Camille Laville
Edition de l'Association Paroles | « Sens-Dessous »
2017/2 N° 20 | pages 29 à 36
ISSN 1951-0519
Article disponible en ligne à l'adresse :
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LE JOURNALISTE, UN PROFESSIONNEL DE LA TRANSPARENCE ?
La déontologie journalistique et les valeurs éthiques
qui y sont associées placent la transparence au cœur
de la pratique journalistique. Face à une objectivité
du journaliste fantasmée et inaccessible, le concept
de transparence lui est progressivement substitué
par les médias et les journalistes eux-mêmes. « La
transparence libère le journaliste du stress lié à l’idéal
impossible à atteindre qu’est l’objectivité » 1.
Au-delà de la transparence des processus journalistiques à des fins déontologiques, les médias ont
embrassé une nouvelle stratégie de communication à l’égard de leur public que l’on peut qualifier de la stratégie de la transparence.
En invitant le public à pénétrer dans les coulisses
des rédactions, les journalistes sont tiraillés : ils ont
la volonté de rendre publiques leurs pratiques et
veulent aussi affirmer le caractère exceptionnel et
fondamental de leur profession.
La transparence journalistique : une réponse à
la crise de confiance du public envers les médias
Chaque année, la publication du baromètre des
médias témoigne de la défiance du public à leur
égard. Ainsi, le baromètre enregistre son plus
mauvais score depuis trente ans – seulement 64 %
des Français affirment porter un intérêt à l’information ; quant à la confiance qu’ils accordent aux
médias, elle n’a jamais été aussi faible 2. L’histoire
du journalisme et de sa relation au public est
1. Francoeur, Chantal, « Les journalistes,
des super citoyens qui s’abstiennent ? »,
Éthique publique [En ligne], vol. 15,
n° 1 | 2013, mis en ligne le 2 septembre
2013, consulté le 20 décembre 2017.
URL : http://ethiquepublique.revues.
org/1083 ; DOI : 10.4000/ethiquepublique.1083.
2. 52 % des Français ont confiance en
l’information diffusée par la radio, 44 %
pour la presse écrite, 41 % pour la télévision et 26 % pour Internet. http://fr.
kantar.com/m%C3%A9dias/digital/2017
/barometre-2017-de-la-confiance-desfrancais-dans-les-media/.
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Le journaliste, un
professionnel de la
transparence ?
Camille Laville
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ponctuée par de nombreux épisodes qui ont creusé un fossé entre les journalistes et leur public. Ces épisodes peuvent être de nature très variée : une
couverture journalistique mensongère d’un événement (comme ce fut le
cas pour le faux charnier de Timisoara lors de la révolution roumaine en
décembre 1989), la fabrication d’événements (comme lorsque la firme de
communication Hill and Knowlton diffusa en 1990 une campagne médiatique dénonçant des faits totalement factices : des soldats irakiens auraient
mis à terre des bébés placés dans des incubateurs dans un hôpital koweitien). La multiplication de fausses informations tient également à la nature
des médias eux-mêmes, que ce soit la diffusion d’images manipulées ou la
diffusion d’un flux continu d’informations (comme c’est le cas pour Internet) favorisant le développement des « fake news ».
La transparence est l’une des valeurs érigées comme fer de lance de la profession de journaliste au même titre que l’objectivité, le respect de vérité,
la liberté ou l’indépendance. Pour pallier la crise de confiance que vivent
les médias, les journalistes invoquent la transparence absolue comme le
pivot du contrat de confiance entre les médias et le public.
Cette exigence de transparence s’inscrit dans les textes qui encadrent la pratique journalistique que ce soit les chartes professionnelles, les textes internes aux entreprises, les guides de bonnes pratiques journalistiques. Cette
exigence de transparence s’exerce à différents niveaux :
Ce devoir de transparence doit s’exercer vis-à-vis des sources journalistiques : « Les méthodes de recherche d’information ne peuvent être déloyales.
Transparence et loyauté sont de mise vis-à-vis de la source. Le journaliste annonce l’objet de sa démarche (propos à diffuser ou pour sa propre information)
et précise, si nécessaire, quel type de traitement il envisage » (Association des
journalistes belges, Guide des bonnes pratiques) 3 ou encore « Les journalistes exercent leur métier à visage découvert, en s’identifiant comme journaliste » (FPJQ, 1996 : article 4).
Les journalistes doivent également être transparents sur les erreurs qu’ils
peuvent commettre : « Les journalistes ont l’obligation de s’assurer de la véracité des faits qu’ils rapportent au terme d’un rigoureux travail de collecte
et de vérification des informations. Ils doivent corriger leurs erreurs avec diligence et de façon appropriée au tort causé. » (Fédération professionnelle
des journalistes du Québec, 1996 : article 3).
Certaines institutions professionnelles peuvent également exiger que les
journalistes soient transparents quant aux cadeaux qu’ils reçoivent dans le
cadre de leur pratique professionnelle. C’est le cas du Conseil de la presse
en Suisse : « Le Conseil suisse de la Presse a admis que les cadeaux dits “d’hospitalité” ne pouvaient pas toujours être refusés et proposait comme critère la
transparence vis-à-vis du public » 4.
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Sens-Dessous : Transparence – septembre 2017
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Si la transparence s’inscrit dans les fondements de
la pratique journalistique, l’avènement d’Internet
– terrain fertile au développement des rumeurs et
des fausses informations – a replacé la transparence comme un critère incontournable de la certification des médias. En affichant sa transparence
(qu’elle soit totale ou partielle, réelle ou « argument de marketing »), le média entend se distinguer du flux continu d’informations et s’attacher
un public.
Le web ou le règne de l’hyper transparence
L’avènement d’Internet et le développement des
réseaux sociaux ont contribué à renforcer l’exigence du public en matière de transparence mais
ont également fourni de nouveaux outils d’investigation aux producteurs de l’information. Le web
a donné une nouvelle dimension à cette recherche : on peut parler d’hypertransparence ou
de « radical transparence » comme le définit le
chercheur australien Luke Justin Heemsbergen :
« Radical transparency in the digital age is defined as an act or approach that uses rapid and
abundant networked information flows to access
data that was previously confidential » 5. En effet,
en contribuant au développement des rumeurs et
d’informations erronées, le web renforce le journaliste dans son rôle de gardien de la véracité des
faits (watchdog de la démocratie) tout en lui donnant de nouveaux outils d’investigation. De nouvelles pratiques journalistiques voient le jour telles
que le fact checking et le data journalism (journalisme de données).
Le fact checking consiste en une vérification systématique des faits associés à une interaction toujours plus forte avec le public. Apparue aux
États-Unis au début des années 2000, la pratique
du fact checking s’incarne en France à travers la
création de deux blogs initiés par les quotidiens
Libération et Le Monde. Créés respectivement
en 2008 et 2009, Désintox 6 (Libération) et Les
Décodeurs 7 (Le Monde) ouvrent la voie. Les journalistes chargés du fact checking ont pour fonction
d’évaluer le degré de véracité d’une information
SOCIAL ET POLITIQUE
Cette exigence de
transparence
s’inscrit dans les
textes qui encadrent
la pratique
journalistique que
ce soit les chartes
professionnelles, les
textes internes aux
entreprises, les
guides de bonnes
pratiques
journalistiques.
3. AJP, Les carnets du CDJ, Guide des
bonnes pratiques, page 17, mars 2012.
4. Grévisse, Benoît, Déontologie du
journalisme, Enjeux éthiques et identités professionnelles, De Boeck supérieur, 2e édition, 2016, page 249.
5. Heemsbergen, Luke Justin. (2013).
Radical transparency in journalism : Digital evolutions from historical precedents. Global Media Journal – Cana
dian Edition, 6(1), p. 48.
6. http://www.liberation.fr/desintox,
99721.
7. http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/.
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Le journaliste, un professionnel de la transparence ?
Camille Laville
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et donc de la fiabilité des diffuseurs d’informations, qu’ils soient une institution, un représentant politique voire un média. Le Monde vient de lancer
un nouveau dispositif de vérification collaboratif, Decodex 8 dont la fonction
est de labelliser les sites d’informations en ligne, générant de vives réactions
de la part des autres médias. En invoquant la transparence, Le Monde entend se placer en juge des autres médias.
Quant au journalisme de données, conjugué au journalisme collaboratif, il
vise à traiter à grande échelle des données permettant une lecture plus juste
et précise de faits, mais également la mise en place de réseaux de collaboration de journalistes et de lanceurs d’alerte 9 à travers le monde pour analyser des corpus géants d’informations. Cette pratique s’est illustrée
notamment à travers la succession de ce que l’on nomme aujourd’hui les
« leaks » (fuites d’informations). Durant les cinq dernières années, les médias de différents pays et leurs journalistes d’investigation se sont associés
pour mettre à jour des faits d’évasion fiscale à l’échelle planétaire parmi lesquelles Offshore Leaks en 2013, Chinaleaks et Luxleaks en 2014, Swissleaks
en 2015 ou encore plus récemment les Panama Papers en 2016. Ces journalistes réunis au sein d’organisations telles que l’ICIJ 10 (International
Consortium of Investigative Journalism) voient leur fonction de défenseur
de l’intérêt public en levant le secret sur des opérations financières illicites
et d’envergure internationale.
Protection des sources d’information et mise en péril des lanceurs
d’alerte : le journaliste aux prises avec la dialectique du secret et de la
transparence.
Le journaliste peut être défini comme un professionnel de la transparence.
La démarche d’investigation journalistique consiste notamment à révéler
des informations qui, par nature, devraient rester cachées. Pour ce faire, le
journaliste bénéficie de lois qui le protègent et il se doit de protéger ses
sources d’information. Pour faire la transparence sur certains faits, le journaliste doit faire respecter le droit au secret, à l’anonymat, de ses sources
d’information. Initiée en 1971, la Charte de Munich ou « Déclaration des
droits et devoirs des journalistes » inscrit la protection des sources parmi
les dix devoirs de sa charte : « Garder le secret professionnel et ne pas divulguer la source des informations obtenues confidentiellement » 11. Dans son article 10, la convention des Droits de l’homme protège le contenu des
informations diffusées mais également ses diffuseurs. Une position réaffirmée par la Cour européenne des droits de l’homme en 1996 lors du conflit
opposant l’entreprise Goodwin au Royaume-Uni. Un journaliste travaillant
pour The Engineer avait été prié de révéler l’identité de la personne qui lui
avait fourni des informations sur les projets internes confidentiels d’une société. La Cour européenne en conclut que :
« La protection des sources journalistiques est l’une des pierres angulaires de la liberté de
la presse […]. L’absence d’une telle protection pourrait dissuader les sources journalistiques
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Sens-Dessous : Transparence – septembre 2017
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d’aider la presse à informer le public sur des questions
d’intérêt général. En conséquence, la presse pourrait être
moins à même de jouer son rôle indispensable de « chien
de garde » et son aptitude à fournir des informations précises et fiables pourrait s’en trouver amoindrie […] [U]ne
ordonnance de divulgation […] ne saurait se concilier
avec l’article 10 de la Convention que si elle se justifie par
un impératif prépondérant d’intérêt public. » 12
Toutefois Daniel Cornu précise que les journalistes
ne bénéficient pas réellement du « secret professionnel » au même titre que d’autres professions.
« La reconnaissance du secret dit « professionnel » constitue encore une pierre d’achoppement entre la déontologie
des journalistes et le droit positif, dans plusieurs pays. La
loi protège un certain nombre de secrets contre la curiosité
de tiers […] Elle ne protège que dans certains pays le secret
des sources journalistiques, sous la forme d’un droit au
refus à témoigner. Il s’agit alors d’un secret « rédactionnel » et non pas du secret professionnel […] » 13
Aussi la loi concernant la protection des sources
journalistiques connaît des variations d’un pays à
l’autre. Avec la révélation de scandales à grande
échelle, une nouvelle figure, celle du « lanceur
d’alerte », est venue s’ajouter aux sources d’information journalistiques traditionnelles. Contrairement aux journalistes, dont la fonction tient en la
définition même de la transparence (ils sont en
quelque sorte des professionnels de la transparence), les « lanceurs d’alerte » sont amenés à être
des acteurs de la transparence par accident « en raison de l’intervention d’un conflit de loyautés, et pour
lesquels la rupture du secret n’est qu’un moyen de
mettre en lumière des atteintes à l’intérêt public » 14.
Toutefois, ils ne bénéficient pas de la même protection que les professionnels de l’information.
Ainsi, la Cour Européenne des Droits de l’Homme
a été saisie à plusieurs reprises pour tenter de prémunir les lanceurs d’alerte contre les poursuites et
les licenciements dont ils pourraient faire l’objet.
Un succès relatif si on en juge la condamnation en
juin 2016 des lanceurs d’alerte de l’affaire Luxleaks à des peines de prison avec sursis.
Une stratégie d’auto légitimation des médias
fondée sur la transparence
La crise de confiance à l’égard des médias et des
journalistes s’est doublée d’une crise économique
SOCIAL ET POLITIQUE
Ces journalistes
réunis au sein
d’organisations
telles que l’ICIJ
(International
Consortium of
Investigative
Journalism) voient
leur fonction de
défenseur de
l’intérêt public en
levant le secret sur
des opérations
financières illicites
et d’envergure
internationale.
8. Decodex, http://www.lemonde.fr/
verification/.
9. Foegle Jean-Philippe, « Lanceur
d’alerte ou « leaker » ? Réflexions critiques sur les enjeux d’une distinction »,
La Revue des droits de l’homme [En
ligne], 10 | 2016, mis en ligne le 6 juillet 2016.
10. https://www.icij.org/.
11. Charte de Munich, Déclaration des
devoirs et des droits des journalistes,
1971.
12. Cour européenne des Droits de
l’Homme, Goodwin c. Royaume-Uni,
arrêt du 27 mars 1996, § 39.
13. Cornu, Daniel, Journalisme et vérité, Fides et Labor, 2009, p. 71.
14. Foegle Jean-Philippe, « Lanceur
d’alerte ou « leaker » ? Réflexions critiques sur les enjeux d’une distinction »,
La Revue des droits de l’homme [En
ligne], 10 | 2016, mis en ligne le 6 juillet 2016, consulté le 3 décembre 2016.
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Le journaliste, un professionnel de la transparence ?
Camille Laville
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du secteur de l’information. Les producteurs d’informations sont à la recherche d’un nouveau modèle économique et expérimentent de nouveaux
dispositifs pour consolider leur communauté de fidèles alors que le public
prêt à payer pour l’information est de plus en plus réduit et volatile. Pour
ce faire, les rédactions mènent de véritables opérations de communication
voire de séduction à l’égard de leur public en les invitant dans les coulisses
du journalisme. Les journalistes ne se contentent plus de produire l’information mais invitent le public au cœur de la production, en donnant l’illusion d’une totale transparence du processus de production de l’information.
La transparence comme marketing de soi
En incluant le public dans la compréhension du fonctionnement de la pratique journalistique, notamment par une interaction toujours plus grande
avec le public, les rédactions renforcent le sentiment d’appartenance du public au média.
En 2007, le quotidien français Libération lance une nouvelle formule et,
parmi les innovations éditoriales, la rédaction lance une nouvelle rubrique :
« le contre-journal » 15. Rebaptisés « Libénautes » sur la version web, les
lecteurs sont amenés à réagir à l’actualité ; quant aux journalistes, ils entrouvrent la porte de leur rédaction avec la rubrique « Making Off ». Cette
rubrique vise à faire découvrir aux lecteurs le processus de fabrication de
l’information et relate les discussions en conférence de rédaction. À l’image
du « Courrier des lecteurs » ou de la page du médiateur dans Le Monde,
cette rubrique constitue moins une valeur ajoutée informationnelle qu’elle
n’est prétexte à entretenir le lien entre le journal et ses lecteurs. La rédaction
invite également les lecteurs dans les coulisses du journal, notamment lors
d’opérations spéciales lorsque les journalistes de la rédaction cèdent la place
à des populations particulières comme les écrivains invités de manière récurrente à s’improviser journalistes (édition du 23 mars 2017) ou les réfugiés (édition du 6 mars 2017) par exemple.
« Lundi matin, autour de la table du comité de rédaction de Libération, il y a deux
camps aux avis tranchés. Le ton monte. Comme souvent. Cette fois, il ne s’agit pas de débattre de la politique économique de François Hollande ou de la conception de la laïcité
selon Manuel Valls. Cette fois, il faut décider si l’on reporte ou pas notre numéro spécial.
Les uns assurent que la folle actualité de la droite va tout écraser. Les autres que c’est l’occasion justement d’apporter un autre regard. Tout le monde a évidemment raison. On
suspend la conversation en s’en remettant à la déclaration d’Alain Juppé. Il est 10 h 45.
Il renonce. On est parti. » 16
Le quotidien français Libération n’est pas le seul à mener cette stratégie de
communication vis-à-vis du public. Bien que l’Agence France Presse soit
avant tout un producteur d’informations à destination des autres médias,
elle invite également le public à découvrir les coulisses du métier d’agencier.
Avec l’avènement d’internet, le journalisme évolue davantage vers un journalisme que l’on pourrait qualifier de conversationnel. Les réseaux sociaux
constituent une réelle vitrine pour l’agence de presse et ses journalistes. En
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Sens-Dessous : Transparence – septembre 2017
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avril 2012, l’Agence France Presse lance un blog
intitulé Making of 17 qui publie les témoignages
des journalistes de l’agence. Le blog Making-of
de l’AFP dispose son propre compte twitter et
renvoie régulièrement aux publications des journalistes sur le blog. Le grand public relaie ces articles, mais également les journalistes eux-mêmes,
qu’ils appartiennent ou non à l’agence. Ainsi,
l’image de l’AFP auprès des journalistes et des entreprises de presse et du grand public s’en voit
renforcée.
Le paradoxe de la stratégie de la transparence
journalistique.
En communiquant régulièrement avec le public
sur les conditions de la pratique journalistique et
en leur donnant le sentiment d’être invité régulièrement dans les coulisses des rédactions, les médias donnent l’impression au public que le
journaliste est un professionnel comme les autres
tout en valorisant son rôle au sein de la société.
Comme nous l’avons vu précédemment, les
modes conversationnels des rédactions à destination de leurs lecteurs varient mais, le plus souvent,
les rédactions communiquent avec leur public au
sein même de leur propre espace journalistique.
Internet contribue à abolir les frontières d’expression des journalistes, et certains journalistes mènent leur campagne d’auto légitimation de leurs
médias au-delà de leurs propres espaces journalistiques. Ainsi, Damien Allemand, journaliste et
responsable digital à Nice Matin, a publié à plusieurs reprises des textes relatant la couverture
journalistique de son journal lors d’événements
exceptionnels : l’attentat survenu sur la Promenade des Anglais à Nice le 14 juillet 2016 18 ou,
plus récemment, la fusillade dans un lycée de
Grasse le 16 mars 2017. 19 Dès le titre, le caractère
exceptionnel de l’événement et la valorisation des
journalistes apparaissent : « Comment Nice-Matin
a appris la fusillade dans le lycée de Grasse (et ça
prouve l’importance des médias) ». Ce qui n’empêche pas le journaliste de prendre le contrepoint
dès les premières lignes de son texte, en présentant
SOCIAL ET POLITIQUE
Les journalistes ne
se contentent plus
de produire
l’information mais
invitent le public au
cœur de la
production, en
donnant l’illusion
d’une totale
transparence du
processus de
production de
l’information.
15. William Spano propose une analyse
approfondie de la rubrique « Le contre
journal » sur la version papier et la version web. In Spano, William, « Le
« tout Contre » Journal de Libération.
Une étude du recours à la participation
des lecteurs de Libération dans les versions web et imprimée du Contre Journal (2007-2009) », Les Enjeux de
l’information et de la communication,
2011, 14 pages. Mis en ligne le 27 janvier
2012. http://w3.u-grenoble3.fr/les_enjeux/2011-supplement/Spano/Spano.
pdf.
16. Libération, La France vue par les réfugiés. Making off d’un numéro spécial.
6 mars 2017, http://www.liberation.fr/
france/2017/03/06/la-france-vuepar-les-refugies_1553728.
17. Agence France Presse, Making of, les
coulisses de l’info. https://making-of.
afp.com/.
18. https://lab.davan.ac/commentnice-matin-a-couvert-lattentat-de-nicesur-le-web-7334fe1b48be.
19. https://lab.davan.ac/commentnice-matin-a-appris-la-fusillade-dans-lelyc%C3%A9e-de-grasse-et-%C3%A7a-pro
uve-limportance-des-m-de7d5b4e3106.
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Le journaliste, un professionnel de la transparence ?
Sens-Dessous : Transparence – septembre 2017
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Et c’est là que réside le paradoxe de la transparence journalistique. Lorsque
les journalistes y ont recours pour alimenter leur stratégie de communication vis-à-vis de leur public, ils sont plongés dans un paradoxe permanent :
quitter la position de magistère qu’ils ont longtemps occupé au sein de la
société en abolissant la distance avec le public tout en réaffirmant le rôle
fondamental et unique qu’ils occupent au sein de la société en tant que garants d’une information fiable.
Camille Laville
BIBLIOGRAPHIE
AJP, Les carnets du CDJ, Guide des bonnes pratiques, mars 2012.
CORNU, Daniel, Journalisme et vérité, Fides et Labor, 2009.
FOEGLE, Jean-Philippe, « Lanceur d’alerte ou « leaker » ? Réflexions critiques sur les enjeux d’une distinction », La Revue des droits de l’homme
[En ligne], 10 | 2016, mis en ligne le 6 juillet 2016, consulté le 3 décembre 2016.
HEEMSEBERGEN, Luke Justin. (2013). « Radical transparency in journalism : Digital evolutions from historical precedents ». Global Media
Journal – Canadian Edition, 6(1).
SPANO, William, « Le « tout Contre » Journal de Libération. Une étude
du recours à la participation des lecteurs de Libération dans les versions
web et imprimée du Contre Journal (2007-2009) », Les Enjeux de l’information et de la communication, 2011, 14 pages. Mis en ligne le
27 janvier 2012. http://w3.u-grenoble3.fr/les_enjeux/2011-supplement/Spano/Spano.pdf.
GREVISSE, Benoît, Déontologie du journalisme, Enjeux éthiques et identités
professionnelles, De Boeck supérieur, 2e édition, 2016.
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le journalisme comme une activité routinière et commune à toute vie d’entreprise : « C’était une journée plutôt tranquille. Non, carrément tranquille
même. La demi-pause déjeuner se déroulait comme toutes les autres, entre
mauvaises blagues sur la qualité du repas de la cantine et sur la campagne
électorale ».