La bourgeoisie flamande
Matthias Lievens
Tant qu’une «politique de relance» économique est mise en œuvre, il n’y a pas lieu de procéder à une réforme de l’État. Tel était le message du président du Voka, Michel Delbaere, aux négociateurs lors de la formation du gouvernement fédéral en 2014. Toutes les exigences communautaires ont été exclues du mémorandum, indiquera par la suite Charles Michel. L’effet a été incroyable: le Voka a poussé tous les partis flamands dans cette direction1. «Le Voka a servi de lubrifiant à la coalition suédoise», concluait pour sa part Alain Mouton, rédacteur en chef de Trends2. Cinq ans plus tard, la N-VA a perdu énormément de voix. On ne gagne pas des élections avec une politique économique et sociale de droite. Même la surenchère autour de la migration n’a pas suffi à compenser cela.
Ce cycle d’événements soulève un certain nombre de questions fondamentales sur la puissance du Voka, sur les obstacles auxquels se heurte un néolibéralisme agressif et sur les relations complexes entre la bourgeoisie flamande et le nationalisme de la N-VA. En 2011, Bart De Wever donnait sa réponse désormais légendaire à une question des médias francophones à propos du programme économique de la N-VA: mon patron, c’est le Voka. Historiquement, la voix des employeurs flamands était représentée principalement par le CVP et, dans une moindre mesure, par le parti libéral, qui avait également une base parmi les petits indépendants. Le CVP devait toutefois mettre en balance les intérêts de l’employeur et ceux des autres couches sociales. Depuis la percée de la N-VA, le patronat flamand dispose de sa propre représentation politique.
À partir des années 50 et 60 de nouvelles sociétés de services flamandes, pour la plupart axées sur les multinationales américaines, voient le jour.
Les élites de ce pays ont radicalement changé au cours des dernières décennies. Ce processus suit les transformations de la ou des classes capitalistes, à savoir l’affaiblissement de la bourgeoisie «belge» historique, francophone, centrée principalement sur Bruxelles et le développement constant d’une bourgeoisie «flamande» assertive. Si c’est bien la tendance actuelle, il convient de manier les termes «belge» et «flamand» avec prudence.
La division en classes ne se manifeste jamais «à l’état pur», affirmait déjà Marx dans son chapitre inachevé consacré aux classes dans le Capital3. Il faut également garder cela à l’esprit si l’on veut distinguer des fractions de la classe capitaliste. Prenons la famille De Spoelberch, qui vit près de Haecht et détient quelque 13 milliards d’euros grâce à sa participation dans AB InBev. Appartient-elle à la bourgeoisie flamande parce qu’elle vit et exerce ses activités en Flandre? Ou représente-t-elle un exemple type d’une bourgeoisie belge plus ancienne en raison de ses profondes racines historiques et de ses antécédents nobiliaires? Il s’agit d’une discussion certes pertinente, mais qui peut tout aussi bien se révéler être un piège. Lorsque l’on analyse la structure de classe pour mieux appréhender les changements sociaux et politiques, il s’agit surtout de refléter les grandes structures et tendances.
Les bourgeoisies flamande et belge font bien sûr partie d’une classe internationale ramifiée. Ces fractions de classe ont entre elles bien plus de traits communs que de différences4. Néanmoins, il est important d’observer le déplacement du centre de gravité au sein de la bourgeoisie: du capital industriel vers le capital financier, de la bourgeoisie belge vers la bourgeoisie flamande, et comment ce processus est lié au rôle croissant du capital multinational. Cela rend l’analyse du «bloc de pouvoir» de la bourgeoisie, comme l’appelle Poulantzas, d’autant plus complexe: cette analyse devrait tenir compte du fait que ce bloc de pouvoir est très différencié sur le plan régional et en même temps internationalisé5. Cet article n’est jamais qu’une modeste tentative de dépeindre ces changements majeurs dans la structure des classes de ce pays, en se concentrant principalement sur la bourgeoisie émergente en Flandre.
Périodisation: quatre phases de formation des classes
Le capitalisme est en constante évolution, de même que le processus de formation des classes. En deux siècles d’histoire capitaliste, nous pouvons schématiquement distinguer quatre grandes périodes, chacune avec sa configuration caractéristique des classes dominantes. Cette mise en contexte est essentielle pour comprendre la configuration actuelle des classes.
À l’époque du capitalisme «libéral» du 19e siècle, la Belgique était une société de classe nettement bourgeoise et élitiste. Seuls 40000 propriétaires avaient le droit de vote. L’épine dorsale de la classe dirigeante exclusivement francophone était constituée d’une noblesse terrienne (à dominante catholique) qui a progressivement fusionné avec la bourgeoisie et d’une bourgeoisie libérale commerciale et industrielle, donnant lieu à des jeux de pouvoir parfois tendus. C’était l’époque des entrepreneurs aventuriers qui ont développé de nouveaux procédés industriels, créé de grandes industries orientées vers l’exportation, comme la construction ferroviaire, l’acier, le verre ou la soude, et accumulé d’importants capitaux grâce à une main-d’œuvre faiblement rémunérée. Marx avait décrit à l’époque la Belgique comme le petit paradis confortable et bien clôturé du propriétaire foncier, du capitaliste et du curé6.
La structure de la classe dirigeante change vers le début du 20e siècle. Le capitalisme belge atteint son apogée lors de la période précédant la Première Guerre mondiale. La Belgique est alors la cinquième puissance commerciale du monde7. Si l’on se base sur la production industrielle par habitant, le pays se classe, en 1913, au troisième rang des pays les plus industrialisés, après les États-Unis et le Royaume-Uni8. La Belgique est un reflet du monde, y compris en termes de structure des classes. C’est la période de consolidation des grands holdings et des cartels. La Belgique offre un des plus beaux exemples de capitalisme monopoliste, comme l’ont analysé Hilferding et d’autres marxistes, un modèle fondé sur une intégration profonde du capital industriel et financier9. Ce «capital financier» est aussi étroitement lié à l’État, tant structurellement que par des liens personnels avec la famille royale, les politiciens et les hauts fonctionnaires. La bourgeoisie des holdings intervient activement dans le processus de formation d’un gouvernement. La monarchie a un observateur permanent à la Société Générale, le plus grand et le plus célèbre des holdings.
La structure des classes dominantes a fortement évolué. Les fameuses «200 familles» du capitalisme belge ont vu leurs effectifs sérieusement réduit.
Au cours de cette période, la bourgeoisie est constituée d’une petite couche supérieure qui exerce son contrôle sur les grandes concentrations de capitaux et les grands équipements industriels par des banques d’investissement et des sociétés de portefeuille. Par exemple, à la veille de la Première Guerre mondiale, Solvay est le plus grand groupe chimique du monde10. Les capitaux sont exportés pour conquérir de nouveaux marchés, notamment au Congo, mais aussi en Russie où, vers 1900, le capital belge joue un rôle plus important que celui de la France, de l’Angleterre et de l’Allemagne[ note]Frans Buelens, op. cit.[/note]. La bourgeoisie des holdings est centrée sur Bruxelles, contrôle les grands investissements industriels en Wallonie et est pionnière dans la francisation de la vie publique.
La Première Guerre mondiale a porté un coup dur au capitalisme belge et à sa bourgeoisie, qui ne joueront plus jamais le même rôle international11. Cependant, la structure de classe typique restera en place pour les décennies à venir. Durant une partie du 20e siècle, la bourgeoisie belge repose sur un ensemble de «quelque 200 patrimoines familiaux croisés» aux noms évocateurs tels que Société Générale, de Launoit, Solvay-Janssen, Boël, Empain, Evence Copée ou encore Lambert12. À partir de l’entre-deux-guerres, toutefois, la Flandre a également commencé à s’industrialiser, en particulier autour du port d’Anvers, et un mouvement économique flamand a vu le jour, autour de l’idée que l’émancipation de la Flandre devait passer par le développement économique et donc par la formation d’une élite économique flamande13. En 1926, le VEV, précurseur du Voka, était fondé par Lieven Gevaert, père proflamand de la société du même nom qui deviendrait célèbre grâce à la production de papier photographique.
À la troisième période, celle dite du fordisme, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le tableau commence à changer. Les grands holdings se portent mal: peu innovants, ils se cantonnent à l’industrie lourde et cherchent avant tout à sécuriser leurs flux de revenus financiers, notamment en diminuant les salaires. À partir des années 50 et60, de nombreuses multinationales, principalement américaines, s’installent en Flandre. C’est dans ce contexte que la lente expansion de la bourgeoisie flamande parvient à prendre de l’ampleur. De nouvelles sociétés de services flamandes, pour la plupart axées sur les multinationales américaines, voient également le jour. En effet, c’est au cours des années50 et60 que l’on voit s’implanter en Flandre des filiales des sociétés Esso, Shell, Texaco, Signal Oil, BASF, Bayer, principalement dans le port d’Anvers. La société Sidmar est arrivée à Gand en 1962. Les grands constructeurs automobiles ouvrent également des succursales en Belgique, surtout en Flandre. Gaston Eyskens mène alors une politique économique régionale visant à dynamiser le développement économique de la Flandre. Le centre de gravité économique du pays se déplace progressivement vers le nord, tandis que périclite l’industrie wallonne de l’acier et du charbon. Les multinationales étrangères et la bourgeoisie flamande se concentrent davantage sur la modernisation économique et l’innovation, et jouent la carte fordiste de la production et de la consommation de masse14
Le pouvoir des holdings reste réel: malgré le coup de massue que sera la perte du Congo, la Société Générale conserve un certain contrôle sur un tiers de l’économie belge jusque dans les années 60 et 70 et parvient également à s’établir sur le marché mondial. Sa longue agonie a cependant bel et bien commencé. Au cours des années50 à 80, une poignée de holdings continuent à dominer le marché boursier, aux côtés d’un petit nombre d’entreprises familiales: Empain, Coppée, Bekaert, Solvay, de Launoit, Lambert15. Entre-temps, des entreprises telles que Solvay et Interbrew ne cessent de croître et font aujourd’hui partie des plus grandes entreprises belges. Nombre d’anciennes entreprises belges voient cependant leur pouvoir décliner au cours de cette période. On connaît le résultat: dans leur agonie, les holdings ont causé beaucoup de dégâts au capitalisme belge. Le gouvernement a créé un régime favorable aux holdings, allant d’avantages fiscaux à des exemptions à toutes sortes de règles de gouvernance d’entreprise. Cette stratégie s’est toutefois avérée contre-productive. L’économie wallonne commence à décliner dans l’après-guerre.
Lors de la quatrième période, depuis la crise des années 70 et la montée du néolibéralisme, les choses se compliquent. Les anciennes structures du capitalisme belge continuent de se désintégrer, le rôle du capital multinational se renforce fortement, alors qu’on assiste en même temps à des mouvements de délocalisation et de désindustrialisation. La bourgeoisie flamande peut progressivement continuer à croître. Financiarisation et mondialisation, européanisation et fédéralisation ont toutes un impact majeur sur la restructuration des classes possédantes.
Le Voka rivalise de plus en plus avec la FEB pour la place de principal représentant des intérêts des employeurs.
Derrière la désintégration des anciennes structures de la bourgeoisie «belge» et la croissance et la consolidation continues d’une bourgeoisie flamande, fortement soutenue par la Région flamande, se cache encore un autre processus: la transnationalisation des classes bourgeoises. L’espace économique dans lequel elles opèrent dépasse de plus en plus les frontières nationales et cela complique le tableau. On décrit souvent Étienne Davignon comme «l’incarnation du capitalisme de salon à la belge»16, «l’un des derniers représentants de la Belgique de papa»17. Mais, plus encore qu’un pilier de la vieille bourgeoisie belge, il est avant tout un pionnier emblématique de ce processus de transnationalisation. Au cours des dernières décennies, les capitaux étrangers ont véritablement dépouillé l’économie belge par le biais d’acquisitions en tous genres, tandis que l’espace opérationnel des entreprises belges s’internationalisait de plus en plus. En sa qualité d’ancien commissaire européen, de membre de la Table ronde des industriels européens et du comité directeur du groupe Bilderberg, Étienne Davignon est un symbole de cette évolution. Il est profondément enraciné dans les anciennes structures du capitalisme belge (y compris la monarchie), tout en étant très actif dans un processus paradoxal: brader le capitalisme belge sous prétexte de le sauver.
La configuration de la bourgeoisie devient complexe: les holdings disparaissent et sont remplacés par des interactions dynamiques entre les multinationales étrangères, les grandes entreprises belges et flamandes, et un ensemble de PME, tous empreints d’une logique de financiarisation.
Le déclin de la bourgeoisie belge
Les quatre grandes phases montrent globalement le sens de l’évolution de la bourgeoisie belge. Au début du 20e siècle, la Belgique était en «tête du peloton industriel moderne»18 avec une bourgeoisie de holding toute puissante. L’histoire du 20e siècle est l’histoire de son déclin. Il suffit de penser à la perte du Congo, de la Société Générale, de Fortis et aussi de l’État unitaire belge. En 1982, André Mommen écrivait déjà cette histoire dans un ouvrage au titre révélateur: De teloorgang van de Belgische bourgeoisie. Depuis lors, ce processus n’a fait que se poursuivre. On peut le résumer en trois moments charnières.
Un premier symbole est l’effondrement de la Société Générale. À l’origine, la Société Générale se distinguait comme une entreprise vivant d’investissements de bourgeois francophones et bruxellois, ce que confirme Étienne Davignon dans une interview19. Après avoir connu son apogée autour de la Seconde Guerre mondiale, lorsqu’elle contrôlait 800 des plus grandes entreprises de Belgique et du Congo, soit environ 40% de l’appareil industriel belge, le plus grand holding du pays connaît une fin peu glorieuse20.
Depuis la création de la Région flamande, la bourgeoisie flamande peut également compter sur le soutien actif d’un ensemble de dispositifs gouvernementaux.
La triste saga de la Société Générale est bien connue. En 1988, le financier italien Carlo De Benedetti tente d’en prendre le contrôle, à la grande consternation de l’establishment belge. S’ensuit un branle-bas de combat pour tenter de maintenir la holding en mains belges. Des initiatives proviennent également de cercles capitalistes flamands, notamment dans le chef d’André Leysen. Ancien président de la Fédération des entreprises de Belgique (FEB), il est considéré comme quelqu’un qui n’appartient ni aux familles entrepreneuriales flamandes typiques ni aux réseaux de la bourgeoisie belge21. On rappellera aussi les initiatives de la banque Lessius, mise sur pied dans l’urgence, une tentative (avortée) de création d’une banque «flamande» qui regrouperait les capitaux flamands22. Bien que Leysen et la coalition Lessius aient tiré de juteux profits de l’opération, ces plans flamands ont échoué. C’est particulièrement significatif: cet épisode présage, en effet, de la faiblesse des milieux capitalistes flamands, qui n’avaient, par ailleurs, jamais pu jouer un rôle autre que subalterne au sein de la Société Générale. Cependant, les grandes familles entrepreneuriales francophones n’ont pas réussi non plus à ancrer la Société Générale en Belgique. Avec le soutien de Maurice Lippens, entre autres, le groupe français Suez est finalement parvenu à absorber la holding: c’est le début de sa fin. L’homme est l’un de ces personnages qui ont contribué à dépouiller sa propre classe, la bourgeoisie belge.
Alain Mouton de Trends écrit à propos de cette débâcle: Dans les villas des capitalistes flamands, personne ne verse une larme. Les investisseurs flamands, qui détenaient dix pour cent de la Société Générale, vendent cette part à Suez. Sans faire de sentiments.23 En définitive, la seule chose qui semblait intéresser Suez, c’était le secteur énergétique belge (Electrabel). Tout le reste sera vendu. Des sociétés telles qu’Umicore ou Recticel sont parmi les rares à avoir continué à opérer indépendamment de la Société Générale.
Un deuxième tournant majeur est le processus de transition vers l’union monétaire européenne en 1997-1999. Cette période voit déferler sur l’Europe une vague de fusions et d’acquisitions qui participent d’un processus d’économies d’échelle adaptée à l’unification monétaire24. Les tentatives visant à la création d’une «grande banque belge» en fusionnant la BBL et la banque Générale échouent. Le risque de voir ING Pays-Bas acquérir trop d’influence sur la nouvelle banque incite, entre autres, Albert Frère, actionnaire de la BBL, à opter pour Suez25.
À cette époque, toute une série de grandes entreprises belges tombe entre des mains étrangères: la BBL, la Royale Belge, Petrofina, Cockerill-Sambre, la Fabrique de Fer. La capitalisation boursière à Bruxelles recule d’un cinquième. En 1998, la valeur de rachat d’entreprises belges par des sociétés étrangères s’élève à 880 milliards de francs, contre 68 milliards pour les rachats de sociétés étrangères par des entreprises belges26. Il s’agit donc pour l’essentiel d’un mouvement de capitaux à sens unique. Une exception importante est la fusion de CERA, ABB et Kredietbank en KBC, qui est ainsi restée en mains belges (et surtout flamandes).
La crise financière de 2008 marque le troisième et ultime épisode symbolique du déclin de la bourgeoisie belge. Au lendemain de la débâcle de la Société Générale et suite aux interventions du Palais royal, une partie de la Société Générale, la Générale de Banque, est reprise par Fortis, avec à sa tête Maurice Lippens. Fortis accède ainsi au rang de grande banque, en Belgique et en Europe. La crise financière frappe cependant de plein fouet la banque «belge» Fortis, qui finit par être absorbée par la française BNP Paribas Fortis. Nouveau coup dur pour la haute finance francophone. L’un des derniers vestiges indirects de la Société Générale encore en mains belges s’est envolé.
Outre Fortis, Dexia connaît également de grandes difficultés. Pour financer des acquisitions internationales à risque au cours de la période qui a précédé la crise, les deux banques avaient ensemble prêté plus d’argent à d’autres banques que le montant total de la dette publique belge27. Dexia est devenue Belfius, une banque qui, par nécessité, est restée sous le contrôle de l’État. KBC, en revanche, est sortie de la crise en bien meilleure posture. La banque a également dû recourir aux aides publiques mais elle a plus ou moins réussi à maintenir sa structure et son positionnement. Ce n’est pas sans importance pour notre histoire: la KBC est l’épine dorsale du capitalisme flamand28. Les principaux actionnaires sont la coopérative Cera, le holding du Boerenbond MRBB et une série de familles flamandes qui ont conclu conjointement une convention d’actionnaires.
Que subsiste-t-il de la bourgeoisie belge? Dans un de ses livres, Alain Mouton répond: «Un certain nombre de familles individuelles fortunées connectées à la galaxie Solvay-Boël-Janssen. Les familles qui gravitent autour d’UCB, Solvay… Ainsi que les familles liées à AB Inbev (de Spoelberch, de Mévius…). La connexion Delhaize. Lippens et Davignon sont en fin de carrière ou ont fait leur temps.»29 Dans une réflexion sur Davignon dans Trends, il décrit ce dernier comme le dernier représentant de la haute finance belge naguère si puissante, une élite qui n’existe plus en raison de l’internationalisation de l’économie, du rachat de grandes entreprises belges et de la crise financière de 2008-200930.
La formulation peut sembler un peu excessive. Bien sûr, on ne peut guère prétendre que la bourgeoisie belge a totalement disparu. Fin2015, la multinationale belge cotée en bourse Solvay, dont les racines historiques remontent à 1863, a procédé à une augmentation de capital. La famille Solvay (qui possède au total quelque 2500 parts familiales, détenant ainsi ensemble 31% de Solvay) participe à l’augmentation de capital pour un montant de 455 millions d’euros31. Il n’y a pas beaucoup de familles d’affaires flamandes qui soient en mesure de débourser de telles sommes.
Il reste toutefois indéniable que la structure des classes dominantes de notre pays a fondamentalement évolué. Les fameuses «200 familles» du capitalisme belge ont vu leurs effectifs sérieusement réduits32. Leurs réseaux ont été démantelés. Certains grands noms ont complètement disparu: la famille Lambert, Empain, le holding familial des Coppée33. La cohérence, le prestige et une partie de la base de pouvoir de la bourgeoisie belge se sont perdus.
Cela a un réel impact sur les réseaux économiques autour desquels se regroupent toutes sortes d’élites, des hommes politiques aux hauts fonctionnaires, en passant par les intellectuels. L’acquisition par des capitaux multinationaux a entraîné la délocalisation des centres de décision à l’étranger et démembré les réseaux d’élites existants de leurs directeurs, actionnaires, avocats d’affaires et autres consultants.
Un symptôme de cet affaiblissement est la difficulté croissante de la haute finance «belge» à mobiliser des capitaux. L’un des derniers faits d’armes des réseaux capitalistes belges a été la création de SN Brussels Airlines en 2001, après la faillite de la Sabena, avec Davignon et Lippens pour protagonistes. Aucun patron flamand ne dispose d’un réseau similaire. C’est fort regrettable, avait confié Herman Daems (aujourd’hui président de la division belge de BNP Paribas Fortis) en 200934. Désormais, la compagnie d’aviation est passée aux mains de la Lufthansa (et bat à nouveau de l’aile suite à la crise du coronavirus). Cette évolution est symptomatique: sous l’effet de telles acquisitions par des groupes étrangers, c’est une transformation de la structure de classe qui est en train de se jouer. Entre-temps, une bourgeoisie flamande de plus en plus assertive sort ses griffes.
La bourgeoisie flamande: les grandes lignes
Les entreprises familiales, pour la plupart des petites et moyennes entreprises, constituent l’épine dorsale de la bourgeoisie flamande. Cependant, même les grandes entreprises restent souvent entre des mains familiales. C’est ce qui caractérise plus généralement le capitalisme en Belgique35. En 2017, plus des deux tiers des 36 entreprises belges ayant un chiffre d’affaires de plus d’un milliard d’euros étaient des entreprises familiales36. Les entreprises milliardaires non cotées en bourse appartiennent presque toutes à une seule famille.
La croissances de fournisseurs de service professionnels à la bourgeoisie flamande est sans aucun doute un important vivier pour la droitisation.
On assiste en outre à l’émergence d’une couche de «nouveaux riches». À ses débuts, Marc Coucke vendait de la crème solaire et du shampoing faits maison. Bart Verhaeghe a commencé comme consultant chez KPMG. Fernand Huts a d’abord été directeur d’une entreprise sidérurgique à Eeklo. Ces figures sont davantage sous les feux de la rampe que les familles d’affaires flamandes traditionnelles et donnent à la bourgeoisie flamande une plus grande visibilité. Il existe également une couche émergente d’entrepreneurs disposant de réseaux internationaux dans de nouveaux secteurs, de la biotechnologie aux TIC.
Parmi les entreprises flamandes typiques, plusieurs ont évolué en petites multinationales au cours des dernières décennies. Certaines d’entre elles sont devenues des acteurs mondiaux, du moins dans des secteurs très spécifiques, comme Bekaert (fil d’acier), Greenyard (aliments surgelés) ou Jan De Nul et DEME (dragage). En outre, une série d’entreprises sont actives sur les marchés internationaux: Sibelco (sable), Ontex (couches), Barco (moniteurs), Katoennatie (logistique), TVH (chariots élévateurs), Tessenderlo Chemie, Beaulieu (tapis), DPG Media37… Toujours est-il qu’en termes de chiffre d’affaires, pas une seule de ces entreprises ne fait le poids devant de grandes multinationales néerlandaises telles que Shell, Ahold (fusionnée avec Delhaize en 2016), Philips, ING ou Unilever. Celles-ci réalisent des chiffres d’affaires plusieurs fois, voire dix fois plus grands que ceux d’une «multinationale» flamande type.
Les grandes multinationales américaines, allemandes ou françaises ont un pied en Flandre, mais à l’étranger, les entreprises flamandes jouent généralement dans la cour des petits. Suite au déclin de la bourgeoisie belge des holdings, ce phénomène est bien sûr aussi plus généralisé en Belgique: la seule entreprise belge figurant sur la liste Global 500 des plus grandes entreprises du monde en 2019 est Anheuser-Busch InBev, classée 192e, et cette entreprise n’est en fait qu’à moitié belge. Des entreprises qui, il y a une dizaine d’années encore, figuraient au classement, comme KBC, Delhaize ou Dexia, en sont sorties.
Sur le plan international, il ne faut donc pas surestimer la puissance économique de la bourgeoisie flamande. Nous y reviendrons. Par contre, au sein de la constellation domestique, elle représente un facteur de puissance croissant, qui a, de surcroît, mis en place tout un dispositif autour d’elle. Le Voka lui procure en effet un groupe bien développé pour défendre ses intérêts. Il s’agit d’une organisation ouvertement de classe qui, contrairement aux syndicats idéologiquement divisés, tente d’organiser la bourgeoisie flamande dans son ensemble, en évitant par là même les écueils des contradictions philosophiques ou partisanes38. Au départ, le VEV organisait principalement des entrepreneurs proflamands, mais, dans la période qui a suivi la Seconde Guerre mondiale, il a commencé à recruter plus largement. En 2004, suite à l’intégration des chambres de commerce, le VEV est devenu le Voka, une étape clé dans un processus historique d’unification. Le Voka compte aujourd’hui 18000 entreprises membres et représente 70% de la valeur ajoutée et 80% des exportations en Flandre.
Ces dernières décennies ont vu une redistribution du paysage patronal. L’organisation patronale catholique ACVW (devenue VKW), qui a joué un rôle important au milieu du 20e siècle sous la direction de Léon Bekaert, a perdu beaucoup de son importance, si ce n’est peut-être dans le Limbourg. En 2015, le VKW a fait place à ETION, qui se positionne comme une plateforme de réflexion éthique pour les chefs d’entreprise. En outre, le Voka rivalise de plus en plus avec la FEB pour la place de principal représentant des intérêts des employeurs. En partie en raison de l’importance que revêt la concertation sociale au niveau belge, la FEB reste une organisation importante vers laquelle de nombreuses grandes entreprises continuent de s’orienter, ce qui ne manque pas de susciter des frictions et des frustrations du côté patronal. Le sentiment qui prévaut dans les milieux d’affaires flamands est que la FEB cède parfois trop facilement dans les négociations avec les syndicats sur les salaires ou les retraites anticipées, qu’elle n’agit pas assez fermement contre les dépenses publiques et qu’elle pense trop en termes belges.
La comparaison entre le Voka et son homologue wallon l’UWE illustre de façon éloquente les différents rapports de force qui peuvent exister entre les classes en Flandre et en Wallonie. Depuis 2018, l’UWE est présidée par Jacques Crahay, PDG de Cosucra, une société qui réalise un chiffre d’affaires d’environ 100 millions d’euros et emploie quelque 300 personnes. Le président du Voka depuis 2018 est Wouter De Geest, PDG de BASF à Anvers, une entreprise qui réalise un chiffre d’affaires de 6,7 milliards d’euros et emploie 3300 personnes. C’est un monde de différence.
L’appareil qui entoure la bourgeoisie flamande s’étend bien au-delà du Voka. Avec De Tijd, la bourgeoisie flamande dispose de son propre journal, fondé en 1968 à partir du VEV et aujourd’hui propriété de Roularta et du Groupe Rossel (éditeur entre autres du Soir). Elle dispose également de plusieurs autres médias, dont Trends et Kanaal Z, initialement co-lancé par De Tijd. Elle dispose également d’un port mondial, le deuxième plus grand d’Europe, qui abrite l’un des plus grands clusters chimiques du monde, comparable à Houston et à Shanghai. Ce n’est pas un hasard si le plus puissant politicien du pays a choisi Anvers plutôt que Bruxelles et, ce faisant, s’est assuré le contrôle du port. Depuis la création de la Région flamande, la bourgeoisie flamande peut également compter sur le soutien actif d’un ensemble de dispositifs gouvernementaux, dont un service diplomatique flamand chargé des intérêts économiques et de la promotion des exportations.
La bourgeoisie flamande n’a jamais joué de rôle révolutionnaire historique tel que celui que Marx attribuait à la bourgeoisie.
La bourgeoisie flamande est plus qu’un groupe de capitalistes opérant en Flandre. Il s’agit aussi et surtout de réseaux d’entrepreneurs et de financiers qui combinent une conscience de classe affirmée avec la conscience d’être des hommes d’affaires «flamands», avec toutes les variantes et les nuances que cela peut impliquer. De nombreux mécanismes peuvent intervenir dans cette formation subjective des classes. La bourgeoisie flamande a ses réseaux intellectuels et ses groupes de réflexion, d’Itinera (parrainé par Bart Verhaeghe, Christian Leysen et Nicolas Saverys) au réseau VIVES à Louvain. Elle dispose aussi de ses propres cercles et associations: le club De Warande à Bruxelles, co-fondé par le VEV (auquel le gouvernement flamand accorde volontiers des prêts sans intérêt en échange de cartes de membre pour ses ministres et chefs de cabinet40.
Le réseautage se fait également par le biais d’un processus d’intrication économique: les chefs d’entreprise flamands prennent des participations dans d’autres entreprises flamandes ou siègent à leurs conseils d’administration. Il existe de nombreux réseaux d’entreprises, par exemple autour du groupe KBC ou d’Ackermans & Van Haaren. Un rôle typique est celui joué par le réseau dit des «Vlerick Boys», surnom attribué aux managers et entrepreneurs qui sont passés par l’école de commerce fondée par André Vlerick. Ce dernier est également connu comme le premier président de Protea, une association qui a défendu l’apartheid en Afrique du Sud, et a été sénateur et ministre CVP dans les années 7041. Les Vlerick Boys ont joué un rôle important dans la professionnalisation de la gestion des entreprises familiales typiquement flamandes, dans le développement du capital à risques, dans l’internationalisation de l’économie flamande et dans le développement d’organisations telles que le Voka. Une telle école fait défaut du côté francophone.
Dans son histoire de la Vlerick School, Alain Mouton décrit comment son fondateur a essayé de contribuer au développement d’un «establishment corporatiste flamand» comme «contrepoids» à l’«ancienne élite» de la bourgeoisie belge francophone42. Cette institution ne se contente pas, dès lors, de former des administrateurs et des gestionnaires ordinaires. Il s’agit d’un véritable appareil de formation des classes. En plus de leur diplôme, les diplômés reçoivent un carnet d’adresses contenant les coordonnées d’anciens élèves de Vlerick, outil très utile pour leur carrière. 30% des personnes qui ont étudié à l’école deviennent plus tard propriétaires ou copropriétaires d’une entreprise, souvent en acquérant des parts ou en rachetant des parts familiales en tant que gestionnaires. C’est notamment le cas de Bart Verhaeghe, qui, après avoir travaillé pour l’entreprise de construction Verelst, a accédé au marché des biens immobiliers. «Depuis, environ 10000 cadres flamands», écrit Mouton, «sont passés directement ou indirectement chez le professeur Vlerick43». On trouve parmi eux des noms tels que Luc Vansteenkiste, Marc Coucke, Bart Verhaeghe, Jean-Jacques Sioen, Jan Coene, Louis Verbeke, Luc De Bruyckere, Christian Dumolin ou encore Fernand Huts.
Les entreprises familiales flamandes traditionnelles ne sont généralement pas cotées en bourse. Elles préfèrent se faire très discrètes et évitent l’attention du public. Ces dernières années, cependant, la bourgeoisie flamande a gagné en visibilité: elle a désormais ses propres BV (pour bekende Vlaming ou Flamand connu), dont des personnalités comme Marc Coucke, Gert Verhulst et Fernand Huts, qui apparaissent également dans les médias grand public. La télévision commerciale flamande propose plusieurs programmes qui font étalage de la vie privée de grands patrons flamands (Succesrijk; Steenrijk, straatarm; The sky is the limit). La question demeure, cependant, de savoir dans quelle mesure la tentative de créer une image «humaine» de ces entrepreneurs porte réellement ses fruits. On évoque souvent l’«embourgeoisement» de la classe ouvrière, mais l’inverse existe aussi: Perry Anderson appelle cela l’«encanaillement» de la bourgeoisie44. Cette tendance n’est pas totalement absente en Flandre et se reflète en partie dans cette culture médiatique. Jean-Pierre Van Rossem a probablement été l’un des premiers flamboyants précurseurs de ce phénomène.
La bourgeoisie flamande s’est renforcée tout au long de l’histoire récente, entraînant toute une série d’effets sociologiques. On voit ainsi augmenter le nombre de personnes qui fournissent des services professionnels à cette bourgeoisie et qui lui sont très proches politiquement et idéologiquement: avocats d’affaires, agents immobiliers, notaires, comptables, auditeurs, conseillers fiscaux, leaders d’opinion, consultants, etc. La croissance de cette couche est sans aucun doute un important vivier pour la droitisation sociale en Flandre, ce qu’on appelle le «courant sous-jacent».
Aujourd’hui, il est plus légitime de parler d’une «bourgeoisie flamande» qu’il y a cinquante ou cent ans et pas seulement parce que la base de pouvoir économique des milieux d’affaires flamands s’est renforcée. Il existe surtout dans ces milieux un projet largement partagé, quoiqu’assorti de nombreuses variantes et nuances: faire de la Flandre un bastion économique qui a sa place sur le marché international et peut se connecter aux technologies et techniques de management de pointe. Cependant, cette ambition fait face à des obstacles et à des inhibitions de toute sorte, qui se situent bien souvent au niveau belge. Le monde des affaires flamand s’accorde majoritairement sur une analyse de la manière dont le système belge s’est montré incapable de gérer la crise des années 70, entraînant une dette nationale importante. Le symbole de cette incapacité est la tristement célèbre déclaration de Guy Mathot (PS) qui, en 1981, affirmait «la dette publique, on ne sait pas comment elle est arrivée, mais elle disparaîtra d’elle-même». Ce n’est pas un hasard si le VEV a adopté un profil résolument «néolibéral» plus tôt et de manière plus affirmée que d’autres organisations patronales45.
Les structures belges entravent le positionnement de la Flandre sur le marché mondial. Au départ, ce sont les holdings et leurs représentants politiques qui ont freiné la modernisation économique. Aujourd’hui, c’est la force persistante des syndicats au niveau belge, le système de sécurité sociale organisé au niveau fédéral, le dédale institutionnel coûteux et inefficace qu’est devenue la Belgique et la gauche, qui ne craint pas de s’attaquer à plus fort qu’elle. Ce sont là autant d’éléments qui contribuent à ce que le néolibéralisme dans notre pays soit un peu plus modéré que dans certains pays voisins. La recherche d’une modernisation économique au sens néolibéral du terme par l’élimination de ces obstacles (si nécessaire par un «effet de choc») constitue le point de convergence entre la bourgeoisie flamande et le «nationalisme pour l’argent» de la N-VA.
Le développement tardif de la bourgeoisie flamande
Avant d’examiner la situation actuelle, prenons un peu de recul et recadrons le processus de développement historique de la bourgeoisie flamande. Ce qu’il faut retenir avant tout est que cette fraction de classe ne s’est vraiment développée que tardivement, à savoir au 20e siècle. Ce n’est pas sans importance. Bien sûr, cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas eu en Flandre d’activités protocapitalistes antérieures. Au début du 19e siècle, par exemple, il existait une industrie florissante du lin et du coton ainsi que d’autres formes de petites entreprises artisanales liées au secteur agricole. Mais l’industrialisation en cours ailleurs a eu raison de cette base économique: aucun pays au monde n’a autant souffert de l’expansion de l’industrie contemporaine, écrivait Louis De Raet en 191046. C’est surtout à partir du 20e siècle qu’un processus d’industrialisation et de développement capitaliste commence réellement à s’implanter en Flandre. Comme le déclarait le proflamand Frans Crols, ancien directeur de Trends: au cours des 125 premières années de la Belgique, la créativité entrepreneuriale était une prérogative de la Wallonie et des francophones de Bruxelles. Il y avait Bekaert et il y avait des patrons portuaires. Pour le reste, la Flandre est restée le domaine des petites entreprises, des épiceries et des cultivateurs de pommes de terre47.
La bourgeoisie flamande s’est développée comme une fraction capitaliste qui se sentait exclue du cadre de la bourgeoisie bruxelloise.
L’histoire de la bourgeoisie flamande est donc relativement courte. Elle ne se développe réellement qu’au cours d’une période postérieure à la révolution bourgeoise, à la révolution industrielle, au développement du capitalisme et même à la lutte pour la démocratie parlementaire. Et cela a des conséquences importantes. La bourgeoisie flamande n’a jamais connu de véritable phase d’universalisation. Elle n’a jamais joué de rôle révolutionnaire historique tel que celui que Marx attribuait à la bourgeoisie: la lutte contre ce qui a précédé la modernité et pour les conditions dans lesquelles le capitalisme peut prospérer. Dans ce sens également, la bourgeoisie flamande est une «petite» bourgeoisie, avec une profondeur historique limitée au même titre que son image de soi. La bourgeoisie française peut se considérer comme l’héritière des Lumières et de la Révolution. Les Britanniques gardent toujours en partie une vision du monde teintée du prisme de l’Empire britannique et du Commonwealth. Les Néerlandais peuvent revendiquer une certaine continuité avec ce qu’on appelle le «siècle d’Or» et la mentalité de la Compagnie des Indes orientales. L’ancienne bourgeoisie belge pouvait invoquer ses jours de gloire au 19e siècle et ses exploits coloniaux. En Flandre, rien de tel.
À son grand dam, la bourgeoisie flamande est largement exclue de l’aventure coloniale48. Elle n’a jamais non plus été la force motrice d’une mobilisation plus large des classes inférieures, du «peuple», même avant la lutte pour l’émancipation flamande. La stratégie visant à instaurer une élite économique et à développer ainsi la Flandre sur le plan économique s’inscrit dans un processus d’émancipation flamande par le haut. Cela a évité une véritable lutte nationale avec mobilisation des bases populaires.
Le bourgeois flamand et son ego doivent alors se rattraper en s’accrochant à un passé mythique. Ce que fait Fernand Huts dans Voor God & Geld, un ouvrage volumineux sur l’histoire de l’art et de l’économie des Pays-Bas méridionaux à la fin du Moyen Âge, illustre parfaitement cette réalité49. Huts tente de présenter cette proto-Flandre comme le centre du monde dont lui et ses compagnons de classe sont les héritiers directs. Les Pays-Bas méridionaux ne sont rien de moins que les inventeurs du capitalisme, affirme-t-il. Dans une critique des thèses de Max Weber sur le protestantisme et l’esprit du capitalisme, Huts va même jusqu’à affirmer que le christianisme du bas Moyen Âge «a fourni le cadre idéologique qui a permis au capitalisme de se développer», dès lors qu’il a jeté les bases de l’égalité, de l’individualisme, de la liberté individuelle et du droit naturel. Princes et comtes auraient joué un rôle particulier: par la manière dont ils ont déroulé le «tapis rouge» «à la nouvelle classe de capitalistes en pleine ascension», on a même vu éclore un «spiritus capitalisticus». Ainsi, selon Huts, la Flandre aurait connu son propre «âge d’or» aux 14e, 15e et 16e siècles. Dans ce contexte, Bruges serait le premier «centre mondial» du capitalisme commercial, Gand celui du capitalisme industriel et Anvers au 16e siècle celui du capitalisme commercial, industriel et culturel. Il ne s’agit évidemment pas d’historiographie, mais de la création pure et simple d’une image de soi par une classe prenant conscience d’elle-même, qui tente de se profiler comme le groupe dirigeant de la nation. Le livre de Huts se termine cependant par une complainte pessimiste typique de la bourgeoisie flamande. Tant le passé flamand était glorieux, tant la situation est difficile pour les «entrepreneurs» aujourd’hui, suggère-t-il. Il n’y a qu’une seule voie possible vers l’avenir: réduire l’État-nation et sa bureaucratie à leur plus simple expression et revaloriser l’initiative bourgeoise.
D’une bourgeoisie subalterne à une bourgeoisie dirigeante?
Vu son avènement tardif, la bourgeoisie flamande n’a pas eu à affronter autant que les autres bourgeoisies les classes anciennes ni les méthodes de production prémodernes pour créer les conditions du capitalisme. Le défi historique qu’elle a dû relever était d’un tout autre ordre, à savoir tisser des liens avec une fraction beaucoup plus puissante de la bourgeoisie. Cette relation était ambiguë. Parmi ces entrepreneurs flamands de la première heure, nombreux étaient ceux qui voulaient en fait appartenir à la bourgeoisie francophone et se sont eux-mêmes francisés (pensez aux barons gantois du coton). Cependant, la haute finance francophone leur est souvent restée fermée, ou tout au plus entrebâillée.
C’est en ce sens que la bourgeoisie flamande est apparue comme une bourgeoisie subalterne: une fraction jouant un rôle subordonné au sein de la bourgeoisie au sens large. Contrairement aux mastodontes que représentaient les holdings, forts de leurs liens avec l’appareil d’État belge, ses entreprises modestes (souvent post-agricoles) n’avaient guère d’importance au début du 20e siècle. Il y avait, certes, un certain nombre d’entrepreneurs flamands qui sortaient clairement du lot, comme le plus grand industriel de Flandre au temps de la Première Guerre mondiale, le flamingant Lieven Gevaert, premier président du VEV. En 1920, sa société, productrice de papier photographique, disposait d’un capital de 15 millions de francs qui, au cours des décennies suivantes, serait décuplé50. Léon Bekaert, cette autre grande figure industrielle en Flandre, beaucoup plus orienté vers les tentacules du pouvoir belge francophone, disposait d’un capital de 15 millions de francs en 192951. À titre de comparaison, juste avant la Première Guerre mondiale, le total des actifs de la Société Générale s’élevait à un peu moins de 500 millions de francs, pour grimper à plus de 6,7milliards en 193452.
Dans son analyse du rôle historiquement subordonné du capital (commercial) par rapport à la grande propriété foncière lors de la genèse du capitalisme britannique, Perry Anderson emploie le terme de «bourgeoisie subalterne»53. «Subalterne» est le terme que Gramsci avait développé pour désigner la condition des groupes ou des classes subordonnés et non organisés. Gramsci était intéressé par la manière dont une classe peut être unifiée par un processus historique complexe et peut jeter les bases d’un nouvel État. Dans ses cahiers de prison, il distingue trois stades dans ce processus de développement: un stade subalterne désorganisé, puis un stade économico-corporatif où la classe trouve son unité autour de ses intérêts économiques, et, enfin, un stade éthico-politique où la classe devient hégémonique en se présentant comme l’incarnation d’un intérêt général et d’une vision globale du monde54. Cette histoire ne se déroule pas de manière linéaire ni automatique, mais se heurte à de nombreux obstacles, notamment liés au fait que les éléments dirigeants de la classe émergente sont absorbés par les classes dominantes existantes. (Gramsci appelle cela le transformisme.)
Ce dernier a joué un rôle très important dans la relation des entrepreneurs flamands avec le bloc de pouvoir de la bourgeoisie belge francophone et avec son État. Pour obtenir des capitaux, de nombreux entrepreneurs flamands sont restés dépendants du capital des holdings qui gardaient le contrôle des banques. Une certaine francisation et une absorption dans les méandres du pouvoir de la bourgeoisie belge étaient pour ainsi dire inévitables. Partant, il convient même de se demander si l’on peut encore continuer à parler d’une bourgeoisie flamande comme d’une classe (ou d’une fraction de classe), la base économique propre de cette bourgeoisie flamande en devenir ayant toujours été limitée.
La bourgeoisie flamande a cessé de se replier sur l’ancienne structure du CVP. Avec la N-VA elle a acquis une représentation politique plus autonome.
Dans le même temps, l’accès à l’élite francophone lui restait difficile. Le fait que de nombreux capitalistes flamands n’aient jamais pu trouver de vraie place au sein des structures de la bourgeoisie belge (il n’y a jamais eu d’administrateurs flamands au sein de la Société Générale, par exemple) est déterminant dans la manière dont la bourgeoisie flamande a vécu son histoire. «Les Flamands ont tenté, à de nombreuses reprises, de pénétrer cette structure [les réseaux d’amitiés de la haute bourgeoisie francophone], mais en vain», conclut Alain Mouton55. La bourgeoisie flamande s’est donc développée comme une fraction capitaliste qui se sentait exclue du cadre de la bourgeoisie bruxelloise des holdings et de ses flux financiers, ajoute André Mommen56.
Les grands holdings ont recruté peu ou tardivement dans l’élite économique flamande émergente. Inversement, la bourgeoisie des holdings était absente du VEV 57. Bien sûr, il y a des exceptions telles que Bekaert, le célèbre employeur catholique qui, dans les années 50, occupait le poste de président de la FIB, qui a précédé la FEB. Le «transformisme» était bel et bien à l’œuvre, mais dans certaines limites. Le tableau a changé avec la décadence des tentacules de pouvoir de la bourgeoisie belge.
L’absence de volonté d’absorption qui a caractérisé la bourgeoisie francophone est une clé pour comprendre le développement de la bourgeoisie flamande et la régionalisation de l’État belge. Inversement, le statut subordonné de la bourgeoisie flamande est essentiel pour comprendre le «caractère» de cette fraction de classe. On entend souvent dire à propos des entreprises familiales flamandes traditionnelles qu’elles ont tendance à se méfier des étrangers, veulent tout garder pour elles, qu’elles sont réticentes, voire méfiantes à l’égard de la professionnalisation. Et pas toujours exemptes d’un certain ressentiment. Il serait ainsi plus facile pour les entreprises néerlandaises de se transformer en multinationales car elles se montreraient plus ouvertes aux acteurs externes et aux méthodologies professionnelles de management. Le développement tardif de la bourgeoisie flamande, d’origine subalterne et rurale, n’est pas étranger à cette attitude. Ce développement s’est produit dans le cadre d’un processus laborieux de modernisation et d’émancipation: couper le cordon familial, surmonter peu à peu l’aversion envers l’inconnu et l’international, accepter, difficilement, l’apport de compétences extérieures et du management professionnel.
Au cours du 20e siècle, la bourgeoisie flamande est longtemps restée campée sur une sorte de position économico-corporatiste, se sentant comme un intérêt économique subordonné à la bourgeoisie belge, avec une traduction politique engoncée dans le cadre de la structure des positions du CVP. La bourgeoisie flamande, bien que relativement faible historiquement, a su se développer progressivement, avec le soutien d’une couche technocratique de cadres du CVP. Partant de cette position, l’accent a été mis sur la modernisation économique de la Flandre, sans jamais, toutefois, entrer dans des confrontations frontales. Il y a, bien sûr, eu des frictions, qui se sont traduites par des tensions entre le VEV et les FIB et FEB, notamment, mais celles-ci n’ont jamais débouché sur des confrontations ouvertes.
La difficulté est désormais de savoir dans quelle mesure la donne a changé au cours des dernières décennies. La bourgeoisie flamande a cessé de se replier sur les «positions» de l’ancienne structure du CVP. Ce n’est plus nécessaire. Elle est devenue bien plus forte sur le plan économique et, avec la N-VA, a acquis une représentation politique plus autonome. La N-VA défend une politique économique conforme à ses intérêts. Une grande partie des cadres supérieurs du parti sont issus de la classe administrative ou dirigeante située dans l’orbite de la bourgeoisie flamande58.
Comment le schéma de Gramsci s’inscrit-il dans cette histoire? La bourgeoisie flamande a-t-elle connu une croissance moléculaire, passant d’un stade corporatif à une classe hégémonique, sur la base d’une supériorité économique, d’une vision du monde hégémonique fondée sur le néolibéralisme, l’avènement d’un État flamand et une représentation politique autonome qui, simultanément, se met en avant comme un nouveau parti populaire? Cette conclusion, pour séduisante qu’elle puisse sembler, reste un peu hâtive.
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Sur l’histoire de la modernisation économique de la Flandre, voir Stijn Oosterlynck, «Regulating Regional Uneven Development and the Politics of Reconfiguring Belgian State Space». Antipode42(5), p.1151—1179; Dries Goedertier, «De strijd om expansiekredieten. Het Vlaams Economisch Verbond en de Belgische keynesiaanse staat». Journal of Belgian History XLIII, 2013, 2-3, p.114-151.
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Voir Mouton, 2013, p.60-61. À lire également Alain Mommen, «Solden op zijn Belgisch? Of het Vlaamse verankeringsdebat kritisch bekeken». Vlaams Marxistisch Tijdschrift 28(1), 1994, p.79-98. Jo Cottenier, Patrick De Boosere, Thomas Gounet, La Société Générale1822-1992. Bruxelles, EPO, 1989, p.275.
Ibid.
Cette période a été éminemment décrite par Stefaan Michielsen et Béatrice Delvaux dans Zes huwelijken en een begrafenis: grote en kleine geheimen van de Belgische haute finance. Tielt, Lannoo, 1999.
Smeyers et Buyst, op. cit., p.378-379.
Michielsen et Delvaux, 1999, p.302.
Geert Peersman et Koen Schoors, De perfecte storm. Hoe de economische crisis de wereld overviel en vooral: hoe we eruit geraken. Gent, Borgerhoff & Lamberigts, 2012, p.66.
La Kredietbank était aussi historiquement distinctement flamande et catholique, voir Paul Goossens et Paul Koeck, «De financieel-economische bedrijvigheid van de CVP», dans H. Coenjaarts et al., De CVP-staat. Berchem, EPO, 1979, p.48.
Mouton, 2013, p.212.
Alain Mouton, «Rijk gevulde carrière», Trends, 20 juin 2019. Ilse De Witte et Wolfgang Riepl, «Gelukkig heeft Ernest Solvay zijn fortuin niet weggeschonken», Trends, 8 septembre 2016, p.32; Wolfgang Riepl, «De tentakels van de Solvay-families», Trends, 8 septembre 2016, p.28.
Ilse De Witte et Wolfgang Riepl, «Gelukkig heeft Ernest Solvay zijn fortuin niet weggeschonken», Trends, 8 septembre 2016, p.32; Wolfgang Riepl, «De tentakels van de Solvay-families», Trends, 8 septembre 2016, p.28
René De Preter, Les 200familles les plus riches: L’argent et le pouvoir dans le monde des holdings et des millionnaires. Berchem, EPO, 1983.
René De Preter, De onzichtbare hand boven België: Een economische geschiedenis, p.261.
Hans Brockmans, «La Belgique à papa is niet meer», Knack 19 février 2009.
45% de l’emploi total en Belgique se trouve dans des entreprises familiales; voir Karel Volckaert et Michele Cincera, Stewardship van familiebedrijven: Hun belang voor de samenleving. Bruxelles, Itinera Institute, 2019, p.6.
Stefaan Michielsen, «Belgische miljardenbedrijven, er zijn er meer dan u denkt», De Tijd, 13 mai 2017.
On attribue souvent cela à la structure de propriété familiale, qui garantit des stratégies commerciales plus conservatrices et plus prudentes, à l’interpénétration de la propriété et du management et à l’absence de compétences managériales externes. Voir notamment Herman Daems, Buitenlandse invloed in België: de gevolgen voor de strategische beslissingsmacht, 1993, Tielt, Lannoo; Herman Daems, De paradox van het Belgische kapitalisme. Tielt, Lannoo, 1998. Un autre facteur déterminant est le fait que les autres pays ont protégé leurs propres entreprises beaucoup plus fortement contre les rachats étrangers; voir Kristof Smeyers et Erik Buyst, Het gestolde land: Een economische geschiedenis van België. 2016, Kalmthout, Polis, p.340-341.
Sur l’histoire du VEV et du Voka, voir Ludo Meyvis, Markt en macht: Het VEV van 1926 tot heden. Tielt, Lannoo, 2004.
Dieter Tielemans, «Bourgeois verdedigt renteloze lening aan Vlaamse zakenclub», De Tijd, 18 avril 2018.[/note), voire des cercles plus locaux tels que le World Trade Center à Anvers, De Hanze à Bruges ou l’International Club of Flanders à Gand39Voir Jan Puype, De elite van België: Welkom in de club. Leuven, Van Halewyck, 2005.
Georges Timmerman, «De Vlaamse tegenstanders van Nelson Mandela», Apache, 18 juillet 2013.
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Ibid., p.53.
Perry Anderson, The Timing of Postmodernity, Verso Blog 2017.
Els Witte, Jan Craeybeckx et Alain Meynen, Politieke geschiedenis van België: Van 1830 tot heden. Anvers, Standaard Uitgeverij, 1990, p.316.
Louis De Raet, Vlaanderens economische ontwikkeling. Anvers, Standaard Boekhandel, 1910, p.162.
Frans Crols, «Albert Frère is geen Vlaming», Trends, 4 mai 2006.
Un regret partagé notamment par Louis de Raet, qualifié d’«économiste de génie» par nul autre que Léopold II. De Raet, Vlaanderens economische ontwikkeling, p.414.
Katharina Van Cauteren et Fernand Huts, Voor God & geld: Gouden tijd van de Zuidelijke Nederlanden. Tielt, Lannoo, 2016.
Olivier Boehme, Greep naar de markt. Leuven, LannooCampus, 2008, p.264.
Paul Goossens et Paul Koeck, «De financieel-economische bedrijvigheid van de CVP», dans H. Coenjaarts e.a., De CVP-staat, Berchem, EPO, 1979, p.57.
Jo Cottenier, Patrick De Boosere, Thomas Gounet, La Société Générale1822-1992. Bruxelles, EPO, 1989, p.79.
Perry Anderson, «Origins of the Present Crisis», New Left Review I/23, 1964, p.30; Gregory Elliott, Perry Andserson. The Merciless Laboratory of History. Minneapolis, University of Minnesota Press, 1998, p.15.
Antonio Gramsci, Selections from the Prison Notebooks. Londres, Lawrence &Wishart, 1998, p.52 ff.
Alain Mouton, «De Vlerick-meritocratie». Trends, 28 novembre 2013.
André Mommen, De teloorgang van de Belgische bourgeoisie, Leuven, Kritak, 1982, p.85.
Ibid., p.90.
Koen Hostyn, Het Vlaanderen van De Wever. Berchem, EPO2014, p.27.
La bourgeoisie flamande (partie 2)
Matthias Lievens
Bourgeoisie flamande: un diptyque
La première grande réforme de l’État a eu lieu en 1970, sous la houlette du Premier ministre CVP Gaston Eyskens. 50 ans plus tard, l’élite de ce pays a radicalement changé: la N-VA donne le ton et agit comme le porte-parole d’une classe entrepreneuriale de plus en plus assertive, représentée par la fédération patronale du Voka. La transformation des classes capitalistes est à la fois un moteur et un résultat de ce processus. Il est essentiel de bien appréhender ce changement structurel dans la classe capitaliste pour pouvoir se faire une idée de la situation politique actuelle. Cet article tente de faire la lumière sur un certain nombre de points sous forme de diptyque. La première partie est principalement de nature historique et a été publiée dans le Lava n°14. Cette seconde partie analyse l’ancrage international de la bourgeoisie flamande et ses contradictions internes, qui jouent des tours à la sphère politique flamande, et à la N-VA en particulier.
La faiblesse persistante de la bourgeoisie flamande
La bourgeoisie flamande a beau se renforcer, il ne faudrait pas pour autant surestimer son pouvoir. Il s’agit d’une fraction de classe extrêmement consciente de ses limites. Les critiques concernant le manque d’esprit d’entreprise, la facilité avec laquelle les patrons cèdent leurs entreprises prospères à l’étranger ou la pression en faveur du maintien de la structure familiale des entreprises sont légion.
En définitive, le pouvoir de la bourgeoisie s’articule évidemment autour de la possession du capital. La relative faiblesse de la bourgeoisie flamande se traduit par un manque de capital et une incapacité à mobiliser de gros capitaux. Ce problème se manifestait déjà il y a cent ans et reste d’actualité. Avant la Seconde Guerre mondiale déjà, l’exploitation du bassin houiller du Limbourg était l’un des premiers objectifs du Vlaams Economisch Verbond [alliance économique flamande, n.d.t.]. Cette ambition se heurtait toutefois à un problème: «l’absence effective de capitaux flamands suffisants»1. Par conséquent, le charbon du Limbourg s’est retrouvé entre les mains de francophones. Cette question reste d’actualité aujourd’hui. Dans le contexte actuel, il en va le plus souvent d’un manque de capital-risque, d’une faible capitalisation boursière, d’un faible développement des fonds de pension ou d’une incapacité à canaliser l’épargne des Flamands prospères vers des investissements (une grande partie de l’épargne est aujourd’hui dirigée vers des investissements financiers étrangers)2.
On voit bien fleurir des initiatives ici et là pour lever des capitaux par le biais de divers fonds d’investissement. Ce secteur est en plein essor, mais reste moins dynamique que dans d’autres pays. Bien souvent, ce sont des entrepreneurs flamands en pleine croissance qui placent une partie de leur capital dans un fonds d’investissement, tel que Dovesco, le fonds de la famille Jan De Clerck, d’une valeur de quelques 200millions d’euros, ou Pentahold, fondé par des entrepreneurs flamands tels que Philippe Vlerick et Paul Thiers, d’une valeur estimée à 100millions d’euros.
Le plus important de ces fonds est celui de l’ancienne société d’investissement flamande GIMV [Gewestelijke Investeringsmaatschappij voor Vlaanderen, N.D.R.], privatisée en 2007, et disposant de 1,6milliard d’euros. GIMV se démarque nettement de la concurrence: très peu de fonds atteignent plusieurs centaines de millions3. En Belgique, un fonds de capital-risque dispose en moyenne de 58 millions d’euros, alors qu’un fonds d’investissement privé dispose en moyenne de 140 millions d’euros4. On est très loin de la situation de l’Allemagne par exemple, ou du champion européen, le Royaume-Uni.
Un tel manque de capital-risque a une incidence notable sur la formation des classes. Selon une étude de la Antwerp Management School, toute entreprise désireuse de lever 10 millions d’euros est obligée d’aller voir à l’étranger. En Flandre, trop peu de financiers sont en capacité de mettre suffisamment d’argent sur la table5. La relative faiblesse de la bourgeoisie crée alors un cercle vicieux, qui accroît l’emprise des capitaux étrangers.
La facilité avec laquelle les chefs d’entreprise flamands prospères vendent leurs entreprises à l’étranger ne fait que renforcer cette influence extérieure. Il suffit de songer à la façon dont Marc Coucke a cédé sa société Omega Pharma à l’entreprise américaine Perrigo pour 3,6milliards d’euros, avant d’investir son capital dans une série de fonds et de sociétés, du groupe de construction Versluys au parc animalier Pairi Daiza, en passant par des complexes hôteliers de luxe à Durbuy. Un autre exemple est celui de Paul Thiers, parfois décrit comme l’un des «plus puissants investisseurs ou capitaines d’industrie flamands»6. Il a vendu l’entreprise familiale Unilin (le fabricant de revêtements de sol Quick Step) à la société américaine Mohawk pour 2,2 milliards d’euros, ce qui lui a rapporté 88 millions d’euros, avec lesquels il se positionne désormais comme un financier privé. On voit ainsi naître un nouveau type de capitaliste flamand qui se détache de «son» entreprise: il abandonne son rôle de chef d’entreprise au sein d’une société familiale pour assumer celui de pivot au centre d’un réseau d’entreprises, qui obéit à une logique financière, investit des capitaux dans une multitude de secteurs (incluant souvent l’immobilier) et siège dans toutes sortes de conseils d’administration.
Ce processus est toutefois une arme à double tranchant. D’une part, on voit se développer peu à peu une mini-version de ce que faisait la vieille bourgeoisie francophone: mobiliser rapidement des capitaux et investir, par exemple, dans des PME. Par ailleurs, à force de céder ses entreprises florissantes à des groupes étrangers, la Flandre peine à créer des entreprises propres capables de faire le poids à l’échelle internationale. Cela nous ramène à une question fondamentale, qu’il s’agisse d’évaluer le pouvoir de la bourgeoisie flamande ou de comprendre la politique du gouvernement flamand: comment se positionne la bourgeoisie flamande dans la structure de classe internationale?
Une bourgeoisie nationale?
À son heure de gloire, la bourgeoisie belge était une bourgeoisie impérialiste classique, intimement liée à l’État, qui exportait des capitaux à grande échelle et exploitait une immense colonie. Depuis l’entre-deux-guerres, elle n’a plus jamais été en mesure d’occuper une telle position. Entre-temps, la structure du capitalisme mondial a également évolué.
À vrai dire, pour envisager ou comprendre la structure de classe mondiale, il faut nécessairement adopter un point de vue planétaire. L’économie flamande (tout comme l’économie belge au sens large) s’inscrit dans une structure mondiale, des chaînes de production et des marchés de capitaux mondiaux, et une division internationale du travail. La bourgeoisie flamande est une fraction localisée du conglomérat mondial qu’est la bourgeoisie, avec toutes ses contradictions et ses conflits internes.
Le patronat flamand a beau être un pilier de la N-VA et ce parti se positionner comme nationaliste, cela ne change rien au fait que l’on peut difficilement qualifier la bourgeoisie flamande de nationale. En effet, dans la tradition marxiste, on entend par bourgeoisie nationale une bourgeoisie qui opte pour la construction de sa propre base économique nationale, sans se placer en relation de dépendance vis-à-vis des puissances économiques étrangères. La bourgeoisie nationale s’emploie à créer les bases d’une politique (internationale) autonome et, dans ce sens, n’agit pas en fonction des calculs stratégiques du capital étranger. Elle est attachée à son propre développement économique, où les groupes de capitaux nationaux exercent un contrôle sur les investissements et où la production n’est pas axée exclusivement sur les exportations, mais principalement sur le marché intérieur7. Une telle orientation peut, bien entendu, conduire à une situation où une bourgeoisie nationale est en désaccord avec les intérêts des grandes entreprises étrangères8. Une bourgeoisie nationale est typiquement anti-impérialiste; elle résiste à la domination étrangère et promeut l’indépendance nationale. Elle pourrait donc représenter, selon certains marxistes, un allié potentiel dans la lutte contre l’impérialisme.
La bourgeoisie flamande est extrêmement pragmatique, tournée vers l’international et peu encline aux aventures politiques indépendantistes
Affirmer que la bourgeoisie flamande n’a rien à voir avec cela, c’est enfoncer une porte ouverte. Dans le monde capitaliste développé, l’existence d’une «bourgeoisie nationale» au sens strict est, pour ainsi dire, inconcevable9. La bourgeoisie flamande est, au même titre que la bourgeoisie belgo-centrée, atlantiste et européaniste.
Il existe certainement une longue tradition de critique flamande de la domination française sur l’économie belge, qui s’est vue renforcée par le fait que toute une série de grandes entreprises belges, comme Electrabel notamment, sont tombées entre les mains de grands groupes français10. En outre, il ne fait aucun doute que la création d’une élite économique flamande était un objectif important au sein du mouvement flamand. Cela étant, le soutien du VEV à l’entreprise flamande a toujours été assorti de conditions. En ce qui concerne la défense du néerlandais, «le VEV ne visait pas une flamandisation en soi, mais souhaitait protéger et promouvoir le néerlandais en tant que langue commerciale, pour autant que cela profite aux entreprises flamandes», écrit Ludo Meyvis, le biographe du VEV11. En fin de compte, les intérêts économiques ont toujours eu la priorité sur les aspirations flamandes. Le VEV a longtemps été partagé entre deux rôles: celui de tenant de la flamandisation et celui d’organisation patronale au service de l’ensemble des entreprises implantées sur le territoire flamand. Dans cette seconde optique, l’admission de sociétés typiquement belges au VEV, et même de filiales de la Société Générale situées en Flandre, a fait l’objet de controverses12.
Le VEV a joué un véritable rôle dans la flamandisation de la vie économique et politique en Belgique mais, en fin de compte, il s’est toujours montré très prudent et pragmatique. Même dans les moments où il privilégiait davantage son identité flamande, notamment au cours de la période précédant les réformes de l’État dès 1970, il n’a jamais pris d’initiatives mobilisatrices: il n’était pas question «d’actions dans la rue» 13. Son objectif central restait la création d’une élite économique flamande, d’une bourgeoisie flamande: il s’agissait de fonder «une classe supérieure dirigeante néerlandophone en Flandre, qui devait prendre la place de la bourgeoisie francophone», explique M. Meyvis14.
L’argument dans le Manifeste de Warande en faveur de l’indépendance de la Flandre était explicitement d’ordre «commercial»
La création et le renforcement d’une bourgeoisie flamande était un objectif historique d’une partie du mouvement flamand. Cela ne signifie pas pour autant que cette bourgeoisie endosse aussi le rôle pour lequel elle a été instituée: la facilité avec laquelle les patrons flamands se vendent aux investisseurs étrangers en dit long, au grand dam d’une partie de la classe politique pro-flamande. Ce type de bourgeoisie est, il va sans dire, le fruit de la politique qui l’a engendrée: une politique qui consistait à faire de la Flandre un espace propice à l’accumulation du capital américain, notamment. Son propre développement est ainsi devenu un dérivé de celui des multinationales américaines.
Combien de chefs d’entreprise flamands sont réellement mus par un quelconque sentiment nationaliste flamand? La bourgeoisie flamande est extrêmement pragmatique, tournée vers l’international et peu encline aux aventures politiques indépendantistes. Si la construction de la nation par la formation d’une élite économique était déjà engagée, celle-ci allait paradoxalement de pair avec le bradage de toute souveraineté (économique, mais pas uniquement) dans un contexte de mondialisation. Depuis les années 1960, il est de moins en moins question d’une bourgeoisie flamande qui serve de contrepoids intérieur à la bourgeoisie francophone dominante, que d’une bourgeoisie flamande aux visées transnationales, soucieuse de se défaire des structures anciennes afin de mieux se positionner sur la scène internationale.
Il existe bien sûr une minorité de chefs d’entreprise qui prennent clairement position en faveur d’un État flamand. Ceux-ci se sont notamment fait connaître par le biais du Manifeste de Warande (2005), rédigé par Remi Vermeiren (ancien patron de la KBC), mais surtout soutenu par des universitaires, des faiseurs d’opinion et le cadre professionnel autour de la classe entrepreneuriale. L’indépendance de la Flandre a été proposée non pas comme une fin en soi, mais comme un moyen d’accroître la croissance économique et la compétitivité. L’argument en faveur de l’indépendance de la Flandre était explicitement d’ordre «commercial», ce qui est significatif: il obéissait, de fait, essentiellement à une logique néo-libérale de concurrence entre régions au sein d’un marché unique européen.
L’argument se décline en toutes sortes de variantes, même plus modérées. Pour citer Michel Delbaere, ancien président du Voka: «Le socio-économique doit remplacer le communautaire. […] Je ne suis absolument pas un séparatiste. Un confédéraliste alors? What’s in a name? Qu’y a-t-il dans un nom? Il faut arrêter de coller des étiquettes sans substance. Je suis pour l’efficacité»15.
Une bourgeoisie comprador?
Dans son livre De teloorgang van de Belgische bourgeoisie, paru en 1982, André Mommen écrit: «La bourgeoisie flamande s’est transformée en une bourgeoisie comprador typique qui a fourni des administrateurs, des managers et des technocrates aux grandes entreprises multinationales.»16 C’est l’alternative radicale: la bourgeoisie flamande n’est pas une bourgeoisie nationale, mais une bourgeoisie qui vend son âme au capital étranger. En Flandre, elle agit comme un agent au service des entreprises étrangères et en tire profit. Une bourgeoisie comprador est une bourgeoisie ou une fraction de bourgeoisie qui ne possède aucune base propre pour l’accumulation du capital et est donc subordonnée au capital étranger17. Elle est également liée politiquement et idéologiquement à des intérêts impérialistes étrangers.
L’argument de Mommen se fonde sur le constat que la bourgeoisie flamande, bien plus que la bourgeoisie belge des holdings, a conclu une alliance avec le capital multinational, soutenue en cela par le gouvernement qui a déroulé le tapis rouge aux multinationales. Ces multinationales nommaient souvent des cadres et des managers flamands et autorisaient l’usage du néerlandais dans l’entreprise. En ce sens, le capital multinational a été un levier important pour la flamandisation du monde des affaires.
Voilà qui donne d’autant plus de poids à l’argument de M. Mommen. L’importance du rôle des multinationales en Flandre et en Belgique est indéniable, même aujourd’hui. Si le nombre de sociétés en Flandre sous contrôle étranger (dont au moins la moitié des parts sont détenues par des étrangers) est limité, leur impact est significatif18. Elles représentent 0,8% des entreprises de Flandre, mais 31% de la valeur ajoutée; et même 54% de la valeur ajoutée dans l’industrie. Ces sociétés se concentrent principalement dans la zone portuaire d’Anvers et dans la périphérie bruxelloise. Certains secteurs sont presque entièrement aux mains d’entreprises étrangères: c’est notamment le cas d’industries pharmaceutiques et (pétro)chimiques. Plus il s’agit d’un secteur de haute technologie, plus le rôle des étrangers est important. Conclusion: les multinationales de haute technologie, très productives, des pays voisins mais surtout des États-Unis, continuent à jouer un rôle clé dans l’économie flamande. Il s’agit de sociétés telles que Janssen Farmaceutica, BASF, ExxonMobil, Telenet, Arcelor, Volvo, Electrabel, etc.
La place prépondérante du capital étranger réduit la marge de manœuvre de la bourgeoisie nationale: celle-ci perd le contrôle et peine à poursuivre sa propre stratégie de développement. Ce n’est pas un hasard si les PME, par exemple, ne s’opposent pas particulièrement au régime fiscal préférentiel accordé aux multinationales, même si cela entraîne pour elles un désavantage fiscal. Il est donc vain d’imaginer une ligne de démarcation entre, d’une part, les PME, qui pourraient éclore comme une sorte de bourgeoisie «nationale», et, d’autre part, les grandes multinationales.
Même dans la vie culturelle et sociale de la bourgeoisie flamande, les géants étrangers prennent parfois les devants. Ainsi, la plupart des cercles d’affaires exclusifs ont été co-fondés par des cadres supérieurs de multinationales. À titre d’exemple, De Hanze, un cercle d’affaires basé à Bruges et comptant quelques 250 membres, principalement issus de l’élite économique, a été fondé en 1978 à l’initiative de cadres supérieurs de Siemens et de Philips. Le Club international de Flandre à Gand a vu le jour lorsque, à partir des années 1960, des multinationales se sont implantées à Gand. En son sein, la lingua franca était l’anglais et des personnalités de haut rang de Volvo, Sidmar ou Honda y ont joué un rôle central19.
Et pourtant, l’argument selon lequel la bourgeoisie flamande serait une «bourgeoisie comprador» de par sa subordination aux multinationales étrangères reste peu convaincant. À l’époque où André Mommen a élaboré sa thèse, la classe entrepreneuriale flamande disposait déjà de sa propre base économique, laquelle s’est considérablement renforcée au fil de ces dernières décennies. Le nombre d’entreprises flamandes actives à l’international et transformées en petites multinationales a clairement augmenté. Qui plus est, depuis les années 1980, la région flamande a mené une politique très explicite de renforcement de cette base propre.
Une bourgeoisie interne
Nicos Poulantzas a développé le concept de «bourgeoisie interne» dans les années 1970 pour décrire la position intermédiaire complexe dans laquelle se trouvent de grandes parties de la bourgeoisie d’Europe occidentale à un moment où le capitalisme s’internationalise fortement. La bourgeoisie interne est une fraction de classe qui possède sa propre base d’accumulation et qui constitue dans le même temps un levier pour les ambitions internationales20. Cela permet une certaine autonomie économique et politique par rapport à l’impérialisme (américain). Cependant, une part de dépendance persiste vis-à-vis des capitaux étrangers issus de la métropole impérialiste. Dès lors, un positionnement et une politique étrangère totalement autonomes ne semblent plus guère envisageables.
La Flandre exporte par habitant trois fois plus que l’Allemagne. Près de la moitié des emplois sont dus à des investisseurs étrangers
Depuis que Poulantzas a écrit son ouvrage phare, l’internationalisation de l’économie est bien sûr allée beaucoup plus loin et l’économie belge en est une illustration. Selon l’indice de mondialisation du KOF, la Belgique est le troisième pays le plus mondialisé au monde après la Suisse et les Pays-Bas21. En Belgique, l’économie flamande en particulier a une orientation internationale prononcée. La Flandre représente 83% des exportations et importations belges. La Flandre exporte par habitant trois fois plus que l’Allemagne. Près de la moitié des emplois sont dus à des investisseurs étrangers22.
Derrière cette internationalisation se cache une certaine dépendance qui se manifeste, notamment, dans la nature des flux de capitaux. L’afflux de capitaux étrangers investis ici est plus important que l’inverse. Et une grande partie des capitaux qui circulent à l’étranger ne constituent pas des investissements productifs mais des placements dans le secteur financier23. Une grande partie de l’industrie en Flandre n’est qu’un maillon dans des processus de production internationaux (notamment dans l’industrie chimique) et, en ce sens, elle est fondamentalement tributaire de lignes internationales d’approvisionnement en matières premières ou en produits semi-transformés.
Cela ne signifie pas pour autant une dépendance unilatérale. En réalité, c’est la constellation du pouvoir qui devient de plus en plus complexe. La bourgeoisie flamande est particulièrement sensible à la pression du capital mondial. C’est pour cette raison qu’elle défend bec et ongles ces flux de capitaux internationaux dans toutes ses activités, traitant ces intérêts étrangers pour ainsi dire comme les siens. La bourgeoisie flamande se positionne de telle manière que ses revendications ou ses orientations stratégiques tiennent déjà compte de l’importance des capitaux étrangers, sans que cela ne signifie pour autant qu’elle les suive aveuglément. La bourgeoisie est «interne» dans le sens où, dans sa façon de se positionner et d’agir, elle «internalise» les intérêts du capital étranger.
Le terme «bourgeoisie interne», bien qu’un peu vague, présente l’intérêt d’éviter deux pièges. En effet, il permet d’une part de comprendre à quel point le capitalisme est interdépendant à l’échelle internationale, sans pour autant supposer l’existence d’une bourgeoisie homogène et transnationale. En termes de formation des classes, la mondialisation du capitalisme se décline sous forme d’une mosaïque de bourgeoisies internes qui adoptent une orientation transnationale, en ce sens qu’elles internalisent les intérêts étrangers dans la manière dont elles développent leurs stratégies économiques et politiques. D’autre part, le cadre de Poulantzas nous permet de comprendre qu’il est vain de penser que la bourgeoisie nationale et son État sont «en porte-à-faux» avec les multinationales étrangères et que des contradictions politiques puissent même surgir à ce niveau. L’interdépendance est trop forte pour cela. En ce sens, l’image d’un État national dont la base de pouvoir résiderait dans les fractions de classe nationales et qui serait soumis aux pressions des multinationales et des impératifs du marché international n’est pas correcte. La bourgeoisie interne est déjà étroitement liée au capital étranger et son positionnement est systématiquement fondé sur la volonté de renforcer sa propre base en servant le capital étranger de manière spécifique24.
Une opposition des PME au régime fiscal favorable aux multinationales est neutralisé par la place prépondérante du capital étranger
Une idée centrale de Poulantzas est que le bloc de pouvoir, la constellation de fractions de classe qui forme la colonne vertébrale de l’État capitaliste, s’en trouve transformé: au sein de ce bloc de pouvoir, ce ne sont plus seulement les intérêts de la bourgeoisie nationale qui sont représentés, mais aussi ceux du capital étranger. Le bloc de pouvoir s’internationalise: il «ne peut plus être circonscrit à l’échelon national uniquement»25. Lorsque les intérêts du capital étranger sont «internalisés», la politique étatique doit faire la synthèse des intérêts du capital national et du capital étranger. L’État conserve bel et bien une forme nationale, mais son contenu (les intérêts représentés dans la politique menée) change. En d’autres termes, l’État internalise les intérêts du capital américain dans la manière dont il construit sa base économique nationale: depuis les lois d’expansion économique des années 1960 jusqu’aux centres de coordination et aux avantages fiscaux accordés aux multinationales aujourd’hui. Inversement, l’État facilite également l’accumulation de capitaux étrangers dans la façon dont il construit sa propre base économique. Le bloc de pouvoir flamand a donc un volet extérieur, étranger.
Cela n’entraîne pas la disparition de toute tension. Des exercices d’équilibrage constants sont nécessaires: nous en voyons une expression en Belgique où une grande partie du capital flamand préfère se concentrer sur l’Allemagne plutôt que sur la France, par exemple (l’Allemagne est le plus important marché d’exportation pour les entreprises flamandes)26. Le fait que les PME flamandes paient proportionnellement plus d’impôts que de nombreuses multinationales est bien sûr une source potentielle de friction, mais on notera qu’elle n’aboutit jamais à une situation de rupture franche, ce qui est caractéristique du positionnement de la bourgeoisie interne.
L’ambivalence de la politique flamande
L’État ne se contente donc pas seulement de défendre le capital flamand contre les concurrents étrangers. Il est dans l’intérêt de la bourgeoisie interne que l’État aménage sur son propre territoire un espace d’accumulation des capitaux étrangers. Diverses orientations stratégiques peuvent bien sûr se développer au sein de ce cadre. L’analyse de la politique économique du gouvernement flamand dans ce contexte révèle un glissement intéressant, qui se résume grosso modo à ce qui suit. Dans les années 1980 et 1990, le gouvernement flamand menait une politique visant à renforcer activement les entreprises flamandes et, donc, la bourgeoisie flamande et à les «ancrer» en Flandre. Au cours des vingt dernières années, il a abandonné cette politique pour mettre davantage l’accent sur la compétitivité de la Flandre sur les marchés internationaux. Ce sont des choses qu’il faut savoir si l’on veut comprendre le contexte dans lequel la N-VA a vu le jour.
La bourgeoisie flamande ne constitue pas seulement la base sociale de la régionalisation de l’appareil d’État. Ce qui rend l’histoire de cette classe intéressante, c’est précisément le mouvement inverse: la création et la croissance de cette bourgeoisie étaient au cœur des objectifs d’une stratégie politique. Dans un certain sens, c’était déjà le cas pour Lodewijk De Raet (qui s’est surtout concentré sur la création d’une couche compétente sur le plan technique), mais aussi, quoiqu’à un tout autre niveau, pour le gouvernement flamand. On pourrait dire que l’essor de la bourgeoisie flamande a été à la fois un point d’appui pour la formation de la Région flamande et un objectif stratégique de la politique du gouvernement flamand depuis les années 1980. «Le capitalisme produit des marchandises, mais il produit aussi des classes sociales», écrivait Marx. L’État joue un rôle capital dans la reproduction extensive des classes, en l’occurrence le développement de la bourgeoisie27.
Par exemple, en réponse à la pénurie de capitaux d’investissement, le gouvernement flamand a pris, depuis les années 1980, une série d’initiatives qui, au final, consistent toujours à stimuler la formation de classes et à renforcer la bourgeoisie flamande. On pourrait écrire un livre sur les tentatives de création ou de développement d’entreprises flamandes fortes et leur maintien en Flandre. De la «Troisième révolution industrielle en Flandre» ( «Derde Industriële Revolutie in Vlaanderen», DIRV) de Gaston Geens au lancement de la GIMV, en passant par Flanders Technology, de la discussion sur une holding d’ancrage flamand jusqu’au lancement de Telenet en 1996, chacune de ces étapes est une tentative supplémentaire d’élever d’un cran la formation de la classe capitaliste en Flandre. Parallèlement, de nouvelles formes de capital ont été encouragées: des Fonds Archimède (Arkimedesfondsen) à toutes sortes d’incitations à la conversion de l’épargne en capital-risque et à la création de fonds d’investissement28.
Le gouvernement flamand a développé une stratégie explicite de création d’entreprises flamandes fortes capables de trouver leur place dans la division internationale du travail, en misant sur les biotechnologies par exemple. Par le biais de GIMV et, plus tard, de la PMV, le gouvernement flamand a lui-même fourni du capital-risque. Des entreprises telles que Barco, Standaard Boekhandel ou DEME ont ainsi pu compter sur le capital de GIMV, ce qui leur a permis de rester entre des mains flamandes et de devenir des piliers de l’économie flamande. Au début des années 1990, GIMV détenait 80 à 90% du marché du capital-risque en Flandre29. GIMV avait une orientation clairement flamande: contrairement à leurs homologues wallons de la SRIW, de hauts responsablRaynier Van Outryve d’Ydewalle et Stefaan Michielsen, De bedrijvenbouwer: GIMV: twintig jaar ten dienste van de Vlaamse economie. Lannoo, 2000, p. 77.s de GIMV ont ainsi refusé de faire partie des conseils d’administration de grandes entreprises francophones, dont la Société Générale ou, du moins, ce qu’il en restait dans les années 199030.
À partir des années 1990, toutefois, de plus en plus d’entreprises se retrouvent aux mains de sociétés étrangères. C’est principalement à l’initiative de Luc Van den Brande (CVP) et d’autres, que des efforts sont alors déployés pour maintenir les entreprises flamandes, mais aussi les centres de prise de décision, en Flandre et promouvoir la création de champions flamands. Ceci aboutit au fameux «débat d’ancrage» particulièrement vif au cours des années 1990. Ce débat et l’échec, en fin de compte, de la politique d’ancrage ont permis de constater les limites de la stratégie du gouvernement focalisée sur le renforcement de son propre entreprenariat flamand. De fait, dès qu’une PME flamande atteint une certaine taille, elle devient une proie attrayante pour les investisseurs étrangers. Et comme nous avons pu le constater plus haut, nombre d’entrepreneurs flamands n’y trouvent rien à redire31. En ce sens, il existe une tension entre les tentatives du gouvernement flamand de renforcer sa propre base économique (et donc aussi la bourgeoisie flamande) et la tendance des entrepreneurs flamands à vendre leur entreprise et à s’engager dans une logique plus financiarisée et liée à la Flandre. Une partie de la bourgeoisie flamande contrecarre en quelque sorte la politique gouvernementale même, qui vise à créer et ancrer des entreprises flamandes. Cette situation refléterait-elle une orientation internationale et financière d’une grande partie de la population flamande plus marquée que ne le souhaiteraient ses représentants politiques? Nous sommes ici réellement face à une tension caractéristique de la bourgeoisie interne.
Telenet s’est avéré être moins un instrument de développement et d’ancrage flamand que de mondialisation néolibérale
Un cas intéressant dans ce contexte est celui de Telenet, une initiative fortement soutenue par la classe politique flamande, et destinée à faire sauter le monopole de la belge Belgacom. La création de Telenet en 1996 répond à des motifs clairement politiques: il s’agissait d’une «attaque frontale contre le monopole de Belgacom sur les télécommunications en Belgique», écrit l’ancien président de GIMV, Outrive d’Ydewalle32. Ici encore, Luc Van den Brande (CVP) était à la manœuvre. Ce n’est toutefois qu’un énième remake du même scénario, qui aboutit au final à la vente de l’entreprise à l’étranger, la société américaine Liberty Global prenant le contrôle de la société flamande en 2012. Ce cas est particulièrement parlant. En fin de compte, Telenet s’est avéré être moins un instrument de développement et d’ancrage flamand que de mondialisation néolibérale. Historiquement, Telenet a servi à briser le monopole de Belgacom, accélérer la libéralisation du marché des télécommunications et renforcer davantage le contrôle étranger exercé sur l’économie flamande.
L’échec de la politique d’ancrage entraîne un virage encore plus libéral de la politique économique à partir des années 200033. Qu’il s’agisse de «Vlaanderen in Actie», du positionnement de la Flandre en tant que centre logistique ou du slogan de la bonne gouvernance: ce ne sont qu’autant de tentatives de profilage international plutôt que d’interventions directes visant à renforcer les entreprises flamandes. L’ancrage des entreprises flamandes a fait place à de nouveaux concepts tels que l’ «ancrage du savoir», principalement destiné à profiler la Flandre en tant que région innovante et donc en tant que pôle d’attraction potentiel pour le capital.
L’«internationalisation de l’économie flamande» est «une priorité absolue», peut-on lire dans l’accord de coalition du gouvernement Bourgeois (2014-2019)34. Il s’agit moins d’ancrer les entreprises flamandes que d’attirer et retenir les investisseurs étrangers. Et le succès est au rendezvous. Les investissements étrangers en Flandre explosent: en 2018, un montant record de 4,24 milliards d’euros de capitaux étrangers a été investi en Flandre35. De manière générale, la Belgique attire plus de capitaux, en particulier des États-Unis, suivis par ceux en provenance des pays voisins36. Le gouvernement Jambon poursuit sur cette voie. Il va sans dire que ce succès dissimule également vulnérabilité et dépendance: la pression pour rester compétitif au niveau international est forte.
Cette chronique de la politique économique flamande a son importance et pas seulement parce qu’elle illustre le positionnement changeant de la bourgeoisie «interne» dans le contexte international. On ne peut pas créer une classe bourgeoise et attendre de cette classe qu’elle mette en œuvre le projet «flamand». On ne peut pas opter à la fois pour le néolibéralisme et pour un ancrage local. On ne peut pas à la fois s’engager dans l’internationalisation et espérer que les financiers ainsi créés s’identifieront loyalement à la cause flamande. En définitive, pour la bourgeoisie flamande, le profit financier prime sur l’identité flamande. L’argument «mercantiliste» (néo-libéral) en faveur de l’autonomie flamande ne livrera qu’une loyauté, elle aussi, «mercantiliste».
Aussi, la politique gouvernementale accorde-t-elle désormais moins de place à la constitution et à l’ancrage volontaires du capital flamand qu’au positionnement de la Flandre sur le marché international. La N-VA cadre parfaitement avec cette orientation, que l’on pourrait qualifier de typiquement néo-libérale. En 2014, en pleine campagne électorale, la N-VA lançait l’idée de développer une société flamande de l’énergie: on se serait cru revenus à la philosophie des années 1980. La N-VA cherchait, semble-t-il, à répéter l’histoire de Telenet en créant un concurrent flamand pour Electrabel. En attendant, l’idée est morte de sa belle mort.
Conclusion
La bourgeoisie règne mais ne gouverne pas. La bourgeoisie peut entretenir toutes sortes de relations avec les responsables politiques, sans toutefois jamais s’harmoniser totalement avec eux37. Mais quelle bourgeoisie ou quelle fraction capitaliste est aux commandes? Cette question ne peut être considérée indépendamment du contexte international, qui joue un rôle décisif dans la constellation des pouvoirs nationaux. Tout au long de l’histoire de ces dernières décennies, nous avons vu comment, à certains moments clés, la constellation du pouvoir entre les différentes classes sociales en Belgique est tributaire de soutiens étrangers. Au Royaume-Uni, Margaret Thatcher se confronte directement avec le monde du travail dans les années 1980. Les classes bourgeoises belges et leurs représentants politiques semblent beaucoup moins enclins à oser une chose pareille.
Le gouvernement flamand accorde désormais moins de place à la constitution et l’ancrage du capital flamand qu’à la compétitivité sur les marchés internationaux
La pression étrangère agit très souvent comme un levier. L’adhésion à la CECA en 1951 était essentielle pour permettre la restructuration de l’industrie lourde et, surtout, du secteur minier et en transférer la responsabilité à l’Europe38. En Belgique, au début des années 1980, le virage vers une politique d’assainissement néolibérale s’est fait sous la pression allemande39. C’est grâce à la pression européenne de l’euro et aux critères de Maastricht que Jean-Luc Dehaene a pu faire avancer son plan global. Les marchés financiers sont un moyen de pression constant pour empêcher la dette publique de dérailler. La menace des multinationales de cesser d’investir en Belgique constitue un pilier du rapport de force dans les relations entre classes. Dans un petit pays où le mouvement ouvrier est dynamique, la bourgeoisie a besoin d’un tel soutien extérieur pour maintenir sa supériorité de classe. La concurrence étrangère, la puissance des multinationales ou des marchés financiers, ou des institutions comme l’UE, constituent une base de pouvoir essentielle et indirecte pour la bourgeoisie intérieure. Si la bourgeoisie flamande est devenue un pôle crucial dans le jeu complexe des rapports de force dans ce pays, nous devons rester prudents dans l’emploi de la notion d’ «hégémonique» pour la qualifier.
Ce n’est pas parce que la N-VA veut appliquer à la lettre les revendications de la bourgeoisie flamande et du Voka que cette classe est elle-même hégémonique. Il est parfaitement possible que cette bourgeoisie interne flamande ne joue son rôle que dans un bloc de pouvoir plus étendu, au sein duquel elle lie son propre développement à celui des multinationales et du capital financier. Il n’est guère facile de déterminer si une classe est hégémonique ou non. On peut néanmoins s’en faire une idée globale à partir de la politique qui est menée. Et celle-ci est façonnée, en premier lieu, en fonction du grand capital multinational. Si le gouvernement flamand suit bien une stratégie claire d’accumulation, un aspect crucial de cette stratégie consiste à faire de la Flandre un espace d’accumulation du capital étranger, de telle sorte que la bourgeoisie flamande en ressorte également renforcée40. Les entrepreneurs flamands sont parfaitement conscients de l’importance de cette question.
Comment cette constellation se traduit-elle dans les relations intérieures? La stratégie du CVP a de tout temps été axée sur l’intégration du monde du travail, au sens corporatif, dans le développement économique de la Flandre. Or, le déplacement du balancier politique vers la N-VA indique que la donne a changé. La N-VA se positionne ouvertement en tant que défenseur du Voka et adopte une position ferme à l’égard des syndicats et de la société civile. Cependant, elle poursuit avant tout une politique destinée à rendre la Flandre internationalement attractive aux yeux des capitaux étrangers. Un tel projet ne mène pas à une véritable hégémonie, mais met en avant les intérêts corporatifs de ce capital, vu le peu de place laissé à une stratégie économique alternative. «Il n’y a pas d’alternative», a déclaré un jour Bart De Wever. Un tel propos n’est pas le reflet d’une hégémonie forte et expansive.
Un programme économique axé sur les revendications du Voka ne permet pas de gagner des élections. Il reste à la N-VA la fuite en avant xénophobe
Cela pose cependant un problème démocratique pour un parti comme la N-VA. Un discours nationaliste ne permet pas d’aller bien loin; et un programme économique axé sur les revendications du Voka, où les intérêts du capital multinational sont internalisés, ne permet pas de gagner des élections. Il s’avère dès lors nécessaire de chercher ailleurs des points de soutien de la part de la population. Pour reprendre les propos du marxiste britannique Colin Leys: «Les classes dirigeantes nationales ont de plus en plus de mal à résoudre la tension entre les exigences du capital mondial et les intérêts de la population dont elles ont besoin pour rester au pouvoir.»41. Pour s’enraciner dans le sens commun (populaire), il reste toujours la fuite en avant xénophobe. C’est le seul moyen qui reste pour rassembler les masses. Dans le même temps, bien entendu, une tension apparaît entre les intérêts économiques de la bourgeoisie flamande et la politique que la N-VA considère apparemment comme nécessaire pour remporter les élections: en témoigne la chute du gouvernement suite au Pacte de Marrakech et le mécontentement que cela a suscité chez les entrepreneurs flamands.
Dans ses derniers travaux, Jean-Paul Sartre soulignait que l’on ne naît pas «bourgeois», on le devient42. Son «être-de-classe» n’est pas une partie plus profonde de son être, mais quelque chose qui se trouve en dehors de soi et qu’on doit intégrer. Cela signifie que, d’une certaine manière, vous devez donner du sens à votre situation objective de classe, y compris à l’histoire de votre classe. Sartre s’oppose à la notion de «conscience de classe», qui suggère bien trop que la classe est un sujet doté d’une conscience. Il lui préfère la notion d’«esprit de classe», à savoir un ensemble de notions qui circulent dans un environnement donné et permettent d’interpréter l’être-de-classe. Il suffit de lire une série d’entretiens avec des entrepreneurs flamands de premier plan pour se faire une idée de cet «esprit» et de la façon dont la classe perçoit sa situation objective.
Cette situation objective s’inscrit dans une fraction de classe qui gagne en importance mais reste néanmoins marquée par sa subordination historique et des formes de dépendance à l’égard du grand étranger. Elle bénéficie du soutien de l’État mais reste à la traîne par rapport aux politiques néolibérales qui semblent possibles dans certains pays voisins. Elle est confrontée à un mouvement ouvrier fort, capable d’une résistance défensive permanente, mais sans éclats soudains de lutte intense (comme en France, par exemple). D’où un sentiment qui semble largement partagé au sein de la bourgeoisie flamande: plus rien ne bouge. Les patrons veulent aller de l’avant mais déclarent se sentir impuissants. Le pays est «bloqué», selon Erik Buyst, historien économique associé à l’ancien centre de recherche VIVES de Louvain. On ne peut rien faire dans ce pays, tout est bloqué par la complexité de l’État et le «conservatisme» des syndicats. Cela en dit long sur l’expérience de classe de la bourgeoisie flamande, qui est une expérience d’inertie. Les doléances sont parfois aussi intestines: le fait que la bourgeoisie flamande ne puisse pas progresser est alors imputé à l’inertie d’autres entrepreneurs qui prennent trop peu d’initiatives ou ne font pas suffisamment preuve de courage ou d’ambition43.
La bourgeoisie flamande connaît son lot de drames, souvent inspirés par des projets avortés (Oosterweel, Uplace), des multinationales qui se retirent ou des obstacles auxquels elle peut imputer ses déboires. Lorsque son projet Uplace s’est heurté à une résistance, Bart Verhaeghe a clamé, sans craindre l’excès: «Nous sommes l’Empire romain en déclin»44. Nicolas Saverys, descendant du fondateur du chantier naval Boelwerf à Temse et grand homme du groupe maritime Exmar, a un jour qualifié le PS de «vieux parti bolchevique»45. «Ce n’est pas du socialisme, c’est du marxisme», écrivait il y a quelques années Luc Bertrand, cadre supérieur d’Ackermans & Van Haaren, un groupe qui détient des participations importantes dans l’entreprise de dragage DEME, à propos du gouvernement Di Rupo46. N’est-ce pas là l’esprit d’une élite économique émergente qui veut se positionner dans le monde et cherche depuis des décennies les instruments politiques appropriés pour y parvenir, mais qui, à son grand désespoir, ne les a pas encore tout à fait trouvés?
Ludo Meyvis, Markt en Macht. Het VEV van 1926 tot heden, Lannoo, 2004, p. 30.
Sur les limites du capital-risque, voir le document du Voka «Geld om te groeien. Turbo naar de top», mai 2017.
Voir à ce sujet la brochure du gouvernement flamand «Je zoekt risicokapitaal? Overzicht risicokapitaalverschaffers in Vlaanderen – juli 2019», Agentschap Innoveren & Ondernemen, 2019.
Document du Voka «Geld om te groeien. Turbo naar de top», mai 2017, p. 13.
Daniëlle Vanwesenbeeck et Barbara Moens, «Gebrek aan kapitaal drijft bedrijven naar buitenland», De Tijd, 1er février 2019.
Alain Mouton, “De Vlerick-meritocratie”, Trends, 2013, p. 131.
Anthony Brewer, Marxist Theories of Imperialism. A Critical Survey, 1980, Londres, Routledge, p. 289.
Nicos Poulantzas, «On Social Classes», dans: James Martin (ed.) The Poulantzas Reader. Marxism, Law, and the State. Londres, Verso, 2008, p. 200.
Ibid, p. 201.
Voir par exemple Hans Brockmans, 200 jaar filiaal: de Franse greep op de Vlaamse economie, Louvain, Davidsfonds, 1995.
Meyvis, 2004, p. 34.
Ibid, 2004, p. 41, 49.
Ibid, 2004, p. 88.
Ibid, 2004, p. 98.
Alain Mouton et Daan Killemaes, «Michel Delbaere (Crop’s, ex-Voka): «Een pensioen van 1500 euro, daar kun je niet tegen zijn», Trends, 26 septembre 2019.
André Mommen, De teloorgang van de Belgische bourgeoisie, Leuven, Kritak, 1982, p. 115
Nicos Poulantzas, «On Social Classes», dans: James Martin (ed.) The Poulantzas Reader. Marxism, Law, and the State. Londres, Verso, 2008, p. 200.
Philippe Nys et Jan Van Nispen, Buitenlandse zeggenschap in de Vlaamse economie: een kwantitatieve analyse, Departement Economie, Wetenschap & Innovatie, mai 2018.
Henk Dheedene, «Het leven van een subtopper», De Tijd, 7 décembre 2002.
Max Koch, «Poulantzas’s Class Analysis», dans: Alexander Gallas et al (ed.), Reading Poulantzas, Merlin Press, 2011, p. 113.
Voir KOF Institut économique suisse, https://kof.ethz.ch/en/forecasts-and-indicators/indicators/kof-globalisation-index.html
Vertrouwen, Verbinden, Vooruitgaan. Accord du gouvernement flamand 2014-2019.
C. Duprez et Ch. Van Nieuwenhuyze, «De buitenlandse directe investeringen in en van België», NBB Economisch Tijdschrift, septembre 2016, p. 62.
Bob Jessop, Nicos Poulantzas: Marxist theory and political strategy, Houndmills, Macmillan, 1985, p. 176.
Koch, 2011, p. 115
flandersingermany.be/nl/economische-betrekkingen
Poulantzas, 1974, p. 31.
Le rôle du gouvernement était ambivalent: tandis que la Flandre entendait stimuler le marché des capitaux, une partie importante des capitaux était retirée du marché pour servir au financement de la dette publique élevée de la Belgique. Ainsi, 90% des capitaux levés entre 1989 et 1998 sur le marché belge des capitaux ont été consacrés aux pouvoirs publics (Michielsen et Delvaux, 1999, p. 314). La tendance a changé par la suite, d’où la santé florissante des bourses au début du XXIe siècle.
Ibid, p. 143.
L’absence d’impôt sur les plus-values joue certainement dans ce domaine: lorsqu’on vend son entreprise en faisant une plus-value, on ne paie pas d’impôt sur cette plus-value. À cet égard, la Belgique est une sorte de paradis fiscal. Le régime fiscal a donc une incidence sur la formation des classes.
Van Outryve d’Ydewalle et Michielsen, 2000, p. 149.
Voir aussi Dirk Luyten, «L’économie et le mouvement flamand». Courrier hebdomadaire du CRISP, n°2076, 2010, pp. 5-46.
Vertrouwen, Verbinden, Vooruitgaan. Accord du gouvernement flamand 2014-2019.
«Buitenlandse investeringen in Vlaanderen bereikten recordpeil in 2018», Trends, 22 janvier 2019.
EY, Sterke groei over de hele lijn. Barometer van de Belgische Attractiviteit 2019.
Une partie du personnel «dirigeant» est évidemment issue du grand capital multinational: il suffit de songer aux cabinettards qui, avant ou après (leur passage au cabinet), partent travailler pour de grandes entreprises étrangères.
Kristof Smeyers et Erik Buyst, Het gestolde land: een economische geschiedenis van België, Polis, 2016, p. 160.
Voir à ce sujet Alain Mouton, Het geld is op! De financiële putten van België, Uitgeverij Vrijdag, 2017, p. 22 et suiv.
La notion de «stratégie d’accumulation» vient de Bob Jessop, par exemple de son ouvrage State Theory. Putting Capitalist States in their Place. Cambridge, Polity Press, 1990.
Leys Colin, «The British Ruling Class», The Socialist Register 2014, Merlin Press, p. 108.
Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique, Gallimard, 1985; L’idiot de la famille, Gallimard, 1972.
L’«être-de-classe» est bien sûr également différencié et présente d’autres aspects: songez au paternalisme qui caractérise le chef d’entreprise catholique flamand et à l’orientation internationale et cosmopolite de certains entrepreneurs dans les secteurs des TIC ou pharmaceutique.
Stephanie De Smedt, «We zijn het Romeinse Rijk in verval», De Tijd, 12 novembre 2011.
«Nous ne remarquons pas la crise», De Morgen, 22 décembre 2012
François-Xavier Lefèvre, «Beleid Di Rupo is marxisme», De Tijd, 22 septembre 2012.