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Ed Wood : figures d’un corps et mélanges des genres

2006, Culture & Musées

Travesti invétéré dans la vie comme à l’écran, Ed Wood intrigue par son identité sexuelle et artistique. Personnage trouble, figure au corps multiforme, sa présence corporelle déborde l’interprétation des personnages de ses films et incarne une légende : celle d’un cinéaste-culte. Cette présence à l’écran ainsi que la notoriété d’une œuvre et d’un artiste ne suffisent pas à expliquer une légende – un cinéaste de films fantastiques, une biographie romanesque – mais s’appréhendent à travers un dispositif complexe où des êtres humains, des objets, des pratiques, des discours, et des représentations constituent les éléments réactifs d’un processus inédit de création. Entre le déni et l’adulation, les regards portés sur Ed Wood ont changé et la reconstitution des pactes de réception autour de l’œuvre et de la carrière d’Ed Wood reste partielle. Néanmoins, sa figure compose d’ores et déjà un portrait ayant, dans une moindre mesure, droit de cité dans le panthéon moderne des personnages inclassables et des artistes bénéficiant d’une singularité remarquable.

O L I V I E R T H É V E N I N ED WOOD : FIGURES D’UN CORPS ET MÉLANGES DES GENRES L es éléments insolites plus ou moins avérés de la carrière d’Ed Wood ainsi que les légendes qui accompagnent les films (peu de monde connaît exhaustivement le cinéma d’Ed Wood en France malgré la reparution de quelques-uns de ses films suite à la sortie du film de Tim Burton1) constituent une représentation associant « l’homme et l’œuvre 2 » dans laquelle la part de fiction et la dimension réaliste de la biographie d’Ed Wood se dissocient malaisément et tendent à s’interpénétrer. Les comportements corporels de l’artiste Ed Wood varient selon la légende et le processus de mythification dont il bénéficie de nos jours. Travesti invétéré dans la vie comme à l’écran, l’identité sexuelle d’Ed Wood intrigue. Dans une fiction comme Glen or Glenda, elle se manifeste par l’incorporation de valeurs et leur retraduction par les usages sociaux des attitudes ou des habits qui font d’un corps de femme ou d’homme un corps féminin ou viril. Les productions artistiques contemporaines témoignent parfois crûment d’une volonté de libérer le corps de son aspect sacré mais dans le cas d’Ed Wood3, pour qui l’adéquation entre sexe et genre ne semble pas automatique, il s’agit (tout du moins dans sa première fiction) d’une méditation presque naïve sur le changement d’identité sociale à travers les vêtements. Le mélange des genres ne concerne pas seulement une représentation cinématographique mais également la dénomination générique, et c’est ce parallèle entre les figures du corps d’Ed Wood et les identités génériques plurielles de son œuvre qui nous permettra d’appréhender une construction sociale de l’œuvre et de la vie d’Ed Wood où se croisent et se rencontrent 65 ED WOOD : FIGURES D’UN CORPS… CULTURE & MUSÉES N° 7 des usages du cinéma, des perspectives idéologiques, des types de lectures variées. ED WOOD, UNE CARRIÈRE ET UN R A T A G E A R T I S T I Q U E E d Wood incarne une présence corporelle singulière aussi bien dans ses films que dans sa biographie qui est riche d’un certain nombre d’hypothèses romanesques. Vétéran de la Seconde Guerre mondiale et travesti passionné par les pulls angoras, Ed Wood signe le scénario, réalise et interprète les personnages principaux de Glen et de Glenda dans ce qui devient dès la sortie du film en salle en 1953 le premier d’une série d’échecs commerciaux et critiques. Glen or Glenda 4 est un conte mêlant le fantastique, le récit policier et autobiographique sur la condition de travesti et le désir qui pousse certains hommes à vouloir changer de sexe. Ce qui surprend dans ce film très personnel, « c’est le refus d’assumer cette déviance comme un vice et le besoin de la justifier rationnellement (les vêtements de femme sont plus confortables pour un homme) et de la légitimer socialement. Ce qui déconcerte également, c’est la construction du film et les interventions récurrentes de Bela Lugosi5 en démiurge suprahumain, proférant d’obscures incantations : “Attention au gros dragon vert devant votre porte. Il mange les petits garçons…” » (Ostria, 1995). Le sujet et cette présence singulière d’Ed Wood à l’écran évoquent la question du travestissement et de l’ambivalence sexuelle. Malgré une sincérité attachante6, le film déstabilise, tant l’approche non maîtrisée, les invraisemblances, la grandiloquence candide et le mélange des genres semblent décalés. La caractéristique majeure de ce film et des suivants ne passera pas par le discrédit mais par un quasi-silence. Ed Wood est néanmoins prolixe. Il tourne dans la foulée plusieurs films : Jailbait (1954), Bride of the Monster (ou Bride of the Atom – 1955), et en 1956, Plan 9 Outer Space, son dernier film avec Bela Lugosi qui décède pendant le tournage. Ce film, considéré comme le plus abouti du cinéaste, disposera d’une vie sur le petit écran avec de multiples rediffusions sur les chaînes spécialisées (dès 1961, WPIX-11 une chaîne de télévision indépendante de New York, acheta les droits de Bride of the Monster et Plan 9 Outer Space. Elle diffusa les films pendant cinq ans toutes les sept semaines) et trouvera un écho chez les téléspectateurs et les amateurs de films fantastiques et de science-fiction. La suite de la carrière d’Ed Wood est beaucoup plus erratique et ressemble inexorablement à une descente aux enfers7. Inclassable, marginal et d’un dynamisme fort communicatif, Ed Wood jouit d’un itinéraire aux confluences d’une 66 ED WOOD : FIGURES D’UN CORPS… CULTURE & MUSÉES N° 7 époque particulière : la fin de l’âge d’or du cinéma des grands studios hollywoodiens et l’émergence des industries des médias audiovisuels américains. Compte tenu de ses échecs, de l’absence d’un intérêt de la critique et d’une déficience de notoriété, Ed Wood était voué à l’oubli. Pourtant le basculement entre échec et reconnaissance s’instaure dans le temps où peu à peu une réception se constitue. Pour ce faire, beaucoup d’éléments vont contribuer à sa réhabilitation. Ed Wood transposé dans un autre contexte devient un précurseur et sa démarche trouve une justification a posteriori dans le champ du cinéma contemporain où la transformation des conventions rend les films d’Ed Wood conformes à une écriture cinématographique intelligible. La présence des faux raccords devient, par exemple, un signe de la modernité du langage cinématographique. De nos jours d’autres éléments rendent acceptable l’expressivité du réalisateur Ed Wood, notamment les associations de fragments documentaires à la fiction qui s’apparente à un travail sur la texture de l’image et le non-respect d’une continuité narrative qui s’interprète éventuellement comme une subtilité de la construction dramaturgique. L’esthétique des films d’Ed Wood renvoie également à des conditions de production qui prennent une autre dimension avec le temps. Remis dans son contexte, le mode de production8 du film Glen or Glenda, avec son esthétique dépouillée et ses artifices invraisemblables, devient un document sur ce que pouvait être un film de série Z. La quasiautoproduction des autres films d’Ed Wood pourrait être comparée de surcroît à la démarche des cinéastes de la « nouvelle vague9 » et même aujourd’hui aux conditions de production de cinéastes de fiction réalisant leur film avec des caméras vidéo10. Enfin la dimension mythique d’Ed Wood prend une dimension particulière avec l’évocation de sujets sulfureux pour les mœurs de l’époque dans les États-Unis des années du maccarthysme. À travers le recours au fantastique et à la science-fiction, Ed Wood contournait les conventions morales en abordant le thème du travestissement et en filigrane de l’homosexualité au cinéma. Bien qu’il se contente de proposer une figure d’un corps androgyne en se mettant en scène aussi bien dans certains de ses films comme Glen or Glenda ou dans la vie notamment pendant les tournages qu’il effectuait derrière la caméra en se travestissant en femme, ce qui finit par ressortir dans le feuilleté d’interprétations. C’est également un mélange de genres entre une représentation d’un corps de fiction mi-homme mi-femme et une réputation d’artiste insolite et sulfureux. 67 ED WOOD : FIGURES D’UN CORPS… CULTURE & MUSÉES N° 7 U N C I N É A S T E CULTE : L’ÉPOPÉE CALIFORNIENNE L a fabuleuse fortune posthume dont Ed Wood bénéficie dépend au départ d’un regain d’intérêt qui s’exprime par la dénégation et la dérision. L’indifférence et le silence qui ont régné durant toute la carrière d’Ed Wood se trouvent modifiés par un processus assez long et confus de réhabilitation du cinéaste dans un contexte historique différent où l’ironie, le second degré, le culte de l’étrangeté et parfois du mauvais goût deviennent des valeurs à la mode. En complément du cercle très restreint des amateurs de films fantastiques qui ont gardé en mémoire certains films d’Ed Wood, Harry et Michael Medved publient dans un livre iconoclaste un palmarès des cinquante plus mauvais films de tous les temps qui est délibérément hostile à une histoire du cinéma savante. Dans ce panorama dédié au pire, Ed Wood côtoie des cinéastes reconnus tels que Peckinpah, Eisenstein, Godard, Resnais, etc. Mais il est le seul à être affublé d’un jugement définitif : « Ed Wood est le réalisateur le plus nul de tous les temps11. » Cette marque de déni deviendra avec le film de Tim Burton un slogan qui distillera une accroche publicitaire autour du parallèle entre le sujet du film, « une fiction sur un mauvais réalisateur », par un des cinéastes hollywoodiens les plus adulés. L’entreprise des frères Medved est au départ bien différente puisqu’il s’agit de se moquer de l’absurdité du cinéma d’Ed Wood et de sa néanmoins très longue obstination à tenter de faire valoir la singularité de son regard. De ce fait, et bien malgré eux, les frères Medved contribuent à attirer l’attention et réussissent à susciter un intérêt marginal mais croissant. Il y avait bien quelques traces du travail d’Ed Wood, notamment un commentaire d’Aline Mosby, correspondante pour United Press Hollywood, qui compare Ed Wood à « une sorte de Orson Welles de films à petit budget12 ». La revue Cult Movie13, spécialisée dans la science-fiction, consacrera deux numéros spéciaux (nos 11 et 12) et dressera également un tableau comparatif entre les deux carrières d’Ed Wood et d’Orson Welles en proposant un certain nombre de rapprochements, dont la précocité, la singularité et l’incompréhension de leurs compatriotes. Les mésaventures à court et à moyen terme ne furent pourtant pas préjudiciables à Orson Welles qui bien au contraire bénéficia d’une reconnaissance planétaire pour sa capacité à faire accepter de nouveaux standards qui tranchaient avec le cinéma américain des années 1940 et 1950, et pour sa conception de ce que doit être le cinéma et de ce que doit être un cinéaste. Dans le cas d’Ed Wood, l’échec ne fut pas seulement lié au fait d’être accusé d’être un mauvais cinéaste mais la dénégation fut associée à l’idée même que, compte tenu de sa maladresse (et cela malgré sa lointaine 68 ED WOOD : FIGURES D’UN CORPS… CULTURE & MUSÉES N° 7 parenté avec une démarche « d’auteur » comme celle d’Orson Welles), il n’était pas digne d’être considéré comme un cinéaste à part entière. Néanmoins les regards, les lectures, les interprétations successives et discordantes viennent déposer sur la vie et l’art d’Ed Wood de multiples attributions de significations. Ce qui ressort à travers différents éclairages, c’est une distinction entre les effets des contraintes qui ont pesé sur la réalisation de chaque film, le produit des ressources mobilisées pour faire aboutir les projets, l’expression de l’univers du cinéaste, la réception de l’œuvre d’Ed Wood du vivant du cinéaste 14 et les différents espaces d’interprétation postérieurs qui ont abouti à une reconsidération de la place – somme toute modeste – accordée à Ed Wood dans l’histoire du cinéma. Ce qui advient à une œuvre et à la réputation d’un artiste est postérieur, et se trouve affecté « comme peut être affectée une chose complètement formée quand elle est précipitée dans les turbulences de son destin temporel » (Menger, 2001 : 75). Le parcours singulier d’Ed Wood est décrit dans la biographie de Rudolph Grey à travers les témoignages de ses proches et de ses différents collaborateurs. La démarche du biographe est singulière puisqu’il s’agissait de recenser ce qui restait de souvenir d’un personnage quasi inconnu qui finalement marqua avant tout par sa persévérance à explorer son univers par des créations bricolées et ignorées du plus grand nombre. L’entreprise fut périlleuse et il lui aura fallu dix ans et des centaines d’entretiens pour restituer cet ensemble de fragments d’interviews qui élabore un portrait contrasté et parfois contradictoire du cinéaste. L’appréhension de la vie et de l’art d’Ed Wood se trouve modifiée par cette biographie qui trouve un écho auprès de Tim Burton lorsque ce dernier achète les droits du livre et l’adapte au cinéma 15. E D W O O D , U N B I O P I C D E T I M B U R T O N P armi les processus de construction d’une notoriété artistique, celui qui relève d’une reconnaissance qu’un artiste accorde à un autre artiste16 suscite une curiosité immédiate, surtout lorsqu’il s’agit d’un artiste de renommée internationale, excellent dans le domaine du cinéma fantastique et du box-office. Le film Ed Wood de Tim Burton produit ainsi un effet dont la portée transforme l’histoire inconnue d’Ed Wood au profit d’une image hollywoodienne et son incarnation à l’écran par Johnny Depp. La réhabilitation partielle « du plus mauvais réalisateur de tous les temps » apporte une nouvelle figure du mythe de l’artiste maudit affublé des caractéristiques les plus flatteuses : un dynamisme à 69 ED WOOD : FIGURES D’UN CORPS… CULTURE & MUSÉES N° 7 toute épreuve, une sincérité fascinante, une roublardise bien sympathique, un cercle d’amis aussi étranges que dévoués. La fiction de Tim Burton retrace un itinéraire du cinéaste depuis ses premières tentatives – dans le film il s’agit d’une pièce de théâtre, The Casual Compagny (Le Détachement détaché) – jusqu’à la première projection publique de son film Plan 9 Outer Space. Les points de vue positifs et parfois parodiques sur trois films d’Ed Wood, Glen or Glenda, Bride of the Monster, Plan 9 Outer Space, les fragments réalistes librement inspirés de la biographie du cinéaste et un goût pour les personnages inclassables restituent une vision de la carrière fictive du cinéaste. Tim Burton intègre de surcroît des éléments inventés comme la rencontre avec Orson Welles auquel Ed Wood s’identifie en tant qu’acteur, auteur, producteur, réalisateur de Hollywood. Excédé par les financeurs de son film (deux révérends baptistes), Ed Wood est en proie au doute au moment où il rencontre par hasard son mentor Orson Welles : « Monsieur Welles… Est-ce que ça vaut la peine ? ». Réponse d’Orson Welles (interprété dans le film par Vincent d’Onofrio) : « Oui. Quand ça marche. Il y a un seul film dont j’ai gardé le contrôle : Kane. Les producteurs le détestaient, mais ils n’ont pas touché une image. Ed, il faut se battre pour imposer sa vision. À quoi bon réaliser les rêves d’un autre ? » Malgré l’écart de situation entre une légende et un inconnu, les points communs mis en avant comme le désir intense de pouvoir imposer une vision à l’écran sans aucun compromis provoque la fiction d’un Ed Wood, créateur singulier, jouissant autant par imprégnation de l’aura d’Orson Welles que de l’identification à un double de Tim Burton. Le film s’achève sur une note optimiste. La salle semble conquise, l’équipe du film au grand complet est enchantée. À l’écran, Martin Landau interprète le rôle de Bela Lugosi dans une reconstitution de la première séquence de Plan 9 Outer Space tandis que Johnny Depp contemple le film et mime le commentaire en voix off du vrai Ed Wood (il s’agit de la bande sonore originale de Plan 9 Outer Space). À l’issue de la projection, le public est enthousiaste. Dans l’euphorie, Ed Wood propose à Kathy (sa nouvelle compagne) de partir immédiatement se marier malgré la pluie et une voiture à bout de souffle. Suite à ce « happy end », des portraits de l’ensemble des personnages principaux viennent conclure le film et nuancent l’impression finale. Celui dévolu à Ed Wood en particulier : « Edward D. Wood Jr continua le combat à Hollywood mais le succès ne cessa de lui échapper. Après un lent naufrage dans l’alcool et des films “dénudés”, il mourut en 1978, à cinquante-quatre ans. Deux ans après, il fut sacré “plus mauvais réalisateur de tous les temps”, ce qui lui valut la reconnaissance internationale17. » Dans cet épilogue, on retrouve l’argument des frères Medved (« le plus mauvais réalisateur de tous les temps ») et la logique biographique du film. En langage hollywoodien, Ed Wood correspond 70 ED WOOD : FIGURES D’UN CORPS… CULTURE & MUSÉES N° 7 d’ailleurs à un genre : le biopic (biographical pictures) qu’on peut traduire par « biographie filmée ». Il s’inscrit également dans une série de films sur le cinéma18 mais il diffère par le choix du registre de référence. En effet, si l’époque convoquée correspond aux années 1950 à Hollywood, l’univers cinéphilique est celui du cinéma muet, du fantastique balbutiant et des émissions de télévision spécialisées dans la science-fiction. Dans l’histoire du cinéma – Histoires du cinéma américain de Martin Scorsese par exemple –, ces deux éléments sont peu valorisés au détriment des films de genre comme le western, le film policier, la comédie musicale et parfois même la série B. L’ensemble des films de Tim Burton précédant Ed Wood 19 introduit une forme de culture du cinéma jusqu’alors peu légitime. Il explicite avec Ed Wood un regard et le rend acceptable puisqu’il s’est imposé comme l’un des cinéastes hollywoodiens les plus doués de sa génération. Il contribue à donner un droit de cité au cinéma « fantastique », légitime des pratiques culturelles éclectiques des spécialistes des films inclassables, redéfinit l’identité de la cinéphilie et transforme par extension une définition déjà multiple du cinéma. À défaut de succès public 20, le film de Tim Burton jouit d’une reconnaissance de ses pairs et propage une définition de la création au cinéma qui est l’aboutissement d’un processus artistique qui s’inscrit dans un long processus historique. La légende d’Ed Wood dispose de son côté d’une notoriété posthume qui est le résultat d’une construction également constituée par « un monde de l’art » attaché à la valorisation d’une idéologie de la contre-culture et de la transgression. L’émergence d’une réaction critique, l’intérêt biographique, le film de Tim Burton et son institutionnalisation à travers des sélections dans des festivals et des prix prestigieux renforcent par procuration une réputation de « cinéaste-culte ». Incapable d’avoir été l’auteur de sa propre histoire, la présence corporelle d’Ed Wood s’est autonomisée par l’effet conjoint d’une légende naissante et de recompositions subtiles. Cette figure d’artiste réinventé bénéficie du statut d’icône autant à l’écran que dans le panthéon mythologique des « cinéastes-cultes ». L ’ A N D R O G Y N E E T L E VA M P I R E I ndépendamment de sa contribution à la reconnaissance d’un genre et d’une cinéphilie encore méprisée, l’une des préoccupations de Tim Burton renvoie à un questionnement à propos de la création et de l’identité artistique. Dans les fragments d’entretiens extraits du livre de Mark Salisbury Tim Burton par Tim Burton, Tim Burton explicite le parallèle entre Ed Wood et sa conception de ce qu’est un créateur ainsi que son choix de 71 ED WOOD : FIGURES D’UN CORPS… CULTURE & MUSÉES N° 7 parler d’une démarche d’artiste même lorsqu’il s’agit d’un ratage : « On a trouvé surprenant que je m’intéresse à ce projet, parce que j’ai eu beaucoup de succès et qu’il n’en a jamais eu. Mais c’est oublier que la frontière entre la réussite et l’échec est extrêmement ténue. Qui sait si demain je ne deviendrai pas Ed Wood ? Aucun responsable des studios n’était en mesure de prédire le succès de mes films. […] Ed était consumé par sa passion ; et je le suis aussi. C’est comme une drogue. Quand tu tournes un film, tu as toujours l’impression que tu réalises un chef-d’œuvre absolu – et il faut penser ainsi. Mais le croire ne suffit pas ; en tout cas pour que les spectateurs en soient convaincus, eux aussi. Si j’admire Ed Wood, c’est parce que c’est un créateur. J’admire tous les créateurs, qu’ils soient peintres, réalisateurs, sculpteurs empilant des carcasses de voitures dans le désert ou je ne sais quoi d’autre. Peu m’importe si j’aime ou non leur œuvre. Ce qui compte à mes yeux, c’est qu’ils créent alors que les autres ne créent pas […]. » (Salisbury, 2000.) Une autre façon de projeter sur Ed Wood une démarche d’artiste et des éléments de l’univers de Tim Burton est de constituer des rapprochements biographiques qui lui sont propres. Tim Burton confie que lorsque, adolescent, il a découvert à la télévision Plan 9 Outer Space, il a eu l’impression que l’action se déroulait près de l’aéroport et du cimetière de Burbank, sa ville natale. D’autre part, la relation entre Ed Wood et Bela Lugosi s’apparente au soutien puis à la complicité dont Tim Burton bénéficia avec Vincent Price21 : « J’ai grandi avec lui en allant voir ses films au cinéma, et le jour où j’ai pu le rencontrer a été mémorable car l’homme était à la hauteur de tous mes espoirs. J’avais envoyé à Vincent Price les story-boards de Vincent, mon premier court métrage, pour lui demander d’en assurer la narration. Il a réagi de manière formidable, et ce fut certainement l’un des moments les plus décisifs de mon existence. […] Le rapprochement entre Ed Wood et moi d’une part, et Bela Lugosi et Vincent Price d’autre part est évident, mais il y a une grande différence : Vincent n’était pas un homme aussi sombre que Bela Lugosi. Il ne prenait pas de morphine, ne buvait pas, avait toujours un état d’esprit très positif. » (Blumenfeld, 1995.) L’incarnation à l’écran du duo Ed Wood / Bela Lugosi avec les interprétations de Johnny Depp et de Martin Landau relève également d’une relation particulière avec les acteurs. Depuis Édouard aux mains d’argent, il existe une complicité fusionnelle entre l’univers d’acteur de Johnny Depp et celui de cinéaste de Tim Burton tout comme chez Nicholas Ray et James Dean (dans La Fureur de vivre par exemple) ou chez Martin Scorcese et Robert de Niro. Le lien avec Martin Landau renvoie à une autre modalité puisque cet acteur sur le retour22 retrouve le devant de la scène avec ce rôle d’acteur déchu à la fois pathétique et drôle. Sa carrière inégale l’a certainement aidé à habiter l’acteur hongrois Bela Lugosi 72 ED WOOD : FIGURES D’UN CORPS… CULTURE & MUSÉES N° 7 dans Ed Wood, ce qui lui vaudra en 1995 une reconnaissance de la profession avec l’Oscar du meilleur acteur dans un second rôle23. Plusieurs séquences du film montrent à quel niveau de perversité se jouent les relations entre Ed Wood et Bela Lugosi. À la fois sincère et manipulateur, Ed Wood incorpore de manière artificielle et pour des raisons totalement commerciales une scène avec Bela Lugosi au début du film Plan 9 Outer Space (un acteur dans la continuité du film aura la tâche de jouer la silhouette du personnage à moitié masqué sous une cape). Le film de Tim Burton défend la thèse que, même si les motivations d’Ed Wood étaient intéressées, les deux hommes étaient liés par une admiration réciproque. Tim Burton tire de cette situation un merveilleux support de mise en fiction en composant deux figures : l’androgyne et le vampire. Le travestissement d’Ed Wood est révélé au cours d’une séquence avec sa première compagne à qui il annonce son penchant par l’intermédiaire du scénario de Glen or Glenda. Dolorès Fuller, stupéfaite à l’issue de sa lecture, découvre Ed Wood travesti en femme avec l’un de ses pulls angoras. Le goût d’Ed Wood pour le travestissement n’est pas amené comme la revendication d’une homosexualité refoulée (il n’était pas homosexuel au demeurant) ou même comme une perversion mais comme une chose normale qui petit à petit devient perçue dans le film de manière tout à fait naturelle par son entourage. Bela Lugosi apparaît à l’écran dans un cercueil et s’éveille comme Dracula pour protester contre la qualité de cet accessoire auprès du marchand. À cette occasion les deux personnages se rencontrent et leur amitié débute. Lorsque Eddie raccompagne Bela, ce dernier lui confie que les femmes préfèrent les monstres traditionnels comme Dracula et les vampires : « L’horreur pure les attire et les repousse à la fois. Parce que dans leur inconscient collectif, il y a l’angoisse de l’enfantement. Le sang. Le sang, c’est l’horreur. » Bela Lugosi prend congé de son admirateur en faisant une allusion énigmatique « mais pour l’instant, les enfants de la nuit m’appellent » pour masquer son rendez-vous avec un autre rêve éveillé, celui de la drogue. Dans la surenchère à l’horreur ordinaire, Ed Wood n’est pas en reste et surpassera le soir de Halloween son idole dans le registre du vampire. Bela Lugosi revêt sa cape et chausse des canines pour effrayer les enfants qui viennent réclamer des friandises. Face à un enfant incrédule, Ed Wood sort à son tour et ôte son dentier pour montrer qu’il possède vraiment des dents de vampire (il avait perdu ses dents de devant lors de combats dans la guerre du Pacifique). L’enfant terrorisé s’enfuit face à deux monstres si différents et tellement complémentaires. Les présences corporelles de l’androgyne et du vampire se rejoindront lors de la soirée de fin de tournage de Bride of the Monster. Ed Wood déguisé en danseuse orientale fait une chorégraphie de 73 ED WOOD : FIGURES D’UN CORPS… CULTURE & MUSÉES N° 7 strip-teaseur en compagnie de Bela et ses amis puis enlève son voile à l’apogée de la scène, laissant apparaître, en l’absence de son dentier, ses dents de vampire. Pour Bill Krohn « ce gros plan très dérangeant dévoile l’unité de deux images obsédantes qui définissent la vocation artistique de Wood : le séducteur portant dans son corps la marque de l’objet de son désir (les dents de vampire comme symbole de castration), et l’objet féminisé de tous les regards » (Krohn, 1994). Quelles que soient les interprétations plausibles de ces situations fictives, les présences corporelles d’Ed Wood et Bela Lugosi ne sont pas des représentations extraites directement des films d’Ed Wood et maîtrisées par le cinéaste. Les mises en signification de la construction de mythes préposés à la postérité sont liées aux interprétations développées à partir d’hypothèses biographiques et artistiques dans une configuration différente du contexte hollywoodien des années 1950. Entre le déni et l’adulation24, les regards portés sur les films d’Ed Wood ont changé des années 1950 à nos jours. Pour autant la reconstitution des pactes de réception autour de l’œuvre et la carrière d’Ed Wood reste partielle. Nous pouvons néanmoins avancer l’idée que c’est la somme des communautés d’interprétations, produites à partir d’Ed Wood, dans différents contextes et à différentes périodes, autour de plusieurs consensus, que les modalités de réception se sont inventées. La dynamique de cette participation générée par l’émotion esthétique des films s’accompagne de multiples processus d’identification à un corps mais également à une figure d’artiste qui vient rejoindre dans une moindre mesure le panthéon moderne des monstres inclassables – Dracula, Frankenstein, Dr Jekyll et Mr Hyde, Dorian Grey, etc. – et le martyrologue des grands singuliers du cinéma – Stroheim, Welles, Eisenstein. C O N C L U S I O N N ous avons cherché à montrer que l’un des maillons de la reconstruction de la réputation d’un artiste passe par des processus variés. Le film de Tim Burton introduit dans la réception du phénomène « Ed Wood » une dimension réflexive sur le cinéma et fonctionne comme une formidable analyse du processus de création en choisissant un contre-exemple de réussite cinématographique. À travers ce qui peut sembler un échec, Tim Burton contribue à inventer un regard qui porte sur la démarche plutôt que sur la création et recompose une présence corporelle composite de « l’androgyne, du vampire et du cinéasteculte ». Il concourt dans cette mise à distance réflexive de l’imaginaire collectif du monde artistique à produire du sens et une identité à un acte créateur inclassable. Ainsi la reconstruction du passé de « l’homme et l’œuvre » Ed Wood à partir des préoccupations de 74 ED WOOD : FIGURES D’UN CORPS… CULTURE & MUSÉES N° 7 Tim Burton peut se définir également comme un point de vue sur les frontières entre différents genres ou médias – le fantastique, les séries B et Z, la télévision, le film muet, le documentaire, le film d’animation, etc. – ainsi que sur la mémoire collective du cinéma25. Ce point de vue dépendant lui-même de la place qu’occupe Tim Burton dans le cinéma et des relations qu’il entretient avec le domaine du fantastique et de la science-fiction. Nous mentionnerons une dernière déclinaison de la notoriété acquise de la figure de l’artiste Ed Wood dans un autre registre que celui des fans de cinéma Z, des amateurs de films fantastiques, des critiques, des cinéastes, des spécialistes des cinémathèques, des chercheurs, des enseignants ou des professionnels du cinéma. L’exposition Cultura Porqueria organisée par le « Centre de Cultura Contemporània de Barcelona » (CCCB) du 20 mai au 31 juillet 2003, nous semble en effet un exemple représentatif de la reconnaissance du monde de l’art contemporain. Dans ce dispositif muséal, un espace et plusieurs installations étaient consacrés à Ed Wood pour retracer son œuvre, son parcours et sa carrière dans l’une des déclinaisons d’une archéologie du « goût pauvre ». Ed Wood n’est donc aujourd’hui plus seulement un cinéaste mais un artiste parmi d’autres artistes dans une extension du cadre de réception du monde du cinéma. Il est considéré dans un contexte contemporain comme l’incarnation d’une légende et d’un mythe. La présence multiforme de la figure de l’artiste Ed Wood dans des registres d’interprétation multiples démontre ainsi que la réputation d’une œuvre et d’un artiste ne se réduit ni aux films ni à sa biographie, ni même à une communauté spécifique de spectateurs mais à un processus complexe où des êtres humains, des objets, des pratiques, des discours, et des représentations construisent une configuration d’un monde de l’art perpétuellement imprévisible et inédit. O. T. Université de Franche-Comté 75 ED WOOD : FIGURES D’UN CORPS… CULTURE & MUSÉES N° 7 NOTES de Rudolph Grey le crédite également de nombreux scénarios (le plus souvent non réalisés) pour le cinéma et la télévision et d’un nombre impressionnant de livres érotiques ou pornographiques. Entre 1963 et 1978, Ed Wood semble se réfugier dans l’écriture et dans l’alcool, il vit d’expédients, travaille épisodiquement pour des chaînes de télévision comme KTTV (1964) et contribue assidûment à d’obscures revues telles que Pendulum, Calga, Gallery Press où il écrit des centaines d’histoires courtes en signant parfois sous des pseudonymes. Ed Wood meurt d’une crise cardiaque à l’âge de cinquante-quatre ans à Los Angeles en regardant un match de football américain. Sans domicile, sans un sou, et dans l’indifférence générale, sa disparition ne suscite aucun écho dans la presse, même pas une nécrologie. 8. Glen or Glenda a été financé par un producteur spécialisé dans des films très bon marché pour les salles de cinéma de troisième catégorie (cela correspondrait aujourd’hui aux productions de fictions audiovisuelles à bas prix à destination des multiples chaînes de télévision) en misant sur la présence d’une ancienne star du muet, Bela Lugosi. On peut d’ailleurs soupçonner Ed Wood d’avoir en partie tiré profit de Bela Lugosi dans la perspective de trouver des moyens de production sans pour autant avoir abouti son projet artistique. La priorité étant de convaincre le producteur George Weiss de financer un produit bas de gamme pour amorcer une carrière. 9. Le premier film de Claude Chabrol, Le Beau Serge a été par exemple intégralement autoproduit. 10. On pense notamment à certains cinéastes du Dogme. 11. Malgré nos recherches et la lecture de The Fifty Worst Movies of all Time de Harry Medved et de Randy Dreyfus (Angus and Robertson, 1978) nous n’avons pas pu identifier 1. Plusieurs films d’Ed Wood étaient disponibles en 1995 chez Vogue Cinéma, Glen or Glenda, The Violent Years, Jailbait et The Sinister Urge. Plan 9 Outer Space, et Night of The Gouls étaient édités, toujours en 1995, chez Panda Films. 2. À propos de cette notion « homme et œuvre » : Foucault, 1994 : 804. 3. Edward D. Wood Jr est né en 1924 à Poughkeepsie, près de New York. 4. Ed Wood a réalisé deux courts métrages, The Street of Laredo (1948) et The Sun was Setting (1951) et écrit le scénario du film The Lawless Rider de Yakima Canutt avant Glen or Glenda, son premier long métrage. 5. Immigré hongrois, Bela Lugosi a été en 1930 la vedette du Dracula de Tod Browning. Pendant les deux décennies qui suivent le film de Tod Browning, Lugosi sombre, peu à peu, dans l’anonymat et devient dépendant à la morphine, un médicament qu’on lui a initialement prescrit pour soigner une blessure de guerre. Ed Wood désire relancer la carrière de Lugosi en le faisant jouer dans ses films, ce qu’il tente de faire avec Glen or Glenda. 6. Le film débute par cet avertissement : « In the making of this film, which deals with a strange and curious subject, no punches have been pulled - no easy way out has been taken. Many of the smaller parts are portrayed by persons who actually are, in real life, the character they portray on the screen. This is a picture of stark realism… Taking no sides… But giving you the facts… All the facts… As they are today… You are society--- JUDGE YE NOT... » 7. Son métier de cinéaste évolue au tournant des années 1960 au profit de fictions « érotico-documentaires » comme The Sinister Urge (1960) puis peu à peu vers le pornographique fantastique qu’il réalise, scénarise ou produit parfois. La biographie 76 ED WOOD : FIGURES D’UN CORPS… CULTURE & MUSÉES N° 7 la référence précise concernant cette affirmation. Nous sommes donc obligé d’utiliser des sources de seconde main, notamment plusieurs articles de presse ainsi que la présentation du livre en question (sans doute la seconde version de The Fifty Worst Movies of all Time) à l’exposition Cultura Porqueria organisée du 20 mai au 31 juillet 2003 par le Centre de Cultura Contemporània de Barcelona (CCCB). 12. « Director Wood a sort of Orson Welles of low-budget pictures, wrote, directed and starred in the movie » (Mosby, 1995). 13. Documents présentés à l’exposition Cultura Porqueria. 14. Pour plus de précisions à propos de l’économie symbolique d’un film, on peut consulter l’introduction du livre de Jean-Pierre Esquénazi (2004). 15. Tim Burton a découvert un documentaire (réalisé par Jonathan Ross) qui était consacré à Ed Wood et il s’est ensuite procuré le livre de Rudolph Grey. « Les scénaristes Larry Karaszewski et Scott Alexander sont à l’origine du projet. Le traitement d’une dizaine de pages est arrivé sur le bureau de Denise Di Novi, la productrice de Tim Burton (via Michael Lehman, vieux copain de l’University of South California et réalisateur de Fatal Games produit également par Di Novi). Un accord prévoit que Lehman réalisera le film, tandis que Tim Burton et Di Novi le produiront. Finalement évincé de Mary Reilly par les responsables de Columbia Pictures, Tim Burton entrevoit la possibilité de réaliser Ed Wood lui-même si le film peut se monter très vite. Karaszewski et Alexander écrivent alors en six semaines le scénario. Tim Burton lit la première ébauche et donne immédiatement son accord sans demander ni changements ni réécritures. » 16. Dans la littérature, les meilleurs médiateurs d’une œuvre se trouvent souvent être des écrivains comme par exemple Baudelaire introduisant Edgar Poe en France. La reconnaissance joue également un rôle particulier auprès du public, on apprend, par exemple, dans les articles consacrés à Ed Wood dans les années 1990, que Glen or Glenda est l’un des films préférés de David Lynch. Cela donne évidemment du crédit à la réhabilitation des films d’Ed Wood. 17. Les portraits des principaux protagonistes se succèdent : Kathy Wood fut sa femme pendant plus de vingt ans pour le meilleur et pour le pire. Après sa mort, elle ne s’est jamais remariée. Bela Lugosi n’est plus jamais sorti de sa tombe. Après cent trois films, il est plus célèbre que jamais. Aujourd’hui sa filmographie l’emporte sur celle de Boris Karloff, etc. 18. On peut citer entre autres The Bad and the Beautiful, de Vicente Minelli, La Comtesse aux pieds nus de Joseph Mankiewicz, 8 1/2 de Federico Fellini, Le Mépris de Jean-Luc Godard, La Nuit américaine de François Truffaut, Close Up d’Abbas Kiarostami, etc. 19. Vincent (1982), Frankenweenie (1982), Hansel and Gretel (1982), Aladin and his Wonderful lamp, (1984), Pee-Wee’s Big Adventure (1985), Beetlejuice (1988), Batman (1989), Édouard aux mains d’argent (1991), Batman le défi (1992), L’Étrange Noël de Mr Jack (1993). 20. Ed Wood est le premier échec au box-office de la carrière de Tim Burton mais il reçoit un accueil critique unanime. Le film est notamment sélectionné en compétition officielle au Festival de Cannes, lauréat au Golden Globe, il obtient deux nominations et deux Oscar en 1995. 21. Vincent Price a participé à plusieurs films de Tim Burton, notamment Édouard aux mains d’argent. Il lui a également consacré un documentaire. Vincent Price meurt peu avant le tournage d’Ed Wood, ce qui produit un rapprochement supplémentaire et donne également au film un autre lien biographique sous 77 ED WOOD : FIGURES D’UN CORPS… CULTURE & MUSÉES N° 7 forme d’hommage au second degré à Vincent Price à travers l’hommage fictif d’Ed Wood à Bela Lugosi. 22. Élève de l’Actor’s Studio, interprète d’un second rôle dans La Mort aux trousses d’Alfred Hitchcock, il est le héros de séries telles que Mission impossible et Cosmos 1999. Après un passage à vide, il retrouve des rôles plus prestigieux en collaborant à des films de Raoul Ruiz, Woody Allen, Francis Coppola et évidemment Tim Burton. 23. Grâce à son travail sur le personnage de Bela Lugosi, Rick Baker obtient également un Oscar pour le meilleur maquillage. 24. Vincent Ostria fait par exemple l’éloge d’un de ces films, The Sinister Urge : « Wood a poussé jusqu’à la poésie l’aspect naturellement épuré de la série B. […] Il a tout simplement inventé le cinéma homéopathique : les turpitudes promises n’apparaissent pas à l’image, mais sont juste suggérées par un geste, un détail infinitésimal. Comme dans les films modernes les plus épurés (Bresson, Ozu, Straub), le film s’élabore directement dans le cerveau du spectateur. » (Ostria, 1995.) 25. En dépit du caractère social de la mémoire, remarque Jean-Hugues Déchaux, « d’importantes différences existent entre les individus selon la biographie de chacun et les relations qui sont ou ont été les siennes » (Déchaux, 1997 : 12). RÉFÉRENCES Blumenfeld (Samuel). 1995. « Entretien avec Tim Burton ». Les Inrockuptibles, 15, p. 18. Déchaux (Jean-Hugues). 1997. Le Souvenir des morts. Paris : Presses universitaires de France. Esquénazi (Jean-Pierre). 2004. Godard et la société française des années 1960. Paris : Armand Colin. Foucault (Michel). 1994 [1969]. « Qu’estce qu’un auteur ? », p. 789-821 in Dits et Écrits : 1954-1969, t. I, sous la direction de Daniel Defert et François Ewald. Paris : Gallimard. Krohn (Bill). 1994. « Ed Wood », Cahiers du cinéma, 486, p. 37. Menger (Pierre-Michel). 2001. « Les profils de l’inachèvement : L’œuvre de Rodin et la pluralité de ses incomplétudes », p. 75 in Vers une sociologie des œuvres, t. I, sous la direction de Jean-Olivier Majastre et Alain Pessin. Paris : Éd. de L’Harmattan. Mosby (Aline). 1995 [1994]. « How a man changes his sex soon will be rushed on the screen », in Nightmare of Extasy, The Life and Art of Edward D. Wood, Jr., sous la direction de Rudolph Grey. Londres : Faber and Faber. Ostria (Vincent). 1995. « Ed le cinéaste discount ». Les Inrockuptibles, 15, p. 17. Salisbury (Mark). 2000. Tim Burton par Tim Burton. Paris : Éd. le Cinéphage. 78 ED WOOD : BIBLIOGRAPHIQUES FIGURES D’UN CORPS… CULTURE & MUSÉES N° 7 RÉSUMÉS T ravesti invétéré dans la vie comme à l’écran, Ed Wood intrigue par son identité sexuelle et artistique. Personnage trouble, figure au corps multiforme, sa présence corporelle déborde l’interprétation des personnages de ses films et incarne une légende : celle d’un cinéaste-culte. Cette présence à l’écran ainsi que la notoriété d’une œuvre et d’un artiste ne suffisent pas à expliquer une légende – un cinéaste de films fantastiques, une biographie romanesque – mais s’appréhendent à travers un dispositif complexe où des êtres humains, des objets, des pratiques, des discours, et des représentations constituent les éléments réactifs d’un processus inédit de création. Entre le déni et l’adulation, les regards portés sur Ed Wood ont changé et la reconstitution des pactes de réception autour de l’œuvre et de la carrière d’Ed Wood reste partielle. Néanmoins, sa figure compose d’ores et déjà un portrait ayant, dans une moindre mesure, droit de cité dans le panthéon moderne des personnages inclassables et des artistes bénéficiant d’une singularité remarquable. A deep-rooted transvestite in real life as well as on the screen, Ed Wood puzzles by his sexual and artistic identity. A troubling character, a muti-faceted figure, his bodily presence goes far beyond the interpretation of his films’ characters and embodies a legend : that of a « cult » film-director. Such a presence on the screen, as well as the artist’s fame and that of his work, are not enough to explain the legend – a « fantasy » film maker, a fabulous biography – but can be grasped through a complicated device where human beings, objects, pratical experiences, speeches and performances are the reactive elements of an original creating process. Between denial and adulation, judgements on Ed Wood have changed and the reconstruction of reception mechanisms acting upon Ed Wood’s work and career stay partial. Still, his figure already composes an established portrait joining in – in a minor way – the modern Pantheon of unclassifiable characters and of artists blessed with a remarkable uniqueness. T ravestí inveterado en la vida come en la pantalla, Ed Wood intriga por su identidad sexual y artística. Personaje turbio, al cuerpo multiforme, su presencia corporal escapa a los personajes de sus películas y incarnan une leyenda : la de un cineasta culto. Esta presencia en la pantalla, así como la notoriedad de la obra y del artista, no son suficientes par explicar la leyenda – un cineasta de películas fantásticas, una biografía novelesca. Se pueden comprender a través de una disposición 79 ED WOOD : FIGURES D’UN CORPS… CULTURE & MUSÉES N° 7 compleja en la cual los seres humanos, los objectos, las prácticas, los discursos y las representaciones son todos elementos de un proceso de creación único. Entre denegación y adulación, los comentarios en cuento a Ed Wood han cambiado, y la reconstitución del pacto de recepción de su obra queda muy parcial. Sin embargo, el retrato que a creado su figura ya le coloca en el panteón moderno de los personajes inclasificables y de los artistas de extraordinaria singularidad. 80 ED WOOD : FIGURES D’UN CORPS… CULTURE & MUSÉES N° 7