LES LOGIQUES DE LA PSYCHOSE
SYLVAIN TOUSSEUL
Docteur en Psychopathologie
Docteur en Philosophie
Chargé de cours en Psychopathologie
À l’Université Paris 7 Denis-Diderot
Chercheur en Psychopathologie et en Epistémologie
Au Centre de Recherche Psychanalyse, Médecine et Société (C. R. P. M. S.)
Psychologue clinicien en Hôpital de jour
Service d’Addictologie et de Psychiatrie
Association l’Elan retrouvé
Résumé
Cet article se propose d’esquisser une métapsychologie de la psychose en se
focalisant uniquement sur la description des processus psychiques qui sont
caractéristiques de chaque pathologie, ce qui permet de dégager leur logique propre, et
de montrer à chaque fois la dimension spatiale ou temporelle dont le patient fait
abstraction. En effet, les discours et les comportements de la psychose nous
apparaissent souvent comme incohérents, et pourtant, ils suivent des processus
psychiques qui sont à la fois logiques et spécifiques à chaque pathologie, tel est du moins
ce que cet article se propose de montrer en s’appuyant sur des vignettes cliniques. Il
s’agira de voir comment l’expérience mal acquise de l’espace et du temps conduit les
patients psychotiques à suivre des logiques imaginaires, que les logiciens appellent aussi
des logiques formelles, parce qu’elles ont la particularité de faire abstraction d’une
dimension spatiale ou temporelle de l’expérience, tandis qu’en pareille situation, les
patients névrosés suivent des logiques empiriques. Ainsi, chaque pathologie de la
psychose suit une logique imaginaire qui lui est propre : le processus psychique
spécifique à l’autisme suit une logique trivalente ou floue, celui de la schizophrénie suit
une logique hypothétique ou non-monotone, celui de la paranoïa suit une logique
répétitive ou fractale, et celui des troubles bipolaires suit une logique associative, ce que
l’on appelle respectivement dans la clinique de la psychose l’indifférenciation,
l’hallucination, la systématisation, et le discours logorrhéique du coq à l’âne.
Mots clefs
Psychose, logiques, métapsychologie de la psychose, processus psychiques, autisme,
schizophrénie, paranoïa, troubles bipolaires, espace, temps.
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Introduction
Lorsqu’on écoute le discours d’un patient psychotique ou lorsqu’on observe son
comportement, on constate des bizarreries, des incohérences, des contradictions, voire
« des idées délirantes, des hallucinations prononcées, un discours désorganisé, ou un
comportement désorganisé »1. Pourtant ces patients semblent suivre certaines logiques.
Aussi étranges qu’elles puissent nous paraître, ces logiques présentent néanmoins des
fils conducteurs assez typiques, dont la caractéristique commune est d’être déconnectée
de la réalité2. Ainsi, l’observation clinique nous place devant ce paradoxe selon lequel les
discours et les comportements des patients psychotiques sont incohérents, bien qu’ils
semblent suivre certaines logiques, ce qui explique d’ailleurs que des savants,
notamment des mathématiciens3, puissent présenter des symptômes psychotiques sans
que leurs facultés logiques soient altérées. On peut même imaginer que leur capacité
d’abstraction est parfois très favorable à certaines activités intellectuelles. Le problème
que nous nous proposons d’aborder consiste donc à comprendre comment un patient
psychotique peut être à la fois incohérent et logique ? En effet, contrairement aux
personnes normales ou névrosées qui raisonnent4 et réfléchissent5 essentiellement selon des
logiques empiriques, comme nous l’avons développé ailleurs6, les personnes psychotiques
pensent essentiellement selon des logiques imaginaires, mais qu’elles prennent parfois pour
réelles, d’où leurs incohérences. Les deux sortes de logique ici distinguées peuvent
évidemment se combiner entre elles, quelle que soit la nature psychique du sujet, notre propos
étant seulement de mettre en exergue la logique propre à chaque pathologie de la psychose.
Nous essaierons ainsi de montrer quelles sont les logiques imaginaires sous-jacentes aux
processus psychiques de l’autisme, de la schizophrénie, de la paranoïa, et des troubles
bipolaires.
I. Les logiques imaginaires de l’autisme.
Pour illustrer les logiques imaginaires sous-jacentes aux processus psychiques de
l’autisme, nous nous appuierons sur quelques vignettes cliniques7, et pour chacune
d’elles, nous tenterons de mettre en exergue la logique qui la caractérise, ce que nous
réitérerons ensuite pour chacune des pathologies de la psychose. Précisons également
que les dimensions spatiales et temporelles que nous allons convoquer pour notre
propos ne renverront pas aux références habituelles de la psychiatrie
phénoménologique, telles que Binswanger8 ou Minkowski9 pour ne citer qu’eux, dans la
mesure où la phénoménologie implique des conceptions transcendantales de l’espace et
American Psychiatric Association (2000/2003), DSM-IV-TR (texte révisé), Manuel diagnostique et statistique
des troubles mentaux, trad. Coordination : J.-D. Guelfi & M.-A. Crocq, Dir. P. Boyer, J.-D. Guelfi, C.B. Pull, M.-C. Pull, Paris, Masson, p. 342.
2 Id.,p. 343.
3 Nasar S. (2000), Un cerveau d’exception : de la schizophrénie au prix nobel, la vie singulière de John Forbes
Nash, Calman-Levy.
4 Tousseul S. (2009), « L’affect et la raison », in Recherches en Psychanalyse, n°7, 109-119.
5 Tousseul S. (2012), « L’affect et la réflexion/O afeta e a reflexao », in Ágora - estudos em Teoria Psicanalítica,
Rio, n°2, 233-244.
6 Tousseul S. (2010), Les principes de la pensée. La philosophie immanentale, Paris, L’Harmattan.
7 Tous les prénoms de patients ont été modifié.
8 Binswanger L, (1932/1998), Le problème de l’espace en psychopathologie, trad. C. Gros-Azorin, Presses
universitaires du Mirail.
9 Minkowski E. (1933/1995), Le temps vécu, études phénoménologiques et psychopathologiques, PUF.
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du temps, comme Husserl10 le mentionnait lui-même, tandis que celles utilisées ci-après
relèvent de conceptions immanentales qui n’existaient pas à cette époque. C’est
pourquoi, afin d’éviter tout anachronisme et toute confusion, nous n’utiliserons pas ces
références habituelles, malgré les similarités qui sont parfois possibles.
Le premier cas clinique sur lequel nous souhaitons nous appuyer pour illustrer
les logiques de l’autisme, est celui d’une mère avec son enfant d’un an et demi, qui vient
consulter parce qu’il présente des troubles autistiques. La mère de Grégoire explique
par exemple, à ma collègue et moi, la stratégie qu’elle a trouvée pour que son fils ne
pleure plus lorsqu’elle s’en va faire des courses, car ses pleurs l’insupportent. Au lieu
d’aller le voir pour lui dire qu’elle doit partir, elle profite que Grégoire ait le dos tourné
pour s’en aller. Ainsi, lorsque l’enfant a le dos tourné, il ne sait pas si sa mère est là ou
pas, c’est-à-dire que la présence ou l’absence de la mère n’est plus distinguée. C’est une
question qui devient indéterminée, en ce sens que Grégoire ne sait pas si la présence de
sa mère est vraie ou fausse, elle prend simplement la valeur d’une indétermination ; si
bien que l’enfant ne peut pas raisonner selon une logique bivalente vrai/faux, comme
c’est habituellement le cas, mais selon une logique trivalente, dont l’indétermination
constitue une troisième valeur pour laquelle il peut imaginer ce qu’il veut. Il ne sait
tellement pas si sa mère est là ou pas, que l’enfant est presque devenu indifférent à sa
présence, comme s’il était dans sa bulle, une indifférence11 tout à fait caractéristique des
premiers symptômes autistiques.
Grégoire présente également d’autres traits symptomatiques de l’autisme,
comme le balancement12. Lorsque sa mère entre dans le cabinet de consultation du
CAMSP, elle pose Grégoire au sol, un peu comme un paquet, sans même lui expliquer où
elle l’emmène, ni pourquoi elle le pose sur les tapis de sol, elle pourrait d’ailleurs le
garder sur ces genoux. De plus, elle ne lui adresse pas la parole tant que nous ne
l’invitons pas à le faire, comme si Grégoire n’était pas là, de sorte qu’une indifférence
réciproque de la mère et de l’enfant s’était installée. Mais à la différence de sa mère,
Grégoire a absolument besoin de sa présence. A son âge, il en est même entièrement
dépendant, tant les soins maternels lui sont vitaux, comme l’explique Winnicott13. En
parlant avec sa maman, on comprend qu’elle ne porte presque jamais Grégoire si ce n’est
pour le déplacer. Bien qu’il s’agisse en apparence d’un détail, le « holding »14 est
pourtant fondamental, car en n’étant pas porté, Grégoire ne peut pas s’assurer de la
présence de sa mère. Il n’est tenu par rien, et le basculement du dos qu’il effectue
d’avant en arrière peut être compris comme une sorte d’habitude qu’il a prise pour
essayer de sentir s’il est soutenu, si sa mère est présente, si elle le surveille
suffisamment pour qu’il ne tombe pas, comme s’il essayait de tester les différents degré
de soutien dont il peut bénéficier. Il n’est donc pas dans la logique bivalente habituelle
selon laquelle il est soutenu ou non par sa mère, mais dans une logique floue où il
imagine que les différentes positions de son basculement sont susceptibles de faire
intervenir sa mère, sans savoir à l’avance laquelle, ni même si elle interviendra. Dans
Husserl E. (1936/2004), La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad. G.
Granel, Gallimard.
11 Houzel D. (2005/2007), « Les signes précoces de l’autisme et leurs significations pathologiques », in Autisme
: Etat des lieux et horizons, Paris, Eres, p. 166.
12 Houzel D. (2011), « Flux sensoriels et flux relationnels chez l’enfant autiste », in Journal de la psychanalyse
de l’enfant, n°2, 141-155.
13 Winnicott D. W. (1949/2002), « Le sevrage », in L’enfant et sa famille, trad. A. Stronk-Robert, Paris, Payot,
p. 96.
14 Winnicott D. W. (1987/2010), Le bébé et sa mère, trad. M. Michelin & L. Rosaz, Paris, Payot, p. 121.
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cette logique floue ou cette « logique du vague »15 comme l’appelle Oury,
l’indétermination ne représente donc plus une seule valeur entre le vrai et le faux, entre
le soutien ou non de la mère, mais une multitude de possibilités. En fait, comme sa mère
ne lui parle pas et qu’il n’entend donc pas sa voix s’il n’y a pas d’autres personnes
présentes, Grégoire ne connaît pas la distance16 qui le sépare d’elle. Ainsi, le patient
autiste est dans sa bulle, et n’ayant guère l’expérience des distances qui le séparent
d’avec les autres, il perçoit le moindre toucher comme intrusif17, comme si on était entré
chez lui sans sonner, et qu’on le prenait par surprise, même si on était à côté de lui
depuis un moment.
La présence ou l’absence de la mère qui est indifférenciée, puis le basculement,
sont donc deux illustrations du comportement autistique à travers lesquelles on peut
constater que les processus psychiques de l’autisme suivent respectivement une logique
trivalente et une logique floue, toutes deux imaginaires, puisqu’elles font abstraction de
la distance qui sépare le sujet des objets, c’est-à-dire que Grégoire ne fait pas
l’expérience d’une discontinuité qui lui permettrait d’éprouver alternativement la
présence et l’absence de sa mère, mais les imagine au contraire dans une forme de
continuité indifférenciée. Par conséquent, c’est parce que le patient autiste ne fait pas
l’expérience de la discontinuité spatiale qu’il imagine une forme de continuité entre tous
les objets, et il l’imagine d’autant plus facilement qu’à cet âge, les objets lui sont donnés
par une personne dont la présence et l’absence ne sont elles-mêmes pas distinguées, si
bien que les objets qu’elle lui transmet ne le sont pas davantage. Or, comme les
premières années de la vie, l’enfant est entièrement dépendant de ses parents et des
réalités qu’on lui transmet, s’il ne peut pas distinguer la présence et l’absence des
différents objets qui l’entourent, on peut facilement supposer qu’à l’âge adulte, cet
enfant dépende au moins partiellement d’une personne qui effectue pour lui la présence
et l’absence des objets dont il a besoin.
C’est également de cette manière que l’on peut comprendre Marcel, un patient
autiste de soixante six ans, qui explique à tous les nouveaux arrivants du service, qu’il
est un bourdon, car il n’est plus entièrement dépendant d’autrui comme les crickets,
mais il n’est pas non plus entièrement indépendant comme les scarabées. Même pour
définir sa propre dépendance envers autrui, Marcel ne parvient pas à se positionner, il
n’est ni d’un côté, ni de l’autre « de la barricade » comme il dit, mais entre les deux. Il ne
raisonne pas selon une logique bivalente qui implique d’avoir expérimenté la
discontinuité spatiale, mais il imagine au contraire une continuité entre les objets, ce qui
les rend indéterminés ou indifférenciés. A travers le discours de Marcel, on constate là
encore la logique trivalente sous-jacente aux processus psychiques de son autisme.
Ainsi, les processus psychiques de l’indifférenciation qui sont spécifiques à l’autisme
suivent des logiques trivalentes ou floues en raison d’expériences spatiales avec
lesquelles le patient n’a guère eu l’occasion de différencier les objets pulsionnels qui
l’entourent.
Voyons à présent quelles sont les logiques imaginaires de la schizophrénie.
15
Oury J. (2007), « Psychanalyse, psychiatrie et psychothérapie institutionnelles », in Vie Sociale et
Traitements, n°3, pp. 119-121.
16 Brun M.-A & Chouvier B. (2012), « La médiation de l’ombre : de la pré-vision à la prévision. Une étude
clinique dans le cadre de l’autisme infantile », Psychiatrie de l’enfant, 1, 83-99.
17 Williams D. (1992), Si on me touche, je n’existe plus, le témoignage exceptionnel d’une jeune autiste, trad.
F. Gérard, Ed. Réçit-J’ai lu, pp. 93-99.
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II. Les logiques imaginaires de la schizophrénie.
Prenons le cas de Jacques, un patient âgé de quarante deux ans, qui est atteint de
schizophrénie, et que nous suivons en hôpital de jour. Jacques fait l’hypothèse que les
ondes sont nuisibles à la santé, hypothèse amplement relayée par les médias, à cette
différence près que pour le patient, il ne s’agit pas d’une hypothèse, mais bien d’une
réalité. Et à partir de cette hypothèse, qui n’en est donc pas une pour lui, Jacques
réinterprète tous les événements de sa vie, mais également tous les événements qui
l’entourent, et il peut même expliquer le problème des autres patients à partir de cette
hypothèse en construisant ainsi une réalité factice18, souvent étayée par des
hallucinations19. Il explique par exemple, que s’il a perdu son emploi d’informaticien,
c’est parce qu’il y avait trop d’ondes wifi dans les bureaux. Il explique que s’il a des
hallucinations auditives à son domicile, c’est parce qu’il y a trop d’antennes relais près
de chez lui. Il a donc muré ses fenêtres. Parfois, il part à la campagne dans une propriété
que lui prêtent ses parents, mais là aussi, il existe des antennes relais, même si elles sont
moins nombreuses qu’à Paris. Il décide donc de faire des voyages organisés avec des
gens qui, comme lui, fuient la ville le temps des vacances, pour se reposer dans des
endroits où il n’y aurait plus ces antennes relais. L’hypothèse des ondes est récurrente
chez Jacques, mais elle n’est pas la seule, d’autres en découlent également. Il explique
par exemple que les problèmes psychiques des patients qui l’entourent, sont dus au fait
qu’ils ont probablement des plombages au mercure dans la bouche, et que ces derniers
envoient des ondes dans le cerveau, ce qui provoque leurs troubles. Lorsqu’une patiente
lui rétorque qu’elle n’a pas de plombage au mercure, il dit que ses problèmes psychiques
sont probablement dus à des objets qui relaient les ondes chez elles, et lui propose de
ramener à la prochaine séance des sortes de galets qui permettent de détourner les
ondes. Jacques précise qu’ils ne résoudront pas complètement ses problèmes
psychiques mais qu’ils permettront de les atténuer. Il explique aussi qu’il aimerait bien
retravailler, mais dans la mesure où les lieux qui ne sont pas couverts par les antennes
relais se situent en pleine campagne, il n’y a pas de travail dans ces endroits. Et par suite,
partout où il trouvera du travail, il sera donc gêné par les ondes.
On voit bien à travers le raisonnement de Jacques qu’il y a une certaine logique,
même si elle nous apparaît un peu délirante, alors voyons précisément quelle est cette
logique et en quoi elle est délirante. Comme nous l’avons mentionné ci-dessus, le
discours et le comportement de Jacques reposent sur une hypothèse principale, celle des
ondes qui sont nocives à la santé, et à partir de laquelle il peut expliquer tout un
ensemble de phénomènes. On appelle ce raisonnement une logique hypothétique, ou
encore une « logique des mondes possibles »20, dont le principal ressort est celui de la
logique conditionnelle. En effet, on peut entendre dans son discours, que si il existe des
ondes dans tel phénomène, alors elles engendrent telles conséquences. La logique
conditionnelle n’a rien de délirante, pas plus que la logique hypothétique, que l’on
associe d’ailleurs assez fréquemment à la déduction afin d’élaborer des raisonnements
hypothético-déductifs. Ce qui devient délirant dans le discours de Jacques, c’est le fait
que la condition ou l’hypothèse ne soit pas considérée comme imaginaire, mais bien
comme réelle, et qu’elle le conduit à un comportement et à un discours pleinement
Legrand P. (2010), « La facticité du monde chez le schizophrène : à propos du syndrome de Truman », in
L’Information psychiatrique, n°3, pp. 249-253.
19 Waintraub L. (2007), in Manuel de psychiatrie (sous la dir. De J.-D. Guelfi et F. Rouillon), Masson, p. 223.
20 Hintikka J. (1969) « Semantics for propositional attitudes », in Philosophical Logic, J. W. Davis et al.
D. Reidel, pp. 21-45.
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ancrés dans la réalité, comme ses fenêtres murées ou ses périples sans ondes. C’est donc
ce mélange entre cause imaginaire et conséquences réelles, qui donne l’aspect délirant
au discours de Jacques. On peut également repérer une autre logique imaginaire dans
son discours, celle que l’on appelle la logique non-monotone21. Il s’agit d’une logique qui
consiste à formuler plusieurs hypothèses de départ, et à mesure que la validité de cellesci se réduit, le faisceau de conséquences se réduit également. Par exemple, Jacques fait
l’hypothèse que le plombage au mercure cause des problèmes psychiques, mais cette
hypothèse ne semble pas pertinente pour l’une des patientes présentes avec Jacques,
donc il la supprime pour en conclure que la patiente a des objets imprégnés d’ondes
chez elle. Au départ, Jacques émettait ainsi plusieurs hypothèses pour finalement arriver
à une seule, ce qui correspond précisément à la logique non-monotone. Toutes ces
logiques imaginaires, que l’on qualifie de conditionnelles, d’hypothétiques, de mondes
possibles, ou de non-monotones, restent cohérentes tant que le discours qui les véhicule
n’est pas confondu avec l’expérience réelle. En revanche, il devient contradictoire dès
qu’il se confond avec l’expérience, comme la schizophrénie de Jacques l’illustre.
Le problème est donc de savoir plus précisément pourquoi le patient
schizophrène introduit une ou plusieurs hypothèses dans la réalité qu’il vit, et comment
elles le conduisent à des contradictions ? En fait, à chaque fois qu’un événement ne
trouve pas de sens aux yeux du patient, il formule une hypothèse, parfois plusieurs, afin
de trouver une explication qui va justement pouvoir donner du sens à ce qui n’en avait
pas. Le délire donne donc du sens à des événements qui en étaient dépourvus. Mais
pourquoi certaines réalités vécues par le patient ne trouvent pas de sens ? Dans le cas de
Jacques, on constate que les réalités qui n’en ont pas, sont principalement celles qui le
mettent en cause, comme la perte de son emploi, c’est-à-dire qu’à aucun moment il
n’interroge le comportement qui va le conduire à son licenciement, de sorte qu’une fois
sans emploi, Jacques se trouve face à une réalité qu’il ne comprend pas. Dit encore
autrement, Jacques ne s’interroge pas avant l’événement, il ne l’anticipe pas, il ne prend
pas le temps de l’imaginer ou de le fantasmer avant qu’il ne se produise, si bien qu’il le
construit de manière imaginaire ou fantasmatique après coup. Or, cette anticipation
permettrait à Jacques de se dissocier des événements pour pouvoir s’y adapter, mais
sans cette anticipation, c’est lui qui se retrouve ensuite dissocié22 entre des événements
qui répondent à ses hypothèses, et d’autres qui n’y répondent pas, entre des réalités
pour lesquelles il éprouve la nécessité de trouver des explications et d’autres pour
lesquelles il n’en éprouve pas la nécessité, ce qui le conduit naturellement à des
contradictions. Le propre du délire schizophrénique consiste ainsi à extraire certains
événements de la succession temporelle de l’expérience pour leur attribuer une cause
dont ils sont dépourvus, ce qui crée des sortes de « trous » dans l’enchainement
empiriques des événements, comme Lacan23 le souligne en évoquant le trou dans les
chaines de signifiants. Notons d’ailleurs que c’est ce trou qui conduit le discours du
patient à sortir de son sillon, et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle on parle de délire,
puisque l’étymologie latine delirare signifie justement sortir du sillon.
Reiter R. (1980), « A logic for default reasoning », in Artificial intelligence, n°13, pp. 81-132.
Rappelons qu’étymologiquement schizophrénie signifie « esprit dissocié, coupé, divisé », comme Bleuler
l’explique. Bleuler E. (1911/2001), Dementia praecox ou groupe des schizophrénies, trad. A. Viallard,
Paris, GREC/EPEL, p. 55.
23 Lacan J. (1966/2009), « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », in Ecrits,
Paris, Seuil, p. 577.
21
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L’étiologie de la schizophrénie peut donc se concevoir comme un manque
d’anticipation24 ou de projection, ou encore un moment d’attente qui fait défaut face aux
événements, ce qui entrave leur appréhension. En effet, dès la naissance l’enfant vit des
états d’expectative durant lesquels il imagine l’objet manquant, c’est ce que Bion appelle
une « préconception »25. Puis lorsque l’expérience avec l’objet manquant se réalise,
l’enfant peut alors le concevoir, ce qui provoque « l’illusion »26 d’une correspondance
entre le monde tel qu’on le fantasme et tel qu’il est réellement. Cependant, l’enfant
apprend aussi à se défaire progressivement de ses illusions en raison des insatisfactions
inévitables qu’il rencontre. L’attente est donc tout à fait nécessaire pour développer
notre capacité à concevoir et appréhender la réalité, même si cette attente est
angoissante, comme le dit Mélanie Klein27, elle est fondamentale pour fantasmer et
symboliser. Et c’est justement pour compenser ce manque d’appréhension avant les
événements que le patient schizophrène les interprète après, ou dit encore autrement, il
existe une altération de la dimension temporelle de l’expérience chez le patient
schizophrène qui le conduit à imaginer après coup ce qui a pu produire les événements,
parce qu’il n’a pas pu en imaginer quoi que ce soit avant. Il développe ainsi des
processus psychiques qui suivent des logiques hypothétiques pour certains événements
mais pas pour d’autres, et c’est cette simultanéité entre les événements qui reçoivent
des explications et ceux qui n’en reçoivent pas, qui provoque des contradictions. Par
exemple, lorsque Jacques dit perdre son emploi en raison des ondes qui agissent sur son
psychisme, il donne une explication à son licenciement, mais en revanche il n’applique
pas son hypothèse des ondes au moment où il a été engagé, alors qu’elles étaient les
mêmes à ce moment là. Il s’agit là d’une contradiction tout à fait symptomatique de
celles que l’on peut trouver dans les délires de schizophrénie. Les processus psychiques
de l’hallucination et/ou de l’affabulation qui sont assez caractéristiques de la
schizophrénie suivent donc des logiques hypothétiques ou non-monotones en raison
d’expériences temporelles avec lesquelles le patient n’a guère eu l’occasion d’anticiper
les événements.
III. La logique imaginaire de la paranoïa.
Pour la paranoïa, le délire est très différent en ce sens qu’il ne contient que très
rarement des contradictions, il est d’apparence cohérente et le symptôme le plus
couramment répandu pour cette pathologie est celui de la persécution28. Se sentir
persécuté n’est pas propre au patient paranoïaque dans la mesure où il s’agit d’un
symptôme que l’on peut retrouver dans les autres pathologies de la psychose, mais chez
le paranoïaque, il a la particularité de se trouver à l’origine de ses délires au lieu d’en
être une conséquence. En effet, dans les autres pathologies de la psychose, le patient
peut présenter des symptômes de persécution parce que ses délires le conduisent à des
difficultés relationnelles au sein desquelles il est susceptible de se sentir persécuté,
tandis que pour le patient paranoïaque, c’est la persécution qui est à l’origine de ses
délires et de ses actions. Par exemple, Marie-Odette est une patiente paranoïaque âgée
Franck N. (2006), La schizophrénie : la reconnaître et la soigner, O. Jacob, p. 96.
Bion W. R. (1963/2004), Éléments de psychanalyse, trad. F. Robert, Paris, P. U. F., p. 91.
26 Winnicott D. W. (1951/1992), « Objets transitionnels et phénomènes transitionnels », in De la pédiatrie
à la psychanalyse, trad. J. Kalmanovitch, Paris, Payot, p. 171.
27 Klein, M. (1947/2005), Essais de psychanalyse, trad. M Derrida, Paris, Payot, p. 265.
28 Couchard F. (2010), « Actualité clinique de la projection dans les phobies et la paranoïa », in Traité de
psychopathologie de l’adulte, Les psychoses, Paris, Dunod, pp. 431-435.
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25
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d’une cinquantaine d’année, qui avait un niveau de qualification et de responsabilité très
élevé avant d’être malade, mais elle n’utilisait jamais internet chez elle parce qu’elle était
persuadée que n’importe qui pourrait connaître sa vie privée si elle le faisait. La peur
d’une irruption dans le domicile est fréquente chez le patient paranoïaque, à tel point
qu’à 28 ans, Ray a déjà déménagé 9 fois depuis qu’il a quitté le foyer familial à l’âge de 21
ans. La dernière fois qu’il l’a fait, c’était en raison de ses voisins qui lui voulaient du mal,
bien qu’il ne les ait jamais rencontrés, comme s’il savait ce qui se passe chez les autres
pendant qu’il est chez lui. En fait, partout où il se rend, il pense savoir ce qui se passe
ailleurs, ce qui le place dans une position d’omniscience, dotée de surcroit du don
d’ubiquité. En effet, le fait de tout savoir à chaque instant parce qu’il est capable
d’imaginer les événements qui se produisent dans n’importe quel endroit, implique rien
moins que le don d’ubiquité et d’omniscience, qui sont tous deux les attributs de Dieu.
C’est pourquoi le patient paranoïaque présente souvent des propensions à la
mégalomanie29, car hormis Dieu, qui peut savoir ce qui passe partout dans le monde à
chaque instant ?
En imaginant ainsi ce qui se passe partout ailleurs, le patient paranoïaque est
susceptible de se sentir persécuté quel que soit l’endroit dans lequel il se rend. A chaque
fois que Ray emménage, il imagine en effet que ses voisins le persécutent, si bien qu’à
chaque nouvel endroit, le scénario de persécution se répète à l’identique et celui du
déménagement qui lui est consécutif se répète également de la même manière. Or, le fait
d’imaginer que partout, il se produit le même phénomène, n’est rien d’autre que la
logique répétitive, celle qui se définit par le principe d’idempotence, c’est-à-dire un
principe qui pose le fait que tel phénomène est susceptible de se répéter à l’infini de
manière identique30. Il s’agit d’une logique imaginaire qui fait abstraction du contexte
spatial de l’expérience, en ce sens qu’elle suppose que tel phénomène peut se répéter
exactement de la même manière, quel que soit l’endroit dans lequel il s’effectue, de la
même façon qu’une image fractale se répète. En fait, le patient instaure
systématiquement le même dispositif relationnel quel que soit l’environnement dans
lequel il se trouve, et c’est cette systématisation qui caractérise les processus psychiques
de la paranoïa, comme l’explique F. Sauvagnat31. Une des situations assez caractéristique
pour déclencher des symptômes paranoïaques est celle où le patient assiste à une
conversation sans entendre distinctement les propos. Il ne peut alors pas s’empêcher
d’imaginer qu’il est l’objet de la conversation, quelles que soient les personnes ou les
lieux, même si l’expérience lui a infirmé ce qu’il imaginait les fois précédentes. Une
personne ne souffrant pas de paranoïa se dirait que le même scénario ne peut pas se
répéter exactement de la même manière à chaque fois, et finirait par remettre en cause
ce qu’il imagine. Il saurait que ce n’est pas partout pareil, car l’expérience lui a enseigné
que chaque objet et chaque lieu est différent. Il peut y avoir des similitudes qui nous font
estimer que tel objet est équivalent à tel autre, notamment parce que le langage nous
permet de réunir sous un même concept des réalités différentes, mais chaque objet reste
unique et singulier. Le patient paranoïaque imagine au contraire que tous les objets qu’il
ne connaît pas sont exactement identiques à ceux qu’il connaît, si bien qu’il peut
imaginer précisément ce qui se passe n’importe où. Cette logique répétitive de la
paranoïa est donc tout à fait différente de la répétition du névrosé, non seulement parce
que le patient paranoïaque est entièrement conscient de répéter exactement la même
Mijolla-Mellor (de) S. (2007/2008), La paranoïa, Paris, P. U. F., pp. 55-56.
Salem J. (1987/1998), Introduction à la logique formelle et symbolique, Paris, Nathan, p. 34.
31 Sauvagnat F. (2003), « La systématisation paranoïaque en question », in Pensée psychotique et création
de systèmes, Eres, pp. 141-175.
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expérience, contrairement au névrosé, et aussi parce que le patient paranoïaque répète
exactement la même situation à chaque fois, tandis que le patient névrosé répète une
situation légèrement différente à celles qui ont précédées afin d’amoindrir l’angoisse
qu’elle véhicule et ainsi mieux la maîtriser à mesure qu’elle se répète, comme Freud32
l’explique.
Le processus psychique de la paranoïa est donc celui de la logique répétitive qui
se déclenche à chaque fois que le patient se sent persécuté. La question qui se pose alors,
est celle de savoir pourquoi le patient paranoïaque se sent persécuté partout où il se
rend. Comme l’explique notamment Sipos33 et Freud34 avant lui, cette pathologie est due
à l’échec du refoulement, en ce sens que le patient paranoïaque ne parvient pas à
refouler un désir qu’il aimerait ne pas éprouver, mais dont il reste néanmoins conscient.
Et c’est précisément parce qu’il en est conscient qu’il craint que les personnes
rencontrées ne s’en aperçoivent. Il imagine alors que les personnes vont lui reprocher
d’éprouver ce désir que lui-même aimerait ne pas avoir, si bien que chaque
comportement ou chaque discours est susceptible d’être intrusif. Contre ces intrusions
souvent imaginaires, le patient paranoïaque répète donc inlassablement les mêmes
propos et les mêmes actions pour se protéger, comme la logique répétitive que nous
venons de souligner en témoigne. Par exemple, Nelson a 28 ans et appréhende d’utiliser
les transports en commun depuis plusieurs années, parce qu’il perçoit chaque regard se
posant sur lui comme une moquerie, et à chaque fois, il finit par se battre avec la
personne, ce qui l’a beaucoup handicapé à l’école et aujourd’hui dans sa recherche
d’emploi.
Le désir interdit que le patient répudie sans parvenir à le refouler peut être celui
de l’homosexualité, ou tout autre forme de sexualité condamnée moralement, voire
pénalement. Par exemple, Maurice est un patient paranoïaque d’une cinquantaine
d’années qui a réussi à construire sa vie en donnant l’apparence d’être hétérosexuel,
alors qu’il n’a jamais évoqué de rapports sexuels avec une femme. Il vit dans un
appartement avec l’ancienne aide ménagère de son père. Il lui a proposé de vivre avec
lui parce qu’elle n’avait pas de domicile et qu’elle était sans papier. Après lui avoir
proposé de vivre ensemble, il a convenu avec elle de contracter un PaCS pour qu’elle ne
risque pas d’être renvoyée dans son pays. Depuis, elle a rencontré un homme avec qui
elle a eu un enfant, alors Maurice lui a proposé de reconnaître cet enfant de peur que le
PaCS soit considéré comme blanc s’il y avait un contrôle inopiné de leur situation. De
cette façon, Maurice vit avec une femme et un enfant, envers lesquels il s’est
juridiquement et financièrement engagé, bien qu’il n’ait jamais eu de rapports sexuels
avec sa femme et que son enfant ne soit pas de lui. De plus, comme beaucoup de patients
paranoïaques, Maurice est très procédurier, car en s’interdisant un désir sexuel qui lui
semble condamné ou qui l’est réellement, il fait des efforts importants pour respecter les
mœurs de la société dans laquelle il vit, et il ne supporte donc pas que l’on puisse lui
reprocher le moindre comportement, ni même le moindre propos. Il n’hésite pas dans ce
cas à faire appel à la justice, notamment contre les thérapeutes, puis contre la Direction,
ou encore contre sa sous-locataire. On constate ainsi chez Maurice que l’échec de son
refoulement concernant un désir sexuel potentiellement condamné, le conduit à se
Freud S. (1926/2002), Inhibition, symptôme et angoisse, trad. J. & R. Doron, Paris, P. U. F., « Suppléments
», p. 79.
33 Sipos J. (2005), « une clinique psychanalytique de l’individuation », in Phobie et paranoïa Etude de la
projection, Paris, Dunod, pp. 165-171.
34 Freud S. (1916/2000), « Leçons d’introduction à la psychanlyse », in Œuvres complètes, trad. sous la dir. de J.
Laplanche, tome XIV, Paris, P. U. F., p. 318.
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sentir persécuté dès qu’on l’interroge sur sa vie personnelle, ce qui le conduit à
construire toutes les apparences nécessaires d’une vie hétérosexuelle et à les répéter
inlassablement partout où il se rend et auprès de toutes les personnes qui veulent bien
les entendre.
En définitive, le patient paranoïaque imagine que partout où il se trouve, les
objets pulsionnels sont les mêmes, et applique donc systématiquement un
comportement et un discours identiques, en suivant ainsi une logique répétitive. Le
processus psychique de systématisation du patient paranoïaque se déclenche suite à une
altération de son espace environnant. Il vit l’ubiquité et le débordement sur l’espace des
autres quand le névrosé vit la singularité et les limites de son propre espace.
4. La logique imaginaire de la psychose maniaco-dépressive.
Pour le patient atteint d’une psychose maniaco-dépréssive ou de troubles
bipolaires, il en va tout autrement, puisque lui vit une altération de sa temporalité. Il ne
s’agit pas d’une altération de la succession au profit d’une simultanéité comme dans la
schizophrénie, mais d’une altération de l’irréversibilité temporelle au profit d’une
temporalité insensée, c’est-à-dire dépourvue de direction dans le temps : le passé, le
présent et le futur se confondent indifféremment.
Le point commun de tous les patients bipolaires suivis dans le service de l’hôpital
de jour, tient à la peur d’être à nouveau hospitalisés, comme si ce qu’ils avaient déjà vécu
ne changeait rien à ce qu’ils allaient vivre, comme si leur vie pouvait aller du présent au
passé, comme si le retour dans le passé était constamment présent, c’est-à-dire en
somme comme s’ils vivaient constamment dans une réversibilité temporelle. Carole, une
patiente bipolaire d’une soixantaine d’année nous disait qu’elle vivait avec des
problèmes de mémoire, non pas qu’elle n’en avait pas, mais que sa mémoire n’était pas
« chronologique », en ce sens qu’elle ne savait pas dans quel ordre les événements dont
elle se souvenait s’étaient déroulés, tout en nous précisant que cette altération mnésique
n’était pas due à ses traitements médicamenteux puisqu’elle était déjà comme ça avant
d’en prendre. Voilà un propos qui illustre bien l’altération temporelle dont souffrent les
patients bipolaires. Il y aussi Nicole, une patiente bipolaire de quarante six ans, qui
exprime parfois ses délires après coup, en expliquant qu’elle se sent responsable de tout,
qu’en bénéficiant par exemple de l’allocation pour adulte handicapé, elle se sent
responsable de l’endettement du pays et donc de l’Europe, à tel point qu’elle serait en
partie responsable de la crise financière dans le monde, sans comprendre la chronologie
respective de chacun de ces événements. Elle associe également les informations du
journal télévisé aux événements de sa vie en imaginant des liens qui n’existent pas, elle
va parfois jusqu’à supposer que le présentateur s’adresse directement à elle en ne
sachant plus distinguer la cause et la conséquence d’un événement. Or, ces allers-retours
entre le passé et le présent sans qu’il y ait de distinction entre les deux, ou cette manière
d’inverser les causes avec leurs conséquences, ou encore cette manière de lier des
événements qui n’ont aucun rapport entre eux, n’est rien d’autre que la logique
synthétique35 ou associative36.
Il s’agit d’une logique imaginaire qui consiste à faire abstraction de l’ordre
temporel dans lequel les événements se déroulent, et qui permet ainsi d’associer un
35 Kant, E. (1781/1993), Critique de la raison pure, trad. A. Tremesaygues, B. Pacaud, Paris, P. U. F., pp. 3740.
36 Hume, D. (1758/1983), Enquête sur l’entendement humain, trad. A. Leroy, Paris, Flammarion, pp.87-89.
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objet avec un autre sans que les deux soient nécessairement pris dans la même chaine
causale. Il peut s’agir tout autant de deux événements entièrement différents, que de
deux événements dont on inverse le rapport causal. Et c’est précisément parce que les
liens effectués entre deux événements n’ont pas de rapports empiriques ou qu’ils sont
inversés dans leur enchainement causal, que le délire du patient bipolaire nous apparaît
souvent comme discordant, ou encore, passant du coq à l’âne. En fait, le lien existe mais
il est imaginaire, parfois il ne s’agit que d’un signifiant répondant à un autre signifiant,
alors que dans la réalité les deux n’ont aucun rapport, ce que Kraepelin37 soulignait déjà.
Cette altération de la temporalité38 conduit les patients bipolaires à ancrer leur
quotidien dans des habitudes extrêmement réglées, et dont le moindre changement
imprévu est susceptible de les faire délirer parce qu’ils ne savent pas à quoi le relier, ce
qui provoque un remaniement délirant des chaines de signifiants, comme Lacan39
l’explique. Un rien peut en effet les faire basculer dans la dépression ou dans la manie
parce qu’ils ne parviennent pas à inscrire l’événement dans un enchainement causal. Ils
éprouvent donc une certaine difficulté à le juger en bien ou en mal, et ne sachant pas
dans quoi il s’inscrit, ils l’associent à d’autres événements qui sont susceptibles de les
conduire à l’euphorie ou à la dévalorisation. Pour ne pas souffrir de ces changements
d’humeurs, il n’est pas rare que des patients bipolaires aient recours aux toxiques, soit
pour rester dans un état maniaque, soit pour rester dans un état dépressif. Et lorsque les
produits ne fournissent plus l’effet escompté, le patient décompense, de sorte que le
sevrage de sa toxicomanie laisse apparaître des troubles bipolaires. Ainsi, la psychose
maniaco-dépressive, ou les troubles bipolaires, constituent une des pathologies
psychiques dont le taux de comorbidités est des plus élevés, puisqu’il atteint 65%40, et
parmi ces comorbidités, les addictions prennent une place tout à fait significative.
On peut également remarquer que l’état maniaque apparaît souvent comme une
défense à la dépression, et réciproquement, d’où la nécessité de comprendre ces deux
états antagonistes l’un par rapport à l’autre, comme en témoignait la démarche de
Kraepelin41. Dans une perspective similaire, nous avons constaté que la phase maniaque
est souvent relative à des événements futurs, tandis que la phase dépressive est relative
à des événements passés, ce que soulignait De Leval42 il y a une dizaine d’années, et que
nous pouvons expliquer de la façon suivante : dans la mesure où pour les patients
bipolaires le passé est toujours présent, ils éprouvent de grandes difficultés à
désinvestir un objet pulsionnel, si bien que tout ce qui les ramène au passé les conduit à
un deuil43 qu’ils n’ont pas effectué, d’où leur état mélancolique. En revanche, lorsqu’un
événement présent est associé au futur, ils se mettent à imaginer tout ce qu’ils
pourraient faire, non pas en s’inscrivant dans un enchainement de cause à effet, mais de
manière associative, si bien qu’ils « brûlent toutes les étapes », comme le dit Nicole elleKraepelin E. (1913/1993), La folie maniaque-dépressive, trad. G. Poyer, Paris, Ed. Jerome Million, « la
tendance du malade aux associations purement verbales joue là un certain un rôle », p. 34.
38 Carminatti G. G. (2006), « Temps maudit, temps tolérable », in Psychothérapies, 3, 127-133.
39 Lacan J. (1966/2009), « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », in
Ecrits, Paris, Seuil, p. 577.
40 McElroy S., Altshuler L., Suppes T. et al. (2001), « Psychiatric comorbidity and its relationship to
historical illness variables in 288 patients with bipolar disorder » in American Journal of
Psychiatry, n°158, pp. 420-426.
41 Kraepelin E. (1913/1993), Id., pp. 23-27.
42 De Leval N. (2001), « A la recherche du temps passé ou la qualité de vie du dépressif », in Cahiers de
psychologie clinique, n°2, pp. 170-172.
43 Freud S. (1915/2005), « Deuil et mélancolie », in Œuvres complètes, trad. sous la dir. J. Laplanche, Paris,
P. U. F., pp. 263-280.
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même, d’où leur état maniaque et leurs idées de grandeurs44. Nous pouvons ainsi
comprendre pourquoi l’état mélancolique des bipolaires renvoie à des événements
passés qu’ils ne cessent de ressasser et pourquoi l’état maniaque renvoie à des
événements futurs qu’ils ne cessent d’amplifier, comme si dans les deux cas, ils étaient
paniqués de ne pas pouvoir ancrer dans leur quotidien les événements qui se présentent
à eux. Sans entrer dans le détail des anamnèses de chaque patient bipolaire, nous avons
souvent constaté que ce manque d’ancrage des événements dans le temps était dû à un
ou plusieurs traumatismes d’enfance pour lesquels le patient a par exemple souhaité la
mort d’un parent ou d’un proche, laquelle s’est finalement réalisée bien qu’il n’en soit
pas la cause, d’où la culpabilité récurrente des patients bipolaires, un peu comme si leur
pensée avait le pouvoir de modifier l’enchainement des événements. C’est pourquoi ils
ont souvent peur de leur propre pensée et qu’ils ne parviennent pas toujours à inscrire
les événements dans une temporalité.
C’est donc l’altération de l’irréversibilité temporelle qui déclenche un processus
psychique d’associations souvent logorrhéiques et insensées parce que les signifiants se
condensent entre eux sans rapports apparents et se contentent de suivre une logique
synthétique si caractéristique des symptômes bipolaires.
Conclusion.
En somme, on constate que pour chaque pathologie de la psychose, il y a une
altération de la perception spatiale ou temporelle de l’expérience. Lorsque la
discontinuité spatiale est perçue comme continue, le processus psychique
d’indifférenciation suit une logique d’indétermination vécue comme réelle, ce qui
conduit le patient à des symptômes autistiques ; lorsque la succession temporelle est
perçue comme simultanée, le processus psychique d’hallucination suit une logique
hypothétique vécue comme réelle, ce qui conduit le patient à des symptômes schizoïdes ;
lorsque l’espace propre est perçu comme une ubiquité, le processus psychique de
systématisation suit une logique répétitive vécue comme réelle, ce qui conduit le patient
à des symptômes paranoïaques ; et lorsque l’irréversibilité temporelle est perçue
comme réversible, le processus psychique d’association suit une logique synthétique
vécue comme réelle, ce qui conduit le patient à des symptômes bipolaires. Un patient
peut donc délirer, être incohérent et bizarre, tout en suivant certaines logiques. Sachant
de surcroît que toutes ces logiques sont aussi susceptibles de se combiner entre elles et
avec celles de l’expérience, un patient peut donc présenter des symptômes qui ne sont
pas toujours spécifiques de la maladie pour laquelle il est diagnostiqué, d’autant plus
que les logiques imaginaires peuvent se décliner infiniment, précisément parce qu’elles
sont imaginaires. Néanmoins, les quatre processus psychiques d’indifférenciation,
d’hallucination, de systématisation et d’association permettent de décrire
respectivement les principaux symptômes autistiques, schizoïdes, paranoïaques et
bipolaires et constituent ainsi l’esquisse d’une métapsychologie de la psychose, comme
Freud l’avait fait pour la névrose avec les quatre destins pulsionnels.
44
Godfryd M. (1994/2008), Les maladies mentales de l’adulte, Paris, P. U. F., Ch. 7 : « la maladie maniacodépressive », p. 52.
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