérieur/intérieur ; masculin/féminin ; clair/sombre ; etc). Il s’agit dans les deux cas d’un
événement dynamique impliquant un mouvement entre deux états. Les rituels qui
accompagnent ce passage, jugé dangereux, rejouent sous des formes diverses la fabrication
mythique du monde. Ils réaffirment les principes fondamentaux à l’œuvre dans l’imaginaire
touareg et dans la conception de l’ordre social et des rapports à l’Autre : d’une part, le
caractère composite de l’univers, formé d’éléments différents ; d’autre part, l’opposition entre
ces éléments dont la compétition génère le mouvement ; enfin, leur complémentarité, car rien
ne peut exister sans son contraire. Dans ce schéma, l’idée qu’une entité puisse être isolée et
monovalente est incompréhensible.
Je prendrai différents exemples de comportements, de réactions et de rituels pratiqués à la
naissance pour montrer comment ces principes sont mis en action pour « faire venir au
monde » le nouveau-né.
Un événement tenu discret
Contrairement à la publicité qui, dans certaines sociétés, accompagne l’attente d’« un heureux
événement », la grossesse pour une femme touarègue est une réalité intime que l’on n’ébruite
pas, au point que cet état peut parfois passer inaperçu auprès de l’entourage. Pour désigner le
fait même d’accoucher, les expressions générales « être malade » ou « être souffrante » sont
préférées au terme proprement dit d’accouchement (terwa) jugé trivial. Enfin, si quelqu’un de
la famille, concerné par l’événement, ne saisit pas exactement de quelle « maladie » il s’agit,
il est mis au courant par une métaphore (« Une telle attend un étranger ») plutôt qu’en
prononçant le mot qui désigne le fait d’accoucher. La pudeur est donc de mise sur des réalités
1
Sur les représentations de la gestation, voir Walentowitz 2003 et 2012.
3
susceptibles de suggérer l’acte initial dont elles découlent, et dont l’évocation serait d’une
incongruité totale en présence de personnes à qui l’on doit le respect. Plus généralement, toute
allusion à des besoins relatifs au corps, y compris le fait de s’alimenter, est évitée, car la
civilité et l’humanité d’un individu se mesurent précisément au contrôle qu’il exerce sur les
impératifs du corps.
Entrer dans la terre
Un ou deux mois avant le terme de la grossesse, la femme retourne dans le campement de sa
mère – à moins qu’elle réside déjà dans ces lieux – et y réinstalle sa tente. Que la filiation soit
matrilinéaire, comme c’est le cas dans beaucoup de groupements touaregs, ou encore
patrilinéaire, le retour chez la mère ou chez une ascendante maternelle est le modèle
généralement suivi. La venue au monde du nouveau-né sera donc effectuée dans le cadre de
sa matrilignée, marquant son appartenance primordiale et orientant son intégration à la
société.
Dès les premières contractions de la parturiente, un espace à l’abri, isolé par exemple par un
paravent, est installé pour elle, soit dans la tente de sa mère, soit dans sa propre tente, soit à
l’extérieur, dans le lit de sable fin d’une vallée. Si l’opération se déroule dans la tente, du
sable éolien est ramené et déposé à l’intérieur. Les femmes de la « famille » au sens large
(comprenant la parenté sociale et pas seulement biologique) sont averties et accourent. A côté
de l’espace réservé à la parturiente, les lieux sont parfois volontairement saturés de présences
féminines2, offrant un bouclier contre toute ingérence imprévisible et dangereuse du monde
incontrôlé de « l’extérieur » qui pourrait s’infiltrer à l’occasion de l’arrivée du nouveau-né,
venu lui-même de la sphère de l’inconnu. Dans d’autres cas, au contraire, seules quelques
personnes de proximité assistent à l’accouchement.
Plusieurs femmes expérimentées entourent et encouragent avec calme la parturiente qui
travaille dans la position qui lui « convient le mieux » (Ag Erless, 2010 :340), couchée sur le
côté ou sur le dos, à genoux ou accroupie, quelquefois en se tenant au pilier de la tente pour
soutenir ses efforts (Walentowitz, 2003) ou à une corde fixée à la charpente en milieu
sédentaire (Barrère, 1987). Le nouveau-né n’est jamais touché ni tiré par les accoucheuses qui
par contre pratiquent des massages du ventre de la parturiente. Lorsque le bébé est expulsé, il
est accueilli par l’une des femmes qui assistent l’accouchée ou il « atterrit » sur la couche de
sable. La notion de contact avec la terre apparaît importante dans ce dispositif. De la mère qui
2
Situation que signale S Walentowitz (2003 : 135) dans l’Azawagh.
4
donne naissance en étant installée sur le sol (le lit n’est remonté qu’après l’accouchement), on
dit qu’elle « entre dans la terre » (tegaz amaDal), une expression utilisée également pour
définir l’attitude déterminée des guerriers qui s’affrontent en duel d’honneur face à face et
genou en terre3. Empoigner la terre dans cette position est une marque de détermination. On
recourt aussi à cette notion pour inviter un voyageur à recevoir l’hospitalité. « Entrer dans la
terre » connote l’idée d’y puiser une énergie originelle, de recourir à la force de l’élément
primordial, d’être animé d’une volonté inébranlable, enfin de faire étape pour reconstituer ses
forces.
Un parallèle est établi entre l’héroïsme du guerrier, destiné à se sacrifier, et celui de la femme
morte en couche, à travers le nom métaphorique donné à cette dernière dans l’Aïr : « celle de
la botte » (ti n wabuzag), l’assimilant au cavalier qui pratique le combat d’honneur,
affrontement ne comprenant que deux issues : vaincre ou mourir.
Dans cet ensemble de représentations, le bébé qui est sur le point d’échoir sur le sol semble
suivre une trajectoire comparable au parcours de la goutte primordiale de la cosmogonie
touarègue4. Cette substance indéfinie, jaillie du flux cosmique, tombe et crée l’espace-temps
du monde ici-bas, en rebondissant plusieurs fois, à la suite de son atterrissage. De même, le
choc de la rencontre avec la terre est censé donner au nouveau-né un « élan » capable de le
propulser vers le haut, sur le plan spirituel et social : c’est le début de son ascension, marquant
la « naissance » proprement dite, point de départ de son parcours.
Parcours ascensionnel
Tahut (en tamajaght), la « naissance », est donc en relation avec cette énergie abstraite, pleine,
gonflée, emplie d’éléments de l’univers à l’état virtuel, et qui se concrétise. Si l’accouchement
fait référence à quelque chose de simplement physique – comme toute excroissance qui sort
d’un corps animal, végétal, minéral –, la naissance par contre renvoie au domaine du spirituel
et du social. L’énergie qui se concrétise va parcourir des étapes importantes pour créer un
nouveau parcours et un nouvel univers. L’ascension concerne la continuité de l’esprit qui en
sortant a pris corps. La notion de « sortie » (anabagh) est importante. Elle implique l’idée de
« prendre forme », moins sur le plan physique, que sur le plan du « sens » que cette forme va
porter. Autrement dit, elle va incarner ce que la vision et le travail de la société vont opérer
pour qu’elle devienne signifiante. C’est donc à l’issue d’un « travail » social que l’être prend
forme humaine.
3
4
Voir « Genou », Encyclopédie Berbère, n° XX, Aix-en-Provence, Edisud, 1998, p. 3036-3042
Voir « Cosmogonie touarègue », Encyclopédie Berbère, XIV, Edisud.
5
Le nouveau-né est appelé amagar (« étranger », « hôte ») jusqu’à son baptême qui aura lieu
sept jours5 plus tard. Le baptême est interprété dans cette perspective comme la première
tentative d’apprivoisement et d’appropriation sociale de cet être venu de l’inconnu, alourdi
par un corps tout neuf, et propulsé vers un parcours ascensionnel qui va le conduire
progressivement à la réalisation de soi.
Les étapes successives qu’il aura à franchir au cours de sa vie tendront en fait à le rapprocher
de sa substance immatérielle d’origine, celle d’avant la naissance. Son cheminement, s’il se
déroule sans obstacle, l’aidera à se dégager progressivement de l’emprise du corps à travers
lequel il s’est matérialisé à la naissance. Le nom, et les différents surnoms qui lui seront
donnés, suivant l’affirmation de son caractère ou de son apparence, tempèrent en quelque
sorte l’étrangeté de cet être surgi du néant et qui a fait brusquement irruption dans la
communauté.
La notion centrale de « parcours » met en scène à chaque étape la tension qui lie et confronte
les ingrédients constitutifs des êtres que l’on peut décliner sous des registres variés – par
exemple le corps, l’âme, le souffle et l’esprit, ou la terre, l’eau, l’air, le feu – éléments entre
lesquels un équilibre éphémère doit être établi et sans cesse renégocié, jusqu’à ce que
l’enveloppe ou la coquille matérielle de l’être, c’est-à-dire le corps, retourne à la terre.
Eloigner le « vide »
Par rapport à la nature de cet être nouveau qui arrive de la sphère inconnue du « vide »
(essuf), certaines précautions sont prises. Le bébé, une fois soigneusement lavé par une
femme proche de la mère (grand-mère, parente maternelle ou artisane qui en général accueille
le nouveau-né et sectionne le cordon ombilical), le bébé est enveloppé entièrement, visage
compris, dans une étoffe propre, douce et légère. On le laisse au repos à côté de sa mère et on
évite de l’exposer, de le découvrir, de le manipuler, de l’exhiber ou d’en faire un centre
d’attention et de discussion. Cette attitude distanciée est destinée à apprivoiser son
« extériorité », c’est-à-dire ce qui le relie aux kel essuf, habitants du « vide » d’où il a surgi.
Pour contrebalancer les liens du nouveau-né avec l’essuf, un petit couteau en métal, forgé
dans un matériau illustrant par excellence l’activité humaine, est offert par les artisans de la
famille et sera placé à côté du bébé dans son berceau.
5
L’unité temps dite « jour » en français commence au crépuscule chez les Touaregs.
6
A l’hôpital, comme le décrit S. Walentowitz (2003 : 153-162) au sujet d’une femme
touarègue qui a accouché à Abalak, il arrive que le personnel intervienne sur la façon qui
« convient » pour traiter le nouveau-né, le sortant de son étoffe, le découvrant, le manipulant
et félicitant bruyamment la mère si c’est un garçon (alors que les bébés sont accueillis
favorablement quels que soient leurs sexes, chez les Touaregs). Cet agissement qui attire
l’attention sur l’enfant apparaît en décalage complet avec la réserve et l’indifférence
apparente de la mère et de son entourage, conduisant finalement à contrarier la vertu
protectrice de ce comportement calme, discret, distant et silencieux.
De même, les premières empreintes que laisse l’enfant sur la terre seront effacées, pour que
ses compagnons du « vide », c’est-à-dire de l’autre sphère, celle qui est parallèle au monde
connu, ne puissent l’identifier et chercher à l’attirer ou à s’emparer de lui, en le faisant dévier
de son itinéraire ascendant. Le bébé n’a pas encore acquis les outils culturels et sociaux
nécessaires pour résister à l’attraction de cet « ailleurs ».
L’empreinte est une marque importante, signifiante, homothétique, de l’individu lancé sur son
parcours : chaque fois que ce dernier franchit une étape en direction d’un nouvel espace de
connaissance (géographique, social, culturel), il laisse sa trace gravée sur le sol. Cette
empreinte de sandales représente un « crédit » remis aux êtres qui gardent le passage. Ce
crédit engage l’échange qui fonde le partenariat. Mais pour le pratiquer, le voyageur doit déjà
avoir une assise sociale et culturelle solide, pour ne pas perdre une partie de lui-même dans
cette transaction avec le monde inconnu. Ce n’est pas le cas d’un bébé ni d’un enfant trop
jeune qui n’ont pas la capacité de négocier un échange équilibré avec l’extérieur. C’est
pourquoi leurs traces ne doivent pas devenir une monnaie d’échange, ni avec l’univers qu’ils
viennent de quitter, ni avec celui vers lequel ils vont.
Dans la même perspective, les traces de la vie utérine d’avant la naissance, c’est-à-dire le
placenta et les résidus de l’enveloppe natale (membranes, sang, liquide amniotique) qui ont
imbibé le sable, sont enterrés discrètement à quelque distance de la tente. Accoucher à
l’hôpital ne permet pas toujours de pouvoir récupérer ces éléments (notamment le placenta),
bien que la demande (provenant d’ailleurs de femmes de milieux culturels variés) soit mieux
comprise aujourd’hui.
Gérer la « crise »
Pour la mère, une retraite rituelle de quarante jours est pratiquée. Le nom amZur désigne
littéralement le fait d’être tendue, contractée, oppressée ou en crise (eZur), non seulement sur
7
le plan physique mais mental6. La mère est en effet guettée par l’étrangeté de tout ce qui est
venu en même temps que le nouveau-né. Elle pratique alors une forme d’ascèse en ce qui
concerne son apparence physique associée à une cure de soins pour son organisme affaibli.
Elle reste chez elle à l’abri, renonce à toute coquetterie et s’occupe de reconstituer ses forces
par l’absorption notamment d’aliments « chauds » (afin de sortir de son état « froid » selon la
médecine thermique en vigueur chez les Touaregs 7 ), consommant de préférence des
nourritures liquides ou semi-liquides tièdes ou chaudes destinés à la fortifier et associés à des
breuvages curatifs à base de plantes8. La retraite post-partum – avec son régime alimentaire
de choix, l’absorption de mets chauds provoquant une forte sudation censée purifier et
régénérer la peau qui s’imprègne de l’indigo des vêtements9, l’immobilité et le repos qu’elle
implique – « est vécue comme la meilleure occasion d’embellir », ainsi que le décrit S.
Walentowitz (2003 : 149).
L’accouchée reçoit la visite de la famille et de l’entourage, surtout des femmes, tandis que le
père de l’enfant reste généralement en retrait, ne pouvant venir au grand jour dans le
campement de ses beaux-parents avec lesquels il entretient une relation d’évitement. Sa
présence reste donc discrète, ce qui ne l’empêche pas, pendant cette période, de charger un
proche de lui amener l’enfant quelques minutes pour qu’il le voit et le tienne dans ses bras. La
tendresse manifestée par les hommes touaregs pour les enfants est un comportement valorisé.
C’est à l’issue de sa retraite, lors de la fête appelée dans l’Aïr agamad n amZur, que la femme
procède à une toilette complète, se coiffe, se parfume, s’habille et s’apprête à retourner dans
le campement de son mari si le mode de résidence est virilocal, ce qui n’est pas toujours le
cas.
Les métamorphoses
Le nouveau-né de son côté fait l’objet de nombreux rituels10 qui pour la plupart rejouent le
travail de transmutation que nécessite chaque franchissement d’étapes.
Dès que l’enfant est né, son entrée dans la société est gérée et accompagnée par des figures
sociales essentielles dont la diversité rappelle la nécessité de la pluralité du monde. Parmi ces
personnages féminins qui interviennent ensemble ou séparément selon les circonstances et les
6
AmZur au sens large englobe les différentes étapes qui se succèdent de « l’accouchement, dit « entrée
d’amZor » (igguz n amZor) », jusqu’au « moment des relevailles nommé « sortie d’amZor », teggaz amZor) »
(selon S. Walentowitz, 2003 : 134).
7
Voir à ce sujet notamment Figueiredo (2001).
8
Voir par exemple au sujet des plantes utilisées, Gast (1968 : 319).
9
Au sujet des bienfaits du bleuissement de la peau à l’indigo, voir Claudot-Hawad (2010).
10
Voir à ce sujet Walentowitz (2003) ; Barrère (1987) ; Figueiredo (2001) ; Gast (1968 : 320)
8
disponibilités, on retrouve la femme d’honneur et de renom, qui est d’âge mûr, l’artisane et
l’affranchie, toutes réputées pour leur excellence et liées entre elles par leur appartenance au
même lignage.
Le rite appelé littéralement « coup du palais » (ewet n angha) peut renvoyer au simple fait de
donner au nouveau-né le colostrum, parfois dilué (l’expression s’utilise d’ailleurs aussi pour
les animaux), alors que dans certains milieux, on évite de le faire (dans l’Adagh par exemple,
Ag Erless, 2010). Dans ce cas, on lui substitue le frottement, à trois reprises, du palais du bébé
avec une substance sacrée, dont la composition révèle le modèle de références en vigueur
dans chaque milieu : il peut s’agir par exemple de l’eau qui a servi à diluer l’écriture d’une
tablette coranique chez les groupes religieux, liquide mélangé à du lait, ou à un peu de beurre
frais, ou à une datte mâchée par un personnage de haut rang, soit noble, soit religieux, selon
l’orientation idéologique et les fonctions privilégiées dans chaque groupe.
De même, lorsque le lait de l’accouchée ne « monte » pas, on subodore une « blessure de
l’âme » et on procède à l’administration d’un soin symbolique (par exemple, de l’eau qui a
ruisselé sur l’épée d’un guerrier de renom, ou l’eau de dilution de l’écriture d’un verset
coranique)11.
Une option suivie par beaucoup de groupes reste l’idée que le bébé doit être d’abord nourri
par du lait non maternel, et dans les jours qui suivent par au moins une femme d’une autre
catégorie sociale (« forgeronne » ou affranchie, faisant partie de la famille sociale et née au
campement, c’est-à-dire dont on connaît l’origine), réaffirmant le caractère composite du
monde, car c’est de la différence et de la complémentarité que naît chaque nouvelle entité
constituée d’éléments pluriels à l’image de l’univers. Maintenir cette multiplicité relève d’un
travail de construction sociale qui s’exerce dès la naissance. Cet événement, par ailleurs, crée
de la parenté de lait qui implique droits, devoirs et interdits (notamment matrimoniaux),
nouant les premiers fils du vaste réseau utile à un individu pour pouvoir tracer sa route,
exister et avancer.
On retrouve la diversité sociale des acteurs rituels dans la cérémonie de nomination. Le début
de la septième nuit après la naissance, c’est-dire le crépuscule, marque la sortie du nouveauné hors de la tente. La première cérémonie pratiquée à cette occasion est exclusivement
féminine. Un cortège se forme pour accomplir sept fois le tour de la tente, avec à sa tête des
femmes âgées représentant la parenté maternelle : dans l’Aïr, la première, tenant un récipient
rempli d’eau et un balai, ouvre la route en arrosant et balayant devant elle. Une autre porte le
11
Pratiqué également lorsque l’enfant tarde à naître, et auquel s’ajoute le « rite de dénonciation » décrit par S.
Walentowitz, montrant que, dans ce contexte matricentré, « ce n’est pas la femme qui menace [l’ordre social],
mais bien l’homme » (2003 : 139).
9
bébé dans ses bras. Une troisième tient une vannerie contenant dattes, fromage, mil, en
somme les ingrédients qui représentent la nourriture du pays. Enfin d’autres femmes, réparties
au début, au milieu, et à la fin du cortège, aiguisent chacune des couteaux en les frottant l’un
contre l’autre. Le cortège fait écho au bruit de raclement des lames en chantant ekeshkesh
ekeshkeh, onomatopée qui donne son nom à ce chant. Les couteaux et le fer incarnent le
monde des humains et son industrie par opposition au monde parallèle des génies, kel essuf,
d’où provient le nouveau-né. Symboliquement, c’est ce dernier que l’on sacrifie en pratiquant
l’échange des esprits-souffles qui l’habitent par d’autres esprits-souffles provenant du monde
civilisé. L’échange des esprits se fait en nommant d’abord ceux qui sortent : il s’agit souvent
d’un groupe d’esprits, toujours féminins, auxquels sont attribués des noms étrangers de
femmes, évoquant quelque chose d’insolite, d’incongru, de grotesque. Ensuite, sont énoncés
les esprits entrants, qui portent les noms de femmes de renom et de référence dans la société,
noms qui varient donc en fonction des générations et des groupes. Dans l’Aïr, les paroles du
chant pratiqué aujourd’hui mentionnent le départ de « mada », qui correspond à un état de
manque, de vide ou d’absence, et l’arrivée de deux personnages féminins qui ont des noms
musulmans berbérisés : Fatna et Aïssa (pour Fatima et Ghaïsha, allusion à la fille et à la
femme du prophète). Les formes Fatna et Aïssa évoquent, dans ce contexte, des noms
d’affranchis (ighawelen), c’est-à-dire la catégorie sociale qui incarne le renouvellement de la
société.
Les ingrédients contenus dans la vannerie sont broyés, certains mâchés, et c’est avec ce
mélange pâteux qu’est dessiné, sur les joues et le front du bébé, un motif triangulaire,
géométrie sacrée que l’on retrouve dans les maquillages rituels lors des grandes fêtes
touarègues12 ainsi que dans les décors touaregs (et plus largement berbères), gravés, peints ou
brodés sur divers supports.
C’est après le rituel d’ekeshkesh que, le lendemain à l’aube, l’enfant reçoit son nom, que ses
cheveux sont coupés et qu’a lieu le sacrifice d’un animal, jusqu’au grand repas collectif qui
achève les festivités.
Pour conclure, on voit bien à travers ce bref (et non exhaustif) aperçu d’événements associés à
la naissance que les soins dispensés à l’accouchée et au nouveau-né mettent en scène des
principes d’ordre de la société qui dotent de significations essentielles le parcours de chacun
dans le cadre de son environnement social et de ses rapports à la nature. Ces schémas sont
structurants et leur jeu rituel dessine un cadre ressenti comme rassurant et sécurisant. C’est
12
Voir Claudot-Hawad (2012).
10
pourquoi, même parmi les femmes qui habitent en ville et parfois dans une capitale, beaucoup
font le choix de faire naître leur enfant dans le campement maternel.
Le savoir hospitalier propose certes aux parturientes d’ « accoucher » en minimisant les
risques médicaux pour le bébé et pour la mère. Cependant, il ne permet en aucune façon de
« mettre au monde » un enfant dans la perspective touarègue 13 . Au-delà des difficultés
d’accès aux structures médicales modernes et de la méfiance ressentie par rapport à tout ce
qui relève de l’Etat, c’est également ce déficit de sens qui explique le manque d’attractivité de
l’hôpital pour les communautés qui produisent encore leur monde et leur imaginaire pour
penser la naissance, la vie ou la mort. Un imaginaire alternatif qui poursuit sa logique en
conservant une certaine autonomie par rapport au modèle hégémonique occidental, ce dernier
s’attachant d’abord à l’aspect matériel des réalités et se basant sur l’idée de l’isolement des
éléments qui constituent le monde. Le croisement de ces horizons enrichirait beaucoup les
perspectives14.
Bibliographie
Ag Eghless M. 2010. La grossesse et le suivi de l’accouchement chez les Touaregs Kel-Adagh
(Kidal, Mali). Bamako/Paris, La Sahélienne/L’Harmattan.
Barrère G. 1987. Naissance et baptême des enfants à Idélès (Ahaggar). Université de
Provence, Travaux du LAPMO, pp. 163-172.
Claudot-Hawad H. 1994. Cosmologie touarègue. Encyclopédie Berbère, XIV : 2137-2138.
Claudot-Hawad H. 1998. Genou. Encyclopédie Berbère, XXX : 3036-3042.
Claudot-Hawad H. 2001. Eperonner le monde. Nomadisme, cosmos et politique chez les
Touaregs. Aix-en-Provence, Edisud.
Claudot-Hawad H. 2010. Soigner, embellir, humaniser. Le bleuissement de la peau chez les
Touaregs. In G. Boëtsch, D. Chevé, H. Claudot-Hawad (Eds), Décors des corps. Paris,
CNRS, pp. 321-33
Claudot-Hawad H. 2012. Harmoniser l'homme au cosmos : maquillages rituels chez les
Touaregs (Aïr, Sahara central). In G. Boëtsch, A. Guerci, L. Gueye, A. Guisse (Eds). Les
plantes du Sahel. Paris, CNRS, pp. 387-399.
Escobar A. 1995. Encourntering development : the making and unmaking of the Third World.
Princeton, Princeton University Press.
Figueiredo C. 2001. Conceptualisation des notions de chaud et de froid: systèmes d'éducation
et relations hommes-femmes chez les Touaregs (Imedédaghen et Kel Adagh, Mali). Thèse de
doctorat, EHESS.
13
Perception que l’on retrouve dans bien d’autres sociétés, comme par exemple chez les Indiens du Guatemala
(voir Reynolds, 2013).
14
Voir à ce sujet les travaux critiques intéressants (par exemple Escobar, 1995 ; Pinet, 2013), menés notamment
en Amérique du sud, qui renouvellent les perspectives étroites du « développementisme ».
11
Gast M. 1968. Alimentation des populations de l’Ahaggar : étude ethnographique. Paris,
AMG.
Noël, M-F. 1997. La perception du corps, de l’état de santé et de la maladie dans la société
touarègue. Mémoire de maîtrise, Université de Strasbourg.
Pinet N. (Ed.). 2013. Être comme eux ? Perspectives critiques sur le développement en
Amérique latine. Lyon, Parangon/Vs.
Reynolds L. 2013. Au Guatemala, des sages-femmes indiennes luttent pour le respect des
droits des femmes en couche. In N. Pinet (Ed.), Être comme eux ? Perspectives critiques sur
le développement en Amérique latine. Lyon, Parangon/Vs, pp. 141-144.
Walentowitz S. 1998. Lait d’honneur et seins charitables. Les pratiques d’allaitement non
maternel chez les Touaregs de l’Azawagh. In D. Bonnet, C. Legrand-Sébille, M.F. Morel
(Eds), Allaitement en marge. Paris, L’Harmattan, pp. 111-114.
Walentowitz S. 2003. « Enfant de Soi, enfant de l’Autre ». La construction symbolique et
sociale des identités à travers une étude anthropologique de la naissance chez les Touaregs
(Kel Eghlal et Ayttawari de l’Azawagh, Niger). Thèse de Doctorat, Paris, EHESS.
Walentowitz S. 2012. Naissance chez les Touaregs de l’Azawagh. Encyclopédie Berbère,
XXIII : 5230-5235.
12