Communication et organisation
7 | 1995
L'entreprise et ses mémoires
Les musées d’entreprise : quelle médiation de
l’histoire ?
Paul Rasse
Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/communicationorganisation/1768
DOI : 10.4000/communicationorganisation.1768
ISSN : 1775-3546
Éditeur
Presses universitaires de Bordeaux
Édition imprimée
Date de publication : 1 mai 1995
ISSN : 1168-5549
Référence électronique
Paul Rasse, « Les musées d’entreprise : quelle médiation de l’histoire ? », Communication et
organisation [En ligne], 7 | 1995, mis en ligne le 26 mars 2012, consulté le 19 avril 2019. URL : http://
journals.openedition.org/communicationorganisation/1768 ; DOI : 10.4000/
communicationorganisation.1768
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© Presses universitaires de Bordeaux
Les musées d’entreprise : quelle médiation de l’histoire ?
Les musées d’entreprise : quelle
médiation de l’histoire ?
Paul Rasse
1
Comment interpréter la multiplication des espaces muséographiques liées à l’entreprise 1.
Certains, à peine ébauchés, consistent en l’exposition sommaire d’objets, ou de
documents iconographiques hétéroclites ; et pourtant déjà, la mise en scène pompeuse,
leur situation, à l’entrée de l’usine sur le passage des visiteurs, témoigne de l’importance
symbolique qu’on leur accorde dans l’entreprise. D’autre fois, de grandes industries
nationales ou multinationales comme EDF, la RATP, France Télécom, Michelin, Amora,
Berliet, financent la réalisation de projets muséographiques couteux et aboutis qui n’ont
rien à envier aux grands établissements publics contrôlés par la Direction des Musées de
France. Certaines fois encore, l’initiative vient de collectivités locales, qui conduisent les
entreprises d’un site industriel ou artisanal à participer à la création d’un musée public
(le Puits Couriot à St-Etienne, l’écomusée du Creusot-Monceaux les mines, le Musée de la
chaussure à Roman, celui de la coutellerie à Nogent sur Marne, celui de la parfumerie à
Grasse ou de l’horlogerie à Besançon).
2
Quelle est la fonction, ou au moins l’utilité des musées d’entreprise ? Quel sens, les
hommes qui s’y investissent leur accordent-ils ? La définition que donnait le célèbre
muséographe Georges Henri Rivière de cette nouvelle génération de musées que l’on
appelle maintenant les « musées de société », vaut aussi pour les musées d’entreprise ;
d’autant plus qu’elle recouvre la distinction établie habituellement, entre communication
interne et communication externe. « Le musée est un miroir », nous dit-il, « où la
population (ici un collectif de travail) se regarde pour s’y reconnaître, où elle cherche
l’explication du territoire (ici le milieu du travail) où elle est attachée ; jointe à celle des
populations qui l’ont précédé dans la continuité ou la discontinuité des générations. Un
miroir que cette population tend à ses hôtes pour s’en faire mieux comprendre, dans le
respect de son travail, de ses comportements, de son intimité »2.
3
À leur façon, les musées d’entreprise sont des lieux de médiation, où les salariés viennent
redécouvrir cette part de leur histoire, qui contribue à l’originalité de leur culture et où
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Les musées d’entreprise : quelle médiation de l’histoire ?
l’entreprise donne à voir aux autres, certains des éléments fort constitutifs de son image
de marque.
Des musées pour la communication externe
4
L’aura du musée, institution inaltérable et altruiste, temple, haut lieu de la culture, est
utilisé pour crédibiliser les messages diffusés dans les espaces muséographiques
d’entreprise et valoriser les produits qui y sont exposés. Certains ne sont d’ailleurs que
des simulacres de musée, des vitrines clinquantes, destinés à achalander le touriste de
masse et commercialiser les productions de l’entreprise3. Heureusement la plupart valent
mieux ; les meilleurs sont en quelque sorte des lieux d’hospitalité, d’accueil, conçus pour
permettre à l’étranger de passage de connaître l’entreprise. Ils mettent en évidence les
origines de l’établissement, retracent l’histoire des fabrications et des mutations socioéconomiques, citent les plus prestigieuses des réalisations, disent en quoi le collectif de
travail est l’héritier d’une longue tradition de savoirs et savoir-faire, qu’il capitalise et
réactualise dans la production.
5
Les bonnes muséographies évitent les risques de connotation passéiste ; elles
reconstituent la biographie de l’entreprise, font l’apologie de sa capacité d’adaptation et
montrent comment, elle a toujours su se battre sur le front de la modernité, anticiper sur
le changement pour demeurer à la pointe du progrès.
6
Contre les risques de délocalisation qui menacent la plupart des établissements du
secteur industriel, le musée permet à l’entreprise de se démarquer de ses concurrentes en
expliquant en quoi l’image de marque d’une fabrication est très souvent liée au passé de
l’établissement et à son enracinement dans un terroir dont elle a réussi à déjouer les
difficultés et su tirer le meilleur parti possible.
Pour la communication externe de la Cité aromatique.
7
Le Musée International de la Parfumerie de Grasse (MIP) est une bonne illustration des
capacités de communication externe des musées d’entreprise. Depuis trois siècles, Grasse
est un haut lieu de la parfumerie mondiale, les industries y produisent des matières
premières aromatiques qu’elles composent entre elles jusqu’à donner le corps des grands
parfums et des parfumant dont nos sociétés modernes ont un besoin croissant4. Le musée
a été créé dans les années 80, après de longues tergiversations, à l’initiative de la
municipalité, avec le soutien actif de la profession. À cette époque, la plupart des
parfumeries de la ville venaient d’être rachetées par des groupes internationaux qui
menaçaient de les démanteler, ou de les déplacer sur des sites plus propices à l’industrie
que ne l’est devenue la Côte d’Azur résidentielle. Sans doute les parfumeurs grassois ontils pensé que la défense de leur identité pourrait faire échec aux menaces de
délocalisation des entreprises.
8
Depuis les origines, quand les gantiers-parfumeurs parcouraient la garrigue pour distiller
à feu nu les plantes aromatiques, jusqu’à aujourd’hui où ils utilisent les technologies les
plus récentes et les plus sophistiquées, les Grassois excellent dans la production, l’emploi,
la commercialisation, en milieu industriel, des fragrances et des flaveurs extraites de
fleurs, de fruits et de plantes cultivées un peu partout dans le monde. Ce savoir-là,
Américain, Japonais, Suisses, Hollandais, la profession tout entière le leur reconnaît
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incontestablement, (même si elle fait tout pour les concurrencer). Il est clair que l’image
du site industriel doit autant à son passé, à sa réputation acquise au fil des ans, qu’à la
capacité des entreprises à assumer aujourd’hui cette réputation, en fournissant des
produits correspondant parfaitement aux aspirations et aux exigences de leur clientèle.
L’image de marque tient d’abord à la qualité des fabrications ; mais comme celles-ci sont
peu à peu standardisées et tendent progressivement à être de même niveau que celles de
la concurrence, la réputation des établissements dépend de plus en plus fortement
d’autre chose ; à Grasse incontestablement du passé industriel prestigieux de la Cité
aromatique, qui a été jusqu’à la première guerre mondiale la capitale internationale de la
parfumerie.
9
On est toujours frappé, d’ailleurs, en visitant les entreprises grassoises de voir comment
elles conjuguent dans le même espace l’emploi de vieilles machines, de procédés
ancestraux, avec l’usage des technologies les plus sophistiquées. Les professionnels sont
soucieux de défendre les deux facettes de cette identité. Ils sont les héritiers d’une
profession séculaire, ils ont accumulé au cours des années pas mal d’expérience sur la
question des parfums ; mais, en même temps, ils se veulent résolument acteurs de la
modernité et s’ingénient sans cesse à améliorer leur façon de travailler. De la sorte, la cité
aromatique continue, d’avoir une forte image de marque, de la défendre et de la diffuser
de par le monde.
10
Dans ce clivage entre le passé et le présent, entre le dedans et le dehors, se jouent les
rôles respectifs du musée et de l’entreprise. Toutes les personnes rencontrées à ce sujet
assignent au musée la mission de conserver et de présenter les éléments historiques
constitutifs de l’identité du site, tandis que les entreprises auraient en charge son
actualisation. « Quand nous recevons des visiteurs étrangers », explique un cadre
commercial grassois, « je les emmène systématiquement voir le musée. On y trouve de
jolies collections de flacons, des machines anciennes. On peut leur expliquer les anciennes
méthodes comme le procédé d’enfleurage que nous n’utilisons plus depuis longtemps.
C’est notre patrimoine, nous en sommes fiers… En visitant nos laboratoires, ils voient
bien que nous utilisons des technologies récentes et que nous ne sommes pas en retard
pour autant… C’est à nous, dans nos entreprises, de présenter le travail tel qu’il se fait
aujourd’hui ».
11
Pour les professionnels, le musée est le lieu de la mémoire, il rappelle de quoi chaque
entreprise est l’héritière. Résolument tournée vers la modernité, toutes absorbées à
communiquer avec le monde entier, à se transformer et à s’adapter pour rester sur la
vague du progrès, elles n’ont ni le temps, ni le souci de leur histoire. Pourtant elles savent
bien ce qu’elles lui doivent et en quoi celle-ci les rend unique.
12
Le maintien à Grasse des industries aromatiques ne s’impose plus aujourd’hui ; ni du
point de vue économique, ni au plan technique et industriel ; sa seule justification est
culturelle, à l’articulation entre le passé et le présent. Tant que vivra l’identité Grassoise,
tant que la profession tout entière au plan national et international pensera que la cité
aromatique est héritière d’une longue tradition qui la rend incontournable, tant qu’elle
lui reconnaîtra son excellence dans le domaine des matières aromatiques naturelles, les
entreprises continueront de prospérer sur le site et les multinationales d’utiliser l’image
de marque de la cité pour commercialiser leur production. Il est si difficile de définir ce
qui fait qu’un arôme plaît ou déplaît. La perception d’une odeur ou d’une saveur est avant
tout culturelle. Les parfumeurs savent mieux que nul autre, qu’elle s’apprécie en
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Les musées d’entreprise : quelle médiation de l’histoire ?
référence à des expériences passées, elles-mêmes vécues et structurées en fonction d’une
histoire, aussi bien personnelle que collective.
13
Le rôle du musée est d’autant plus important, que l’identité grassoise, comme toute
identité, va sans doute en s’affaiblissant ; l’intégration des entreprises dans des
multinationales contribuant à en accélérer le processus. Le musée doit participer à la
défense de l’identité grassoise, c’est sa première justification. Il lui revient la mission de
conserver la trace du passé, et de le mettre en scène pour donner du sens et de la
perspective au présent.
Au plan de la communication interne.
14
Les musées contribuent incontestablement à nourrir la culture d’entreprise, à lui
redonner de l’épaisseur, alors que, comme le déplore Louis Bergeron5, un usage abusif du
concept tend trop souvent à le réduire à quelques lambeaux incantatoires de sociabilité,
d’esprit maison, évoqués en termes flous et sans réelle épaisseur. En reprenant les
catégories, qui selon Luc Thevenet6, sont constitutives de la culture d’entreprise
(l’histoire, les fondateurs, les métiers, les valeurs, les signes et les symboles), nous
voudrions montrer que le musée les recense, les matérialise et les médiatise.
15
En principe, si elle est bien faite, la muséographie retrace l’histoire d’une entreprise ou
d’un site industriel et raconte comment les hommes y ont développé des activités
performantes. Souvent le musée expose le portrait des fondateurs en évoquant, à
l’occasion, leurs valeurs entrepreneuriales. Il cite les héros de cette saga : ingénieurs,
novateurs, créateurs géniaux, qui ont révolutionné les techniques de production ou
développé de nouveaux marchés. Il raconte comment, en des temps troublés, les acteurs
du moment ont remporté des victoires décisives et permis l’essor de l’entreprise.
16
Le musée recense et présente les éléments considérés par tous comme significatifs, parce
qu’ils jalonnent l’histoire de l’entreprise, telle machine témoigne de telle innovation, tel
objet du succès de telle fabrication, tel document de tel événement juridique ou social,
telle médaille de la compétition entre concurrents et de la qualité des réalisations de
l’époque. Ils conservent, en creux, la trace des générations passées, informent sur les
valeurs et les principes qui les animaient ; laissent à imaginer qu’elles étaient leurs
savoirs, leur métier, leur façon de travailler ; bref matérialisent et donnent à voir au
collectif de travail bon nombre d’éléments qui sont constitutifs de son identité ; le fameux
miroir dont parlait Georges Henry Rivière, où la communauté de travail se regarde et
réactive la part de sa culture qu’elle doit aux générations précédentes.
17
Au plan de l’altérité, comme ces espaces servent aussi à la communication externe de
l’entreprise ; le fait d’y exposer sa différence et d’y être perçu par l’autre comme
appartenant à un groupe original, renforce davantage encore, par effet de stigmatisation,
le sentiment d’appartenance à un ensemble unique et cohérent.
18
En entrant au musée, les objets conservés accèdent au sacré et à l’éternité. En effet
désormais ils ne seront (en principe du moins) plus détruits et la collectivité toute entière
va assumer le coût de leur protection, alors qu’en dehors, dans les ateliers, leurs
congénères sont irrémédiablement condamnés à la casse par l’usage ou la modernité.
Leur poids symbolique en est d’autant plus fort. Si bien que, même confus, les messages
diffusé le musée jouent un rôle de première importance dans la structuration des
représentations des identités collectives.
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Dans la plupart des cas, les réalisations que nous avons pu visiter sont moins abouties et
moins évidentes que ce qui en est dit ici, cependant chacune à sa façon cristallise ce
sentiment d’appartenance à une même histoire, à un même système qui, bien qu’il soit en
perpétuelle évolution, reste cohérent et assure la pérennité de l’ensemble.
Une représentation positive de l’histoire.
20
Malgré la diversité apparente des muséographies, la plupart des musées ont en commun,
d’ailleurs comme la plupart des musées techniques, d’être une reconstruction de
l’histoire réduite à ses seuls aspects positifs. Ils ne conservent que des objets dont la
signification est valorisante et dont l’entreprise a tout lieu d’être fière. Ils témoignent de
la créativité, de la capacité d’innovation, de la pugnacité, de l’esprit de coopération, de
l’amour du travail bien fait qui anime le collectif de travail. Ils font référence aux
périodes d’activité fertile et aux réussites économiques les plus belles de l’entreprise.
Quand aux événements marquant, qui modifient le cours de l’histoire, ils n’y sont jamais
présentés que pour leurs conséquences positives, souvent parce qu’ils ont permis aux
collectifs de travail de faire la preuve de ses capacités, de révéler le meilleur de lui-même.
21
Même quand ils se créent en période de crise et de déclin, sur des friches industrielles
désertifiées, c’est toujours pour évoquer ces espaces au temps de leur splendeur. Comme
si la collectivité en crise, aux abois et assaillie de doute, fournissait un effort désespéré
pour ancrer sa mémoire dans le souvenir des époques les meilleures et oublier son déclin.
22
Les musées d’entreprise (comme d’ailleurs la plupart des musées dits « de société ») sont
un appel à la culture commune, évoquée dans ses aspects les meilleurs. Ils contribuent
ainsi à donner au groupe une vision consensuelle et positive de lui-même, de sa capacité
d’innovation, d’invention, et de création. En cela ils constituent une ressource pour aller
de l’avant.
23
Les psychothérapeutes qui utilisent la PNL, les techniques de programmation
neurolinguistique, dont sont si friands les experts de la communication d’entreprise, ne
procèdent-ils pas de la sorte, quand ils associent à un stimulus, le souvenir d’une
expérience réussie de leur existence antérieure7. En posant « une ancre », ils offrent aux
sujets la possibilité de retrouver et de mobiliser à bon escient : l’état d’esprit, (la
confiance en soi, la pugnacité, la quiétude,...) dans lequel il était à ce moment-là, de façon
à pouvoir y faire appel chaque fois qu’il sera en difficulté ou en échec. En poursuivant
l’analogie, on peut dire que le musée aurait pour fonction d’ancrer le groupe social dans
le souvenir des meilleures périodes de son existence, sachant que ses prédispositions à
l’action seront plus audacieuses et plus puissantes, s’il a confiance en lui.
Une vision partiale de l’histoire.
24
Le problème de cette muséographie c’est qu’elle offre une vision erronée de l’histoire.
Nulle part il est fait référence aux erreurs, aux échecs, aux conflits inhérents à toute
activité humaine, à la violence des rapports de travail, aux luttes sociales. Sans doute
faut-il y voir une part de l’idéologie, prônant la réussite à tout prix, si caractéristique de
la communication d’entreprise7 et des années 80, quand elle s’efforce de gommer la
moindre aspérité pour construire une représentation lisse et replète de la réalité.
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Ce n’est pas la seule raison, pour commencer, on imagine bien que les directions
d’entreprise quand elles financent les musées, tiennent à s’assurer qu’ils ne desserviront
pas leurs intérêts du moment en y traitant par exemple des luttes sociales, de la
dégradation des conditions de travail, des accidents ou du chômage que provoque
l’introduction des nouvelles technologies8. Cependant ce sont rarement eux qui font les
musées, ils les contrôlent mais ne les conçoivent pas. Les protagonistes, les grands
créateurs de la muséologie des techniques ont été depuis toujours, c’est-à-dire depuis les
premiers grands musées industriels, les ingénieurs9. Ce sont des salariés, mais leur
perception du travail et surtout de la technique n’est pas celle des ouvriers qui la mettent
en œuvre et la subissent. Eux sont les grands bénéficiaires de l’industrialisation, on
comprend qu’ils se soient fait les chantres du progrès technologique. Mais plus que cela,
eux sont habités par l’esprit cartésien où ne compte que ce qui peut être étudié et mis en
forme, où tout le reste est secondaire, pré-scientifique, d’ordre métaphysique ou éthique10
.
26
L’homme est rarement présent dans les musées d’entreprise. Quand il y est, c’est
généralement en tant que faire-valoir de la machine ; l’esquisse d’une silhouette, au
mieux un mannequin suggère, la place de l’opérateur technique docilement assujetti à la
machine qui, elle, est bien réelle (c’est généralement de vraies machines que l’on
conserve).
27
Il n’y a pas de place pour l’homme dans les musées où les ingénieurs célèbrent la
technique, sans doute pour la honte que représente si souvent les conditions de son
exploitation, mais aussi parce qu’il n’y avait pas de place pour lui dans leur conception de
la technologie, ou même mieux, parce que son évacuation de leur univers mental a été
pendant un siècle à l’instigation du plus célèbre d’entre eux Winston Taylor, la condition
du progrès industriel dont ils sont les concepteurs. Un progrès impitoyable, qu’ils
développent sans état d’âme et se représentent volontiers comme linéaire, sans
alternative. Un progrès dont on ne retient que les aspects positifs en masquant les
erreurs, les pannes, les accidents, les échecs, en niant que tous n’en ont pas payé le même
prix, qu’il y ait eu des abus, des laissés pour compte, des vies brisées, partout de la misère.
28
Aujourd’hui, alors que les conceptions Tayloriennes du travail cèdent la place au modèle
participatif misant sur l’intelligence de tous ; les représentations simplifiées à l’extrême
de l’histoire, ne risquent-elles pas, à force d’amnésie, d’appauvrir et de figer la culture
d’entreprise, au point où elle devient inopérante et n’offre plus de ressources que
falsifiées, et donc dangereuses parce que mystifiante11. Les recettes simplificatrices, sont
en cela séduisantes, qu’elles offrent à bon compte l’illusion du savoir, mais se révèlent
inopérantes dans l’action, face à une réalité toujours plus complexe et difficile qu’il n’y
paraît. Dans l’adversité le collectif ne risque-t-il pas de choisir le replis sur un passé
mythique ou de s’abîmer en retenant les solutions simplistes les plus séduisantes.
Pour une nouvelle génération de musées d’entreprise.
29
Les musées d’entreprise peuvent-ils être autre chose que des mémorials à la gloire des
entreprises et du progrès technologique. Peut-être suffit-il de le savoir et de s’en tenir à
cela, plutôt que de prétendre à une neutralité inaccessible dès lors qu’il s’agit des
rapports entre les hommes. Peu à peu certains musées en viennent à évoquer des aspects
moins glorieux de l’histoire industrielle, au risque de casser le consensus sur lequel ils
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Les musées d’entreprise : quelle médiation de l’histoire ?
reposent. Le problème s’est posé à l’écomusée du Creusot Monceau les mines. Dès lors que
les muséologue ont commencé à aborder des sujets conflictuels comme les accidents du
travail, les ingénieurs ont fait scission et crée leur propre institution de conservation du
patrimoine industriel. Peut-être aurons-nous un jour une nouvelle génération de musées
proposant une lecture intelligente, fine et plurielle de l’histoire. Si l’on veut progresser
dans cette perspective, il est à mon avis indispensable d’associer à toute programmation
deux catégories d’acteur qui en sont généralement exclues : les représentants des
organisations syndicales ouvrières, mais aussi les chercheurs.
30
« Un musée digne de ce nom ne saurait se gouverner au hasard », recommandait Georges
Henri Rivière12. La recherche fonde la légitimité, de la muséographie, dont elle assure la
cohérence Elle est, comme l’indique Altabe, le meilleur garde-fou contre les séductions du
passé et les dérives inhérentes aux productions d’identité collective13. Un programme
d’études sur l’histoire de l’organisation doit s’attacher à recenser, confronter, organiser
et compléter les savoirs produits sur le sujet pour en faire la synthèse et l’exploiter dans
le projet du musée. Contre le sens commun, les idées reçues, les bons coups ou les bonnes
affaires, la méthode introduit de la distance, de la rigueur et de la cohérence. La
recherche est un acte d’inscription du musée dans la communauté des savoirs. Elle lui
permet de s’établir sur la base des connaissances déjà accumulées dans son domaine. En
retour, le musée contribue aussi à leur production et à leur diffusion.
31
En sciences humaines, la simplification n’est qu’une étape de la recherche. Elle a une
fonction heuristique incontournable ; mais on n’approche de la vérité qu’en multipliant
les points de vue, si l’on est capable de réintroduire la complexité là où, pour produire du
sens, il a fallu élaguer et diviser chaque difficulté en autant d’éléments plus simples.
32
La nécessité de simplifier le message pour le rendre accessible à tous ; le besoin de s’en
tenir aux seuls aspects positifs de l’histoire, conduit les muséographes à adopter un point
de vue et à s’y tenir, pour l’exprimer de façon lapidaire. Pourtant la muséographie
contemporaine offre la possibilité de multiplier les points de vue, en jouant sur les
différents niveaux d’écriture possibles. Si le premier niveau de lecture d’une
scénographie doit rester simple parce que c’est la condition de son accessibilité pour la
majorité des visiteurs, des textes secondaires (fond de vitrines, plaquettes, catalogues,
guides etc..) peuvent – quant à eux – permettre de compléter, d’approfondir et surtout de
multiplier les points de vue14.
33
Dans cette perspective il est indispensable que les acteurs sociaux notamment, les
comités d’entreprise et les organisations syndicales, s’engagent dans les réalisations
muséographiques, puissent s’y exprimer et y défendre leur point de vue. L’histoire,
surtout celle de l’entreprise n’est-elle pas, presque toujours, le produit de forces
contradictoires ? Alors ces musées deviendront-ils véritablement une ressource où puiser
du sens et des enseignements pour penser l’avenir.
Quels statuts pour les musées d’entreprise ?
34
S’il est évident que les directions d’entreprises ne peuvent mener seules les projets
muséographiques, on peut finalement aussi s’interroger sur la légitimité des
établissements privés soumis directement aux contraintes de la concurrence et du profit,
à créer de grands musées ouverts au public.
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Il est indispensable que les entreprises aient une politique de conservation de leurs
archives et de leur patrimoine, cependant leur présentation et leur valorisation
muséographique exige une équipe de professionnels indépendant et une pérennité que ne
peut assurer seule une entreprise trop liée aux aléas de la conjoncture économique et aux
revers situations florissantes.
36
La création d’un musée est une chose trop sérieuse pour être soumise aux caprices de
capitaines d’industrie, si glorieux soient-ils. Un certain nombre de réalisations
prestigieuses, après avoir eu leurs heures de gloire, sont abandonnées et tombent en
désuétude faute de moyens, parce-quelles ont cessé d’intéresser la direction. Les
difficultés financières dans lesquelles certains d’entres eux se débattent, montre bien que
seule une collectivité publique est à même de garantir à un musée sa fonction essentielle :
la durée ; de lui assurer que ses collections seront transmises aux générations futures. La
coopération entre industries et musées n’a d’intérêt et n’est crédible que si les uns et les
autres assument leur spécificité, ainsi cela se fait à Grasse. Méfions-nous, écrivent Alain
Katz et Yves Delorme (respectivement directeur de musée et cadre d’entreprise), des
musées trop soucieux de rentabilité et de profit, comme des industries qui sacrifient
l’avenir de leur société et de leur personnel sur l’autel d’une danseuse, fut-elle culturelle15
.
NOTES
1. Cet article est issu d’une part, de recherches menées entre 1992 et 1994, sur la muséologie des
techniques, avec le soutien financier du Ministère de la Culture, du Ministère de l’Enseignement
Supérieur et de la recherche, et d’autre part, du colloque organisé en 1993 sur la culture
scientifique et technique de l’entreprise. CF Rasse Paul, Girault Yves, Giordan André, « Culture
scientifique et technique de l’entreprise », Coll. investigation scientifique, Z’Edition 1994.
2. Cité par Davallon Jean, « Claquemurer pour ainsi dire, tous l’univers », Ed. Centre de Création
Industrielle, Georges Pompidou, 1986, p. 121 / « Cours de muséologie ». Ed. Dunod p. 142 /
« Vagues », Une anthologie de la nouvelle muséologie. Ed. W / M NES, 1992 p.443.
3. Rasse Paul, « Musée des parfums, odeur de l’argent ? » in la revue Alliage № 5, Ed. Seuil 1987.
4. Rasse Paul, La cité aromatique, Éd. Serre, 1987 – La cité Aromatique : Culture, techniques et
savoir-faire, Terrain N°16, éd. MSH/Ministère de la Culture, 1991 – Identité de la cité aromatique,
Contribution au cade la parfumerie, Ed. MIP 1992.
5. Bergeron Louis, « Patrimoine des entreprises et patrimoine national une indispensable
intégration », in Culture scientifique et technique de l’entreprise. Op.cit. p. 35.
6. Thevenet Maurice, Audit de la culture d’entreprise, Éd. d’Organisation, 1987.
7. Cela est vrai en France plus qu’ailleurs, ou la presse d’entreprise ne tait jamais échos aux
échecs ou aux conflits ; « Les thèmes économiques et sociaux controversés sont traités dans 47 %
des journaux d’entreprise européens, 19 % en France ». D’après Peretti J.M., Ressources humaines,
Éd. Vuibert, 1990, p. 526.
8. Dévallées, « Vagues », Une anthologie de la nouvelle muséologie. Éd. WIMNES, 1992, p. 107.
9. Osietzki Maria, « De l’émancipation de l’ingénieur à la mise en scène idéologique de l’objet : les
premières conceptions muséographiques du Deutsches Muséum », in La société industrielle et ses
Communication et organisation, 7 | 1995
8
Les musées d’entreprise : quelle médiation de l’histoire ?
musées : Demande sociale et choix Politiques 1890-1990, p. 152, cf.. Aussi : Bergeron Louis, op.cit.
p. 37, Patrice Carré à propos des musées de France Télécom. « Musée mémoires et culture
d’entreprise, le cas des musées des télécommunication »,in Muséologie des techniques séminaire de
recherche du musée du CNAM 1990-1991.
10. Coriat Benjamin, « L’atelier et le chronomètre », Christian Bourgeois Éditeur 1979. p. 5, p. 45
et suivantes. Voir aussi, sous la direction de De Mont Mollin Maurice, Pastré Olivier, Le taylorisme,
Éd. La Découverte 1984 et aussi Moutet Aimée, « Ingénieur et rationalisation », in Culture
technique Les ingénieurs, N° 12 mars 1984, p. 137; Beaune Jean Claude, « L’usine, le plein et le
vides », Milieu N° 25, 1986, p. 7
11. Voir à ce sujet : Basella Georges, « Musées et utopie technologique », in Culture technique N° 4,
1981.
12. La muséologie selon GHR, op.cit.
13. Altabe Gérard, Lenclud Daniel, Vers une Ethnologie du Présent , Collection Ethnologie de la
France, Éd. de la Maison des Sciences de l’Homme, 1993 p. 253
14. « Le simple n’est qu’un moment arbitraire d’abstraction arraché aux complexités, un
instrument efficace de manipulation laminant une complexité ». Edgard Morin, La méthode 1,
p. 377-378, Éd. du Seuil 1977 / Lapierre Jean William, L’analyse de systèmes, Éd. Syros, 1992.
15. Yves Delorme, Alain Katz, « Industrie et Culture étoffent le tissu économique et social » in
Culture scientifique et technique de l’entreprise, op.cit. p. 109.
RÉSUMÉS
À leur façon, les musées d’entreprise sont des lieux de médiation, où les salariés viennent
redécouvrir cette part de leur histoire, qui contribue à l’originalité de leur culture et où
l’entreprise donne à voir aux autres, certains des éléments fort constitutifs de son image de
marque. Quelle est la fonction, ou au moins l’utilité de ces musées, comment interpréter leur
multiplication ? Quel sens, les hommes qui s’y investissent leur accordent-ils ? Comment les
utilisent-ils pour la communication interne et externe de l’entreprise ? L’article s’attache à
cerner les enjeux, des espaces muséographiques consacrés à l’histoire des entreprises.
In their own way, the company museums are places of communication, where employees come to
rediscover part of their history which contributes to the originality of their culture, the company
uses it to show the most important elements of its brand name. What is the function, or use of
these museums ? Why are they springing up all over the place ? What importance do they have
for the people who work their ? How do they use them as a means of internal and external
communication ? This article hopes to identify the ambitions and goals, the museums which are
devoted the history of big companies.
AUTEUR
PAUL RASSE
Maître de conférences – Sciences de l’information et de la communication. Université de
Nice Sophia – Antipolis, Enseignant du Département Art, Communication, Langages,
Communication et organisation, 7 | 1995
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Les musées d’entreprise : quelle médiation de l’histoire ?
responsable pédagogique du DESS : Culture et Communication, (option communication et
ingénierie culturelle, mention Communication Scientifique et Muséologie, et de la
Maîtrise : Sciences de l’information et de la communication. Chercheur au CREA (Centre
Interdisciplinaire de Recherches Audiovisuelles sur la Communication et la Création) –
laboratoire 920 026) de l’Université de Nice – Sophia Antipolis.
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