L’ÉCHEC DU PROJET BUFNOIR DE REGROUPEMENT DES SCIENCES
D’ÉTAT
Un révélateur de la forme disciplinaire des programmes d’enseignement supérieur
en France (fin du XIXe siècle)
Guillaume Richard
S.A.C. | « Revue d'anthropologie des connaissances »
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2019/1 Vol. 13, N°1 | pages 91 à 111
DOSSIER - « LA FABRIQUE DES PROGRAMMES
D’ENSEIGNEMENT DANS LE SUPÉRIEUR »
L’ÉCHEC DU PROJET BUFNOIR
DE REGROUPEMENT DES
SCIENCES D’ÉTAT
Un révélateur de la forme disciplinaire
des programmes d’enseignement
supérieur en France (fin du XIXe siècle)
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RÉSUMÉ
En 1892-1893, le projet du professeur de droit Bufnoir de proposer des cours
sur les « sciences d’État » communs aux étudiants des facultés de droit et de
lettres est un échec. Il permet néanmoins d’apprécier le mélange d’enjeux institutionnels et scientifiques qui président aux choix sur l’organisation des programmes d’enseignement supérieur. Sur le long terme, le projet Bufnoir s’inscrit
dans la constitution d’universités régionales en cours depuis les années 1880.
Sur le plus court terme, la controverse suscitée fait ressortir, d’une part, la
structure du champ académique parisien et le rôle particulier attribué à l’École
libre des sciences politiques, d’autre part, la conception dominante concernant
les programmes d’enseignement supérieur : celle de programmes étroitement
disciplinaires, selon une répartition informelle, mais relativement stable, des
savoirs entre facultés et établissements.
Mots clés : Facultés, Forme disciplinaire, École libre des sciences politiques,
Enseignement du droit, Troisième République
Revue d’anthropologie des connaissances – 2019/1
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GUILLAUME RICHARD
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L’échec d’un projet de réforme des enseignements peut être en soi révélateur
de la relation complexe existant entre les programmes d’enseignement supérieur et les structures universitaires et scientifiques, comme l’illustre le projet
porté en 1892-1893 par Claude Bufnoir, professeur de droit civil à la Faculté
de droit de Paris, devant le Conseil général des Facultés de l’Académie de Paris
(CGF). La controverse qu’il suscite met au jour les résistances au changement
et les routines intellectuelles des acteurs du champ académique, tout en confirmant des évolutions institutionnelles de long terme.
Ce projet, qui prévoit des « groupements d’enseignements » 1 entre les
facultés de droit et de lettres de Paris, s’appuie sur les possibilités réglementaires ouvertes par la réforme universitaire menée depuis le milieu des années
1880. Il s’agit de permettre aux étudiants des deux facultés de suivre des cours
partagés, afin d’obtenir des « diplômes spéciaux » délivrés par le CGF, à la
suite d’un examen commun. Trois sections (administrative, diplomatique, économique), au choix des étudiants, seraient créées, composant un programme
dans le domaine « des sciences politiques et des sciences d’État » (Bufnoir) 2.
Bufnoir fait une première proposition lors de la séance du CGF du
21 novembre 1892 et se charge d’un rapport, lu le 28 mars 1893 et discuté
le 24 avril 1893. Une commission composée de Bufnoir, Colmet de Santerre
(droit), Beudant (droit), Sabatier (théologie protestante), Himly (lettres), Lavisse
(lettres), Milne-Edwards (pharmacie) et Lannelongue (médecine), précise le
projet, transmis le 26 juin au ministre de l’Instruction publique. Le 24 juillet,
le CGF adopte une version fortement atténuée par rapport aux ambitions de
Bufnoir. Seules deux sections sont maintenues, les trois prévues par Bufnoir,
qui décalquent celles de l’École libre des sciences politiques (ELSP), donnant
l’impression d’une concurrence directe ; elles ne sont par ailleurs qu’indicatives, et les étudiants peuvent librement choisir les cours. Le diplôme est remplacé par de simples certificats, validés par le CGF mais sans examen commun.
Insatisfait de cette évolution, Bufnoir se replie sur les discussions au sein de la
1 Archives nationales (AN), AJ/16/2569. L’article s’appuiera principalement sur des cartons de la
série AJ 16 des AN (comprenant les archives de la Faculté de droit, du Conseil général des Facultés
et de la Faculté des lettres de Paris) et des Archives de Sciences Po Paris (ASP : correspondances
relatives à la position de Boutmy), ainsi que sur les données législatives et réglementaires de
l’époque (Beauchamp, 1880).
2 AN, AJ/16/2569, 21 novembre 1892, p. 222 (le carton contient le compte rendu mis au net
des délibérations du CGF d’avril 1891 à mai 1894 ; les cartons AJ/16/2562 et 2563, contenant
les comptes rendus avant mise au net, ne donnent pas d’information supplémentaire). Bufnoir
présente également son idée devant l’assemblée de la Faculté de droit de Paris, AN, AJ/16/1795,
15 juin 1893, p. 381 sq.
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FORME CURRICULAIRE ET
ENJEUX INSTITUTIONNELS
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Faculté de droit 3, qui conduisent à la création d’une mention de sciences politiques dans le doctorat en droit en 1895.
Les recherches historiques sur l’enseignement du droit et la formation des
juristes à l’époque contemporaine se sont multipliées depuis quelques années
(Sacriste, 2011 ; Audren et Halpérin, 2013), mais cet épisode est resté méconnu,
n’ayant laissé que peu de traces en l’absence de toute véritable mise en œuvre.
Il offre pourtant un point de vue pertinent pour croiser l’étude des évolutions
institutionnelles et la constitution des programmes d’enseignement, en plaçant
la question des curricula à la rencontre d’enjeux scientifiques (sur la délimitation des savoirs utiles au juriste) et institutionnels.
Le projet Bufnoir s’inscrit en effet dans la transformation de grande ampleur
décidée au début de la Troisième République, avec la création d’universités
locales et pluridisciplinaires regroupant les facultés d’une même académie 4. Des
mesures importantes sont prises dès 1885 : un organe commun, le conseil
général, est créé dans chaque académie, sous la présidence du recteur, afin
d’administrer les services communs aux facultés 5. Le corps « formé par la réunion de plusieurs Facultés de l’État dans un même ressort académique » et
représenté par le CGF obtient la personnalité morale en 1893 et prend le nom
d’Université en 1896, dirigée par le conseil de l’Université 6. La constitution de
quelques grands pôles universitaires (selon le projet déposé au Parlement en
1890) cède cependant la place aux revendications locales en faveur de l’octroi
du titre d’université à tous les établissements où existait un conseil général
des facultés (Weisz, 1983, pp. 134-161), dispersant l’effort de changement. De
manière plus circonscrite, l’enseignement juridique connaît également une évolution marquante, notamment avec la réforme de la licence en droit en 1889 :
l’enseignement initialement dominé par le droit civil et le droit romain s’ouvre
à de nouvelles matières comme l’économie politique ou le droit public.
Claude Bufnoir (1832-1898) compte, chez les juristes, parmi les promoteurs de ces transformations. Après sa réussite au premier concours d’agrégation en droit organisé en 1856, il fait pratiquement toute sa carrière à la Faculté
3 Le projet initial ne revient que ponctuellement devant le CGF. Le 30 octobre 1893, Bufnoir
confesse l’avoir négligé au vu des oppositions et suggère d’y réfléchir avec le doyen de la Faculté de
droit (Colmet de Santerre) ; le 27 novembre, celui-ci demande le retour au projet initial de Bufnoir.
Le 16 avril 1894, le vice-recteur évoque une dernière fois les programmes communs, mais Colmet
de Santerre répond que la Faculté de droit est désormais occupée à la réforme du doctorat.
4 Fillon (2018). Pour la défense de ce programme par l’un de ses principaux promoteurs, voir
Liard (1888, 1890).
5 Le conseil institué par l’art. 4 du décret du 25 juillet 1885 (Beauchamp, 1880, iv, p. 96) administre
les legs reçus par plusieurs facultés ; il est composé du recteur, des doyens et directeurs, et de
deux délégués de chaque établissement élus par leurs collègues. Ses compétences sont étendues
dès le décret du 28 décembre 1885 (Beauchamp, 1880, iv, p. 203 sq.). L’article 5 permet à tout
membre du Conseil « d’émettre des vœux sur les questions relatives à l’enseignement supérieur »,
faculté dont use Bufnoir en 1892.
6 Art. 71 de la loi du 28 avril 1893 portant fixation du budget général de l’exercice 1893
(Beauchamp, 1880, v, p. 247) ; loi du 10 juillet 1896 relative à la constitution des universités
(Beauchamp, 1880, v, p. 591 sq.).
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de droit de Paris et y devient professeur de droit civil en 1867. Même s’il reste
attaché à la centralité du droit civil et du droit romain dans l’enseignement juridique du XIXe siècle, Bufnoir considère que la réforme universitaire peut renforcer la dimension scientifique des facultés de droit. Prenant en compte les
réformes menées dans les facultés de lettres et de sciences (institution des
maîtres de conférences en 1877 ; bourses de licence et d’agrégation), il suggère le renforcement des exigences scientifiques en droit : la licence (allongée
à quatre ans) devrait selon lui attester la connaissance générale des matières
principales du droit, tandis que le doctorat serait uniquement composé de
deux thèses (dont l’une en droit romain ou en droit civil) 7.
Il est alors nécessaire d’analyser le projet de Bufnoir dans une double temporalité. L’analyse de long terme renvoie à la transformation des structures universitaires et disciplinaires françaises telles qu’elles ont été instituées à partir
de 1804. Le projet s’inscrit dans ce processus, tout en remettant en cause la
conception disciplinaire du diplôme. La controverse de court terme que suscite le projet soulève quant à elle des débats extrêmement vifs sur les enjeux
scientifiques, éducatifs et institutionnels. Elle n’atteint jamais le stade d’une véritable « crise institutionnelle » 8, vu l’ampleur limitée du projet et le recul rapide
de Bufnoir devant les oppositions. Mais elle met aux prises différents acteurs
qui partagent la même tendance réformiste. Bufnoir, comme Boutmy, le directeur de l’ELSP, qui cherche à empêcher le projet, sont investis depuis le début
dans la Société pour l’étude des questions d’enseignement supérieur, fondée en
1878, qui publie à partir de 1881 la Revue internationale de l’enseignement 9. La
controverse autour du projet est donc largement interne au milieu des réformistes. Elle fait ressortir le fonctionnement du champ académique parisien et
légitime la volonté d’intégration de certaines structures comme l’ELSP. Cet
établissement privé (au statut de société anonyme), fondé en 1871 avec un
projet scientifique d’envergure visant à en faire une « université des sciences
d’État » (Favre, 1989, p. 40 ; Damamme, 1987), est rapidement devenu une
école professionnelle préparant les futures élites administratives et bénéficiant
de soutiens dans le milieu politique et universitaire. Sous la bannière variée
des « sciences politiques », il regroupe des cours géographiques, économiques,
historiques ou de droit comparé (Favre et Pays, 1986). Le projet de Bufnoir
7 Bufnoir (1893, p. 41), Hakim (2008, pp. 53-60). Bufnoir critique en particulier les examens
précédant les thèses juridiques, qui n’étaient à l’origine qu’une répétition des examens de licence.
Sur l’évolution du doctorat en droit, voir Richard (2015, pp. 169-181).
8 Lemieux (2007, p. 196). La controverse correspond en ce sens à un conflit (ou plutôt à un
processus conflictuel) se déroulant dans un espace social relativement clos et autonome, où
fonctionne le jugement des pairs.
9 Prost (1968, p. 224), Weisz (1983, p. 64 sq.). Sur le rôle de Bufnoir, voir Hakim (2008, pp. 53-54).
La Société défend l’autonomie universitaire fondée sur l’expertise scientifique et la décentralisation,
non sans conflits entre ceux qui sont attachés à une défense libérale de l’indépendance de
l’enseignement supérieur vis-à-vis de l’État et ceux qui promeuvent le corporatisme universitaire
(Weisz, 1983, p. 71). Outre Bufnoir et Boutmy, qui ont pris part à sa fondation, Lavisse en est le
secrétaire général.
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semble alors heurter de front ce qui fait l’identité même de l’ELSP et son rejet
confirme la logique facultaire au moment même de la création des universités.
Il s’agit ainsi de saisir (au niveau des représentations et non des pratiques)
comment le climat de transformation institutionnelle lié à la formation des
universités suscite des projets pour sortir du cloisonnement des différentes
facultés et valoriser un modèle pluraliste d’organisation du champ de l’enseignement supérieur. La forme disciplinaire des programmes résiste cependant sans
réelle remise en cause. Les obstacles mêlent la concurrence d’autres établissements, la représentation disciplinaire de savoirs séparés et le poids représenté
par le diplôme, défini selon le schéma institutionnel, professionnel et social issu
de la période napoléonienne.
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Le projet Bufnoir entend atténuer les frontières disciplinaires, liées, dans le système français, à la spécialisation et à l’étanchéité des cinq ordres de facultés
(théologie, droit, médecine, sciences, lettres), intégrés à l’Université nationale 10.
Cette organisation, quelles que soient ses mutations au cours du XIXe siècle,
reste jusqu’en 1885 conçue de façon verticale : les facultés d’un même lieu
n’ont pas de lien administratif entre elles, ni pour leur organisation, ni pour
leur enseignement, et ne dépendent que de leur hiérarchie (recteurs au niveau
académique et ministre) 11. Les programmes sont définis pour chaque ordre de
faculté.
Des tentatives pour rapprocher les facultés existent pourtant dès le milieu
du XIXe siècle, avant de devenir un enjeu central à la fin du siècle. Depuis les
années 1850, les étudiants en droit doivent s’inscrire à deux cours de la Faculté
des lettres 12. Le ministère de l’Instruction publique le justifie par un double
objectif : renforcer l’assiduité et la discipline des étudiants en droit, souvent
théorique dans les grandes facultés, comme à Paris ; mais aussi éviter que ces
étudiants ne se détachent de la « culture littéraire si nécessaire pour toutes
10 Loi du 11 floréal an X (1er mai 1802) sur l’Instruction publique et loi du 22 ventôse an XII
(13 mars 1804) relative aux Écoles de droit (Beauchamp, 1880, i, p. 81 sq. et 133) ; l’Université
(qui regroupe tous les établissements d’enseignement du territoire) est organisée par le décret du
17 mars 1808 (p. 171).
11 Ce qui vaut sur le plan administratif n’empêche pas par ailleurs les contacts entre professeurs
des différentes facultés, particulièrement dans le cadre très actif des sociétés savantes locales.
12 À la suite de l’art. 13 du décret du 10 avril 1852, qui réorganise les baccalauréats ès lettres
et ès sciences (Beauchamp, 1880, ii, p. 216 sq.). Le décret du 22 août 1854 sur le régime des
établissements d’enseignement supérieur (art. 7, p. 358) permet qu’un des deux cours soit choisi
au sein de la Faculté de théologie ou des sciences. La mesure cherche aussi à assurer un public dans
des facultés qui ne comptent que peu d’étudiants jusqu’aux années 1880 (Prost, 1968, p. 227).
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TRADUIRE L’UNITÉ SCIENTIFIQUE DES
FACULTÉS DANS LE CADRE UNIVERSITAIRE
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les carrières auxquelles conduit l’étude du droit » 13. Le juriste doit manifester
son caractère d’honnête homme en maintenant le lien avec la culture générale secondaire à dominante littéraire 14. L’obligation perdure pendant tout le
Second Empire 15, puis semble tomber en désuétude – sans que son application
paraisse avoir été rigoureuse. Elle est imposée dans un cadre institutionnel à la
fois centralisé (sous le contrôle du ministère de l’Instruction publique) et cloisonné entre les facultés. Il ne s’agit pourtant pas de créer un espace scientifique
commun aux facultés, mais simplement une double appartenance des étudiants.
Cette conception de l’enseignement supérieur peut être qualifiée d’administrative : les facultés s’insèrent dans une hiérarchie sous l’égide du ministre ; les
conditions d’étude pour les étudiants doivent être identiques en tout point du
territoire et dans chaque faculté.
Cela va de pair avec la volonté, sensible dès la Monarchie de Juillet, d’uniformiser les programmes d’enseignement. Poser un cadre national garantit l’homogénéité des connaissances enseignées et permet la circulation des étudiants
qui changeraient de ville. Le discours ministériel met en avant l’interdépendance
des facultés et l’objectif de collaboration scientifique, faisant émerger une possible complémentarité des disciplines des différentes facultés 16. Pourtant, là
encore, la dimension administrative l’emporte et le Second Empire renforce le
contrôle sur l’enseignement et les programmes. Chaque professeur doit transmettre au ministère le plan annuel de son cours pour approbation. L’inspection
générale des facultés, recréée en 1852, assure la surveillance de l’enseignement et le contrôle des programmes ; même si celui-ci est le plus souvent favorable aux enseignants, du moins en droit, quelques tensions suffisent à trahir la
volonté normalisatrice 17.
Ce modèle ancien de rapprochement entre facultés est supplanté, sous la
Troisième République, par des projets à vocation plus directement scientifique.
À Paris, le contexte de réforme universitaire de la fin des années 1880 favorise
les incitations faites aux « étudiants d’élite » à « ne point s’enfermer dans leur
Faculté », en facilitant la réalisation de programmes combinés et en adaptant
13 Circulaire ministérielle du 9 juillet 1855 (Beauchamp, 1880, ii, p. 442).
14 Sur l’idée ancienne d’une formation juridique « humaniste », voir Rials (2009). Cet aspect
perdure jusqu’à la réforme du baccalauréat de 1902, qui permet aux bacheliers « modernes » (non
latinistes) d’accéder aux études de droit, non sans vives réactions de certains juristes (cf. Esmein,
1902).
15 Cf. encore la circulaire du 28 septembre 1866 (Beauchamp, 1880, ii, pp. 706-707), qui uniformise
les formalités d’inscription entre toutes les facultés.
16 Instruction du 22 juillet 1855 (Beauchamp, 1880, ii, pp. 442-443) : « Les cours de chaque
Faculté ne sont pas indépendants les uns des autres […] il importe que le haut enseignement, dans
son ensemble et dans ses détails, forme un tout proportionné et harmonieux, et que sous la variété
infinie des aperçus se cache une unité puissante et féconde. » La transmission est prévue en lettres
(art. 14 du décret du 10 avril 1852), puis étendue à toutes les facultés en 1855.
17 Sur cette inspection pour le droit, voir Laquièze (1989) ; l’effectivité et la sévérité du contrôle
sont très variables (Richard, 2015, pp. 403-408).
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18 Rapport de Lavisse au nom du Conseil général des facultés de Paris au ministre sur la situation des
facultés en 1885-1886 (AN, AJ/16/2604), pp. 136-137 ; rapport de Louis Liard, alors directeur
de l’enseignement supérieur, sur le décret du 28 décembre 1885 (Beauchamp, 1880, iv, p. 213).
Le ministère de l’Instruction publique incite les conseils des facultés à diffuser non seulement
des affiches, mais aussi des brochures plus complètes (circulaire du 31 décembre 1885 relative à
l’exécution du décret du 28 décembre 1885, Beauchamp, 1880, iv, p. 222 sq.).
19 Rapport présenté par M. Labbé au nom de la commission chargée de préparer la réponse du conseil
général aux questions posées dans la circulaire ministérielle du 18 mai 1886, p. 5 (AN, AJ/16/2605).
20 AN, AJ/16/2604 (Rapport Lavisse, p. 137). À Nancy, dès 1886-1887, une affiche spéciale
présente les cours des facultés de lettres et de droit consacrés aux « sciences historiques et
politiques » (ASP, 1 SP 52).
21 AN, AJ/16/2569, 21 novembre 1892, p. 222.
22 Des « directeurs d’étude » doivent exercer « une certaine direction et un certain contrôle
très immédiats sur le travail des élèves » (Bufnoir, 24 juillet 1893), afin de canaliser les aspirations
des étudiants et d’équilibrer ici ce qui serait perdu en homogénéité par ailleurs, avec le recul de
la culture commune à tous les étudiants d’un même groupe disciplinaire. Dès lors que le parcours
d’étude n’est pas fixé a priori, la direction d’études doit créer, sur le modèle des écoles spéciales
ou de certaines universités étrangères, une relation particulière entre maître et élève, selon un
modèle de formation qui relativise le cours magistral. Cet « encadrement rapproché de l’étudiant »
(Bienvenu, 1985), rappelant le rôle du « plan d’études » à l’ELSP (cf. affiches présentant les cours
de l’ELSP, ASP, 1 SP 3), devient une préoccupation plus générale à partir des années 1880 (Rapport
présenté par M. Labbé au nom de la commission chargée de préparer la réponse du conseil général aux
questions posées dans la circulaire ministérielle du 18 mai 1886 [extrait de la RIE, 15 avril 1887], Paris,
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et coordonnant les horaires entre facultés 18. Le CGF, qui contrôle les programmes annuels de chaque faculté, doit en assurer la « coordination nécessaire au bien des études et aux intérêts des étudiants » (art. 6 du décret du
28 décembre 1885). Pour la direction de l’enseignement supérieur, il s’agit de
faciliter et favoriser des parcours croisés d’étudiants entre les facultés. Le CGF
envisage ainsi, en 1886-1887, de signaler aux étudiants les points de contact
qu’ils pourront trouver dans d’autres facultés. Contrairement à l’objectif professionnel des diplômes, les « enseignements facultatifs qu’ils [les étudiants]
ajoutent à la somme des connaissances indispensables à leur profession ou
au succès dans l’école à laquelle ils appartiennent » ont un enjeu scientifique,
affranchi du rattachement facultaire 19. Des affiches présentant les cours annuels
de l’ensemble des facultés sont imprimées, avec un classement par groupes de
matières communs à plusieurs facultés 20. La réflexion se fait aussi plus ambitieuse, en suggérant de créer des chaires nouvelles ou des services communs,
notamment de bibliothèque. Mais la délivrance de certificats d’études est renvoyée à la décision de chaque faculté.
Le projet de Bufnoir, débattu au CGF à partir de novembre 1892, prend
prétexte de l’impression de l’affiche commune pour défendre un véritable programme d’études entre plusieurs facultés : l’attrait d’une validation par le CGF
doit inciter les étudiants à croiser les cours ; le premier regroupement concernerait « des sciences politiques et des sciences d’État » enseignées par les
facultés de lettres et de droit 21. Dans son rapport du 28 mars 1893, Bufnoir
relève la nécessité d’offrir aux étudiants d’une faculté des « compléments
utiles » dans l’enseignement d’une autre faculté, à l’aide d’une direction d’étude
chargée de les guider 22. Se référant aux discussions tenues depuis le congrès
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international de l’enseignement supérieur et de l’enseignement secondaire tenu
en 1889 à Paris, il propose un « ordre d’enseignement distinct », réunissant,
sinon toutes les « sciences sociales », du moins les « sciences économiques
et administratives, sciences politiques ou encore sciences d’État », et cela à
moyens constants (puisqu’il s’agit de partir des cours existants). Le champ de
savoir qu’il identifie (les « sciences d’État ») ne s’insère pas dans un ordre particulier de facultés, selon la logique disciplinaire qui y préside, mais transcende
celle-ci 23.
Dans l’esprit de Bufnoir, le centre de cet enseignement reste bien la faculté
de droit, mais certains cours de la faculté de lettres doivent compléter ce que
les juristes ne peuvent enseigner. En 1881, au nom de la section de droit du
groupe parisien de la Société pour l’enseignement supérieur, Bufnoir avait déjà
mis en avant le rôle des juristes dans l’enseignement des « sciences politiques et
administratives » ou « sciences d’État » (Bufnoir, 1881, p. 381), ensemble complexe associant « les sciences historiques, les sciences administratives et les
sciences économiques ». Les facultés de droit devaient pouvoir « enseigner le
droit dans toutes ses branches ainsi que les sciences annexes, telles que l’économie politique et financière » (Bufnoir, 1881, pp. 391-392). Même si ces savoirs
restent pour lui secondaires par rapport au droit civil, ils se rattachent naturellement aux facultés de droit : leur part juridique est « prépondérante », et
l’enseignement du droit s’est déjà étendu depuis les années 1860 à l’économie
politique et au droit public 24. Le projet de 1892 consiste à y ajouter les cours
de lettres (histoire et géographie principalement) qui permettent de former un
groupe d’enseignements ne correspondant pas aux limites des facultés, mais
résultant de leur collaboration. Le projet de Bufnoir en matière de « sciences
d’État » consiste ainsi à prévoir une forme curriculaire, la structuration d’un
ensemble d’enseignements organisés aboutissant à une certification, qui ambitionne de dépasser ou d’assouplir la forme disciplinaire dominante dans le système d’enseignement issu de la période napoléonienne 25.
La signification de ce projet pour Bufnoir est double, à la fois scientifique
et pratique : cet enseignement commun crée un espace scientifique commun
pour des savoirs séparés par les barrières facultaires ; il a aussi une vocation de « préparation utile aux carrières administratives, diplomatiques, consulaires et coloniales » pour les étudiants en droit qui ne se destinent pas à
devenir juristes, mais ont besoin d’un diplôme juridique pour accéder à certains
Armand Colin, p. 11 [AN, AJ/16/2605]). Cela favorise les conférences pratiques dans les facultés de
droit (Richard, 2011, pp. 206-208) et, surtout, de lettres et de sciences, avec la création des maîtres
de conférences (arrêté du 5 novembre 1877, Beauchamp, 1880, iii, p. 166).
23 Cette analyse peut être rapprochée de la distinction faite par Bernstein (2007, pp. 33-34, 91)
entre les catégories singulières (correspondant à des structures très fortes et spécialisées) et les
régions (aux découpages plus flous et intégrant la vocation professionnelle des savoirs).
24 Contrairement à la critique des facultés de droit que Boutmy, membre de la section de droit,
a faite lors des discussions préalables au rapport, les jugeant incapables de sortir de l’exégèse des
lois pour étudier leur milieu social d’application.
25 Sur la différence entre forme curriculaire et forme disciplinaire, voir Forquin (2008, p. 18).
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postes de l’administration (Bufnoir, 1893, pp. 46-47). Après l’abandon des projets des années 1870 et 1880 visant à créer une école spéciale (avec le projet
Carnot d’École d’administration en 1876) ou une faculté de sciences politiques
(qui passerait par la nationalisation de l’ELSP), Bufnoir défend le rattachement
des sciences politiques aux facultés déjà existantes, celle de droit principalement 26, mais aussi celle de lettres, en s’appuyant sur le développement en cours
des universités. Ce système, au-delà de Paris, aurait vocation à s’étendre dans
les « centres universitaires bien constitués », pour renforcer le processus de
« décentralisation » universitaire 27. Mais le souhait d’assouplir le cadre disciplinaire pour favoriser le modèle de l’université, réceptacle unitaire des savoirs en
dehors d’une trop stricte division du travail scientifique, pose deux problèmes :
il risque de remettre en cause le lien entre certification académique et facultés
et reprend des conceptions au cœur de certains établissements extérieurs aux
facultés, créant une situation de concurrence.
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Le lien entre programmes d’enseignement, examens et diplômes, est au cœur
du projet Bufnoir. Celui-ci évoque des « diplômes spéciaux au nom du Conseil
général » (21 novembre 1892), puis, de façon plus limitée dans le rapport de
mars 1893, des « examens correspondant à l’ensemble ou à un groupe déterminé de ces études » et des « certificats spéciaux ». Pour Bufnoir, les examens
et le diplôme sont une nécessité afin de rendre la formation utile aux étudiants
et de la distinguer des simples affiches réalisées jusqu’alors. On peut y voir
une des raisons de l’échec du projet : en suggérant un diplôme délivré directement par le CGF, le projet Bufnoir rompt avec la logique poursuivie depuis
Napoléon, que le regroupement des facultés dans les années 1880-1890 n’a
pas remis en cause, et a même accentué, en confirmant le cadre facultaire des
examens.
La délivrance des diplômes, liée à la compétence spéciale attestée par
les examens et présidant à la collation d’un grade universitaire, reste l’apanage de chaque faculté, au nom de l’État ; le monopole étatique de la collation des grades, atténué en 1875 avec le système du « jury spécial » (jury
mixte composé de professeurs des facultés d’État et des facultés libres)
pour les étudiants des établissements libres, est de nouveau restauré en
1880 au profit des seules facultés d’État 28. La réglementation nationale fixe
26 Sur le basculement des juristes en faveur de cette solution au début des années 1880, voir
Favre (1989, pp. 83-110).
27 AN, AJ/16/2569, 28 mars 1893 (rapport numéroté à part, de 1 à 4).
28 Le monopole de l’enseignement, prévu par le décret du 17 mars 1808 portant organisation de
l’Université (Beauchamp, 1880, i, p. 171 sq.), est tempéré par la loi du 12 juillet 1875 (Beauchamp,
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AFFRANCHIR L’ENSEIGNEMENT
DES DIPLÔMES DES FACULTÉS
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1880, iii, p. 12 sq.). Celle-ci ne supprime pas le monopole de l’État dans la collation des grades
(puisque la collation reste déterminée par la législation étatique), mais celui des agents de l’État pour
délivrer les diplômes conduisant aux grades universitaires (puisque des professeurs des universités
libres, en pratique catholiques, peuvent participer au « jury spécial » d’examens), cf. Prélot, 2008,
pp. 1276-1281. La loi du 18 mars 1880 (Beauchamp, 1880, iii, p. 388 sq.) revient au « monopole
dans le monopole ».
29 Rapport du doyen de la Faculté de droit de Paris (Colmet de Santerre), en décembre 1892,
pp. 16-17 (AN, AJ/16/1786). Bufnoir, partisan de la liberté des professeurs dans leur enseignement,
n’est guère favorable à la multiplication des options de licence, qui risquent d’effriter le socle
juridique commun (droit romain et droit civil). La réforme de la licence en droit de 1895, qu’il
inspire (Hakim, 2008, p. 58), limite le nombre important d’options prévu en 1889 ; de même, dans
le projet de cours communs, son système de sections n’offre qu’une liberté limitée à l’étudiant, au
regard de ce que suggère Sabatier.
30 Trois cours de droit sont l’objet d’une réglementation au XIXe siècle : le Code civil (art. 2 de la
loi du 22 ventôse an XII et art. 43 et 44 de l’Instruction du 19 mars 1807 ; arrêté du 22 septembre
1843, qui répartit le contenu du Code civil sur les trois années d’enseignement ; Beauchamp, 1880,
i, pp. 137, 165 et 957), le droit romain en première année (art. 41-42 de l’instruction de 1807,
Beauchamp, 1880, i, pp. 164-165 ; art. 2 de l’arrêté du 4 février 1853, Beauchamp, 1880, ii, pp. 267268) et le droit administratif (ordonnance du 19 juin 1828, Beauchamp, 1880, i, pp. 610-611 ; arrêté
du 31 décembre 1862, Beauchamp, 1880, ii, p. 623).
31 Le règlement du 17 juillet 1840 (Beauchamp, 1880, i, p. 867 sq., modifiant le décret du 17 mars
1808, qui, à l’art. 20, ne prévoyait que deux compositions, en français et en latin, pour la licence ès
lettres) développe considérablement les épreuves de licence, à la fois écrites et orales. L’art. 12 fixe,
pour les interrogations orales, une liste de textes d’auteurs grecs, latins et français. Le doctorat est
réorganisé par le même texte : l’obligation de deux thèses, dont l’une latine, prévue par l’art. 21
du décret de 1808, est confirmée, mais les matières sont modifiées (la philosophie remplace la
rhétorique et la logique pour la thèse latine, la littérature et non la seule littérature ancienne pour
l’autre). Il s’agit de mieux distinguer le doctorat de la licence.
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les matières d’enseignement et d’examens et ne laisse que peu de place aux
variations entre étudiants ou facultés. La licence ès lettres connaît une souplesse relative, puisqu’elle offre le choix, en plus d’un socle commun d’enseignements, entre trois (lettres, philosophie et histoire), puis quatre spécialisations. Aucune subdivision n’existe en revanche dans la licence en droit, même
si la réforme de 1889 offre le choix des trois matières composant la deuxième partie de l’examen de troisième année, dans une liste variable selon
les facultés ; cela conduit par exemple à 74 combinaisons à Paris 29. Les programmes d’enseignement, quand ils existent, sont étroitement liés aux examens nécessaires à l’obtention du diplôme (licence ès lettres, en droit, etc.).
À partir des années 1840, les programmes de droit civil et de droit romain
sont uniformisés 30. Dans le même sens, le programme des facultés de lettres
est défini au moyen de listes d’œuvres ou de thèmes, fixés par le ministère 31
et servant de base à l’examen.
Les années 1880 offrent plus de liberté aux professeurs pour définir le
contenu de leur cours, mais ne remettent en cause ni la définition nationale
des examens ni le déroulement des épreuves dans chaque faculté. Elles renforcent même l’autonomie de chaque faculté, puisque l’inspection générale
des facultés de droit est supprimée en 1888 (alors que la transmission des
programmes au ministère avait cessé dès le début des années 1880) et que la
réglementation des matières disparaît à partir de 1889. Chaque faculté décide
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32 Articles 6 et 19 du décret du 28 décembre 1885 (Beauchamp, 1880, iv, p. 204 sq.), précisés par
la circulaire du 31 décembre 1885 (Beauchamp, 1880, iii, p. 214) : « Une chose dont [les Facultés]
doivent entièrement disposer, c’est leurs programmes, sous la réserve, bien entendu, de les faire
cadrer avec les exigences générales des examens. […] C’est dans la Faculté même que doivent
s’élaborer les programmes : c’est dans la Faculté, et non pas au Ministère de l’Instruction publique,
qu’ils doivent être discutés. »
33 L’art. 5 du décret du 28 décembre 1885 modifié en 1893 dispose que le CGF statue
définitivement sur le « tableau général des cours, conférences et exercices pratiques, lesquels
doivent comprendre les divers enseignements exigés pour l’obtention des grades prévus par
les lois et règlements », après délibération de chaque Faculté, ainsi que sur l’« Organisation des
cours, conférences et exercices pratiques communs à plusieurs Facultés, après avis des Facultés
intéressées » (ces derniers cours n’étant donc pas liés à la collation d’un grade). La rédaction initiale
parlait plus simplement de vérifier la présence des « matières exigées pour les examens » (art. 6).
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du contenu de l’enseignement, le conseil général des facultés s’assurant simplement de sa conformité aux examens 32.
Là est l’enjeu central : s’assurer que chaque faculté remplisse son rôle d’organisation des examens obligatoires pour obtenir le diplôme. Le décret de
décembre 1885 fonde la compétence des facultés pour déterminer le programme annuel des cours ; certes, le CGF intervient comme instance de
contrôle, mais il s’agit de vérifier formellement le respect des règlements
d’examens. Et les cours communs décidés par le CGF (comme dans le projet
Bufnoir) sont bien distingués, encore plus clairement dans la version modifiée d’août 1893, de cette fonction diplômante des facultés 33. Les programmes
correspondent donc à la logique administrative de l’enseignement supérieur
déjà relevée. À l’inverse, on voit les réticences à assortir les groupements
de cours entre facultés d’un examen, qui pourrait signifier la délivrance d’un
diplôme surplombant les facultés. Les diplômes français (et souvent les programmes d’enseignement) restent, sur le long terme, définis dans une forme
strictement disciplinaire.
Le projet Bufnoir fait donc ressortir le lien entre programmes d’enseignement, organisation institutionnelle et diplômes. Ce lien, apparemment évident,
ne l’est pourtant que dans le cadre particulier issu de la fondation napoléonienne (celui des ordres de facultés, du monopole étatique de la collation des
grades et de l’organisation de diplômes nationaux), que le projet vient partiellement bousculer (même si la collation d’un grade n’est jamais évoquée). Le
rétrécissement du projet à la seule Faculté de droit et les efforts de Bufnoir
en 1894-1895 pour réformer le doctorat en droit sont d’ailleurs significatifs,
car ils opèrent dans un cadre désormais facultaire. L’ELSP cherche également
à s’y opposer, mais avec un moindre succès, faute cette fois de pouvoir s’appuyer sur le concours des autres facultés.
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Revue d’anthropologie des connaissances – 2019/1
LA CONTROVERSE DE COURT TERME :
DÉFENDRE LES SCIENCES POLITIQUES,
CHASSE GARDÉE DE L’ELSP
Créer un programme d’études s’étendant sur plusieurs facultés participe
à la formation d’universités pluridisciplinaires. Mais, Bufnoir et d’autres le
relèvent : c’est aussi le moyen de former dans les établissements d’État un
enseignement politique ou administratif équivalent à celui délivré depuis le
début des années 1870 par l’École libre des Sciences politiques (ELSP) 34. Si
certains relèvent le risque d’affaiblissement des facultés, la principale critique
vise le sort injuste qui serait fait à l’ELSP : pour Himly, doyen des lettres, on
ne peut courir le risque de l’« absorption d’une École particulière aujourd’hui
existante au profit de la faculté de droit aidée par la faculté des lettres » 35.
L’organisation par l’État d’une formation administrative ou politique apparaît
à beaucoup comme un empiétement sur un terrain déjà occupé. C’est ce
qui explique principalement l’abandon du projet : les professeurs des facultés
eux-mêmes cherchent à ménager l’ELSP, et Boutmy mobilise ses soutiens institutionnels à tous les niveaux (ministère, membres du CGF) pour en empêcher l’adoption. Le projet Bufnoir donne ainsi lieu à une controverse interne
et, en partie, externe au CGF, qui révèle et renforce la pleine insertion de
l’ELSP dans le champ de l’enseignement supérieur parisien, voire national.
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Fidèle à sa pratique dès lors qu’il sent un danger pour son école, Émile
Boutmy, directeur de l’ELSP, organise lui-même une stratégie de défense tous
azimuts, à trois niveaux 36 : élaboration d’une argumentation pour contester
sur le fond la mesure ou faire évoluer le contenu de l’affiche ; mobilisation
de soutiens au sein du CGF, où Sabatier, professeur de théologie protestante, est le principal relais de Boutmy 37 ; élévation du niveau de mobilisation, avec un appel au ministre de l’Instruction publique pour peser sur les
34 Et plus récemment par l’École coloniale, dont la situation est évoquée brièvement dans les
discussions.
35 AN, AJ/16/2569, p. 316.
36 Le carton ASP (1/SP/51) permet de reconstituer, sinon le détail chronologique de la réaction
de Boutmy, du moins les grandes lignes de son intervention. Sur l’activisme de Boutmy et ses
réactions au projet Carnot d’École d’administration en 1876 (écarté du fait notamment de son
opposition) ou à la volonté des républicains de nationaliser l’ELSP (projet rejeté en 1881 par la
commission du Budget de la Chambre des députés), cf. Thuillier (1983, pp. 123-157), Favre (1989,
pp. 37-38).
37 Lavisse semble également approché par Boutmy, et sa position fluctue entre l’enthousiasme
initial et l’acceptation de la plupart des accommodements destinés à satisfaire l’ELSP.
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Construction d’une posture de défense par Boutmy
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discussions parisiennes 38. La recherche d’un appui supérieur vise à défendre
la place propre de l’ELSP dans l’organisation institutionnelle et curriculaire de
l’enseignement supérieur : celle d’un lieu d’avant-garde complémentaire des
facultés d’État. Cette réaction prolonge les termes de la polémique ancienne
entre Bufnoir et Boutmy, ouverte en 1881 au sein même de la Société de l’enseignement supérieur 39. Boutmy défend la position institutionnelle de l’ELSP
(établissement privé rendant un service à l’État en marge des facultés d’État),
mais aussi sa singularité scientifique, tant parce qu’elle est le seul établissement qui englobe l’ensemble des sciences politiques, et seulement elles, que
parce que l’étude des sciences politiques en fait des sciences principalement
historiques et non juridiques 40 ; les facultés de droit n’ont donc pas de légitimité particulière à enseigner ce vaste ensemble.
En 1893, dans sa lettre au ministre, Boutmy commence par placer
l’ELSP du côté de l’intérêt public : « C’est une École autonome qui offre au
Gouvernement, avec toutes les forces vives de la liberté, toutes les garanties
d’une École d’État » (souligné dans le texte). Ce caractère mixte lui donne son
intérêt et sa souplesse. Une telle structure est un bon terrain pour le développement des sciences politiques : formant une « véritable encyclopédie »
(histoire, économie, droit, science, médecine, etc.), elles sont jeunes et en
évolution rapide. À ce titre, l’ELSP rend trois services à l’État : elle accepte
toutes les « sciences d’État » sur un pied d’égalité (à l’inverse de ce qui arriverait « infailliblement » dans les facultés de droit) et peut jouer pleinement
le rôle d’éclaireur dans les sciences nouvelles ; elle a, avant les facultés d’État,
créé des enseignements et des chaires dans ces matières ; sa liberté dans le
recrutement des enseignants garantit aussi de mobiliser les véritables compétences à destination des étudiants, dans des savoirs encore insuffisamment
constitués sur le plan académique. Boutmy associe les programmes d’enseignement et la question institutionnelle : la légitimité de l’ELSP à investir le
champ des sciences politiques et à y détenir une sorte de monopole est liée
à sa structure plus souple, mieux adaptée à un savoir émergent 41. Alors que
38 Le courrier figure dans les archives de l’ELSP (1 SP 51) sous forme de 14 feuillets numérotés
de I à XIV, sans titre ni date (la mention du destinataire, « Monsieur le Ministre », n’apparaît qu’au
f° XIV). Comme il est peu probable que l’ELSP soit informée du projet avant la présentation du
premier rapport Bufnoir en mars, le destinataire est sans doute Raymond Poincaré, ministre de
l’Instruction publique à partir du 4 avril 1893. Ce courrier, très vraisemblablement expédié (même
si aucune confirmation directe de l’envoi n’a été trouvée), semble avoir incité le ministre à prendre
directement connaissance du projet, comme l’évoque le vice-recteur Gréard le 26 juin 1893 (AN,
AJ/16/2569, p. 359) ; par contrecoup, Gréard soutient le titre neutre d’« enseignements communs »
lors de la discussion du 24 juillet (p. 402), selon les vœux de l’ELSP.
39 Bufnoir (1881) (analysé supra) ; Boutmy (1881) ; Favre (1989, pp. 86-90). Bufnoir ne semble pas
avoir d’hostilité à l’égard de l’ELSP, cf. sa lettre à Boutmy du 11 décembre 1875 (ASP, 1/SP/48).
40 Boutmy (1881, p. 453) renverse le raisonnement de Bufnoir : au sein des sciences d’État, la
prépondérance va aux « sciences historiques et économiques » et non aux sciences juridiques
(p. 453). Sur le rapport de Bufnoir à l’histoire, voir Hakim (2008, p. 64).
41 « Une fondation libre peut seule conserver les dons d’élasticité et de plasticité nécessaires :
l’opinion ne souffrirait pas dans un établissement officiel ce degré d’indétermination, cette sorte
d’état inorganique, défauts apparents qui sont ici des mérites réels et du plus grand prix. »
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Revue d’anthropologie des connaissances – 2019/1
les facultés doivent se consacrer aux savoirs anciens déjà bien établis, le rôle
d’avant-garde pour le compte de l’État doit revenir à une école telle que
l’ELSP. Il faut que l’État « s’arrange pour ne pas paraître, et opère par un substitut qu’il investira d’un mandat très compréhensif au moyen d’une délégation
plus ou moins voilée ». Cette délégation existe tacitement au profit de l’ELSP :
l’État prépare par son biais les « fonctionnaires ». Boutmy souligne les liens de
l’ELSP avec plusieurs ministres ou hauts fonctionnaires. Il retourne la structure facultaire contre les facultés elles-mêmes, pour mettre en valeur la souplesse de l’ELSP 42.
Or l’existence d’un diplôme d’État « servant de couronnement à un
ensemble de cours sur les Sciences politiques faits dans les Facultés » produirait un effet d’éviction. La question est existentielle : la concurrence que
pourraient infliger les facultés à l’ELSP risque de mettre en péril l’équilibre
économique d’une École au statut privé, dont les ressources sont constituées
par les frais d’inscription des étudiants et qui ne dispose pas de la garantie
financière de l’État. Cela ne doit pas empêcher celui-ci de faire évoluer les
facultés, mais avec mesure ; pour que ce ne soit pas nuisible à l’École, il ne faut
ainsi pas faire figurer sur l’affiche les mêmes sections qu’à l’ELSP, ni créer un
diplôme ou un grade spécial (mais une simple attestation).
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Les pressions de Boutmy pour obtenir l’évolution du projet recueillent un
appui très large chez les professeurs d’État eux-mêmes, en particulier au sein
du CGF : plusieurs sont soucieux de ménager l’ELSP, au prix du renoncement
à certaines évolutions dans les facultés, qui doivent rester concentrées sur
leur tâche principale de délivrance de diplômes disciplinaires 43.
Il s’agit d’atténuer la ressemblance entre le regroupement envisagé et le
programme de l’École libre. L’intervention du ministre auprès du vice-recteur
Gréard (avant la séance de la commission qui s’est tenue probablement le 8
ou 9 juillet 1893), ainsi que les demandes formulées par Sabatier, font évoluer
le titre de l’affiche : « enseignement commun donné par la faculté de Droit
et celle des Lettres » plutôt qu’« enseignement des sciences politiques » 44.
Outre l’impact symbolique moindre, cela crée une dilution du champ d’étude,
souhaitée par Boutmy qui considère que les cours communs s’inscrivent
dans une « large psychologie sociale et historique » et incluent des savoirs
42 Sur cet argument de longue durée développé par les directeurs successifs de l’ELSP, voir
Eichtal (1932, p. 107).
43 Les réunions décisives sont celles de la commission chargée d’examiner le projet, dont le
contenu est connu indirectement par la correspondance entre Sabatier et Boutmy (trois courriers,
le premier dans l’ordre chronologique est s.d., les deux autres datés des 23 juin et 9 juillet, ASP,
1 SP 51) et la séance du CGF du 24 juillet 1893 (AN, AJ/16/2569, pp. 389-404).
44 Le projet adopté par le conseil le 24 juillet est finalement intitulé « Enseignements communs
des facultés », avec comme sous-titre : « Sciences sociales ».
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Controverse divisant les membres du CGF
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Position
Nom
Faculté
Arguments sur l’ELSP
Colmet de
Santerre
Droit
Il s’agit de tirer profit de ce qui existe déjà
dans les facultés, sans créations nouvelles ni
concurrence. L’ELSP n’est pas la première à
intervenir sur ce champ de connaissances.
Bufnoir
Droit
Refus du monopole de l’ELSP sur les sciences
politiques.
Droit
Absence de concurrence entre une formation
scientifique (projet discuté) et une formation
professionnelle (ELSP). Beudant est réservé
sur certains aspects.
Darboux*
Sciences
Il s’agit d’une formation scientifique aux
fonctions publiques, qui n’existe pas encore.
Elle doit avoir pour centre la Faculté de droit,
assistée par d’autres facultés.
Sabatier
Théologie
(protestante)
Contacts réguliers avec l’ELSP et porte-parole
officieux de Boutmy.
Lannelongue
Médecine
Création d’une école professionnelle en plus
des facultés ; or le respect est dû à l’ELSP.
Himly
Lettres
Approuve Lannelongue et Sabatier.
Gréard
Vice-recteur
Favorable au projet, mais relaie les demandes
d’atténuation du ministre.
Lavisse
Lettres
L’ELSP a droit au respect, mais elle ne repose
que sur un seul homme. Favorable au projet,
mais vote en faveur de toutes les atténuations.
Milne-Edwards
Pharmacie
Séduit par le projet s’il a une envergure
limitée, mais crainte de l’affaiblissement des
facultés.
Pour
Beudant
Contre
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Évolution ou
hésitation
* Seul intervenant à ne pas être membre de la commission.
L’évolution du projet est âprement discutée au sein de la commission,
puis au sein du conseil ; la plupart des votes de la commission semblent se
faire à une majorité de 4 contre 3. C’est le cas du rejet de la proposition
de Sabatier supprimant la distinction des sections : un premier vote n’est pas
concluant (3 contre 3), avant que l’abstention du juriste Beudant ne devienne,
lors d’un second scrutin, le vote négatif décisif. À plusieurs reprises, Bufnoir
45 ASP, 1/SP/51, manuscrit de 19 pages sans titre, s.d. (juillet/août 1893), f° 1-2.
46 Lettre de Sabatier à Boutmy, 9 juillet 1893 (ASP, 1/SP/51).
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dépassant les seules sciences politiques 45. Le corollaire est de vouloir inclure
dans le programme commun des cours d’autres facultés que les lettres et le
droit, comme la médecine. À l’inverse, pour Milne-Edwards, il faut rétrécir le
projet au cadre de la seule faculté de droit. Éviter la similitude suppose aussi
de supprimer un des groupes d’études calquant l’ELSP : c’est le cas du groupe
« diplomatie et consulat », rejeté par la commission malgré l’avis de Bufnoir 46.
Enfin, il s’agit d’éviter la délivrance du diplôme, au profit d’une simple attestation reprenant les certificats individuels délivrés par les enseignants ; les examens spécifiques envisagés par Bufnoir sont écartés.
On peut ainsi rendre compte des positions au sein du CGF (en ne retenant
que les membres intervenant dans l’une de ses séances) :
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« […] c’est le droit strict de l’État d’organiser l’enseignement des sciences
économiques et sociales […]. Tout le monde est prêt à reconnaître ce qu’a
fait l’École libre des sciences politiques et à rendre hommage à ses fondateurs. Mais l’occupation ne saurait constituer, dans aucune mesure, le
droit au monopole, et nous n’avons pas à nous préoccuper de la question
de savoir s’il y aura ou non concurrence. »
Il retourne donc l’argument du monopole de l’enseignement supérieur,
attribué à l’État jusqu’à la loi de 1875.
47 Bufnoir et Colmet de Santerre, en accord sur les programmes communs de cours, sont par
ailleurs rivaux dans l’accès au décanat de la Faculté de droit, disputé entre eux (toujours au bénéfice
de Colmet de Santerre) en 1887, 1890, puis à nouveau en juillet 1893. Bufnoir est encore écarté
du décanat en 1896 (Halpérin, 2011, pp. 75-77), preuve des rapports complexes avec ses collègues
juristes (Sacriste, 2011, pp. 172-173).
48 Le désintérêt de la faculté pour ce projet se voit à l’absence de toute discussion en assemblée
de faculté : le dépouillement des registres (plus sommaires que ceux du CGF ou de la Faculté de
droit) n’a pas permis d’en trouver trace (AN, AJ/16/4748).
49 Cf. la circulaire de Poincaré du 20 novembre 1893 (Beauchamp, 1880, v, p. 311).
50 La chaire, nouvelle, est instituée par le décret du 16 mai 1893 (cf. AN, AJ/16/4748, 15 mai 1893,
p. 166).
51 Cette dimension argumentative fréquente dans les discussions de cette époque dévalorise en
général ce qui apparaît professionnel et valorise ce qui est scientifique, selon une logique souvent
purement instrumentale (sensible dans la position de Boutmy). Sur l’utilisation de cet argument
dans les discussions sur les programmes de droit, voir Richard (2015, pp. 188-209).
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menace de retirer l’ensemble du projet si on lui impose des évolutions. Les
juristes sont sans surprise les plus favorables à un projet qui place la faculté
à l’avant-garde du regroupement 47 ; mais ils restent isolés, ne trouvant que
des soutiens limités dans les autres facultés, particulièrement en lettres, où le
doyen Himly s’oppose fermement au projet tandis que Lavisse a une attitude
ambiguë 48. L’enthousiasme initial du vice-recteur est tempéré par l’intervention
du ministre : sa position complexe témoigne de la contradiction du ministère,
encourageant les initiatives de regroupement 49 mais ménageant l’ELSP. Cela
entraîne la réduction du projet, sensible au fil des séances, à une affaire interne
à la seule Faculté de droit – d’autant que le regroupement ne fait appel qu’à un
cours de lettres (en géographie coloniale 50). La position des acteurs dépend
ainsi non seulement des contacts avec Boutmy (notamment par l’intermédiaire
de la RIE), mais aussi d’une logique corporatiste prévalant au niveau de chaque
faculté, loin des espérances de collaboration scientifique au sein du groupement universitaire en formation.
Le débat concerne aussi la légitimité ou le bien-fondé des facultés à proposer
une formation administrative professionnelle, voire à créer une école professionnelle : cet élément créerait une concurrence directe à l’ELSP et apparaît
contraire à la transformation scientifique de l’Université 51. Peu, comme Bufnoir,
plaident pour un modèle de l’enseignement supérieur admettant une pluralité
de lieux d’enseignement, et donc de programmes, dans un même champ de
savoir, et refusant tout monopole scientifique. Pour lui,
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La représentation idéale dominante est au contraire celle d’une division et
d’une répartition qui soit stabilisée du champ scientifique, entre des établissements n’empiétant pas les uns sur les autres. Or l’effort de l’ELSP est de justifier sa mainmise sur le terrain des sciences politiques. L’argument de la légitimité de l’État à intervenir sur ce terrain est contré doublement : par le soupçon
de dépendance des professeurs d’État dans des matières concernant son fonctionnement 52 ; par l’effort fait par l’ELSP pour se présenter comme un complément légitime et nécessaire de l’enseignement d’État. Les professeurs d’État
eux-mêmes sont d’accord pour ménager l’ELSP, en en adoptant une version
édulcorée qui ne satisfait pas son promoteur principal. La controverse a ainsi
contribué au rejet du projet de Bufnoir, tout en relégitimant la position spécifique de l’ELSP au sein du champ universitaire et des savoirs politiques.
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Le projet Bufnoir apparaît destiné principalement aux étudiants en droit 53 et,
après son ajournement sine die, est renvoyé aux discussions des seuls juristes.
La création de la mention de sciences politiques et économiques lors de la
réforme du doctorat en droit en 1895 accomplit la raison d’être principale du
projet (asseoir une formation d’État en sciences politiques ou administratives),
mais selon des modalités très différentes : il ne s’agit plus de mettre en commun
les ressources pédagogiques des facultés et de rendre effective l’université 54.
L’échec semble rétrospectivement celui d’une stratégie d’adaptation des programmes en droit qui passerait par le rapprochement avec les autres facultés.
52 La soumission des professeurs à l’État réduirait leur liberté scientifique dans des questions
éminemment politiques (Sabatier évoque le manque de « liberté de parole » du professeur d’État
pour parler des « questions sociales » par rapport à l’enseignant d’un établissement libre, AN,
AJ/16/2569, 24 avril 1893, pp. 329-330). G. Alix, également professeur à l’ELSP, avait développé
la même position lors de la réforme de la licence en droit en 1889 (Alix, 1889). On peut y voir
un écho de la position de Kant, une des sources philosophiques principales de Sabatier dans ses
travaux théologiques : voir Reymond (1976, p. 127 sq.), Kant (1935 [1798], p. 15 sq.).
53 Bufnoir le reconnaît : « Nous nous adressons à des étudiants en droit – sans fermer la porte à
personne –, qui viennent chercher un enseignement scientifique dans un but déterminé » (24 juillet
1893).
54 Les années 1900 voient cependant l’apparition de certificats communs à deux facultés (ainsi,
à Paris, du certificat de science pénale entre les facultés de droit et de médecine), selon la même
justification, cf. le rapport du CGF par Jules Tannery, sous-directeur de l’École normale, en 19041905 : « Au reste, on ne peut que se féliciter de voir la conception de l’Université se réaliser dans
cette collaboration de maîtres appartenant à des Facultés différentes » (AN, AJ/16/2622, p. 17 ;
cf. aussi AJ/16/2624, Rapport 1906-1907, p. 38). Le projet Bufnoir anticipe également la création
des instituts, au début du XXe siècle : au sein des nouvelles universités, mais souvent avec des
financements propres, ils proposent des enseignements communs à plusieurs facultés et délivrent
des certificats d’étude.
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CONCLUSION. PROGRAMMES
D’ENSEIGNEMENT ET DIPLÔMES
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Or les réticences persistent chez plusieurs professeurs, sceptiques à l’égard du
dépassement des facultés napoléoniennes, malgré les rapprochements institutionnels en gestation 55 – la Faculté des lettres, quant à elle, craint peut-être
un déséquilibre en faveur du droit, compte tenu de ses effectifs étudiants plus
limités.
À la même époque, le rapport ambivalent entre les facultés de droit et
de lettres de Paris se manifeste à propos de la sociologie, matière nouvelle
qui perturbe le schéma des facultés et le programme des enseignements, et
que l’on cherche à dompter ou canaliser. La Faculté des lettres envisage son
introduction, en novembre 1893, ce qui suscite la revendication soudaine de
la Faculté de droit en janvier 1894, avant une aussi prompte rétractation 56. La
rivalité l’emporte sur la mise en commun des programmes, malgré les cadres
institutionnels rénovés par la perspective des universités.
Sur le plus long terme, cela confirme les analyses de Ch. Charle sur le rôle
maintenu des facultés disciplinaires dans le système universitaire français, lié
à plusieurs raisons, dont la diversité des modes de recrutement des professeurs. Le champ universitaire français apparaît comme un « espace de concurrence et de lutte entre des groupes intellectuels plus ou moins autonomes, plus
ou moins liés au pouvoir, plus ou moins ouverts sur l’extérieur, plus ou moins
élitistes » (Charle, 1994, pp. 455-457). La multitude d’institutions produit un
renvoi à la périphérie des propositions d’innovation, dans des structures souvent non facultaires, comme l’EPHE en 1868, sans que l’université n’apparaisse
jamais comme la forme académique globale et homogène, comme c’est le cas
dans d’autres pays. En témoignent ici autant la rivalité entre l’ELSP et la Faculté
de droit, que celle entre les facultés de droit et de lettres (qui fonctionne ici plus
par l’esquive que par la confrontation directe), et l’échec final du projet. Cette
défense corporative face à l’extérieur (l’ELSP ou les autres facultés, en l’absence
de front uni des universitaires [Charle, 1994, p. 11]) repose sur l’acceptation
d’une répartition informelle (quoique conflictuelle) des savoirs entre établissements, sans recouvrement ni doublon, qui éloigne de fait le droit des sciences
sociales et ne laisse que peu de place à l’idée d’université. Les savoirs scientifiques sont distribués entre plusieurs établissements hétérogènes, parmi lesquels l’ELSP est mise sur le même plan institutionnel que les facultés (ainsi, dans
le discours de l’ELSP, largement repris par les membres du CGF). Cela passe
par les soutiens (politiques ou académiques) dont bénéficie cette structure, qui
55 Ces réticences sont visibles à propos du financement des services communs aux facultés,
cf. séance du CGF du 12 décembre 1893.
56 La création d’un cours de sociologie est évoquée par le conseil de la faculté des lettres les
4 et 22 novembre 1893, puis le 2 décembre 1893, grâce à la donation du comte de Chambrun
(AN, AJ/16/4748, pp. 180-183 et 193). La demande est traitée par le CGF le 23 décembre 1893
(AN, AJ/16/2569, pp. 439-440) ; mais le doyen de la Faculté de droit estime que sa faculté pourrait
également revendiquer la chaire. Une discussion confuse s’engage alors devant la Faculté de droit
(10 et 18 janvier 1894, AN, AJ/16/1795, p. 439 sq.). Seule une chaire d’histoire de l’économie
sociale est créée dans l’immédiat à la faculté des lettres, cf. Weisz (1979, pp. 95-97).
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contribue aussi à redéfinir les contours scientifiques et disciplinaires (Charle,
1994, pp. 452-454).
Le poids du diplôme reste par ailleurs prépondérant, d’autant qu’il est défini
de façon nationale et disciplinaire, avec une liberté très limitée des étudiants
à l’intérieur d’un même diplôme 57. Cette fonction diplômante risquerait d’être
amoindrie par la reconnaissance de champs scientifiques non disciplinaires, qui
rompraient l’unité de la forme disciplinaire. Le cadre des programmes d’enseignement n’évolue véritablement, et encore de façon limitée, qu’après la loi de
1968 et la suppression des facultés. Le monopole étatique de la collation des
grades est maintenu, mais il s’accommode désormais de l’élaboration des programmes dans chaque université (même s’ils sont ensuite validés par le ministère) et de la volonté de renforcer la pluridisciplinarité et d’assouplir la forme
curriculaire 58. En pratique, cependant, la forme disciplinaire des programmes
reste largement dominante, surtout si on la compare à certaines expériences
étrangères ou extra-universitaires.
Remerciements
Je remercie les relecteurs anonymes de la Revue d’anthropologie
des connaissances, dont les nombreuses remarques m’ont permis
de clarifier et préciser mon texte sur plusieurs points.
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57 Suite à la formation des universités, les diplômes d’université qui peuvent être créés (art. 15
du décret du 21 juillet 1897, Beauchamp, 1880, V, p. 697) ne remettent pas en cause cette
prépondérance, puisqu’ils ne permettent pas d’accéder aux grades universitaires ; les doctorats
d’université apparus en droit sont ainsi plutôt destinés aux étrangers (AN, AJ/16/1798, p. 344,
1er décembre 1911).
58 Cf. décret du 27 février 1973 créant le diplôme d’études universitaires générales (JORF, 1er mars
1973, pp. 2366-2367).
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BIBLIOGRAPHIE
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Guillaume RICHARD est professeur d’histoire du droit à l’Université Paris
Descartes, membre de l’Institut d’Histoire du droit (EA 2515). Ses travaux
portent sur l’histoire de la pensée juridique contemporaine et sur l’histoire
du droit public et du droit administratif contemporain. Il a notamment
publié : « De la prudence à la critique : quelques avatars du modèle dans la
comparaison des droits publics (fin du XIXe-début du XXe siècles) », Clio@
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Themis. Revue électronique d’histoire du droit, 13, octobre 2017, http://www.
cliothemis.com/De-la-prudence-a-la-critique ; Enseigner le droit public à Paris
sous la Troisième République, Paris : Dalloz, 2015 ; « Peut-on dépasser le droit
civil ? Les controverses juridiques autour de la réparation des dommages de
guerre (1914-1919) », Tracés. Revue de sciences humaines, 27(2), 2014, 57-72.
Adresse : Faculté de Droit, Université Paris-Descartes,
10 avenue Pierre Larousse, F-92240, Malakoff (France)
Courriel :
[email protected]
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RESUMEN: EL FRACASO DEL PROYECTO BUFNOIR DE REUNIÓN
DE LAS CIENCIAS DEL ESTADO, UN REVELADOR DE LA
FORMA DISCIPLINARIA DE LOS PROGRAMAS DE ENSEÑANZA
SUPERIOR EN FRANCIA A FINALES DEL SIGLO XIX
En 1892-1893, el plan del profesor de Derecho Bufnoir de ofrecer unos cursos
comunes de “ciencias del Estado” a los estudiantes de las facultades de Derecho
como de Letras fue un fracaso. Sin embargo, permite apreciar la combinación
de cuestiones institucionales y científicas que rigen las decisiones sobre la organización de los programas de enseñanza superior. A largo plazo, el proyecto
Bufnoir forma parte de la creación de universidades regionales en curso desde
la década de 1880. A corto plazo, la controversia que ha surgido pone de relieve, por una parte, la estructura del campo académico parisino y el papel particular atribuido a la Escuela libre de Ciencias políticas y, por otra, la concepción
dominante de los programas de enseñanza superior: unos programas estrechamente disciplinarios, con una distribución informal pero relativamente estable
de los campos del conocimiento entre facultades e instituciones.
Palabras clave: Facultades, Forma disciplinaria, Escuela libre de Ciencias
Políticas, Enseñanza del derecho, Tercera República
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ABSTRACT: THE FAILURE OF THE BUFNOIR PLAN TO
GROUP TOGETHER STATE SCIENCES: A MANIFESTATION
OF DISCIPLINE-BASED CURRICULA IN FRENCH HIGHER
EDUCATION (END OF THE NINETEENTH CENTURY)
In 1892–1893, the curriculum plan of Claude Bufnoir, a law professor, proposing
courses on “sciences d’État” (state sciences) common to all students in the faculties of law and the arts, was a failure. Nevertheless, it allows us to appreciate
the mix of institutional and scientific issues that determine choices on the organization of higher education programs. In the long term, the Bufnoir plan has
been integrated within the framework of regional universities since the 1880s.
In the shorter term, the controversy caused by the Bufnoir plan highlights the
structure of the Parisian academic field and the specific role of the École libre
des sciences politiques; it also unveils the dominant conception of higher education programs: that of strictly discipline-based curricula informally but steadily distributed among several schools and institutions.
Keywords: higher education institutions, discipline-based curriculum, École
libre des sciences politiques, legal education, Third Republic