LES CAHIERS DU BOSPHORE
CIX
LA MODERNITE TURQUE
•
ADAPTATIONS ET CONSTRUCTIONS
DANS LE PROCESSUS DE MODERNISATION
OTTOMAN ET TURC
–
Etudes en hommage à Paul DUMONT
Dirigé par
Samim AKGÖNÜL
LES EDITIONS ISIS
ISTANBUL
© 2021 Les Éditions Isis
Publié par
Les Éditions Isis
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ISBN : 978-975-428-673-1
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Couverture: Calife/Prince ottoman Abdulmecid, Beethoven au Harem, (environs 1910/1917), huile sur toile, 154 x 211 cm, MSGSU Musée d’Istanbul
Resim Heykel.
LA QUESTION DU LEGALISME DANS
L’HISTOIRE OTTOMANE ET TURQUE
Erdal KAYNAR1
Introduction
Jusqu’à encore récemment, les réformes judiciaires en Turquie étaient un pilier de la perception positive dont jouissait le Adalet ve Kalkınma Partisi
(AKP) au pouvoir depuis 2002. La politique judiciaire poursuivie par le parti
islamo-autoritaire était louée comme un programme ambitieux et courageux
visant à établir un système judiciaire normatif centré sur le respect des droits
des citoyens et semblait être un pas important pour établir un régime politique
libéral plus démocratique. Les réformes étaient la preuve de la volonté de
l’AKP de dépasser l’héritage autoritaire de la modernisation kémaliste et
d’établir un véritable État de droit pour achever la modernisation de la Turquie en une société libérale et démocratique (Özbudun, Gençkaya 2009). Des
fissures dans ce programme de réforme apparaissaient comme des « fatigues »
temporaires qui disparaîtraient à mesure que l’AKP consoliderait son pouvoir
au sein des institutions étatiques au détriment des structures autoritaires anciennes, reliques d’un système kémaliste dépassé (Patton 2007).
Pourtant, ces dernières années, même les observateurs les plus bienveillants ont dû revenir sur leur jugement positif à l’égard du gouvernement
en place. Encore une fois, c’est sa politique judiciaire qui y tient une place
importante. D’une part, les critiques dénoncent, parfois rétrospectivement,
que les réformes judiciaires donnent des compétences importantes à l’exécutif
et à l’appareil sécuritaire permettant au gouvernement de contourner des lois
existantes qui viseraient la protection des droits des citoyens (Human Rights
Watch 2014). D’autre part, à un niveau plus élémentaire, on constate que le
système judiciaire et le pouvoir exécutif s’éloignent du principe même de
respect des critères légaux normatifs.
Ce développement se voit parfois attribuer le qualificatif de « néoottomanisme », suggérant la réactivation d’une tradition légale arbitraire spécifiquement ottomane au service des politiques actuelles. D’autres décrivent
ce développement comme une continuité de l’héritage autoritaire kémaliste
dont l’AKP n’aurait, au final, pas voulu s’affranchir. Or, comme chaque tentative d’établir une continuité historique, ces interprétations ont davantage des
1 Historien, maître de conférences à la Faculté des Sciences historiques Université de Strasbourg.
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ERDAL KAYNAR
choses à dire sur certaines façons de percevoir le passé que des parallèles réels entre l’histoire ottomane et turque et les développements récents de la politique turque (Danforth 2016). Dans les deux interprétations, on voit que l’on
s’intéresse à peine à la question de savoir si une forme de légalisme était pratiquée dans l’histoire ottomane et turque. De fait, plus qu’un retour en arrière
ou la continuation d’un héritage autoritaire, la politique de l’AKP pourrait
signifier la rupture avec une certaine obsession avec la légalité qui a marqué
l’histoire turque et ottomane.
1. La cohérence du système judiciaire ottoman et la question de la légalité
La question de la nature des conceptions juridiques et légales dans l’Empire
ottoman et dans la Turquie républicaine est depuis longtemps liée à des conceptions scientifiques biaisées de l’histoire du Moyen-Orient en général. Au
début du XXe siècle, Max Weber utilisa le terme de Kadijustiz pour caractériser la jurisprudence des sociétés musulmanes. Le terme désigne un système de
jugements informels qui ne répondent pas à des critères juridiques cohérents
mais à des considérations éthiques, émotionnelles ou pratiques exprimées sur
le coup : la partialité du juge, sa parenté avec des plaignants, son degré de
corruption, ses préférences patronales… dictent le verdict du kadi. Weber
décrivait ainsi une jurisprudence subjective, irrationnelle et arbitraire à
l’opposé du formalisme légal occidental fondé sur l’esprit systématique et
donc sur des valeurs juridiques normatives. Le terme est en quelque sorte le
pendant juridique de l’idée du « despotisme oriental », développée dans la
philosophie politique occidentale depuis le XVIIIe siècle pour décrire les régimes de l’Orient, y compris celui de l’Empire ottoman, comme des régimes
politiques suspendus à la volonté arbitraire du souverain (Schneider 1993,
Thomson 2008).
Ce paradigme a largement dominé les études orientalistes jusqu’à la fin
e
du XX siècle et continue à marquer la perception de l’Empire ottoman et en
particulier de son histoire légale2. Cependant, depuis les années 1980 environ,
l’idée de la Kadijustiz est de plus en plus mise à l’épreuve par des études spécialisées qui s’intéressent aux pratiques juridiques à l’œuvre dans l’Empire
ottoman (Agmon, Shahar 2008). À l’opposé des travaux précédents d’histoire
juridique, celles-ci analysent comment la combinaison de la loi religieuse
(şeriat) et de la loi dynastique (kanûn) marquait la pratique juridique d’une
façon cohérente pendant des siècles, sans que cette jurisprudence ait dû prendre une forme écrite. Elles dressent au total l’image d’une jurisprudence assez
formalisée. Les différents tribunaux faisaient valoir une importante cohérence
2 L’approche marque aussi des études classiques sur la loi islamique qui opèrent une distinction
entre le grand domaine de la loi divine (fiqh) qui répondrait à un certain formalisme et celui de la
loi pratique (charia) complètement suspendue aux circonstances politiques, une distinction déjà
anticipée par Max Weber. Voir par exemple (Schacht 1950.)
LA QUESTION DU LEGALISME
49
légale et respectaient dans la pratique des normes juridiques plus ou moins
identiques. Des plaintes similaires recevaient des suites comparables et les
verdicts prononcés apparaissent au final prévisibles3.
De même, des études sur la légitimation impériale souligne à quel
point le statut effectif du sultan dans l’Empire ottoman était éloigné de l’idée
du « despotisme oriental » et dépendait au contraire du respect de divers
idéaux et provisions. Le concept de « justice – adalet » issu de la philosophie
politique moyenne-orientale avec des racines préislamiques fut de fait le fondement de la légitimité impériale (Darling 2012). À cela s’ajouta également
une quête de légalité dans l’exercice du pouvoir en référence à « la loi ancienne – kanûn-i kadim ». En particulier à partir du XVIIe siècle, les ulema et
les bureaucrates ottomans développèrent une conception légaliste de
l’exercice du pouvoir en opérant une certaine distinction entre l’État et le souverain (Tezcan 2010, 46-78). Accuser le sultan d’avoir méconnu la loi était la
condition pour sa déposition, voire sa mise à mort – une pratique loin de représenter une exception dans la succession dynastique ottomane (Vatin,
Veinstein 2003).
2. Les Tanzimat et la restructuration du système juridique ottoman
L’idée de la légalité n’était donc pas étrangère à la tradition ottomane et son
système juridique répondait bien plus aux critères normatifs dans les périodes
prémodernes que cela n’est généralement admis. Au XIXe siècle, les hommes
d’État ottomans pouvaient ainsi faire recours à une culture juridique et légale
bien établie lorsqu’ils engageaient les réformes des Tanzimat visant la transformation de l’État et de la société de l’Empire. L’obsession avec les lois et la
légalité dont les hommes des Tanzimat faisaient preuve est, de fait, difficile à
saisir sans prendre en compte cette tradition ottomane du légalisme aussi bien
au niveau administratif que culturel. Cependant, ces réformes prirent rapidement une direction particulière qui montre que les paramètres de référence du
légalisme ottoman avaient changé. Ceux-ci n’étaient plus définis par des conceptions islamiques ou dynastiques de justice impériale mais étaient
d’inspiration occidentale.
Déjà dans les années 1830, le diplomate et homme d’État Sadık Rıfat
Paşa avait présenté le respect des lois et la quête de légalité comme une condition pour garantir l’ordre dans l’Empire ottoman et permettre ainsi son redressement (Sadık Rıfat Paşa 1974, 26-34). Si la notion de « l’ordre » avait déjà
défini la philosophie politique ottomane classique, au XIXe siècle un nouveau
langage socio-politique la mettait dans le cadre d’une perception universalisante du temps et de l’espace, exprimée dans le nouvel idéal de « civilisa3 Voir par exemple (Gerber 1994) ou (Ursinus 2005.) Il est intéressant de voir aussi que des
plaignants ordinaires faisaient souvent valoir une connaissance assez poussée du répertoire juridique. (Agmon 2006).
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ERDAL KAYNAR
tion – medeniyet », en rupture avec des perceptions cycliques prémodernes.
Ce développement redéfinissait aussi le concept de légalité. Dans les documents de l’administration ottomane, un état de non-légalité (exprimé à travers
des termes comme fesad, eşkiya... opposés aux mots d’ordre comme asayiş,
emniyet, nizam...) apparaît ainsi comme une atteinte au principe même de la
réforme de l’Empire ottoman (Reinkowski 2005, Türesay 2020).
L’importance du légalisme pour la transformation ottomane ressort
aussi de deux textes de références des Tanzimat, l’édit impérial de Gülhane de
1839 et le firman des Tanzimat de 1856. La notion de « justice – adalet » est
très présente dans les deux édits, mais y connaît un changement sémantique
qui l’éloigne des principes islamiques et impériaux et la rapproche de la notion moderne de l’État de droit. Le pouvoir arbitraire et irrationnel y apparaît
ainsi comme la plus grande atteinte à l’objectif du progrès ottoman. Un autre
indice du légalisme est la masse de textes législatifs pour laquelle la période
des Tanzimat est connue. Fondés sur la prérogative dynastique et séculière du
sultan de légiférer (kanûn), les Tanzimat se présentent comme un enchaînement de législations diverses (Findley 2008, 17). Cet élan de légiférer, qui
s’approche des développements européens par exemple en Prusse au début du
XIXe siècle, était le moteur de la mise en place d’une structure administrative
rationnelle suivant le modèle occidental (Davison 1963 ; Shaw, Shaw 1977).
Les décrets des Tanzimat étaient aussi les textes de référence du mouvement de codification qui avait débuté en Europe pendant les Lumières et
avait saisi l’Empire ottoman dès les années 1840. Ce mouvement est la manifestation la plus tangible de l’obsession avec la légalité. Par toute mesure, son
ampleur fut impressionnante. En moins de vingt ans, l’Empire s’était doté des
codes pénaux, agraires, commerciaux et civils. En 1864, l’établissement des
tribunaux nizamiye marqua l’émergence d’une nouvelle justice séculière, alternative à la jurisprudence religieuse. Le mouvement de codification et
l’établissement des tribunaux séculiers allaient être poursuivis jusqu’aux
toutes dernières années de l’Empire et continuer sous la République de
Turquie.
Comme cela est régulièrement souligné, la codification s’inscrivait
dans le processus de centralisation qui visait la mise en place d’une nouvelle
administration rationnelle et donnait à l’État ottoman un pouvoir historiquement inégalé sur ses sujets (Miller 2005, Findley 1989, 195-209). Le regroupement des lois dans des corpus normatifs établit un système juridique plus
standardisé et centralisé. Cela signifiait aussi l’encadrement officiel des aspects de la vie sociale qui, auparavant, échappaient à l’autorité étatique. D’un
autre côté, ce processus définissait aussi les droits des Ottomans. Même si
l’on concède que la protection des droits n’était pas l’objectif principal du
légalisme ottoman, il en reste que le mouvement de codification bouleversa
successivement l’ordre socio-juridique de la société ottomane. L’égalité des
Ottomans masculins et la protection de la propriété privée devinrent les principes juridiques de base de la vie sociale, préparant ainsi le terrain à de nouvelles formations politiques.
LA QUESTION DU LEGALISME
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Cette tendance politique libérale du légalisme des Tanzimat allait à
terme toucher la question de la structure du pouvoir politique dans l’Empire
ottoman et donner ainsi naissance aux interrogations sur le contrôle du pouvoir et la représentation politique. Certes, la motivation première de ces interrogations n’était pas d’inspiration démocratique mais légaliste. Elles visaient
à définir une nouvelle légitimité au pouvoir étatique dans un contexte de reconfiguration politique et proposaient d’organiser celui-ci selon des critères
rationaux et légaux. Cependant, les idées du contrôle du pouvoir et de la représentation politique avaient un potentiel politique propre. Reprises et transformées par les Ottomans, elles allaient donner lieu à l’émergence du constitutionnalisme.
Dès les années 1850, les Ottomans allaient s’approprier les édits des
Tanzimat pour pousser à la transformation de l’Empire et faire avancer leurs
propres revendications. Dans ce contexte, la constitution ressortit comme un
projet politique. Le constitutionnalisme ottoman était assimilé par différents
groupes sociaux dans leur lutte du pouvoir contre des structures existantes.
Les règlements internes dont se dotaient les communautés non musulmanes
(1862 pour les Grecs, 1863 pour les Arméniens, 1865 pour les Juifs) prirent le
nom de « constitution » et permirent aux nouvelles classes émergentes de contester les élites anciennes en faisant valoir une plus grande conformité de leurs
revendications avec des normes abstraites (Koçunyan 2018, 104-148).
Le constitutionnalisme se constituait en un mouvement politique puissant dans les années 1860 et 1870. En son cœur existait une préoccupation des
hommes des Tanzimat, celle de l’exercice arbitraire du pouvoir. Dans le constitutionnalisme, ce souci politique était élevé en une critique politique radicale. En effet, l’appel à la constitution dépassait son cadre pragmatique initial
pour s’imposer comme le véhicule principal de la redéfinition du pouvoir politique sous les principes de la souveraineté populaire dans tout le MoyenOrient. L’idée constitutionnaliste restait cependant fortement attachée au principe légaliste. La fusion entre l’État et le peuple à travers la représentation
politique et le contrôle effectif du pouvoir dans un cadre légal fixé se présentaient comme une nécessité au vu du respect des droits inaliénables des
hommes (Kaynar 2017a).
Après des tractations importantes et dans une situation de crise domestique et internationale, le jeune sultan Abdulhamid II promulgua la Constitution ottomane (Kanûn-i Esâsi) en 1876. Le texte faisait suite aux édits de Tanzimat et donna au mouvement de réforme une nouvelle dimension. Dans la
majorité des études, le texte est épinglé pour ne pas affirmer des principes
démocratiques de base, comme la souveraineté populaire ou la séparation
stricte des pouvoirs. Il est vrai que la Constitution ottomane soulignait la sacralité du sultan et lui donnait une position dominante au sein du système parlementaire. Néanmoins, ces provisions n’étaient pas suffisantes pour empêcher le développement d’une véritable opposition parlementaire qui mettait en
avant d’une façon systématique des questions de légalité pour pousser à un
changement de régime. Le fait même qu’Abdulhamid envoya en congé le
52
ERDAL KAYNAR
parlement en février 1878 montre que l’étendue de la contestation politique
dépassait ses prévisions. Il est à ce titre intéressant de voir que le sultan dût
justifier sa décision de suspendre le parlement en donnant un cap légaliste à
son projet de règne autocratique. Homme public proche du sultan, Ahmed
Midhat justifia la mainmise impériale sur le pouvoir exécutif dans la meilleure tradition des courants constitutionnalistes néo-absolutistes. Pour lui, le
sultan ne se mettait pas au-dessus des lois mais cherchait la conformité avec
la loi. En tant que représentant de la tradition étatique, il était l’incarnation de
la loi (kanûn şahsı) et en toute logique, singulièrement placé pour faire régner
l’État de droit dans l’Empire ottoman (Kırmızı, 2010, 53-65 ; Rubin 2018,
Pour le néo-absolutisme, voir Grimm 2016, 111-113).
L’importance historique de la Constitution de 1876 apparaît également
dans le développement que le légalisme prit sous Abdulhamid II. Alors que la
suspension de la Constitution avait un effet tangible sur le régime politique
préparant le règne autocrate du sultan, il n’y avait pas un impact comparable
sur le système juridique ottoman. De fait, le principe du respect des lois
n’était pas abrogé et continua à s’épanouir. Même pendant les années où la
répression hamidienne était au plus stricte, on retrouve ainsi des publications
juridiques qui présentent la Constitution ottomane comme le fondement de
l’organisation de l’État et la définissent comme la source de la protection des
droits des Ottomans (İbrahim Hakkı 1319 (1902)). Déjà les deux édits des
Tanzimat avaient noté que personne ne pouvait être condamné sans avoir bénéficié d’un procès public et équitable. La Constitution ottomane clarifia le
principe de la souveraineté juridique en déclarant les tribunaux ottomans
comme l’unique instance compétente à juger les sujets Ottomans. Du moins
en théorie, elle soulignait ainsi le principe de l’État de droit et celui de la séparation du pouvoir juridique des autres pouvoirs.
Tandis que le règne hamidien est généralement présenté comme une
période de pouvoir irrationnel, suspendu à la volonté du sultan despotique, le
légalisme a connu, au fond, des développements importants dans cette période
(Toprak 1992, 539). La mise en place d’un enseignement cohérent du droit,
notamment à l’École du Droit (Mekteb-i Hukuk) et à l’École d’Administration
(Mekteb-i Mülkiye), date de cette période. La circulation des périodiques
comme le Düstur (1863) et le Ceride-i Mehakim (1873) conçues comme des
références juridiques pour l’administration devenait plus systématique. De
son règne date aussi la création d’un poste de conseiller juridique auquel fut
nommé le juriste le plus célèbre de son temps, İbrahim Hakkı, futur grand
vizir de la Seconde Période constitutionnelle (Fujinami à paraître).
Ce dernier joua aussi un rôle important dans un autre développement
légaliste de la période hamidienne, cette fois-ci dans le domaine du droit international (Genell 2016, 255-275). Dans un souci de défendre la souveraineté
ottomane vis-à-vis des puissances occidentales, les hommes d’État ottomans
s’étaient très tôt référés au droit international et en particulier aux principes de
l’égalité des nations sur la scène internationale et du respect de la souveraineté de chaque État (Onaran 2013, 343-348 ; Palabıyık 2014, 331-351). La réfé-
LA QUESTION DU LEGALISME
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rence à l’égalité et à la liberté naturelle des nations avait son attractivité
compte tenu de la supériorité économique et géopolitique incontestée des
puissances occidentales. Or, dans la seconde moitié du XIXe siècle, l’idée de
la « civilisation » s’était fermement établie en droit international comme la
matrice d’un classement hiérarchique des nations en fonction du degré de
civilisation atteint par celles-ci (Gong 1984). À l’époque des Tanzimat, les
optimistes pouvaient encore croire au respect de la souveraineté étatique de
l’Empire. À la période hamidienne cela devint de plus en plus difficile. Pour
autant, c’est à cette époque que l’engagement avec le droit international devint plus systématique et qu’on constate une prolifération des traités sur la
question (Fujinami 2017)4. À l’époque de l’impérialisme, la connaissance du
droit international présentait l’espoir de pouvoir défendre la souveraineté ottomane. Le Hukuk-u Düvvel passionnait les étudiants aux écoles impériales. Il
servait de catalyseur pour le développement d’un esprit critique qui insistait
sur l’importance de la légalité dans l’objectif de défendre les droits des Ottomans, à la fois au niveau international que domestique (Mardin 2002 (1964),
48-53).
3. Les Jeunes Turcs et la justice
La défense des droits des Ottomans était au cœur du mouvement des Jeunes
Turcs qui se mit en place dans les années 1890 en opposition au régime
d’Abdulhamid. Les écoles modernes proposant un enseignement en droit
étaient l’un des viviers du mouvement qui regroupait une jeunesse refusant le
système autocrate néo-patrimonial du sultan. La haine que les Jeunes Turcs
nourrissaient à l’encontre du sultan est bien connue5. Elle peut paraître
comme relevant entièrement de l’affectif sans disposer d’un fondement idéologique. Cependant, la critique du sultan véhiculait une pensée politique libérale centrée sur le scientisme, la croyance dans le processus de progrès, et
l’idée que le constitutionnalisme est le système le mieux adapté à redresser
l’Empire ottoman (Kaynar 2021).
La dimension légaliste de la pensée jeune-turque s’exprime dans la critique la plus fréquente qu’ils énonçaient à l’encontre du sultan. Pour eux, Abdulhamid avait établi un régime de pouvoir illogique centré sur sa propre personne au mépris des besoins de l’Empire et des lois existantes. Dans un premier temps, l’évocation des « kavanîn – lois » se référait aux lois naturelles.
« Les lois » renvoyaient à l’impératif à s’adapter aux lois naturelles pour garantir le progrès, voire la survie de la société ottomane – un impératif ouvertement méprisé par le régime hamidien, obsolète et inadapté aux temps mo4 Une politique de publication sur la question était engagée dès le début des années 1880. Voir
(Kemalpaşazâde Sait et Cebrail Gregor 1299 (1882)); (Hasan Fehmi 1300 (1883)).
5 Les ouvrages de références sont de Hanioğlu 1995 ; Hanioğlu 2001. Pour l’aversion antihamidienne des Jeunes Turcs voir aussi (Kieser, 2002, 71-90).
54
ERDAL KAYNAR
dernes. Cette critique inspirée du positivisme et imprégné du social darwinisme de l’époque de la fin de siècle se trouve dans pratiquement chaque écrit
jeune-turc. Elle recevait cependant une dimension plus strictement légaliste en
ce qu’elle se mélangeait à l’appel à la restauration de la constitution ottomane.
Cet appel était le dénominateur commun du mouvement jeune-turc, au point
que le terme « Jeunes Turcs » est devenu la désignation courante pour
l’ensemble de l’opposition ottomane. L’appel à la constitution permettait régulièrement aux Jeunes Turcs de nouer des alliances avec d’autres groupes de
l’opposition ottomane (Kaynar 2015, 6-14).
Au fond, les Jeunes Turcs faisaient valoir une vision légaliste de
l’Empire ottoman. En attaquant le pouvoir arbitraire du sultan, ils lui reprochaient de ne pas respecter les lois ottomanes en vigueur et de condamner
ainsi l’Empire ottoman à un état d’infériorité vis-à-vis des puissances « civilisées »6. À l’instar de Montesquieu, les Jeunes Turcs dénonçaient le despotisme hamidien non seulement comme le pouvoir d’un monarque égoïste,
mais comme un véritable système entretenu par le sultan qui déstabilisait les
fondements de la société7. Dans un régime où la loyauté vis-à-vis du monarque primait sur tout autre critère, le peuple n’avait pas d’autre choix que de
mépriser la loi ottomane et recourir à la ruse et à la corruption pour faire
avancer leurs propres intérêts, menant au désordre et à la dégénérescence de la
société ottomane. Ce système généralisé de despotisme décrivait en somme
un état de non-droit. La critique du despotisme hamidien donnait ainsi à la
notion légaliste « d’ordre » de l’administration ottomane des Tanzimat un
contenu plus politique. « Adalet – Justice » réapparut comme un mot central
du langage politique ottoman, suffisamment vague pour désigner une pluralité
des choses, et quand bien même ancré dans la tradition légaliste ottomane
(Georgeon 1990, 20-32)8. Dans le discours jeune-turc, le mot « justice » était
traduit au niveau national et se dirigeait contre le principe même du pouvoir
irrationnel incarné par le despote Abdulhamid. En suspendant la Constitution
ottomane de 1876, le sultan s’était mis au-dessus des lois et avait condamné
l’Empire à un état arriéré. Le retour à un État de droit promettait la renaissance de l’Empire ottoman comme une puissance en accord avec les impératifs des temps modernes et respectée dans ses droits souverains sur la scène
internationale.
Dès le mois du juillet 1908, la « justice » émergea comme un slogan
central de la révolution jeune-turque. Le mot témoigne de l’énorme espoir mis
dans le nouveau régime constitutionnel qui promettait un nouvel Empire nettoyé des éléments irrationnels de l’Ancien Régime. Le passage au système
6 Voir par exemple K. M., « İdâre-i Hükümet’te Muvâzenet », Meşveret, no. 9, 13 avril 1896 ;
Halil Ganem, « İcmâl-i Mesaib », Meşveret, 29, 14 janvier 1898 ; Ahmed Rıza 1320 (1902), 14.
7 Voir par exemple Ahmed Rıza 1313 (1895), 32. Ce point avait déjà été anticipé par Midhat
Paşa en 1876. Elliot 1922, 228.
8 Pour la demande du respect des lois et l’incrimination des décisions arbitraires au niveau local,
voir Ben-Bassat 2009, 89-114.
LA QUESTION DU LEGALISME
55
parlementaire et la restauration du principe de légalité suggéraient aussi que
les grandes puissances arrêteraient leur ingérence dans les affaires internes de
l’Empire. Il ne pouvait y avoir des divergences d’intérêts entre les pays « civilisés » et l’Empire ottoman constitutionnel. Au vu des crises diplomatiques
qui commencèrent à secouer l’Empire ottoman dès octobre 1908 (avec
l’annexion de la Bosnie-Herzégovine par l’Empire des Habsbourg et la déclaration d’indépendance de la Bulgarie), l’État ottoman poursuivit son engagement avec le droit international pour faire valoir les droits souverains de
l’Empire9.
Mais le changement le plus important se produisit dans la politique intérieure. L’Empire connut une transition politique radicale, passant d’une monarchie absolutiste à un régime parlementaire. Malgré des imperfections évidentes, il s’agissait de la première expérience démocratique de masse au
Moyen-Orient qui n’aurait pas été possible sans la tradition du légalisme dans
la pensée politique ottomane. L’insistance sur les failles de la Constitution de
1876 dans l’affirmation de la souveraineté populaire et sur l’autoritarisme du
Comité Union et Progrès (CUP) en tant que principale force politique de la
Seconde Période constitutionnelle a mis au second plan les pratiques parlementaires qui témoignent de la radicalité du changement politique dans
l’Empire ottoman (Moroni 2017, 265-285). La question de la légalité du pouvoir politique se posait dès l’ouverture du parlement en décembre 1908. Les
parlementaires montraient un élan critique qui dépassait de loin les compétences conférées par la constitution. Au cours des premiers mois de
l’année 1909, la Chambre des députés ressortit comme l’institution législative
ultime où des propositions de loi étaient débattues, votées ou rejetées, alors
que la constitution ne prévoyait qu’un rôle annexe de la Chambre dans le
pouvoir législatif.
Les parlementaires étaient bien conscients du fait que la constitution
prévoyait un régime parlementaire sous tutelle de la monarchie, et essayaient
de changer également le cadre constitutionnel de leur action politique. Les
débats constitutionnels font partie des sujets les mieux étudiés sur la Seconde
Période constitutionnelle, mais leur importance politique n’a été étudiée que
rarement (Tanör 2016, 167-224). Les parlementaires essayaient de dépasser le
cadre restrictif de la constitution pour garantir le statut de la Chambre des
députés, toujours en évoquant l’esprit de la révolution constitutionnelle (Tunaya 1984, 65-67). Or, au fond, la pratique parlementaire avait créé un fait
accompli.
9 Voir le numéro spécial « Ottoman International Law », Journal of the Ottoman and Turkish
Studies Association, Vol. 3, No. 2 (Novembre 2016). Lénine nota dès août 1908 la futilité des
tentatives du gouvernement ottoman de jouer la carte du droit international qui paraissaient parfaitement asynchrone avec la haute période de l’impérialisme. « The Events in the Balkans and
Persia » & « Inflammable Material in World Politics », Proletary, nos. 33 & 37, 5 août 1908 &
29 octobre 1908. Repris dans The National-Liberation Movement in the Middle East, Moscou,
Progress, 1976, 12-19, 21-25.
56
ERDAL KAYNAR
Cela ressort clairement à la suite de l’incident du 31 mars : une fois
l’insurrection contre le régime constitutionnel supprimé, la Chambre et le
Sénat, réunis en assemblée nationale, décidèrent de déposer le sultan Abdulhamid II. La déchéance du sultan devait toujours avoir un sceau légal dans
l’histoire ottomane, mais cette fois-ci elle était décidée en suivant une procédure légale et prononcée au nom de la nation (millet)10. De surcroît, il
s’agissait d’une procédure qui n’était pas prévue dans la constitution de 1876,
mais créée par le parlement en tant qu’instance souveraine de l’Empire. Le
principe constitutionnel dépassait ainsi la forme écrite de la constitution : il
visait à affirmer l’idéal de la souveraineté populaire. Des procédés légaux
étaient ainsi mis en place pour élargir le sens de la constitution existante. Si
cet affranchissement du cadre légal prévu peut se présenter comme un départ
du principe de l’État de droit (Moroni 2017), il constituait au fond une lutte de
définition de l’esprit constitutionnel : le dépassement de la constitution écrite
signifiait une interprétation libérale de la notion de légalité. Loin de représenter un cas spécifique au Moyen-Orient, l’expérience ottomane se plaçait de
fait dans la tradition du constitutionnalisme depuis la fin du XVIIIe siècle selon laquelle la constitution se référait à un idéal politique et non pas à un
ordre du pouvoir existant fixé en lettres (Grimm 2016, 89-96).
Il n’est donc pas étonnant que le conflit autour de l’esprit constitutionnel fût au cœur du débat politique sous la Seconde Période constitutionnelle.
Des groupes politiques divergents s’affrontaient sur le sens à donner au constitutionnalisme, sur la forme que la constitution écrite devait prendre, sur les
limites du pouvoir politique, et sur la question de savoir où s’arrête la légalité
de l’action politique. Cette question était particulièrement sensible compte
tenu des épreuves que traversait le régime constitutionnel pendant la Seconde
Période constitutionnelle. Ainsi, elle se référait au statut que le Comité Union
et Progrès s’assimilait au sein de l’Empire ottoman.
Le rôle du CUP dans le régime constitutionnel s’imposa dès janvier 1909 comme un sujet central des débats politiques. En tant
qu’organisation clandestine, le CUP avait orchestré la révolte de juillet 1908
qui avait obligé le sultan à restaurer la Constitution de 1876. Son rôle dans
l’avènement du nouveau système ne faisait pas de doute et était unanimement
admis. Cependant, très tôt les adversaires du Comité commencèrent à épingler
le fait que celui-ci continuait à garder son caractère d’organisation sécrète et
influait par des procédés douteux sur la politique ottomane (Ahmad 1969, 28 ;
Sorabe 2011). Dès juillet 1908, le CUP avait commencé à s’implanter au sein
l’Empire ottoman et réussit en effet à établir une structure parallèle aux institutions étatiques qui lui conférait une position dominante dans le nouveau
régime constitutionnel. Ses adversaires dénonçaient cette structure parallèle
comme la manifestation d’un nouveau pouvoir opaque qui échappait au con10 Les minutes de cette session de l’assemblée nationale ne nous sont pas transmises dans leur
intégralité. Pour un résumé du débat sur la déposition du sultan, voir (Yunus Nadi 1325 (1909),
236-240.) Cf. Kaynar 2021, 852-855.
LA QUESTION DU LEGALISME
57
trôle, et décrivaient à partir d’une position légaliste le CUP comme une organisation extra-légale. Sa structure parallèle opérant dans le secret échappait
aux règles parlementaires et représentait un moyen de prise d’influence qui ne
devrait pas avoir sa place dans un État de droit. Pour ses adversaires, le CUP
défiait ainsi le principe de légalité et se mettait au-dessus des lois définies par
l’esprit de la constitution11. Pourtant, pour le CUP sa structure parallèle et
extra-légale était légitime au vu de ce même esprit de la constitution.
Contrairement aux attaques de ses adversaires et aux interprétations
historiographiques qui ont été avancées, le CUP n’avait pas abandonné le
principe constitutionnel. En réalité, il restait ancré dans la logique constitutionnelle, pilier de la pensée et de l’action des Jeunes Turcs, et était prêt à
jouer le jeu parlementaire. Si la politique du CUP représentait une interprétation certes autoritaire du constitutionnalisme, c’était précisément au nom de
l’intérêt constitutionnaliste (Kaynar 2017b). Ainsi, le Comité ne niait pas le
pouvoir qu’il exerçait dans l’ombre sur la politique officielle. Mais il le justifiait par la nécessité face aux menaces existentielles qui pesaient sur la révolution constitutionnelle : menace d’abord, d’un soulèvement venant des masses
populaires, qui n’avaient pas encore la maturité nécessaire pour comprendre
les principes constitutionnels ; menace aussi d’un excès d’élan révolutionnaire
et l’interprétation erronée du principe de « liberté » par le peuple ; menace
encore d’une attaque externe ; menace enfin du sultan Abdulhamid, qui, figure de l’Ancien Régime, pouvait toujours essayer de renverser la situation
politique. Compte tenu de ces dangers et aussi des évolutions en Iran et en
Russie qui avaient mis fin aux régimes constitutionnels respectifs, l’existence
d’une organisation parallèle capable d’intervenir dans la politique ottomane se
présentait comme une condition sine qua non de la survie du régime constitutionnel et dans l’intérêt même de la nation (Sohrabi 2011, 161-162).
L’incident du 31 mars conforta les unionistes dans cette position. Mobilisant l’armée pour contrer l’insurrection, le Comité démontra son double
rôle d’instigateur historique et de gardien du régime constitutionnel (Zürcher
2010, 73-83). Fort de cette confirmation, le CUP, plutôt que de penser réviser
ou ajuster sa politique aux nouvelles réalités de l’Empire ottoman, s’enfonça
dans son penchant autoritaire – toujours en faisant valoir la nécessité de protéger le principe constitutionnel. La loi martiale, décrétée le jour de l’entrée
de l’armée dans la capitale sous le commandement de Mahmud Şevket Paşa,
s’accommoda si bien de l’exercice du pouvoir par le CUP qu’elle fut régulièrement prolongée, couvrant de fait la majeure partie de la Seconde Période
constitutionnelle (Ahmad 1969, 48-49 ; Sohrabi 2011, 249-250).
Paradoxalement, cette mesure est le signe le plus visible de
l’autoritarisme unioniste, mais peut se lire en même temps comme son attachement aux principes de la légalité. Au lieu de suspendre le régime constitutionnel à l’instar d’Abdulhamid en 1878, le CUP faisait usage de la procédure
11 Voir notamment le célèbre article de Rıza Nur : « Görüyorum ki İş Fenâ Gidiyor », İkdam,
12 mars 1909. Un excellent résumé se trouve dans (Sohrabi 2011, 165-167).
58
ERDAL KAYNAR
légale d’état d’exception (idare-i örfiye/örfi idare), définie en 1877 pour permettre au pouvoir exécutif de se mettre au-dessus de l’ordre légal ordinaire
dans des situations de crise (Lévy 2016, 5-28). Régulièrement réinstaurée, la
procédure servait au penchant autoritaire des gouvernements ottomans, majoritairement sous contrôle du CUP. Elle satisfaisait leur volonté de renforcer le
pouvoir exécutif et d’arriver à une action politique plus efficace. Toutefois, il
serait trop facile de conclure à un simple mépris des principes légalistes et
constitutionnels. Le recours à l’état d’exception était toujours légitimé en référence aux crises que traversait l’Empire et, malgré des contraintes imposées
par ce régime extraordinaire, la continuité de l’État de droit était assurée. Tenant compte de la situation de crise quasi perpétuelle de l’Empire, en particulier à partir de 1911 et le début d’une décennie de guerre, le recours à l’état
d’exception paraît peu étonnant (Saint-Bonnet 2011). En ce sens, la simultanéité du constitutionnalisme et de l’autoritarisme dans l’Empire ottoman
n’était qu’une déviation des exemples européens. Elle se présente dans la lignée de la philosophie politique bourgeoise et son obsession du maintien de
l’ordre, si nécessaire, par des mesures extra-légales.
Au rythme de la succession des crises que connut la Seconde Période
constitutionnelle, les tendances autoritaires de la politique ottomane
l’emportèrent sur des courants plus libéraux. Les résultats furent néfastes et
après des années de guerres et d’épurations ethniques, en 1918 l’espace ottoman se trouvait entièrement transformé. Pour autant, cette politique ne s’était
pas réalisée au mépris du légalisme. Même pendant la Première Guerre mondiale, alors que le CUP avait établi de fait un régime dictatorial, le gouvernement préférait garder le sceau de la légalité constitutionnelle. Le parlement
restait l’instance législative suprême – même si les deux chambres, se réunissant dans des sessions raccourcies à quelques mois, ne faisaient majoritairement qu’approuver des décisions prises par décret.
L’État ottoman continua ainsi à légiférer et à construire ses actions politiques sur des lois. L’exemple le plus connu au niveau historiographique de
ce légalisme pendant la guerre est l’expropriation des non-musulmans pendant
le génocide des Arméniens. La « loi sur les biens abandonnés – emvâl-i metruke kânunu » d’octobre 1915 donnait un cadre légal aux spoliations des
biens arméniens (et était conséquemment attaquée au Sénat ottoman par Ahmed Rıza pour non-respect de la Constitution ottomane). La spoliation devint
ainsi une affaire légale actée, de sorte qu’une étude parle de « l’esprit des
lois », montrant comment la législation ottomane reflétait l’anéantissement de
la population arménienne (Akçam, Kurt 2012 ; Üngör, Polater 2011). Dans un
autre registre, l’engagement avec le droit international était également maintenu, à la fois pour défendre la participation ottomane à la Grande Guerre, et
pour légitimer l’annulation unilatérale des capitulations (Elmacı 2006). Et
c’est en pleine guerre, en 1917, que le gouvernement procéda à la dernière
grande réforme juridique : l’introduction du code de la famille par lequel le
dernier domaine des tribunaux de la charia était soumis à la jurisprudence
séculière.
LA QUESTION DU LEGALISME
59
4. Le mouvement kémaliste et la quête de légalité républicaine
La tradition légaliste était ainsi maintenue, même dans des situations extrêmes. À ce titre, il n’est pas étonnant que l’après-guerre soit également marqué par une obsession de la légalité. Le mouvement kémaliste qui se constituait dès 1919 comme une force de résistance au gouvernement officiel et à
l’occupation de l’Anatolie se formait aussi comme un mouvement légaliste.
Son action se décrit comme une quête de légalité. Si l’armée des « Forces
nationales – Kuva-yi Milliye » représentait sa force de frappe, celle-ci était
sous une supervision parlementaire. La « Grande Assemblée Nationale de
Turquie » se réunit en novembre 1919 à Ankara en tant qu’instance suprême
du mouvement nationaliste turc. Revendiquant être le véritable représentant
de la nation, l’Assemblée mettait en cause la légitimité du gouvernement officiel à Istanbul et cherchait aussitôt la reconnaissance sur la scène internationale. Si sa force militaire y était l’instrument principal, le gouvernement
d’Ankara poursuivait activement une politique légaliste. L’Assemblée faisait
preuve d’une assurance résolue dans ses pratiques parlementaires : elle
s’appropriait des procédés formels, et discutait et passait des lois sans cesse.
En automne 1921, l’Assemblée votait un texte constitutionnel (Teşkilât-ı Esasîye Kanunu). Au printemps 1924, elle adoptait une nouvelle constitution pour
la République de Turquie qui allait rester en vigueur jusqu’à 1961, jusqu’ici le
record dans l’histoire turque. Sa célèbre formule « le pouvoir, sans réserve ni
conditions, appartient à la nation – Hâkimiyet bilâ kayd-ü-şart Milletindir »
(art. 3) érigeait la nation comme l’unique source de souveraineté de la nouvelle république : les principes monarchiques et religieux n’étaient plus que
des éléments d’un temps révolu.
Une fois la République de Turquie établie, la nouvelle élite kémaliste
reprit la tradition des Tanzimat de réformer la société par l’acte de légiférer.
Le processus de codification continua, et une série de lois votées dans les années 1920 et 1930 visait à donner de nouveaux fondements à la société turque.
Les réformes légales et administratives, nommées la « Révolution turque –
Türk Inkilabı », faisaient preuve du volontarisme conservateur de l’élite kémaliste : un volontarisme qui tentait à changer la société par des mesures culturelles sans cibler les structures du pouvoir local et sans toucher aux piliers
socio-économiques du pays (Tuna 2018, p. 23-43). La croyance dans le pouvoir transformateur de la loi issue de la tradition étatiste turco-ottomane était
un pilier de ce volontarisme et s’est traduite dans une culture légaliste importante dont les traces sont encore visibles aujourd’hui.
De fait, l’obsession avec la légalité tenait une place charnière dans le
projet modernisateur républicain. Le légalisme kémaliste projetait la liaison
entre l’État et les citoyens en promouvant un ordre légal normatif auquel le
peuple pouvait se référer, et proposait un sens de justice qui était censé rapprocher les citoyens de l’État. Les facultés de droit tenaient dès les années 1920 une place centrale dans le programme éducatif turc, étroitement lié
au projet modernisateur de l’État (Özman 2010, 67-84). Le parlement turc,
60
ERDAL KAYNAR
même s’il était suspendu à trois reprises par des coups d’État militaires, a gardé très largement son autonomie dans le respect des lois12.
La République de Turquie n’était certainement pas démocratique :
l’élite kémaliste créa un régime autoritaire dominé par un parti unique
jusqu’en 1950 et poursuivait une politique de réforme sans prendre en considération les coûts éventuels pour les citoyens. Toutefois, elle n’abandonnait
pas les idéaux de la participation citoyenne et de la souveraineté populaire.
Surtout, elle ne se désengageait pas du principe de l’État de droit. Même dans
les périodes les plus dictatoriales, le gouvernement prenait soin d’inscrire son
action politique dans un cadre légal. Il était ainsi loin de poursuivre un pouvoir arbitraire. Ses actes politiques entraînaient des conceptions positivistes
légales et il respectait les normes juridiques qu’il s’était appropriées. En dépit
du caractère autoritaire indéniable de son régime, la Turquie a ainsi échappé à
la tentation fasciste de nier tout caractère normatif des valeurs juridiques et
légales et d’élever la décision politique en instance ultime du système politique, tel que le proposait Carl Schmitt dans les années formatives de la République turque13.
Conclusion
Loin des visions qui décrivent le système politique de l’Empire ottoman
comme un despotisme impérial et qui dressent l’image d’une République
turque entièrement suspendue à la volonté d’une élite dictatoriale, l’histoire
ottomane et turque montre que le légalisme était au cœur des projets sociétaux
depuis au moins le XIXe siècle. L’objectif principal de la tradition légaliste
était d’entériner le statut de l’État comme force dirigeante et réformatrice du
pays. Le légalisme était ainsi étroitement lié au statut exceptionnel que tient
l’État dans la culture politique turque et que Carter Findley a caractérisé de
« semi-divin » (Findley 2004, 231). Cependant, dans l’Empire ottoman
comme dans la Turquie républicaine, cette tradition dépassait sa référence
première. L’obsession avec la légalité avait des facettes multiples. Il existait
des interprétations du légalisme qui insistaient sur la valeur de l’État en tant
qu’organisme censé protéger les droits des citoyens et qui mettaient en avant
une conception plus libérale du principe de la légalité et de l’État des droits.
De même, le légalisme était ouvert aux appropriations par des citoyens qui en
transformaient le sens initial. Il donnait au peuple un langage politique puissant des droits et des moyens d’action centrés sur le respect des principes de
12 Dans ce sens, Jacob Landau écrit à propos du parlement turc : « (A)ttention to legality has, in
fact, characterised this body throughout its existence. » « Madjlis – 2. Turkey », Encyclopaedia of
Islam, 2e édition, vol. 6, 1037.
13 Voir au plus explicite son article en défense de Hitler « Der Führer schützt das Recht », Deutsche Juristen-Zeitung, no. 15, 1 août 1934, mais aussi divers ouvrages théoriques, notamment
(Schmitt 1928).
LA QUESTION DU LEGALISME
61
l’État de droit qui défiaient les limites officielles d’une obsession avec la légalité austère.
En ce sens, l’appropriation citoyenne de la culture politique légaliste
semble plus pérenne que sa continuité au niveau de l’État. À plusieurs égards,
le développement que la Turquie a pris sous le gouvernement de l’AKP se
présente dans la continuité des tendances autoritaires que la Turquie a connues depuis la fin de l’Empire ottoman. Cependant, cette évolution porte aussi
des nouveautés. L’une de ces nouveautés est un départ du principe de légalité.
Dans la Turquie d’aujourd’hui, les normes administratives et légales sont
mises à l’épreuve à un rythme quasi quotidien. Le respect des droits individuels, l’indépendance du système judiciaire ou la séparation des pouvoirs
semblent de plus en plus suspendus à une volonté politique arbitraire. Il serait
certainement erroné de faire de la nostalgie avec l’obsession de la légalité
dont le cœur n’était pas nécessairement progressiste ; pour autant, la politique
de l’AKP de se situer systématiquement au-dessus des lois contraste avec le
respect des procédures légales et juridiques qui a marqué la culture politique
turque et ottomane depuis, au moins, le XIXe siècle. En cela, cette politique
pourrait très bien représenter l’une des ruptures les plus importantes dans
l’histoire politique turque.
Toutefois, malgré des pouvoirs exécutifs inégalés dont dispose l’AKP,
la rupture avec le légalisme n’est pas complète et fait face à des résistances
importantes. Au sein des institutions étatiques, des décisions juridiques défient la politique du gouvernement régulièrement et contribuent au maintien
du principe de l’État de droit. Dans la société turque même, l’appel aux lois
en vigueur et aux droits humains reste l’une des demandes les plus courantes,
dénonçant de fait le régime de l’AKP comme un régime hors-la-loi. Ainsi,
l’obsession avec la légalité semble destinée à rester au cœur des luttes politiques en Turquie.
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