Academia.eduAcademia.edu

"Le genre des capitaux" por/by Marc Joly

2020, Journals Open Edition

Reseña crítica escrita por Marc Joly a propósito del libro de Céline Bessière & Sibylle Gollac, "Le genre du capital. Comment la famille reproduit les inégalités", Paris, La Découverte, coll. « L’envers des faits », 2020.

12/6/2020 Le genre des capitaux Lectures Les notes critiques / 2020 Le genre des capitaux À propos de : Céline Bessière, Sibylle Gollac, Le genre du capital. Comment la famille reproduit les inégalités, Paris, La Découverte, coll. « L’envers des faits », 2020. MARC JOLY Céline Bessière, Sibylle Gollac, Le genre du capital. Comment la famille reproduit les inégalités, Paris, La Découverte, coll. « L'envers des faits », 2020, 326 p., ISBN : 9782348044380. Vous pouvez commander cet ouvrage sur le site de notre partenaire Decitre À lire aussi Texte intégral 1 Les travaux de Thomas Piketty ont permis de prendre conscience de l’accroissement des inégalités de richesse dû, depuis le début des années 1980, au démantèlement de l’État social, à des réformes fiscales et financières favorables aux grandes entreprises, et au dépassement subséquent du taux de croissance de la production et du revenu (g) par le taux de rendement du capital (r). Sauf circonstances extraordinaires (guerre, crise économique, crise sanitaire) et politiques publiques de soutien de la demande et de correction massive des inégalités de richesse sous la pression, le plus souvent, de https://journals.openedition.org/lectures/42127 1/17 12/6/2020 2 3 4 Le genre des capitaux mobilisations collectives, l’inégalité r > g paraît s’imposer avec toute la force d’une loi d’airain1. Encore faut-il, pour justifier la domination des classes tirant profit directement ou indirectement du déploiement « naturel » de cette loi, réussir à établir un lien consensuel entre la question du régime politique et la question du régime de propriété, puis convaincre du bien-fondé des rapports de pouvoir institués : telle est, à proprement parler, la fonction d’une idéologie dominante2. On peut critiquer beaucoup de choses dans cette approche. Toutefois, ne pas vouloir considérer qu’elle participe d’une démarche de recherche cumulative et ne pas voir qu’elle se prête à de nombreuses extensions et révisions, c’est nier l’esprit même de la recherche en sciences sociales3. Ainsi, il est important de rappeler qu’il y a, sous une tendance comme celle de l’inégalité r > g, des pratiques sociales génératrices d’autres tendances et même de lois, nécessairement situées et datées, présentant des régularités, constitutives de principes de classement et de conceptions du monde et des relations sociales que certains groupes parviennent mieux que d’autres à universaliser. Comment identifier, étudier et théoriser de telles pratiques ? L’une des tâches de la sociologie est de répondre à cette question, non pas abstraitement, mais sur la base d’enquêtes intégrant une large palette de méthodes et de modes de problématisation. C’est ce dont témoignent Céline Bessière (professeure à l’université Paris-Dauphine) et Sibylle Gollac (chargée de recherche au CNRS) dans Le genre du capital, un livre exceptionnellement dense, précis et maîtrisé. Les deux sociologues – prolongeant et synthétisant tout à la fois leurs recherches personnelles et celles d’un collectif4 – ont centré leur enquête et leur analyse sur les stratégies familiales de reproduction du capital économique. Pour mettre en lumière la dimension structurellement genrée de ces stratégies, et des délibérations parfois douloureuses qui les sous-tendent, elles nous plongent non seulement dans la vie quotidienne de groupes familiaux variés, mais, de surcroît, au cœur des activités des membres de certaines professions juridiques qui les favorisent et leur donnent forme. J’aimerais, dans la présente note critique, rendre justice à cet apport fondamental en termes de connaissance factuelle et de posture théorico-empirique. Je présenterai en premier lieu l’argumentation des autrices en explicitant une distinction conceptuelle qu’elles incitent à opérer. Je risquerai, ensuite, une hypothèse explicative d’ordre sociopsychopathologique. Je reviendrai, enfin, sur le couple capital économique / capital culturel en discutant la conception de la famille comme « institution économique à part entière » (p. 46). Deux formes d’appropriation masculine du capital ? 5 6 À la suite, notamment, de la libéralisation des échanges, de la dérégulation financière, de la réduction de la progressivité fiscale et d’un affaiblissement (ou plutôt d’une normalisation) de la croissance, les patrimoines privés n’ont cessé de prendre mécaniquement de la valeur et les rémunérations des cadres dirigeants des grandes entreprises ont connu une hausse spectaculaire ces quatre dernières décennies, partout dans le monde. Sauf exception, les inégalités socio-économiques – en particulier les inégalités patrimoniales – se sont accrues dans l’ensemble des pays et régions de la planète. Les classes moyennes et populaires des pays riches apparaissent comme celles qui ont le moins bénéficié de la croissance mondiale durant cette période, en sorte que « les inégalités ont diminué entre le bas et le milieu de la répartition mondiale des revenus, et [...] ont augmenté entre le milieu et le haut de la distribution »5, ce qui nuance un peu le tableau. Quoi qu’il en soit, toutes ces données, aussi utiles soient-elles pour saisir la remontée des inégalités de richesse à l’intérieur des pays, entre ménages et entre classes, laissent https://journals.openedition.org/lectures/42127 2/17 12/6/2020 7 8 9 Le genre des capitaux dans l’ombre une tendance qui pourrait bien offrir la clef de la fatalité que semble traduire cette augmentation : la perpétuation de la domination des hommes sur les femmes, en dépit d’un droit formellement égalitaire. Plus encore que le travail domestique non rémunéré dont la charge – physique autant que mentale – pèse davantage sur les épaules des femmes que sur celles de leurs conjoints, plus encore que les inégalités salariales homme-femme dont la réalité et les causes sont relativement bien identifiées, les inégalités de sexe qui ne cessent de se creuser au sein des couples et des familles relativement à la possession et à l’accumulation d’actifs économiques attestent une telle domination. Tout le problème est de documenter et de mesurer cette inégalité patrimoniale croissante. Comment, se demandent Bessière et Gollac, « estimer des patrimoines individuels d’hommes et de femmes quand les biens sont la propriété de plusieurs personnes à la fois (typiquement un couple) et que les enquêtes sont réalisées à l’échelle du ménage, qui rassemble les personnes qui vivent sous le même toit ? » (p. 15). Il est important de ne pas perdre de vue la masse et la complexité des opérations de recherche requises par la résolution du problème ainsi posé. Pour simplement pouvoir compter, en définitive, les chercheuses ont dû arrêter un bon usage des données statistiques et produire des résultats originaux6. Il leur a aussi fallu faire preuve de beaucoup d’ingéniosité et de patience pour mettre en place des protocoles d’enquête ethnographique corrélés aux moments cruciaux de la transmission intergénérationnelle des richesses et de leur division entre femmes et hommes apparentés (le moment de l’héritage et celui de la séparation conjugale ont été retenus). Enquêter dans les familles est une chose : on ne pénètre pas facilement cette « forteresse d’égoïsme primitif »7 dont parlait Moravia, surtout quand il est question de richesse et de partage, de transmission ou de liquidation. La tâche est d’autant plus délicate que se produisent, en ces occasions, des « arrangements économiques familiaux » (p. 16) encouragés et encadrés par des spécialistes du droit : d’où la nécessité d’aller au-delà des « monographies de famille » (p. 16) et de déplacer le regard vers les études notariales, les cabinets d’avocats, les tribunaux, où les conflits sont étouffés ou dénoués. Au total, Le genre du capital repose sur des années de réflexion méthodologique et de travaux de divers ordres. L’utilité d’une monographie – telle celle d’une famille de boulangers – est de montrer comment la variété des points de vue en jeu, par exemple dans une donation-partage, peut être en pratique transcendée par des impératifs supérieurs (survie de l’entreprise familiale, maintien d’un statut social dans l’espace local, etc.) eux-mêmes inculqués et conçus selon des principes de différenciation sexuée. Les accords de ce type qui se dégagent dans certaines familles ne respectent donc les principes égalitaires du Code civil que pour autant qu’ils subsument d’abord une succession d’arrangements à travers lesquels s’effectue tout un travail de construction du masculin et du féminin. Ainsi paraîtra-t-il normal, apprentissage précoce oblige, que les filles aident gratuitement à la boutique tout en accumulant du capital scolaire et que leur frère, préparé à la reprise de l’entreprise familiale, voie quant à lui son labeur d’emblée « valorisé et rémunéré » (p. 59). Significativement, précisent les autrices, « les fils, et en particulier les aînés, sont les premiers bénéficiaires de la reprise des entreprises familiales, et plus généralement de la transmission du statut d’indépendant » (p. 60). Il y va de la perpétuation d’un « privilège masculin en matière d’héritage » (p. 66), vérifiée par l’analyse statistique de l’enquête Patrimoine de l’INSEE : « En 2015, pour les enfants d’indépendants, les héritages et donations reçus par des garçons sont plus souvent constitués de biens professionnels que ceux reçus par des filles » (p. 67). La règle vaut pour l’ensemble des ménages s’agissant des maisons, des terres et de certaines valeurs mobilières : ces biens physiques, stratégiques du point de vue de la reproduction sociale de la lignée, sont transférés en priorité aux garçons, et particulièrement aux premiers des fils – les autres enfants recevant généralement une compensation monétaire. Ainsi la maximisation des stratégies familiales de reproduction (et des arrangements patrimoniaux qu’elles supposent) est-elle corrélée à des pratiques de différenciation inégalitaire homme-femme. C’est un premier acquis du livre. D’autre part, cette https://journals.openedition.org/lectures/42127 3/17 12/6/2020 10 11 12 13 14 15 Le genre des capitaux corrélation fonctionne d’autant mieux qu’elle anticipe et prend en compte – quitte à le contourner – le droit en vigueur : il y a là un deuxième grand apport que les autrices s’attachent à mettre au clair chapitre après chapitre. Il est temps, d’ailleurs, de le noter : Bessière et Gollac ont l’art de rendre leur propos parfaitement limpide8. Les exemples empruntés à l’actualité sont bienvenus et n’ont rien d’artificiel. L’ensemble des situations exposées le sont avec un souci remarquable des nuances et du détail signifiant. On n’est pas pour autant à la fête : la démonstration est exigeante. Il ne faudrait pas oublier la contrainte théorico-empirique sous laquelle s’effectue tout travail d’écriture en science sociale : la contrainte d’une liaison systématique entre l’établissement des faits et le dépliage d’un raisonnement en termes de dynamiques d’enchevêtrement de relations. C’est pour autant qu’elles font leur cette contrainte que les autrices se donnent les moyens de faire avancer la théorie sociologique des pratiques et des principes de structuration de l’espace social. Il suffit, pour comprendre combien les deux sont indissociables (l’empirie et la théorie, les faits et les raisonnements qui président à leur établissement, leur présentation et leur interprétation), de restituer la logique d’enchaînement selon laquelle sont ordonnés les principaux résultats du Genre du capital : 1. Les femmes françaises, censées bénéficier depuis le Code civil d’une égalité absolue en matière d’héritage, mais frappées par ce même code d’une incapacité juridique totale dans le cadre du mariage, n’ont acquis que dans les années 1960-1970 la pleine maîtrise, en droit, de leur force de travail, de leur argent, de leurs biens, de leur intimité et de leur fécondité. Pour autant, la stabilité du mariage indissoluble et l’harmonie du ménage, garanties par la domination incontestée du mari chef de famille, n’ont pas été relayées par des équivalents socialement garantis par la suppression des rapports de domination. Une structure genrée de différenciation et de hiérarchisation continue à opérer. Deux signes ne trompent pas : depuis les années 1980, la moitié des mariages donne lieu à divorce, et les inégalités économiques entre hommes et femmes n’ont cessé de croître. 2. Considérons d’abord le revenu. Si plus aucune porte ne leur est fermée dans les grandes écoles, si elles dépassent même les hommes sur un plan scolaire, si elles ont largement accédé au salariat et si l’égalité de rémunération entre les sexes est un objectif inscrit dans la loi, les femmes, dans les faits, gagnent beaucoup moins que les hommes. Même « toutes choses égales par ailleurs », rappellent Bessière et Gollac, « les salaires des femmes sont de 10,5% inférieurs à ceux des hommes » (p. 77). Les revenus des femmes vivant en couple sont en moyenne inférieurs de 42% à ceux de leurs conjoints (voir p. 77 et 275)9. En amont, les femmes ont tendance à opter pour des filières d’études menant vers des secteurs où les rémunérations ne sont pas les plus élevées, précisément parce qu’ils sont réputés féminins : administration, santé, travail social, services à la personne (p. 76). Après la mise en couple, l’arrivée d’un ou de plusieurs enfants contribue à ralentir leur carrière : congés maternité, évolution vers des emplois à temps partiel et prise en charge des deux tiers au moins des tâches domestiques sont leur lot. 3. Considérons ensuite le patrimoine. Que les familles soient stables et soudées, à l’enseigne de la continuité patrimoniale, ou que les couples se constituent en intégrant la probabilité d’une rupture – comme en témoigne l’augmentation des contrats de mariage en séparation de biens, majoritairement à l’initiative d’hommes beaucoup plus riches que leur conjointe (voir p. 83-84 et p. 99-101) –, les femmes sont généralement contraintes de s’ajuster à des considérations de reproduction et de maximisation définies en fonction des hommes. En France, l’écart de richesse entre les hommes et les femmes est passé de 9% à 16% entre 1998 et 2015 (p. 15). 4. Le moment de la séparation conjugale étale au grand jour toutes les inégalités économiques qui se sont continûment creusées durant la vie de couple, dès ses commencements, du fait de la différence d’âge – les hommes, plus âgés dans « six couples sur dix », étant généralement plus avancés dans leur carrière professionnelle et mieux pourvus en capital économique (voir p. 72). Bénéficiant plus souvent de l’attribution du domicile conjugal, ce sont les hommes qui contrôlent « le cadrage de la liquidation du https://journals.openedition.org/lectures/42127 4/17 12/6/2020 16 17 18 19 Le genre des capitaux patrimoine conjugal, mais aussi son tempo » (p. 231). Au total, tandis que le niveau de vie des hommes se maintient globalement après un divorce ou une rupture de Pacs, celui des femmes baisse substantiellement, avec une « perte moyenne de 19% » (p. 44). 5. Aussitôt démantelée juridiquement, la famille patriarcale a donc soit été repeinte sous les couleurs globalement semblables d’une « maisonnée » (p. 47) dont les stratégies de reproduction imposent notamment de favoriser le fils aîné (surtout dans le monde rural et chez les indépendants), soit laissé place – avec l’explosion des séparations conjugales – à des usages et à des applications pratiques du droit privilégiant, sous couvert d’égalité, les droits du père et de l’ex-mari (ou du futur ex-mari). L’histoire de l’égalité formelle hommefemme – en matière d’héritage, d’accès au travail, de revenus, d’autorité parentale, de divorce, etc. – est celle d’une longue série d’entorses pratiques androcentriques. 6. Rien n’en témoigne mieux que ce que les autrices nomment les « arrangements patrimoniaux », soit « les moments de coproduction plus ou moins laborieuse et conflictuelle, par les personnes apparentées et les professionnel.les du droit, d’un consensus sur l’évaluation et la distribution de la richesse familiale » (p. 105). Par exemple, lors d’une séparation conjugale ou d’une succession, et dès que s’opèrent plus largement au sein des couples et des familles des transferts économiques, prévaut bien souvent une logique de « comptabilité inversée » (p. 138) qui consiste à partir du compromis souhaité avant d’effectuer les estimations et les calculs nécessaires pour se conformer aux règles de droit (c’est la définition même de l’arrangement). Cette logique patrimoniale, gouvernée tacitement par l’idée selon laquelle certains biens sont plus « structurants » (p. 145) que d’autres, se révèle dans les faits favorable aux hommes10. Dans la pratique du droit, tout se passe comme si deux inconscients sexistes se donnaient la main : celui de familles possédantes restées fidèles aux attendus patriarcaux et, parmi les plus aisées, encouragées dans cette fidélité par leurs notaires, ces « notaires de famille » qui « ont tout intérêt à inscrire le patrimoine dans un temps long pour maintenir leur clientèle de génération en génération, dans une lignée qu’ils imaginent le plus souvent, et naturellement, comme étant masculine » (p. 112) ; celui des juges aux affaires familiales – aux trois quarts des femmes – qui, parce qu’elles ont réussi à combiner vie familiale et carrière professionnelle11, cultivent un certain « mépris de genre et de classe » (p. 220) à l’égard des « femmes entretenues » n’ayant pas su accéder à une même indépendance financière et se montrent des plus réticentes lorsqu’il s’agit de fixer des prestations compensatoires12. 7. Ainsi, pour comprendre comment, à rebours d’un droit formellement égalitaire, une seule et même logique pratique – celle de l’arrangement, et plus précisément de la comptabilité inversée – s’avère mise au service de la défense prioritaire des intérêts masculins et englobe ainsi des processus sociaux apparemment opposés (la reproduction patrimoniale tout en douceur de maisonnées comme la régulation parfois brutale des conflits matériels provoqués par l’explosion des couples), il faut étudier les professions juridiques et judiciaires chargées de favoriser la définition d’un consensus relatif à l’évaluation et à la répartition des richesses familiales. Il en résulte que l’opposition entre le masculin et le féminin ne laisse pas de nourrir le jeu différentiel des capitaux (capital économique, capital culturel, capital social, capital symbolique). En sorte par exemple que, s’il en est parmi les justiciables qui « peuvent prévoir et s’arranger à l’ombre du droit, d’autres subissent dans la lumière crue de la justice et des administrations » (p. 95). 8. Cela amène Bessière et Gollac à conclure que la société de classes se reproduit grâce à l’appropriation masculine du capital. La thèse est forte. Il faut comprendre que les stratégies familiales en matière d’accaparement et de transfert des richesses, tous ces arrangements qui jouent avec et contre le droit, ont pour effet d’accroître les inégalités entre classes et entre sexes. Disons plus précisément, pour mieux restituer le fil de l’argumentation des autrices, que la mise en œuvre de ces stratégies patrimoniales, présupposant la différenciation des habitus sexués au sein des familles et gouvernée par le souci de maintenir une position donnée dans l’espace social et donc la structure même de https://journals.openedition.org/lectures/42127 5/17 12/6/2020 20 21 22 23 Le genre des capitaux cet espace, renforce les inégalités de classes et donc les inégalités entre les familles en procédant par auto-renforcement des inégalités de genre. Comment combiner cette thèse avec les distinctions suggérées dans les points 5, 6 et 7 ? Dans un schéma qui demeure traditionnel, si l’inégalité de genre, moyen et levier, s’autoaccomplit avec la complicité parfois consciente des femmes qui la subissent, l’inégalité entre classes, elle, s’accomplit en tant que visée sociale implicite grâce au groupe familial enrôlé de la sorte sous un horizon androcentrique. Les stratégies des familles mobilisées à l’unisson sur un mode différencié inégalitaire pour perpétuer leur patrimoine en lignée masculine et préserver ainsi leur position dans l’espace social ne sont pleinement efficientes que si les liens familiaux, et d’abord ceux du mariage, résistent à l’épreuve du temps. Or les séparations conjugales précoces – avec notamment le danger d’une solidarisation des enfants avec les mères – ne risquent-elles pas de contrarier le mécanisme de reproduction favorisé par ces stratégies traditionnelles ? Cela expliquerait par exemple, pour y parer, l’augmentation des contrats de mariage en séparation de biens. Les autrices entendent surtout attirer l’attention sur un phénomène central : l’accumulation et la transmission de la richesse en lignée masculine est un impératif pratique qui l’emporte à la fois sur le réquisit d’un partage successoral parfaitement équitable (notamment entre frères et sœurs) et sur le principe d’une « compensation de l’inégalité économique entre époux et épouse » (p. 208). Il semble toutefois, en suivant leur démarche d’enquête, qu’on puisse différencier conceptuellement deux formes d’appropriation masculine du capital : une forme « traditionnelle » de l’ordre de la conservation (observable chez la bourgeoisie provinciale possédante, dans le monde rural, chez les indépendants, et en général dans les sphères les plus dotées en capital économique) ; une forme « moderne » de l’ordre de la réaction (antiféministe) et de la subversion (de l’idée d’égalité), plus éclatée et sans doute moins facilement assignable à quelque groupe social particulier. Distinguer ces deux figures de la domination masculine, et les usages du droit et de la justice qu’elles impliquent, n’a rien d’évident. Cela nous reconduit à un constat, de prime abord étonnant, que faisait Pierre Bourdieu dans La domination masculine (son livre sans doute le plus mal lu13, et auquel ne se réfèrent pas Bessière et Gollac), à savoir « celui de l’extraordinaire autonomie des structures sexuelles par rapport aux structures économiques »14. Je vais essayer d’approfondir le problème de deux manières. Après avoir suggéré une piste explicative socio-psychopathologique, au-delà du « féminisme matérialiste » (p. 44) revendiqué par les autrices et au-delà de l’« analyse matérialiste de l’économie des biens symboliques15 » mise en œuvre par Bourdieu dans La domination masculine, j’interrogerai le rapport entre l’argumentation déployée dans Le genre du capital et la théorie bourdieusienne des capitaux. Une hypothèse sociopsychopathologique 24 Le creusement des inégalités patrimoniales entre hommes et femmes, on vient de le voir, est un fait incontestable. Illustrer et expliquer les conditions d’activation et les effets des mécanismes matériels en jeu est le but que se sont assigné Bessière et Gollac et qu’elles atteignent à la perfection. Cela dit, l’aggravation paraît trop marquée pour que ne s’entremêle pas à ces mécanismes une dimension socio-psychopathologique. Les mécanismes en jeu, pourrait-on conjecturer, ne sont matériels que pour autant qu’ils sont psychologiques, et ils intègrent en tant que tels une composante pathologique qu’il faudrait idéalement pouvoir mesurer – ce qui est probablement impossible dans les faits, même si la possibilité théorique d’une telle mesure montre bien l’inanité des alternatives entre le https://journals.openedition.org/lectures/42127 6/17 12/6/2020 25 26 27 Le genre des capitaux matériel et le mental, le social et le psychique, etc. En l’espèce, cette composante m’apparaît plus importante que jamais. La violence morale ou émotionnelle16, si on y regarde de près, est souvent présente à l’arrière-plan des illustrations et analyses qu’on peut lire dans Le genre du capital. On le voit en particulier, en dépit de ce qui les différencie, dans deux cas qui se succèdent au cours d’une même séquence d’observation dans le bureau d’une avocate. Il est d’abord question d’une modeste retraitée, qui a dû endurer un mari « psychopathe », un « monstre » (selon ses mots, cités p. 91-92), et dont les maigres économies se trouvent à la merci de la maison de retraite dans laquelle celui-ci, sous curatelle, a été placé (ils sont séparés depuis une dizaine d’années et, par crainte de représailles, elle n’a pas osé divorcer officiellement). Il reste que le « monstre » en question ne nuit plus que par l’intermédiaire de son curateur professionnel et de la machinerie administrative et judiciaire. L’urgence est de limiter les retombées financières de ses désordres et maltraitances psychiques passés. L’aspect psychopathologique est plus explicite dans une deuxième interaction, entre l’avocate et une universitaire en cours de divorce avec un architecte. Celle-ci fait écouter un court message vocal de l’époux, et les deux femmes discutent de son caractère « pervers » (p. 116). Bessière et Gollac voient ici à l’œuvre une « connivence fondée sur un entre-soi cultivé » (p. 117). C’est très probable, comme l’atteste la durée des rendez-vous (respectivement 25 et 45 minutes). Observons néanmoins que, dans les deux cas, des comportements masculins sont sondés, certes fugacement, en termes psychopathologiques. D’autres éléments, plus discrets, incitent à creuser cette piste. Ainsi, le jeu autour de la conservation du domicile conjugal après une séparation est significativement comparé par les autrices à une « partie d’échecs inégalitaire » (p. 229). De fait, les hommes sont généralement mieux disposés que les femmes à occuper le centre de l’échiquier et ils sont susceptibles d’y trouver un réel plaisir. Cela devient, précisément, un jeu qui n’a d’autre finalité que d’humilier et de mettre plus bas que terre l’ex-conjointe. Il y a un désir de vengeance et de destruction qui peut se cacher sous le masque rationnel de la défense des intérêts bien compris. Le mari « gonflé » qui « organise son appauvrissement » (p. 184), le « type [...] qui de toute façon n’en fera qu’à sa tête [et] dissimule tous ses revenus » (p. 257) ou le conjoint « qui ne veut pas aller devant le notaire » (p. 229), qu’évoquent deux avocates et un juge, cela peut être un époux gouverné irrépressiblement par un désir de vengeance. Le cas d’une femme en instance de séparation est par exemple détaillé (p. 226-231) : en dépit d’« un apport initial plus important que celui de son mari », elle n’a pas « les moyens de conserver le domicile conjugal : ni les moyens physiques et psychologiques, dans un contexte de violences conjugales, ni les moyens financiers, étant donné la faiblesse de ses revenus et de son épargne » (p. 231). De surcroît, la capacité de certains hommes à se poser en victimes et à faire passer en justice leurs ex-épouses pour folles ou cupides – des « minables » (p. 215), va jusqu’à s’exclamer une juge – paraît si répandue qu’elle oblige à s’interroger sur l’existence d’un mécanisme de défense narcissique spécifiquement masculin. La survie de leur économie psychique est autant en question que la sauvegarde de leurs économies. L’inconscient sexiste sur lequel fonctionnent en France la justice familiale et les administrations sociales – « ces institutions attendent des hommes qu’ils soient de bons princes et transforment dans le même temps les femmes en mendiantes » (p. 241) – ouvre un boulevard aux stratégies de manipulation des hommes que les situations de séparation conjugale plongent dans un état de rage narcissique. Le besoin de préserver à tout prix l’image de soi masculine est si général qu’il transcende en justice les différences de classe. Il est un impératif qui prime en effet sur toute autre considération – c’est-à-dire, en pratique, sur les intérêts de la femme et des enfants – et qui réside dans la valorisation de l’homme parfait, du « bon prince » à l’aise financièrement qui s’acquitte « généreusement » d’une pension alimentaire au « père qui a réussi à s’en sortir alors qu’il était RMIste » (p. 248). Voir dans le « mauvais payeur » un « délinquant ordinaire » (p. 259), ce qu’il est pourtant, devient dès lors presque impensable. Par inconscient sexiste https://journals.openedition.org/lectures/42127 7/17 12/6/2020 28 29 30 31 32 Le genre des capitaux ou par commodité, la justice ne considère (sauf exception) que la capacité à payer des pères pour calculer la pension alimentaire. Elle laisse complètement de côté « les ressources et conditions de vie des mères » (p. 253). Cela place les pères de manière générale en position de force et, dans certains cas, qu’il serait utile de pouvoir comptabiliser, dans une position de toute-puissance dont la justice peine à identifier et à corriger les manifestations insidieuses, bien qu’elle leur donne libre cours par son fonctionnement même17. Il faut définitivement suivre les recommandations répétées de Bourdieu et d’Elias, et récuser les vieilles alternatives ou / ou : le matériel n’exclut pas le mental, ni le social le psychique. Tout le problème est de déceler ce qu’il entre de pathologie dans les rapports entre les structures sociales et les structures psychiques. J’évoquerai, brièvement, une hypothèse qui tend à guider une enquête que je mène depuis 2017 sur la perversion narcissique et le phénomène de la violence morale conjugale (y compris post-séparation)18. Elle a d’autant plus influencé ma lecture du Genre du capital que celle-ci m’a réciproquement aidé à la clarifier. Cette hypothèse repose sur l’idée d’un relais de la violence symbolique, lorsqu’elle est inopérante, c’est-à-dire lorsque la soumission enchantée des femmes n’est plus socialement de mise et ne trouve pas dans des configurations familiales restées traditionnelles des voies de réalisation, par la violence morale. Le plein exercice de la domination masculine grâce à la violence symbolique, par laquelle « les dominés appliquent des catégories construites du point de vue des dominants aux relations de domination, les faisant ainsi apparaître comme naturelles », jusqu’à donner de leur gré dans l’« auto-dénigrement systématique »19, laisse place, par défaut, à une domination masculine qui s’efforce d’emprunter le chemin détourné du dénigrement systématique d’autrui et ne peut donc que recourir à la violence morale. Celle-ci a typiquement pour phase inaugurale une emprise favorisée par l’avènement de la norme égalitaire et symétrique de l’« amour pur »20 dont parle Bourdieu dans le « Post-scriptum sur la domination et l’amour » tant moqué de sa Domination masculine – norme progressivement dévoyée, pervertie, retournée en son contraire : une conception dissymétrique des rapports homme-femme. Lorsqu’il y a séparation ou menace de séparation, cette violence morale se manifeste, ou risque de surgir parfois sans crier gare, sous la forme d’une authentique rage narcissique : je parle (en déplaçant et sociologisant un concept du psychiatre et psychanalyste Heinz Kohut) de rage narcissique masculine. Ces processus, s’ils ne procèdent d’aucune stratégie organisée de résistance ou de réaction (antiféministe), en ont néanmoins les traits. On pourrait dire la même chose du processus parallèle qui a vu naître, depuis le début des années 1980, une caste transnationale de top managers et de traders surpayés. Cela a contribué à créer de nouveaux écarts entre hommes et femmes – désormais plus diplômées, plus riches en capital culturel, et dont les mobilisations sociales ont permis l’institution d’un droit très égalitaire et de normes de relations tendanciellement symétriques – et à refonder par conséquent le sentiment de supériorité des premiers sur les secondes. La superposition d’une violence symbolique qui perdure mais ne garantit plus universellement la légitimité de la prédominance masculine et d’une violence morale qui semble s’être développée pour compenser la non-adhésion de plus en plus prononcée des femmes à leur propre domination pose des problèmes théoriques et conceptuels identiques à ceux que soulève la théorie (éliasienne et post-éliasienne) des processus civilisateurs. Il n’est pas impossible, en effet, que cette superposition manifeste une tension qui, sur la longue durée, s’effacera au profit de ce qu’on pourra analyser comme une tendance générale civilisatrice, caractérisée notamment par le déclin de l’exercice de la domination masculine via la violence symbolique, et par la structuration de rapports de genre symétriques. Le déclin relatif actuel de la violence symbolique aurait produit un processus réactif – la violence morale – dont le caractère pathologique témoignerait que la direction dominante est bien celle d’une symétrisation des rapports de genre, en dépit de tous les https://journals.openedition.org/lectures/42127 8/17 12/6/2020 33 34 35 36 37 Le genre des capitaux indicateurs de reproduction de la domination masculine traditionnelle. L’hypothèse mérite considération, à condition de se garder de tout finalisme. Une question agite particulièrement les théoriciens post-éliasiens : comment concilier l’idée d’un processus de démocratisation fonctionnelle, c’est-à-dire d’une tendance (à l’œuvre grosso modo depuis le XVIIIème siècle) à la réduction des différences de pouvoir entre gouvernants et gouvernés, entre couches sociales, entre sexes et entre générations, tendance corrélée à la différenciation et à l’allongement des chaînes d’interdépendances ainsi qu’à la pacification des espaces concernés, avec le constat d’une recrudescence des inégalités économiques depuis le début des années 198021 ? Il résulte de l’approche en termes de genre que, pour les hommes, le secteur le plus propice à la réinvention ou à la re-légitimation d’une structure d’écarts par rapport aux femmes s’est révélé être le secteur économique et financier, qui, à la suite de réformes politiques dé-régulatrices et d’innovations technologiques, s’est fortement mondialisé ; et, parallèlement, que la manipulation des enjeux matériels s’est affirmée comme le moyen le plus efficace de vengeance après une séparation (la rage narcissique masculine pouvant aller jusqu’à la destruction symbolique, vis-à-vis des enfants, de la figure même de la mère). À tous points de vue, et par-delà la diversité des configurations relationnelles, la meilleure manière pour les hommes de maintenir une structure dissymétrique vis-à-vis des femmes est de jouer la carte du capital économique. Par effet de cumulation, conjecturera-t-on encore, cela expliquerait la tendance de ces dernières décennies à un accroissement des inégalités de richesse entre hommes et femmes. Aussi remarquerons-nous, pour revenir à notre sujet : 1. que le contraste entre les deux formes d’appropriation masculine distinguées dans la section précédente recoupe, à certains égards, le contraste entre la violence symbolique et la violence morale ; 2. que le creusement des inégalités de richesse entre hommes et femmes tire nécessairement une partie de son caractère exorbitant d’une réaction antiféministe nourrie de rage narcissique. D’où cette formule (activée entre autres par l’inégalité r > g) : violence symbolique + violence morale (incluant des formes de violence économique comme le contrôle des dépenses ou le non-paiement des pensions alimentaires) = accroissement des inégalités de patrimoine entre hommes et femmes. On retrouve ainsi nos deux logiques masculines d’appropriation du capital économique : l’une prolongeant les modes de domination masculine traditionnels et/ou les réinventant en rapport avec les transformations de l’économie mondiale ; l’autre subvertissant le rééquilibrage social de la balance du pouvoir entre hommes et femmes et la norme d’égalité pour réaffirmer par des voies détournées la domination masculine. Ces deux logiques induisent des pratiques du droit qui, aussi différentes soient-elles, cumulent leurs effets dans la sphère économique pour entraîner en particulier une augmentation des inégalités patrimoniales homme-femme. Au matérialisme le plus classique s’ajoute une hypothèse d’ordre sociopsychopathologique – la rage narcissique masculine ou masculiniste – qu’on ne peut formuler conceptuellement qu’en utilisant l’adjectif « masculin » ou « masculiniste » au titre d’outil d’objectivation. C’est la raison pour laquelle on hésitera à adhérer au féminisme matérialiste de Christine Delphy, avec lequel renouent Bessière et Gollac. Elles ont certes raison de poser sur nouveaux frais la question de l’appropriation masculine du travail féminin au sein de la sphère familiale. C’est un point de départ incontournable. Mais plus important que son caractère féministe est l’accroissement qu’il favorise du degré de congruence à la réalité de la connaissance sociologique22. De manière générale, il vaut sans doute mieux se tenir à distance de tous les « ismes » et éviter de faire dépendre le progrès des sciences du progrès des causes morales et politiques. https://journals.openedition.org/lectures/42127 9/17 12/6/2020 Le genre des capitaux Retour sur le couple capital économique / capital culturel 38 39 40 41 Céline Bessière et Sibylle Gollac reprennent à Thomas Piketty sa définition du capital comme synonyme de patrimoine (p. 14) ainsi que le cœur de sa thèse sur le retour de l’héritage et son rôle dans l’accentuation des inégalités socio-économiques. Elles retiennent de l’anthropologue Maurice Godelier « une définition substantive » de l’économie qui consiste à mettre « l’accent sur la manière dont une société satisfait ses besoins matériels »23 et conduit à concevoir la famille comme « une institution économique à part entière » (p. 46). Dans cette perspective, elles prolongent les travaux de Florence Weber sur l’économie domestique. La synthèse qu’elles réalisent entre ces différentes références tient dans l’idée que le retour de l’héritage diagnostiqué par Piketty équivaut à un « retour de l’institution familiale comme acteur clé de l’économie » (p. 34). Parallèlement, les autrices se réclament de Bourdieu : « Si, avec Pierre Bourdieu, on entend par capital un ensemble de ressources accumulées dont on peut tirer des profits sociaux, le constat [...] est alors le suivant : tandis que le travail féminin participe activement à la production et à la reproduction de la richesse des familles, le capital au XXIème siècle reste résolument masculin » (p. 22). Cela dit, elles ne se situent pas d’emblée explicitement par rapport à la théorie bourdieusienne des espèces de capitaux. Elles notent que la « richesse économique n’est pas la seule forme de capital qui s’accumule et se transmet dans la famille », comme en témoigne « le concept de capital culturel » (p. 50), mais seulement à la toute fin du premier chapitre, à caractère introductif, dont le titre résume leur démarche – « La famille, une institution économique ». Il faut attendre la conclusion de l’ouvrage pour une évocation en bonne et due forme. C’est, sans doute, le signe d’une tension interne à leur argumentation. À mon avis, Bessière et Gollac auraient probablement gagné à mettre au premier plan l’ensemble de la théorie bourdieusienne des stratégies de reproduction et des principes de structuration de l’espace social plutôt que le concept de « famille comme institution économique » et, plus précisément, comme « instance de production de richesses » (p. 46), au-delà des échanges marchands. Certes, ce concept a des effets heuristiques – selon le bon vieux principe qui pousse à tordre le bâton dans un sens contraire aux idéesreçues. Il est indéniable que la dimension économique de la famille constitue une sorte d’invariant anthropologique perdu de vue, voire refoulé, par ces « sociologues de la famille – généralement des hommes – qui exaltent une relation conjugale hétérosexuelle libérée des enjeux matériels » (p. 45)24. Sa mise au jour est le moyen de poser la question « de l’inscription des arrangements économiques familiaux dans les mécanismes de reproduction » (p. 50) de sociétés historiques particulières, structurées par des niveaux d’inégalité spécifiques. Les autrices maîtrisent trop bien leur sujet et ont trop réfléchi aux problèmes qui sont les leurs pour qu’on puisse les prendre en défaut de cohérence logique. Néanmoins, selon moi, la « définition substantive » de l’économie empruntée à Godelier ainsi que la notion de famille « comme institution économique à part entière, qui produit des richesses mais, aussi, en organise la circulation, le contrôle et l’évaluation » (p. 16), recèlent un germe dé-historisant et homogénéisant du point de vue de la saisie des processus de transformation des structures sexuelles, des structures familiales et des structures économiques, qui ne se rabattent pas parfaitement les unes sur les autres. C’est principalement l’accent placé sur la « production de richesses » qu’il convient de discuter. Dans les faits, les deux chercheuses ont essentiellement observé des processus de transmission de richesses (qui tirent leurs origines des revenus du travail et de ceux du capital, un capital majoritairement immobilier, industriel et financier dans l’économie contemporaine) ainsi que les opérations d’évaluation et de contrôle que suppose cette circulation. Les « transferts économiques entre apparentés » (p. 30), dans tous les milieux sociaux, déterminent « au tournant des années 2000 » (p. 31) l’accès à l’éducation, à l’emploi et au logement, ont-elles découvert. De même, elles ont analysé des stratégies https://journals.openedition.org/lectures/42127 10/17 12/6/2020 42 43 44 Le genre des capitaux familiales de reproduction fondées sur une logique – économique au sens large – d’accumulation du capital économique et du capital culturel, du capital social et du capital symbolique. Le lien entre les travaux de Piketty et la théorie bourdieusienne est dès lors assez facile à déceler : quand l’inégalité fondamentale r > g est contenue, cela signifie que la détention d’un fort capital culturel certifié par l’institution scolaire peut compenser la faiblesse du capital économique hérité ; quand elle ne l’est pas, cela veut dire que le capital culturel est complètement subordonné à la reproduction du capital économique. Si « retour des transmissions économiques familiales » (p. 30) il y a, c’est donc par contraste avec une configuration où leur importance – car, bien sûr, elles n’ont jamais cessé, malgré le développement, aujourd’hui menacé, du salariat et de l’État-providence – était contrebalancée par des stratégies centrées en premier lieu sur l’accumulation et la transmission du capital culturel25. Le problème de la production invisible de richesses via le travail féminin gratuit est encore autre chose. Il ne se pose évidemment pas, dans une entreprise familiale, dans les mêmes termes que dans un couple de fonctionnaires. Les formes, ressorts et finalités de l’appropriation masculine du travail domestique gratuit des femmes diffèrent selon qu’il s’agit de tâches dites ménagères ou d’un travail para-professionnel (dans le cas, par exemple, d’une épouse qui s’acquitte de certaines tâches administratives ou de représentation dans l’entreprise de son mari), comme vient de le rappeler Maud Simonet dans un entretien passionnant26. Il y a aussi appropriation masculine du travail féminin rémunéré à l’extérieur. Dans ces conditions, il est probablement difficile de rendre toutes les nuances de ces formes directes et indirectes d’appropriation masculine du travail féminin visible et invisible, dans les maisonnées comme dans les couples pour ainsi dire voués à exploser, à partir de la seule notion de famille comme institution économique. Il est plus délicat encore de comprendre qu’un même inconscient sexué gouverne aussi bien les stratégies « rationnelles » de la maisonnée, du groupe familial mobilisé pour une cause matérielle, que les stratégies « irrationnelles » d’un père enclin à asphyxier économiquement son ex-femme et à manier l’obligation d’entretien vis-à-vis des enfants comme une arme de vengeance. Dans tous les cas, famille perpétuée ou famille détruite, maisonnée soudée ou relation pure passée à la soude, violence symbolique ou violence morale, les hommes s’en tirent matériellement mieux que les femmes. Ce fait impose une définition plurielle de la famille. Elle est une actrice clef des mécanismes de structuration de l’espace social et des rapports de classes via des stratégies d’accumulation de l’ensemble des capitaux pertinents (et de maximisation des chances de profit afférentes) qui se coulent dans le moule des « schèmes de l’inconscient sexué »27. Elle est une structure protéiforme spécifique plus ou moins traversée par des logiques d’institution économique, plus ou moins amenée à fonctionner selon une logique pure d’institution économique (dans le cas de l’entreprise familiale). Qu’elle soit aussi une configuration de relations affectives explique les crises et tensions qui adviennent quand les logiques économiques passent au premier plan à l’occasion d’un héritage (surtout quand la transmission d’un patrimoine implique celle d’un statut), ou lorsqu’elles sont manipulées en guise de vengeance au moment d’une séparation conjugale. Ainsi rencontre-t-on par différents chemins le caractère central du capital économique, cette « condition de toutes les formes d’accumulation de toute autre espèce de capital possible » qui est, en même temps, « ce dans quoi n’importe quelle autre acquisition pourra être reconvertie »28. Bourdieu ne l’a jamais ignoré. Son originalité a consisté à rendre pensable et en quelque sorte visible la construction multidimensionnelle de l’espace social tout en résolvant, en sociologue, des questions de recherche bien délimitées (par exemple celle des chances inégales de réussite scolaire ou celle de la diversité des pratiques de consommation). Aussi le capital économique ne lui semblait-il pas relever à proprement parler de son travail ou de sa spécialité29. C’est si vrai que, présentant dans l’introduction des Structures sociales de l’économie sa théorie des pratiques (incluant celles qu’isole la science économique), il évoque, tour à tour, l’habitus, le capital culturel, le capital social, le capital symbolique et le champ. Cet ensemble de concepts nés à la jonction d’observations https://journals.openedition.org/lectures/42127 11/17 12/6/2020 45 46 47 48 Le genre des capitaux empiriques particulières et de problèmes généraux, puis progressivement mis en relation, forme la base de sa théorie30. Significativement, le capital économique n’est pas cité. Il ne participe pas du changement de langage qu’implique une théorie sociologique intégrée des actions et agissements des êtres humains, ce défi en règle à la théorie néo-classique31. C’est, disons, un donné compliqué à définir32, qui ne sera construit conceptuellement que relationnellement, dans le cadre d’une théorie multidimensionnelle de l’espace social et via une quantification elle-même multidimensionnelle33. Bourdieu a donc élaboré une théorie des pratiques et de la structuration de l’espace social qui transforme par nécessité le capital des économistes en capital économique, soit une espèce de capital parmi d’autres, au cœur d’un jeu de conversions et de reconversions croisées contraint par la variable temps et par la structure de l’espace social global, dotée d’un « statut privilégié »34 (en tant, surtout, que condition de possibilité de l’acquisition des autres espèces de capital), mais n’ayant pas droit pour autant à la dignité de concept, ou seulement du bout des lèvres35. Ce statut ambivalent du capital économique explique peut-être, en partie, la remarque de Bessière et Gollac selon laquelle « la sociologie de Pierre Bourdieu occupe une place centrale et paradoxale dans [leur] réflexion » (p. 273). Il me semble qu’elles apportent à cette sociologie encore davantage qu’un point de vue féministe : elles vont plus loin au sens où elles assument pleinement d’intégrer l’étude du capital économique dans le travail des sociologues36. Il reste que leur appel à « articuler capital économique et capital culturel pour penser la reproduction » (p. 274) se situe dans le droit fil du programme de La distinction37. On pourrait avancer que Bourdieu a eu besoin des notions de champ, d’habitus, de capital culturel et de capital symbolique pour construire simultanément une théorie des pratiques et une vision multidimensionnelle de l’espace social : le capital économique et le capital social, qui évoquent d’emblée des choses connues, à savoir la propriété matérielle et financière et les réseaux ou le piston, n’ont trouvé à se loger dans le système conceptuel ainsi élaboré qu’une fois son caractère relationnel original bien arrêté. Rien n’illustre mieux la nature relationnelle des concepts qu’une nature conceptuelle produite par un système de relations. La conceptualisation bourdieusienne est souple et exigeante : de manière nécessairement articulée à la diversité des espèces de capital propres à tout champ ou sous-champ, diversité que l’enquête située doit toujours donner les moyens d’apprécier, l’opposition capital économique / capital culturel paraît omniprésente et structurante dans les sociétés capitalistes nationales-étatiques différenciées à régime parlementaire, à économie de marché et à services publics38. Cette opposition, par les effets de combinaison et de distinction qu’elle produit, délimite tout à la fois : 1. l’établissement et la reconnaissance des hiérarchies sociales, donc des valeurs et des réputations individuelles (soit le capital symbolique) ; 2. la qualité et la taille des réseaux de relations (soit le capital social)39. Que le capital économique soit nécessaire pour acquérir du capital culturel, que le capital culturel puisse être converti en capital économique, que le capital économique et le capital culturel puissent se combiner pour favoriser par exemple, « dans les quartiers gentrifiés autour de Paris », des « investissements immobiliers particulièrement rentables » (p. 274), tout cela n’empêche pas l’un et l’autre d’entretenir une opposition ou une tension structurante pour l’espace social global. Du reste, il est tout à fait révélateur que la question de leur genre se pose en des termes si différents pour les autrices : il « s’avère résolument masculin » s’agissant du capital économique, mais « interroge » (p. 276) s’agissant du capital culturel. Dès lors, il est un jeu politique du capital culturel qui présuppose objectivement la critique et le déracinement de l’inconscient androcentrique. Il consiste à favoriser la force de convergence (et de réduction des inégalités) inhérente au « processus de diffusion des connaissances et des compétences »40. Et il est un jeu politique du capital économique qui va de pair avec la perpétuation de la domination masculine. Il consiste à laisser opérer les « forces de divergence liées au processus https://journals.openedition.org/lectures/42127 12/17 12/6/2020 49 Le genre des capitaux d’accumulation et de concentration des patrimoines dans un monde caractérisé par une croissance faible et un rendement élevé du capital »41. C’est dire l’importance cruciale du grand livre de Bessière et Gollac. L’accroissement des inégalités de richesse mis en valeur par des économistes comme Piketty, montrent-elles au terme de leur superbe enquête, est, sociologiquement, entre autres déterminations sociologiques, le produit de rapports sociaux différenciés au droit – selon le volume et le poids relatif du capital économique et du capital culturel possédés par les familles – qui, eux-mêmes, sont subordonnés à une seule et même logique de domination masculine. Il fallait l’entrée par le genre pour radicaliser la conceptualisation sociologique d’un « invariant dans les sociétés capitalistes avancées »42 qui constitue, en même temps, la source de leurs dynamiques de variation, à savoir l’opposition du capital économique et du capital culturel, et pour mettre au jour un ressort fondamental de l’inégalité r > g et du primat du champ économique sur les autres champs (et dans le champ du pouvoir) à l’ère de la mondialisation libérale43 : la défense masculine de l’ordre du genre44. Notes 1 Thomas Piketty, Le capital au XXIème siècle, Paris, Seuil, 2013. 2 Thomas Piketty, Capital et idéologie, Paris, Seuil, 2019. 3 Je pense, ici, à un débat entre Frédéric Lordon et Thomas Piketty, organisé sous l’égide du quotidien L’Humanité le 31 janvier dernier (https://www.youtube.com/watch?v=dDY3aczWOd0). Le premier reproche au second de manquer d’envergure intellectuelle par comparaison aux « grands auteurs » des années 1970 et de ne définir ni le capital ni l’idéologie (ce qui est inexact). On aimerait bien savoir ce qu’est un « grand auteur » pour Lordon. En tout cas, le caractère scolastique de sa critique (plan en trois parties, posture logique, contrôle des sources, plongée dans la tradition, de Platon à Rousseau, jeu abstrait avec l’opposition matérialisme/idéalisme, formules latines, etc.) crée un contraste saisissant avec la démarche de Piketty qui, dans Capital et idéologie, s’est efforcé de dominer une masse considérable de données et de la mettre en perspective en allant à l’essentiel sur le plan des concepts, dans le cadre, solide, d’une science sociale intégrée (pluralité des méthodes, comparatisme, pensée relationnelle et processuelle, et jusqu’à une ébauche finale de réflexivité qui permet de comprendre, en passant, pourquoi l’intéressé s’est radicalisé à rebours de dispositions originaires plutôt modérées et consensuelles). De même, Didier Eribon – qui livre plus brutalement encore le même étrange procès en manque d’envergure intellectuelle – se méprend lorsqu’il suggère que l’approche de Piketty fait écran à la prise en compte de la question des classes sociales. (https://lvsl.fr/il-faut-parler-de-classes-sociales-et-non-pas-simplement-dinegalites-entretien-avecdidier-eribon/). On le verra incidemment dans cette note critique : c’est le contraire qui est vrai. 4 Céline Bessière a consacré sa thèse de doctorat à l’étude des transmissions familiales des exploitations viticoles de Cognac et a rédigé pour son habilitation à diriger des recherches un mémoire original intitulé La richesse des familles, dans lequel elle analyse les arrangements patrimoniaux au moment des successions et des séparations conjugales. Voir Céline Bessière, De génération en génération. Arrangements de famille dans les entreprises viticoles de Cognac, Paris, https://journals.openedition.org/lectures/42127 13/17 12/6/2020 Le genre des capitaux Raisons d’agir, 2010. Sibylle Gollac a examiné dans sa thèse de doctorat les stratégies immobilières familiales dans la France contemporaine, en combinant exploitation statistique de données nationales et monographies de familles. Elles font partie depuis 2008 d’un collectif de recherche qui s’est transformé au fil du temps. Constitué dans le cadre du projet Ruptures pour mener une vaste enquête collective sur la justice familiale en France et au Québec, ce groupe a donné naissance, dix ans plus tard, à une équipe pluridisciplinaire élargie consacrée à l’étude des inégalités sociales dans la justice civile : l’équipe Justines (voir https://justines.cnrs.fr). 5 Thomas Piketty, Capital et idéologie, op. cit., p. 42. 6 Voir http://justines.cnrs.fr/actualite/le-genre-du-capital/ 7 Alberto Moravia, Le roi est nu, Paris, Stock, 1979, p. 17. 8 La journaliste Chloé Leprince, au moment de la parution du livre, a salué à très juste titre la clarté du style : https://www.franceculture.fr/societe/divorce-comment-la-justice-transforme-les-meresen-mendiantes-et-les-peres-en-bons-princes 9 Précisons-le : il n’est question que des couples hétérosexuels dans Le genre du capital. 10 Certaines réformes récentes ont même eu tendance à appuyer cette logique, comme « la loi de 2006 de réforme des successions qui supprime toute référence à l’égalité des parts en nature » (p. 146). 11 Dans leur excellent rapport de recherche L’Âme du corps. La magistrature française dans les années 2010 : morphologie, mobilité et conditions de travail (2019), Yoann Demoli et Laurent Willemez relèvent que l’intensité et le débordement temporel caractérisent l’activité en général des magistrats et magistrates (à l’instar de beaucoup de cadres supérieurs) et que, pour ces dernières, la difficile articulation du travail et de la vie privée passe par une utilisation plus importante du télétravail (seulement 31% des femmes interrogées déclarent ne travailler qu’au bureau, contre 42% des hommes). Voir http://www.gip-recherche-justice.fr/wp-content/uploads/2019/11/16-11Rapport-final.pdf (p. 51-65). 12 « Considérant leur propre carrière comme représentative du destin social des femmes de leur génération, elles ont le sentiment que les femmes peuvent (et doivent) assurer leur indépendance financière. En cela, elles ont une vision très déformée de la réalité sociale de la France aujourd’hui » (p. 218). Par comparaison à ces magistrates qui vont parfois jusqu’à se flatter de ne pas favoriser les épouses, mais aussi aux notaires qui donnent ouvertement dans l’idéologie patriarcale, les avocats et avocates, dans leurs pratiques, paraissent de prime abord relativement exempts de sexisme, conscient ou inconscient. Par pragmatisme, par réalisme, ils et elles incitent néanmoins leurs clientes à accepter des arrangements économiques dont le caractère structurellement favorable aux hommes ne leur échappe pas. Voir notamment le cas d’une avocate dans un petit barreau des Pays de la Loire (p. 158-161). Et il en est peu, parmi les membres de cette profession – dont l’habitus, à l’instar de celui de « cols blancs du commerce » comme les agents immobiliers étudiés par Lise Bernard, intègre l’idée que « tous les coups sont permis » – qui s’interdiront de puiser dans une « lecture sexiste du monde » (p. 212) si cela est susceptible de favoriser les intérêts de leur client ou de leur cliente. Face à des confrères ou consœurs insistant, dans leurs conclusions, sur le sacrifice de la carrière professionnelle d’une épouse qui demande une prestation compensatoire, ils ou elles parleront ainsi de « convenance personnelle » ou de « choix personnel » (p. 211-212). Or Bessière et Gollac notent que cette « rhétorique du “choix” [...] est très asymétrique du point de vue du genre. En effet, 39% des mères ont modifié leur activité professionnelle après la naissance des enfants, contre 6% des pères » (p. 212). 13 Comme en témoigne par exemple une discussion collective auquel il a donné lieu, sous le titre « La critique féministe et La domination masculine », in Mouvements, n° 24, vol. 5, 2002, p. 60-72. Dès lors que ces échanges reposent sur l’idée – inexacte – selon laquelle Bourdieu aurait commencé à travailler tardivement sur les rapports de genre, ils nous informent surtout sur les présupposés, situés et datés, des participantes et participants. Ils ne permettent pas, par leur caractère un peu éclaté, de restituer de manière cohérente les principaux apports de La domination masculine : 1. mise en lumière et conceptualisation d’une opération anthropologique de renversement de la relation entre les causes et les effets, par laquelle la construction sociale-historique des habitus sexués, orientant la perception des faits biologiques (entre autres faits), a été érigée en fondement apparemment naturel de la division masculin-féminin inhérente à l’ordre des pratiques sociales et à l’ordre du monde ; 2. délimitation précise des conditions de possibilité de la violence symbolique (sans doute l’apport le plus important : j’y reviendrai) ; 3. démonstration théorico-empirique – via la comparaison – de l’autonomie relative des structures sexuelles ; 4. définition programmatique (et mise en œuvre nécessairement partielle dans l’espace du livre) d’une dialectique complémentaire du principe de différenciation social et du principe de différenciation sexuel ; 5. mise en évidence du caractère d’invention historique de l’« amour pur », qui ferme en quelque sorte le boucle, la violence morale conjugale – comprise comme perversion de l’« amour pur » – pouvant bien avoir pris le relais de la violence symbolique (j’y reviendrai aussi). Décréter que La domination masculine n’est pas le « meilleur de[s] livres » de Bourdieu, que la domination, pour lui, est « une », qu’il s’oublie comme « dominant », ignore les classes sociales et la matérialité, ou devait décidément être https://journals.openedition.org/lectures/42127 14/17 12/6/2020 Le genre des capitaux « amoureux » pour parler d’« amour », c’est faire obstacle, dans une logique consciente ou non de discrédit, à la compréhension et au prolongement fécond de ces différents apports. 14 Pierre Bourdieu, La domination masculine, Paris, Seuil, 1998, p. 89. 15 Ibid., p. 9. 16 Le terme « violence morale » est privilégié par une association française d’aide aux victimes de violence morale familiale : « L’association [AJC] a intentionnellement privilégié le terme générique de violence morale pour mettre l’accent sur une forme de maltraitance à plusieurs visages, plus insidieuse, plus perverse et plus dangereuse que les coups parce qu’elle ne laisse aucune trace visible » (https://www.ajc-violence.org/page/622845-definition-profils-et-processus). Par violence morale, il faut ainsi entendre une forme de maltraitance qui consiste en une combinaison de propos, d’attitudes et d’actes appartenant plus ou moins aux registres souvent interconnectés de la violence psychologique (donc verbale et corporelle), du harcèlement et de la manipulation. Pour qualifier cette violence qui passe par des mots, des attitudes systématiques et des actes qui ne sont pas des passages à l’acte de l’ordre de l’agression sexuelle ou physique (même s’ils peuvent souvent être constitutifs de violence économique), on parle par exemple au Mexique de violence émotionnelle. Merci à Sergio Lorenzo Sandoval Aragón pour ces informations. Voir https://www.inegi.org.mx/contenidos/programas/endireh/2016/doc/endireh2016_presentacion_ejecutiva.pdf. Une piste comparative pourrait être de montrer que la violence émotionnelle, dans une culture qui reste encore fortement empreinte de violence physique et sexuelle, ne peut pas revêtir le caractère relativement autonome que lui confère, dans un pays comme la France, la dénégation de ses fondements machistes. 17 Selon une étude réalisée en Belgique en avril 2019, 80% des anciens conjoints font preuve d’une attitude non collaborative en cas de procédure juridique (au dénigrement et aux fausses allégations s’ajoutent tout un ensemble de stratégies centrées sur les enfants). Voir https://www.victaasso.com/copie-de-violences-psychologiques-d 18 Outre une investigation classique de sociologie des sciences et de la connaissance autour de la genèse et de la circulation de la catégorie de perversion narcissique dans le champ de la psychanalyse, j’enquête de manière intensive dans une association. 19 Pierre Bourdieu, La domination masculine, op. cit., p. 41. 20 Ibid., p. 118. 21 Voir Nico Wilterdink, « The dynamics of inequality and habitus formation. Elias, Bourdieu, and the rise of nationalist populism », Historical Social Research, 42 (4), 2017, p. 28-29. Le cœur de l’argumentation de Wilterdink réside dans le constat suivant : à une organisation stato-nationale des interdépendances fonctionnelles, propice en particulier à la réduction des inégalités entre classes sociales et générations via l’institutionnalisation de mécanismes de solidarité et de répartition relativement équitable des revenus, s’est surajoutée une organisation transnationale qui menace ces mécanismes institués et a entraîné un accroissement des inégalités de richesse. À la suite de Stephen Mennell, Il parle ainsi de dé-démocratisation fonctionnelle. Cas Wouters insiste pour sa part sur le fait qu’ont en particulier bénéficié du développement des institutions de l’État-providence les femmes et les jeunes, « qui ont pu agir et sentir avec plus d’indépendance par rapport à leurs maris et pères – un exemple clair de démocratisation fonctionnelle : au niveau de l’État, tous les citoyens sont devenus plus interdépendants et, simultanément, beaucoup sont devenus moins subordonnés à leurs anciens supérieurs (masculins) » (Cas Wouters, « Have civilising processes changed direction? Informalisation, functional democratisation, and globalisation », Historical Social Research, 45 (2), 2020, p. 309). Mais il récuse la pertinence de la notion de dé-démocratisation fonctionnelle (à juste titre à mon sens). Selon lui, l’extension et l’approfondissement des réseaux d’interdépendances fonctionnelles à l’échelle globale provoque des phénomènes d’accroissement des inégalités en même temps que des phénomènes de réduction (ce qui est évidemment lié à la croissance économique), des processus conflictuels de désintégration autant que d’intégration, de même que des défonctionnalisations partielles, dont témoigne dans les pays riches la désindustrialisation. Cela dessine, hic et nunc, un équilibre de tensions. Il n’empêche que, sur la longue durée et dans la perspective de l’humanité tout entière, la différenciation, l’intégration et la complexité croissante des fonctions sociales, allant dans la même direction, semblent se dégager à titre de « moteurs processuels dominants » (ibid., p. 306). Sur la longue durée, cela dote d’une même directionnalité leurs processus secondaires – la démocratisation fonctionnelle et ce que Wouters appelle l’informalisation, c’est-à-dire la tendance à une variabilité plus grande et à une moindre uniformité et rigidité des normes de conduite et de régulation des émotions. 22 De même, l’écriture inclusive (parfaitement maîtrisée par les autrices), au-delà de l’objectif politique et moral qu’elle sert, devrait être considérée comme une contrainte sur laquelle s’appuyer pour améliorer le caractère congruent au réel et la cohérence interne de la théorie sociologique. 23 L’économie, pour Godelier, renverrait aux « formes et [aux] structures sociales de la production, de la répartition et de la circulation des biens qui caractérisent une société à un moment donné de son existence » (p. 46). https://journals.openedition.org/lectures/42127 15/17 12/6/2020 Le genre des capitaux 24 Bessière et Gollac visent ici surtout François de Singly et Anthony Giddens. Il me semble que, si les thèses de ces derniers sur la famille et la reconfiguration des relations de couple reflètent et reviennent à légitimer « la vision du monde des hommes blanc hétérosexuels des classes supérieurs » (p. 46), c’est peut-être d’abord parce que ce sont des sociologues qui ont mal enquêté, qui ont travaillé trop vite, qui ont cherché à diffuser dans le champ scientifique des théories empruntées à l’air du temps. Contrairement à ce qui est affirmé, Singly n’a pas réalisé sa « thèse sous la direction de Pierre Bourdieu » (p. 30). L’idée selon laquelle il aurait incorporé « des pans entiers de la théorie bourdieusienne dans le grand récit de la famille moderne » (p. 30) mériterait d’être discutée : mon impression est plutôt qu’il a mal assimilé voire tenté de discréditer l’héritage bourdieusien. Giddens a fait de même avec l’enseignement de Norbert Elias (qui lui a mis le pied à l’étrier à l’université de Leicester). Voir Marc Joly, Devenir Norbert Elias. Histoire croisée d’un processus de reconnaissance scientifique : la réception française, Paris, Fayard, 2012, p. 164-167. Dans les deux cas, nonobstant des trajectoires de reconnaissance très différentes, défaut de réflexivité et dédain pour la cumulativité scientifique ont contribué à freiner le progrès de la théorie sociologique. C’est, en définitive, tout ce qu’il y a lieu de déplorer. 25 Pour une précieuse clarification conceptuelle des états et composantes (scolaires et non scolaires) du capital culturel, voir Delphine Serre, « Le capital culturel dans tous ses états », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 191-192, 2012, p. 4-13. 26 https://pantherepremiere.org/texte/le-travail-domestique-est-la-matrice-pour-penser-le-travailgratuit/ 27 Pierre Bourdieu, La domination masculine, op. cit., p. 111. 28 Pierre Bourdieu, Sociologie générale. Volume 2 : Cours au Collège de France (1983-1986), Paris, Raisons d’agir/Seuil, 2016, p. 246. 29 « En ce qui concerne le capital économique, il va de soi que ce n’est pas mon propos, ni mon travail, ni ma spécialité » (ibid.). 30 Pierre Bourdieu, Les structures sociales de l’économie, Paris, Seuil, 2000, p. 11-12. 31 Dans un article lumineux, dont les extraits qui suivent ont été traduits par nos soins, Frédéric Lebaron a montré comment Bourdieu a mis en avant, dès le début des années 1960, quatre thèses empiriques qui constituent autant de « corrections radicales de l’économisme » : 1. « les inégalités économiques (revenus, patrimoine, etc.) sont ancrées dans la différenciation des ethos de classe », en sorte qu’il est impossible de comprendre leurs transformations indépendamment de la répartition des autres ressources et de la logique de l’habitus ; 2. « les changements démographiques, comme l’évolution des taux de natalité, résultent de “choix” familiaux, qui dépendent entre autres facteurs de différents systèmes de valeurs incorporées (y compris religieux) et de rapports particuliers à l’avenir qui sont liés aux trajectoires sociales » ; 3. « les pratiques de consommation peuvent varier de manière significative à un même niveau de revenu ou de richesse, ce qui témoigne de l’importance des styles de vie liés aux conditions de vie des classes par l’intermédiaires des habitus de classe » ; 4. « les performances éducatives et les pratiques culturelles dépendent davantage du capital culturel que des ressources économiques ». Voir Frédéric Lebaron, « Pierre Bourdieu: economic models against economism », Theory and Society, vol. 32, n° 5-6, 2003, p. 551-565 (texte accessible en ligne : http://olivier.godechot.free.fr/hopfichiers/lebaron-second-draft-edited.pdf). 32 Voir Pierre Bourdieu, Anthropologie économique. Cours au Collège de France (1992-1993), Paris, Raisons d’agir/Seuil, 2017, p. 181 : « Il est [...] compliqué de définir le capital économique ». 33 Voir Frédéric Lebaron, « L’espace social. Statistique et analyse géométrique des données dans l’œuvre de Pierre Bourdieu », in Frédéric Lebaron, Brigitte Le Roux (éd.), La méthodologie de Pierre Bourdieu en action. Espace culturel, espace social et analyse des données, Paris, Dunod, 2015, p. 43-58. 34 Pierre Bourdieu, Sociologie générale. Volume 2 : Cours au Collège de France (1983-1986), op. cit., p. 246. 35 La modestie de Bourdieu par rapport au capital économique a en quelque sorte pour équivalent la modestie de Piketty par rapport au capital culturel. Eribon et Lordon ne semblent pas comprendre que, pour faire ce qu’il fait (notamment affiner la « première loi fondamentale du capitalisme » : α = r × β), Piketty ne peut pas travailler avec le couple capital économique / capital culturel et doit laisser de côté purement et simplement le capital humain (au lieu de le sociologiser). 36 On ne saurait trop le souligner : à la base, elles incarnent surtout parfaitement une posture de recherche que Bourdieu a été amené à mettre en pratique et à théoriser au début des années 1960. Dans Travail et travailleurs en Algérie (1963) ou Un art moyen (1965), il appelait de ses vœux le dépassement de l’opposition entre l’observation ethnographique et les méthodes statistiques et, sous les auspices d’une réflexivité qui ne disait pas encore son nom mais dont l’idée était déjà centrale pour lui, plaidait pour l’articulation de la connaissance procédant de l’établissement de régularités statistiques et de la connaissance procédant de l’ouverture à l’expérience vécue. Voir Johan Heilbron, La sociologie française. Sociogenèse d’une tradition nationale, Paris, CNRS, 2020, p. 287-289. Le livre de Lise Bernard, La précarité en col blanc. Une enquête sur les agents immobiliers, Paris, PUF, 2017, est également exemplaire de ce point de vue. https://journals.openedition.org/lectures/42127 16/17 12/6/2020 Le genre des capitaux 37 Pour une reformulation de ce programme, voir Delphine Serre, Anne-Catherine Wagner, « For a relational approach to cultural capital: a concept tested by changes in the French social space », The Sociological Review, vol. 63, n° 2, 2015, p. 433-455. 38 Voir Lennart Rosenlund, « Cultural change in Norway: cultural and economic dimensions », International Journal of Contemporary Sociology, vol. 37, n° 2, 2000, p. 245–275. 39 J’esquisse ici une tentative de réorganisation conceptuelle par définition imparfaite et provisoire. Dans un souci plus important encore de resserrement, Loïc Wacquant a récemment montré que le cœur de la sociologie bourdieusienne réside dans les concepts d’espace social et de pouvoir symbolique. Voir Loïc Wacquant, « Bourdieu’s dyad: on the primacy of social space and symbolic power », in Jörg Blasius, Frédéric Lebaron, Brigitte Le Roux, Andreas Schmitz (éd.), Empirical lnvestigations of Social Space, Cham, Springer, 2019, p. 15-21 ; Loïc Wacquant, Aksu Akçaoğlu, « Pratique et pouvoir symbolique chez Bourdieu vu de Berkeley », Revue de l’Institut de Sociologie, n° 86, 2016. 40 Thomas Piketty, Le capital au XXIème siècle, Paris, Seuil, 2013. 41 Ibid., p. 50. 42 Frédéric Lebaron, « L’espace social », loc. cit., p. 50. 43 De plus en plus de travaux éclairent les rapports entre les transformations du capitalisme et du salariat d’un côté, et la reproduction des normes de genre de l’autre. Voir en particulier Gabrielle Schütz, Jeunes, jolies et sous-traitées. Les hôtesses d’accueil, Paris, La Dispute, 2018 ; Alexandra Oeser, Comment le genre construit le capital. Masculinités et féminités à l’ère de la globalisation (à paraître). 44 Mes remerciements chaleureux à Johan Heilbron, Alexandra Oeser, Corentin Roquebert et Sergio Lorenzo Sandoval Aragón pour leurs commentaires sur une première version de ce texte. Pour citer cet article Référence électronique Marc Joly, « Le genre des capitaux », Lectures [En ligne], Les notes critiques, 2020, mis en ligne le 12 juin 2020, consulté le 12 juin 2020. URL : http://journals.openedition.org/lectures/42127 Rédacteur Marc Joly Chargé de recherche au CNRS (Laboratoire Printemps, UVSQ). Droits d’auteur © Lectures - Toute reproduction interdite sans autorisation explicite de la rédaction / Any replication is submitted to the authorization of the editors https://journals.openedition.org/lectures/42127 17/17