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Le Pacifique, l'histoire, le monde (préface)

2020, Préface à "Océaniens" de Nicholas Thomas, Editions Anacharsis

Le lecteur qui se plongera dans ce livre ne verra plus le Pacifique, ni le monde, de la même manière. Le grand océan, hormis son imagerie de carte postale, se trouve aujourd'hui encore facilement remisé dans une terra incognita. Écrite par les Occidentaux, l'histoire du Pacifique n'a jamais cherché à raconter autre chose que sa propre théodicée : celle de la conquête civilisatrice. De même que le mythe étasunien de la « frontière » a longtemps éclipsé la place et le sort des Amérindiens, cette approche excluait toute part active des Insulaires dans ce qui s'est joué dans le Pacifique depuis les premières et funestes rencontres avec les Européens.

Préface. Le Pacifique, l’histoire, le monde 9 Préface Le Pacifique, l’histoire, le monde Par Éric Wittersheim Le lecteur qui se plongera dans ce livre ne verra plus le Pacifique, ni le monde, de la même manière. Le grand océan, hormis son imagerie de carte postale, se trouve aujourd’hui encore facilement remisé dans une terra incognita. Écrite par les Occidentaux, l’histoire du Pacifique n’a jamais cherché à raconter autre chose que sa propre théodicée : celle de la conquête civilisatrice. Longtemps, les sociétés océaniennes ont donc été considérées, à l’instar des sociétés africaines, comme des sociétés « sans » : sans État, sans écriture, et, par conséquent, sans histoire. De même que le mythe étasunien de la « frontière » a longtemps éclipsé la place et le sort des Amérindiens, cette approche excluait toute part active des Insulaires dans ce qui s’est joué dans le Pacifique depuis les premières et funestes rencontres avec les Européens. Les Océaniens ont d’abord été pensés comme des « Autres » absolus ; et ils occupent toujours à ce titre une place bien identifiable dans le grand bazar de l’exotisme occidental 1. Les représentations actuelles de ces peuples, au cinéma, dans la littérature, le sport ou les médias, 1. 100 Tikis (2016), ovni cinématographique réalisé par l’artiste samoan Dan Taulapapa McMullin, en témoigne d’une manière à la fois drôle et édifiante. 10 Océaniens continuent d’alimenter le mythe d’une culture océanienne authentique, caractérisée par une remarquable permanence et préservée du fracas historique contemporain. Les habitants des îles océaniennes sont représentés comme des indigènes modèles, l’incarnation idéale de leur culture. Dans le regard occidental, l’« indigène océanien » – mélanésien ou polynésien –, produit d’une anthropologie canonique, charrie des représentations qui constituent autant de propriétés culturelles dont chacun serait uniformément pourvu. En tant que tel, il n’agit pas comme un individu libre : il ne fait qu’exécuter un comportement culturel « typique », ironisait l’anthropologue Jean Bazin 2. Un comportement conditionné par les caractéristiques de son environnement social, et en particulier par les règles de la parenté et de la coutume. L’histoire a ainsi longtemps abandonné à l’anthropologie, et singulièrement en France, le quasi-monopole du discours savant sur ces populations. En prenant ses distances avec une tradition scientifique ayant pour thème central la culture, et non l’histoire des peuples du Pacifique, Nicholas Thomas montre à l’inverse que les habitants de la région ont activement participé aux mutations qui ont marqué son histoire et entraîné sa colonisation quasi complète au cours du xixe siècle. Son livre renouvelle dès lors notre regard sur des pratiques et des mondes locaux demeurés connus surtout au travers des histoires nationales et blanches, métropolitaines, qu’elles soient britannique, française, espagnole, allemande, et aussi, plus tard, australienne ou néozélandaise. Autant d’optiques qui ne correspondent guère à l’expérience des acteurs de cette histoire en général, et des Océaniens en particulier. 2. Jean Bazin, Des clous dans la Joconde. L’anthropologie autrement, avant-propos d’Alban Bensa et Vincent Descombes, chap. 1 : « L’anthropologie en question : altérité ou différence ? », Toulouse, Anacharsis, 2008, p. 45. Préface. Le Pacifique, l’histoire, le monde 11 Océaniens se présente d’abord comme un ouvrage accessible et exempt de considérations théoriques, ainsi qu’en témoigne sa réception, à sa sortie en 2010, du prestigieux Wolfson History Prize, qui récompense chaque année le meilleur livre d’histoire grand public en Angleterre. Pour autant, ce ne serait pas rendre justice à la créativité et à la ténacité dont fait preuve Nicholas Thomas que de taire le travail de fond qu’il mène depuis trois décennies pour modifier notre regard sur le Pacifique. Actuellement directeur du musée d’Archéologie et d’Anthropologie de Cambridge et professeur au Trinity College de l’université du même nom, il s’est posé très vite en contempteur de l’anthropologie fonctionnaliste et structuraliste au travers d’ouvrages critiques – Out of Time (1989), Entangled Objects (1991) ou Colonialism’s Culture (1994) – devenus des classiques. Attentif en outre au regard que portent les Insulaires d’aujourd’hui sur leur propre histoire, il reconnaît l’influence de certains penseurs océaniens reconnus tel Epeli Hau’ofa (1939-2009), précurseur de l’idée d’une Océanie autochtone et qui n’a jamais cessé d’être connectée ; de même qu’il revendique celle, plus ordinaire et en phase avec son histoire « au ras du sol » et des flots, des jeunes comme des vieux Marquisiens et Fidjiens qu’il a côtoyés sur le terrain au début de ses recherches. Certains des plus éminents anthropologues actuels, comme les Américains Marshall Sahlins et James Clifford, avancent que les populations océaniennes ont absorbé l’Occident tout autant qu’elles ont été absorbées par lui 3. Nicholas Thomas a très tôt compris que les Insulaires devaient désormais être situés au centre du récit. S’il accorde du reste autant d’attention à leur point de vue et 3. Marshall Sahlins, « The Economics of Develop-Man », dans Joel Robbins, Holly Wardlow (éd.), The Making of Global and Local Modernities in Melanesia, Aldershot, Ashgate, 1992 ; et James Clifford, Routes: Travel and Translation in the Late Twentieth Century, Cambridge/Londres, Harvard University Press, 1997. 12 Océaniens à leur histoire, c’est sans doute parce qu’il a grandi dans un pays, l’Australie (il est né en 1960 à Sydney), qui n’a accordé la citoyenneté à ses premiers habitants, les Aborigènes, qu’à la fin des années 1960. À la même époque, l’intérêt grandissant pour le Pacifique insulaire était en train de faire émerger, à l’Australian National University de Canberra où il entreprit son travail de thèse au début des années 1980, une vaste école du renouveau en sciences sociales sur le sujet : Océaniens est en partie aussi l’aboutissement du projet intellectuel de la Research School of Pacific Studies qui s’est développée au sein de cette même université autour de figures comme Greg Dening, Walter Niel Gunson ou Dorothy Shineberg, dont les travaux sont abondamment cités ici. Les reproches que Thomas formule avec d’autres à l’encontre de certains des grands maîtres de l’anthropologie du xxe siècle, tels Radcliffe-Brown ou Malinowski, tiennent en particulier à leur ignorance de l’histoire et de l’historicité propres aux sociétés océaniennes. Ceux-ci ont conçu le modèle d’une anthropologie synchronique, évitant toute forme de causalité historique et négligeant les dynamiques de transformation, et par conséquent la capacité des Océaniens à participer, voire parfois à dominer les échanges avec les Européens plutôt qu’à seulement les subir. Nicholas Thomas, qui se refuse depuis ses premiers ouvrages à toute référence à une entité culturelle homogène (il ne parle jamais de « la » société tahitienne ou fidjienne), va même plus loin que ses prédécesseurs : il n’y aurait d’anthropologie ou même de connaissance qu’historique, et toute description d’un ordre social ou culturel supposé serait vouée à être contredite par des événements, des actions, des postures qui démentent l’idée d’un monde traditionnel bien ordonné, inspirant la même conduite à chacun de ses membres. Thomas s’impose ici comme l’un des inspirateurs d’une nouvelle approche anthropologique qui, en intégrant l’histoire à ses analyses, tente davantage Préface. Le Pacifique, l’histoire, le monde 13 de décrire et de raconter plutôt que d’« expliquer » à partir de modèles explicatifs surplombants. En sorte que si les caractéristiques sociales, politiques et linguistiques globales partagées par les Océaniens ont fait l’objet d’un grand nombre de travaux savants, l’histoire de ce Pacifique-là, dynamique et diverse, nous est longtemps restée largement inconnue. Pourtant, les signes et les indices de son existence étaient là, épars. Encore fallait-il comprendre que ses habitants nous avaient été rendus invisibles. Pour réécrire cette histoire du Pacifique, il ne suffisait pas de « brosser à contresens le poil trop luisant de l’histoire », comme le suggérait élégamment Walter Benjamin, ni d’aller « dans le sens » des archives coloniales avec Ann Laura Stoler 4. Il fallait dans le même temps considérer de nouvelles sources et aborder autrement celles dont on disposait déjà. En historien quelque peu iconoclaste, outre les archives classiques (officielles ou privées : récits, livres de bord, écrits missionnaires, articles de journaux…), Thomas s’est donc intéressé aux différentes formes de représentations des Insulaires du Pacifique : les journaux du capitaine Cook et autres savants qui l’accompagnaient, l’iconographie coloniale à travers les cartes postales, les gravures et les photos. Mais ce sont aussi les objets d’art océanien, ainsi que leur place dans les musées, la culture matérielle, les tatouages qui ont retenu son attention, et l’ont conduit à considérer ceux-ci comme autant de sources originales sur cette période et ces rencontres. Toutes traces qui comportent des indices d’autres points de vue, d’autres détails jusqu’ici négligés (emprunts, attitudes…), témoignant d’une certaine porosité des frontières culturelles. Des preuves tangibles, écrites, dessinées ou sculptées, qui nous informent sur les points de vue océaniens au sujet 4. Ann Laura Stoler, Au cœur de l’archive coloniale. Questions de méthode [2009], Paris, EHESS, 2019. 14 Océaniens de la rencontre avec le monde européen. À cet égard, la récente exposition d’envergure qu’il a conçue en 2019 pour le musée du Quai Branly et sobrement intitulée « Océanie » constituait en quelque sorte une réitération de son ouvrage par la mise en scène muséographique 5. Car Océaniens, n’en doutons pas, constitue la somme de ses recherches : somme en ce qu’elle englobe à la fois une très longue période et l’ensemble de la région, mais une somme délestée des débats épistémologiques et qui parvient enfin, dans une entreprise constamment narrative servie par un style fluide, à saisir ensemble chacun des angles examinés dans la vingtaine d’ouvrages qu’il a jusqu’ici publiés : les objets et les histoires, les faits et les hommes. L’originalité de ce livre réside ainsi dans un élargissement du regard, capable de restituer les expériences vécues par les Insulaires au cours de ce que l’auteur nomme le « long xixe siècle ». Un siècle qui englobe la fin du xviiie siècle et le début du xxe, et qui va précipiter le Pacifique dans la marche de l’Europe et du monde. Cette période n’est plus celle des rencontres sporadiques et espacées. Elle est au contraire marquée par l’imposition progressive d’un ordre colonial plus ferme, plus dur : création de réserves et de statuts indigènes, répression, développement de l’administration, impôts, travail plus ou moins forcé sur les plantations du « Kwinslan » (le Queensland australien) 6. Les contacts entre Européens et Océaniens s’opèrent dans l’ombre de la mort. Certains passages de l’ouvrage sur la violence entourant le recrutement très controversé de main-d’œuvre indigène dans les îles (le blackbirding) 5. Exposition conçue avec Peter Brunt et Stéphanie Leclerc-Caffarel, initialement présentée à la Royal Academy of Arts de Londres en 2017. 6. Pour le cas français, on pourra lire notamment Isabelle Merle et Adrian Muckle, L’Indigénat. Genèses dans l’empire français, pratiques et Nouvelle-Calédonie, éditions du CNRS, 2019. Préface. Le Pacifique, l’histoire, le monde 15 s’avèrent difficilement soutenables, cent cinquante ans après les faits : le lecteur qui, à un degré ou à un autre, connaît le Pacifique, aura peine à imaginer que ce sont ces mêmes îles qui ont été le théâtre de faits aussi tragiques. Où sont-elles donc les îles idylliques de ce grand océan appelé pacifique, habité par des populations accueillantes et comme épargnées par le péché originel ? De cette imagerie chargée d’exotisme découverte jadis à travers le regard ébahi d’un Marlon Brando ou plus récemment dans Vaiana des studios Disney 7, nourrie également par de nombreux ouvrages édifiants sur les secrets de l’île de Pâques ou la douceur légendaire des vahinés polynésiennes, le lecteur ne trouvera rien ici. De la nostalgie d’un âge d’or précolonial, paisible et harmonieux, qui habite les œuvres pourtant plus sombres de Stevenson, de Segalen ou de Gauguin, il ne retrouvera rien non plus. Tout ce qu’il trouvera, c’est une histoire pleine de bruit et de fureur ; une histoire imprégnée de violences et d’incompréhensions. Loin, bien loin de l’image d’un continent oublié par le temps. De l’île de Pâques, il sera pourtant question, mais l’on comprendra vite que le mystère de la disparition quasi totale des Pascuans et de leur culture doit en réalité beaucoup plus à l’histoire coloniale du Pérou qu’à un quelconque « effondrement » sur soimême. De Tahiti, de Hawai’i et de bien d’autres îles il sera aussi fait mention, mais la vision irénique qui s’en dégage bien souvent dans la prose occidentale s’avère fort loin du noir tableau d’intrigues, d’épidémies, de massacres aveugles et de coups de force que ce livre dévoile pas à pas. De ce continent liquide, fragmenté en îles éparses, Océaniens parvient pourtant à tisser une histoire commune, elle-même tressée de multiples histoires faites d’une 7. Jessica De Largy Healy, Éric Wittersheim, « Le Pacifique au cinéma : représentations et réappropriations », « Filmer (dans) le Pacifique », Journal de la Société des océanistes, no 148, 2019, p. 5-22. 16 Océaniens succession de rencontres, d’événements, d’échanges et de conflits entre Insulaires et Européens. En y réintégrant les Océaniens, Thomas leur restitue leur rôle d’acteurs importants des débuts de la mondialisation des échanges économiques à la toute fin du xviiie siècle. Cette histoire du Pacifique à l’ère impériale rompt ainsi avec une vision évolutionniste et téléologique, dans laquelle le continent océanien n’apparaît que tardivement touché par la modernité et la mondialisation, presque comme une fatalité. Elle décrit au contraire un Pacifique rongé par l’argent, la violence et la cupidité, insérant brutalement les peuples océaniens au sein du monde connecté qui émerge au xixe siècle avec l’essor de l’impérialisme et du capitalisme global. Dès le début, les Océaniens ont donc été des acteurs à part entière de ces rencontres, nous dit Thomas. Les relations coloniales ne se bornent pas à des face-à-face aussi nombreux que violents. Elles se déploient, particulièrement dans les premiers temps, dans des formes d’interactions où chacun joue sa partition et considère son intérêt particulier en fonction des nouvelles configurations que ces rencontres inédites engendrent. Elles sont traversées par des formes de négociations. Victimes de la violence coloniale – économique tout autant que politique –, les Océaniens ne sont jamais ici des victimes tout court. Thomas ne sous-estime pour autant nulle part la nature profondément inégale des conflits qui ont opposé Insulaires et Occidentaux. Il n’existe pas chez lui d’indigène type, non plus que de type idéal du colon ou explorateur français ou britannique. Dans cette micro-histoire articulée autour d’événements oubliés ou au contraire magnifiés par la « grande » histoire, des individus se distinguent en effet ; mais c’est toujours par ce qu’ils ont fait ou ce que nous savons de leurs actions, et non pour ce qu’ils auraient supposément pensé à l’époque en tant qu’Européens ou Océaniens. Il fait apparaître des acteurs – des hommes surtout – singuliers. Préface. Le Pacifique, l’histoire, le monde 17 Océaniens esquisse le portrait de quelques figures politiques majeures, comme Kamehameha, Pomare Ier ou Ataï, mais aussi celui d’un grand nombre de personnages de moindre renom, qui demeurèrent de parfaits inconnus avant que ne soient exhumées les traces, ténues mais tenaces, qu’ils ont laissées. Au-delà des quelques figures de cette période, héros dont l’importance doit beaucoup aux usages symboliques qu’on en a fait, surgissent alors des individus dont l’existence se révèle avoir été, comme celle de beaucoup d’autres gens ordinaires, en réalité tout à fait extraordinaire. Par-delà l’intérêt heuristique d’une histoire « par le bas », Nicholas Thomas met l’accent tout au long du livre sur un autre facteur essentiel à la compréhension du Pacifique et du monde impérial : les nombreuses circulations induites par la « découverte » des îles par le capitaine Cook à la fin du xviiie siècle. Les Océaniens prolongent et renouent aussitôt avec une circulation transpacifique qui a caractérisé toute leur histoire depuis leur propre découverte de ces îles plusieurs millénaires auparavant. Les qualités de navigateurs des Polynésiens vont très vite en faire des recrues prisées pour la pêche à la baleine et le commerce interinsulaire. Dès les premiers contacts, des marins hawaiiens, marquisiens, tahitiens circulent entre la plupart des îles de la région : Samoa, Tonga, Nouvelle-Zélande, mais aussi vers la Mélanésie aux terres plus vastes et montagneuses, riches en ressources de toutes sortes, comme les îles Salomon ou les Nouvelles-Hébrides (aujourd’hui, Vanuatu). Rapidement, des individus et parfois des groupes de travailleurs commencent à séjourner sur d’autres îles, inaugurant de nouvelles formes de relations, souvent inégales mais porteuses de nouvelles dynamiques. Qu’ils s’opposent à eux ou soient au contraire engagés aux côtés des Européens (marins, marchands, missionnaires ou agents coloniaux), les Océaniens agissent : ils échangent, travaillent, discutent, se battent. 18 Océaniens En même temps que s’impose la frontière raciale de part et d’autre d’un sillon colonial déjà bien tracé, l’idée d’une homogénéité sociale et culturelle du monde océanien face au monde européen se dissout quant à elle rapidement. En fait, dès le début des contacts, on perçoit des regards et des désirs contrastés dans le rapport ambivalent des Océaniens au monde colonial européen, y compris au sein d’un même archipel, village, famille ou fratrie. Il existe aujourd’hui de nombreux indices d’expériences et de discours partagés par les Océaniens au sujet des conséquences, bonnes ou mauvaises, de l’arrivée des Blancs. Mais Thomas révèle aussi nombre d’expériences plus intimes. Il décrit de petits univers sociaux où les interactions coloniales étaient en certains endroits fréquentes, voire constantes et multiformes. La figure bien connue du « bon sauvage », élaborée en Europe à la fin du xviiie siècle afin de figurer l’état de nature et qui situait implicitement l’Occident au sommet de l’évolution humaine, cachait un autre « sauvage ». Un sauvage océanien tout aussi curieux et avide de l’autre que l’étaient les Européens, et cosmopolite celui-là : tout autant attiré par la société occidentale qu’attaché à la sienne, et en quelque sorte plus tout à fait à sa place dans aucun de ces deux mondes. Le portrait qu’il dresse de Kualelo, ce jeune Hawaiien dont la brève trajectoire ouvre le livre, est celui d’un homme également empreint de nostalgie et de désir d’exotisme. Les Insulaires que l’on croise dans cet ouvrage possèdent eux aussi des représentations et des formes d’idéalisation de l’Autre, c’est-à-dire, cette fois, le monde des Blancs et l’Europe. Tous ces points de vue et ces récits alternatifs, ces points de vue océaniens sur le monde, jusqu’ici ignorés ou présentés hors du contexte colonial qui les rend justement aujourd’hui si intéressants à nos yeux, nous instruisent autrement sur ces rencontres. Océaniens nous fait ainsi découvrir un continent très ouvert, où les individus, les idées, les langues, les modes, Préface. Le Pacifique, l’histoire, le monde 19 les objets et l’argent circulent beaucoup, et de plus en plus. Nombre d’Océaniens travaillent sur les bateaux, voyageant d’île en île et nouant ou renouant des relations avec d’autres Océaniens, puis résidant sur des plantations ou dans les villes naissantes. Ces situations nouvelles inaugurent d’autres formes de relations entre eux. À l’époque, les Insulaires ne semblaient pas spontanément réunis par une solidarité particulière. Certains participèrent à l’exploitation d’autres Insulaires, ou simplement commercèrent avec eux depuis et grâce à la position qu’ils avaient acquise dans la société européenne. Ce qui signifie que les Océaniens pouvaient être attirés par le monde mercantiliste introduit par les Européens sans que cela ne les coupe obligatoirement de leur propre univers. Cet engagement dans le monde européen constituait même parfois une stratégie pour atteindre un objectif entièrement tourné vers des enjeux internes à leur univers dit traditionnel. Réinstaller les Insulaires du Pacifique à une place centrale dans leur propre histoire conduit ainsi à adopter une lecture plus fine de leurs relations avec les Européens. Les rapports de domination sont des phénomènes complexes, qui ne se résument pas à l’exercice de la force ou du pouvoir. Sans ignorer les fortes contraintes qui pèsent sur eux, l’histoire des gens et des pratiques ordinaires permet de restituer la subjectivité historique et la résilience des populations locales. Ce qui conduit aussi, inévitablement, à une réappréciation des capacités et des formes de résistance des Océaniens, lesquelles ne se limitent pas aux mobilisations politiques collectives et organisées qui ont marqué, au xixe comme au xxe siècle, l’opposition à la colonisation européenne. C’est dans la deuxième moitié du xixe siècle que se sont véritablement implantés les drapeaux et les frontières qui allaient figer les contours géopolitiques du Pacifique tel que nous le connaissons actuellement. En devenant 20 Océaniens indépendants, les États de la région ont remplacé les drapeaux et parfois les noms des anciennes colonies, mais n’en ont guère modifié les tracés géographiques. La consolidation de cet ordre colonial a longtemps inspiré une histoire dite « island-centered », qui respectait rigoureusement les limites imaginaires imposées aux Océaniens par les rivalités impériales mais ignorait le mouvement et le dynamisme de cette région. La colonisation aura cependant contribué à forger un commun sentiment d’appartenance à une culture océanienne régionale, largement construite dans l’adversité et à travers l’altérité instaurée entre « eux » et « nous » par les Européens. Le Pacifique d’aujourd’hui, traversé par de multiples circulations de personnes et de choses, et dont l’économie et la démographie sont étroitement associées à la diaspora installée aux États-Unis, en Nouvelle-Zélande, en Australie ou en Europe, témoigne de la vigueur présente de la « grande famille océanienne ». Davantage qu’un continent isolé et « hors du temps », c’est la Méditerranée de Braudel que le Pacifique de Thomas évoque à plusieurs moments. L’histoire qu’il développe bouscule nos certitudes sur l’Océanie, mais aussi celles que nous possédons sur l’histoire globale. Car il s’est joué ici une partition qui détonne par rapport à bien d’autres, mieux connues, qui prirent place sur d’autres continents. De surcroît, ces recherches se déploient désormais dans un Pacifique où le rapport de force symbolique s’est inversé, bien différent de celui qui a pu prévaloir jusque dans les années 1970 ou 1980 dans certaines colonies, telle la Nouvelle-Calédonie où s’est déroulé, sur l’île d’Ouvéa en avril 1988, le dernier massacre colonial perpétré par une armée européenne. Naguère encore dominées et méprisées, les nations océaniennes, qu’elles soient devenues ou non indépendantes, sont maintenant reconnues politiquement et respectées culturellement. Préface. Le Pacifique, l’histoire, le monde 21 Il existe des éléments à l’appui d’une lecture optimiste de la manière dont les Océaniens se sont adaptés aux changements introduits par le monde occidental moderne, surtout au regard de leur très faible population globale – à peine une dizaine de millions – et de la douloureuse histoire qu’ils ont connue. Les îles du Pacifique sont presque uniquement gouvernées par des leaders autochtones, porteurs d’une voix océanienne forte. Le nombre important de voix qu’ils possèdent, malgré leur petite taille respective, à l’Assemblée générale de l’Unesco et aux Nations unies ; la place des œuvres d’art océanien dans les musées internationaux ; leur présence incontournable et fortement médiatisée dans certains sports professionnels comme le rugby, mais aussi leur capacité à maintenir leur souveraineté politique et culturelle sont autant de domaines qui permettent aux Océaniens d’affirmer qu’ils comptent sur le plan politique. Si la dépendance économique du Pacifique insulaire s’est indubitablement accrue depuis leurs indépendances, l’illusion qui porterait à croire que ces îles ne feraient que découvrir les véritables effets de la mondialisation s’évanouira définitivement à la lecture de ce livre. L’actuelle accélération de leur intégration au marché économique mondial, caractérisée à la fois par les importants investissements chinois dans la région et par l’adhésion massive des États insulaires à l’OMC, s’inscrit en effet dans la continuité directe des échanges avec l’Asie, l’Europe et le reste du monde que Nicholas Thomas décortique dans le présent ouvrage. Après un court xxe siècle dominé par un ordre colonial français ou britannique ayant imposé la paix par la force, l’ère des indépendances des années 1960-1970 allait ramener ces îles et leurs populations dans une relation plus directe à la marche du monde. La crise environnementale mondiale majeure annoncée par les scientifiques contribue à nourrir les discours apocalyptiques sur le Pacifique Sud, 22 Océaniens considéré comme particulièrement menacé par le changement climatique. Mais là encore, les ravages écologiques dus à l’exploitation économique effrénée des ressources insulaires n’ont rien de véritablement nouveau. Dans cette perspective, moins qu’une parenthèse, la réintégration du Pacifique dans le marché mondial, en ce début de xxie siècle multipolaire et postcolonial, semble ouvrir un nouveau chapitre de la longue histoire océanienne. Depuis plusieurs siècles, cette histoire est parsemée de rencontres avec les mondes européen et asiatique, et ces rencontres n’ont fait que renforcer la conscience et le poids symbolique d’un Pacifique océanien, sorte d’empire acéphale et adepte du soft power, un empire que l’on pourrait même par moments qualifier de « nomade » tant les circulations de personnes et de biens continuent d’y jouer un rôle central. Chez Kualelo comme chez les Océaniens d’aujourd’hui, pour beaucoup engagés dans des trajectoires itinérantes qui les font voyager, au gré de leurs études ou de leur enrôlement dans l’armée, le sport ou la religion, il existe peut-être le même et étonnant mélange de références locales fortes et d’emprunts délibérés à une modernité censée être une menace pour leur intégrité culturelle. Un paradoxe, tant le Pacifique a toujours été regardé comme le continent par excellence du rapport à la terre, et de l’inscription immémoriale des hommes dans des lieux. La mise en exergue de ces nombreuses circulations, tout comme la réinscription du Pacifique dans une économie-monde, complètent une histoire globale qui, souvent amputée de l’espace océanien, ne l’était jusqu’ici pas vraiment. Le caractère singulier du Pacifique et de sa colonisation a longtemps empêché de l’aborder à partir de ses liens avec d’autres entreprises impériales ou des populations les ayant subies. Du point de vue de la conquête occidentale, et notamment de la manière dont celle-ci les a considérés Préface. Le Pacifique, l’histoire, le monde 23 et traités, l’histoire des Océaniens évoquera peut-être au lecteur celle des Amérindiens. Ce monde en transition rappelle parfois celui du « middle ground » américain de Richard White 8, cette période où les barrières séparant les Blancs des Indiens sont encore poreuses, et ne sont pas définies ni fixées. Des liens historiques directs existent entre la conquête de l’Ouest américain et la colonisation du Pacifique Sud, ce qui donne au passage la mesure de l’insertion mondiale de ce dernier. Par ailleurs, des entreprises commerciales aventureuses s’y construisent de manière analogue dans des sociétés plus ou moins sans État, au milieu de populations indigènes qui ont un rapport à la propriété foncière que les Européens ne comprennent pas, ou ignorent. Mais là où les États-Unis ont privé de leurs terres les populations amérindiennes en même temps qu’ils importaient des esclaves africains pour les exploiter, en revanche, dans le Pacifique insulaire, ces deux rôles ont été incarnés par la même population : les Océaniens. Une nuance de taille, qui rappelle aussi la diversité de registres que les mondes coloniaux furent capables d’adopter à l’égard des populations qu’ils soumettaient, d’une manière ou d’une autre, à leur domination. Mais ce serait à nouveau faire la part trop belle à une vision européenne que de se borner à comparer ici les différentes entreprises de colonisation entre elles. Dénouer les liens complexes que l’histoire, l’anthropologie, l’archéologie et la science en général ont entretenus avec le projet impérial nous conduit à adopter avec envie le décentrement du regard auquel nous invitent à la fois les Océaniens d’aujourd’hui et ce grand livre consacré aux Océaniens d’hier. 8. Richard White, Le Middle Ground. Indiens, empires et républiques dans la région des Grands Lacs (1650-1815) [1991], Toulouse, Anacharsis, 2020 (1re éd. 2009).