Préface. Le Pacifique, l’histoire, le monde
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Préface
Le Pacifique, l’histoire, le monde
Par Éric Wittersheim
Le lecteur qui se plongera dans ce livre ne verra plus le
Pacifique, ni le monde, de la même manière.
Le grand océan, hormis son imagerie de carte postale, se trouve aujourd’hui encore facilement remisé dans
une terra incognita. Écrite par les Occidentaux, l’histoire
du Pacifique n’a jamais cherché à raconter autre chose
que sa propre théodicée : celle de la conquête civilisatrice. Longtemps, les sociétés océaniennes ont donc été
considérées, à l’instar des sociétés africaines, comme des
sociétés « sans » : sans État, sans écriture, et, par conséquent, sans histoire. De même que le mythe étasunien de
la « frontière » a longtemps éclipsé la place et le sort des
Amérindiens, cette approche excluait toute part active des
Insulaires dans ce qui s’est joué dans le Pacifique depuis
les premières et funestes rencontres avec les Européens.
Les Océaniens ont d’abord été pensés comme des
« Autres » absolus ; et ils occupent toujours à ce titre une
place bien identifiable dans le grand bazar de l’exotisme
occidental 1. Les représentations actuelles de ces peuples,
au cinéma, dans la littérature, le sport ou les médias,
1. 100 Tikis (2016), ovni cinématographique réalisé par l’artiste samoan Dan
Taulapapa McMullin, en témoigne d’une manière à la fois drôle et édifiante.
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Océaniens
continuent d’alimenter le mythe d’une culture océanienne
authentique, caractérisée par une remarquable permanence et préservée du fracas historique contemporain.
Les habitants des îles océaniennes sont représentés
comme des indigènes modèles, l’incarnation idéale de leur
culture. Dans le regard occidental, l’« indigène océanien »
– mélanésien ou polynésien –, produit d’une anthropologie canonique, charrie des représentations qui constituent
autant de propriétés culturelles dont chacun serait uniformément pourvu. En tant que tel, il n’agit pas comme
un individu libre : il ne fait qu’exécuter un comportement
culturel « typique », ironisait l’anthropologue Jean Bazin 2.
Un comportement conditionné par les caractéristiques de
son environnement social, et en particulier par les règles
de la parenté et de la coutume. L’histoire a ainsi longtemps
abandonné à l’anthropologie, et singulièrement en France,
le quasi-monopole du discours savant sur ces populations.
En prenant ses distances avec une tradition scientifique ayant pour thème central la culture, et non l’histoire des peuples du Pacifique, Nicholas Thomas montre
à l’inverse que les habitants de la région ont activement
participé aux mutations qui ont marqué son histoire et
entraîné sa colonisation quasi complète au cours du xixe
siècle. Son livre renouvelle dès lors notre regard sur des
pratiques et des mondes locaux demeurés connus surtout
au travers des histoires nationales et blanches, métropolitaines, qu’elles soient britannique, française, espagnole,
allemande, et aussi, plus tard, australienne ou néozélandaise. Autant d’optiques qui ne correspondent guère
à l’expérience des acteurs de cette histoire en général, et
des Océaniens en particulier.
2. Jean Bazin, Des clous dans la Joconde. L’anthropologie autrement, avant-propos
d’Alban Bensa et Vincent Descombes, chap. 1 : « L’anthropologie en question :
altérité ou différence ? », Toulouse, Anacharsis, 2008, p. 45.
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Océaniens se présente d’abord comme un ouvrage accessible et exempt de considérations théoriques, ainsi qu’en
témoigne sa réception, à sa sortie en 2010, du prestigieux
Wolfson History Prize, qui récompense chaque année le
meilleur livre d’histoire grand public en Angleterre.
Pour autant, ce ne serait pas rendre justice à la créativité et à la ténacité dont fait preuve Nicholas Thomas que
de taire le travail de fond qu’il mène depuis trois décennies
pour modifier notre regard sur le Pacifique. Actuellement
directeur du musée d’Archéologie et d’Anthropologie de
Cambridge et professeur au Trinity College de l’université du même nom, il s’est posé très vite en contempteur
de l’anthropologie fonctionnaliste et structuraliste au travers d’ouvrages critiques – Out of Time (1989), Entangled
Objects (1991) ou Colonialism’s Culture (1994) – devenus
des classiques. Attentif en outre au regard que portent les
Insulaires d’aujourd’hui sur leur propre histoire, il reconnaît l’influence de certains penseurs océaniens reconnus
tel Epeli Hau’ofa (1939-2009), précurseur de l’idée d’une
Océanie autochtone et qui n’a jamais cessé d’être connectée ; de même qu’il revendique celle, plus ordinaire et en
phase avec son histoire « au ras du sol » et des flots, des
jeunes comme des vieux Marquisiens et Fidjiens qu’il a
côtoyés sur le terrain au début de ses recherches.
Certains des plus éminents anthropologues actuels,
comme les Américains Marshall Sahlins et James Clifford, avancent que les populations océaniennes ont
absorbé l’Occident tout autant qu’elles ont été absorbées
par lui 3. Nicholas Thomas a très tôt compris que les Insulaires devaient désormais être situés au centre du récit. S’il
accorde du reste autant d’attention à leur point de vue et
3. Marshall Sahlins, « The Economics of Develop-Man », dans Joel Robbins,
Holly Wardlow (éd.), The Making of Global and Local Modernities in Melanesia, Aldershot, Ashgate, 1992 ; et James Clifford, Routes: Travel and Translation in the Late Twentieth Century, Cambridge/Londres, Harvard University
Press, 1997.
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Océaniens
à leur histoire, c’est sans doute parce qu’il a grandi dans
un pays, l’Australie (il est né en 1960 à Sydney), qui n’a
accordé la citoyenneté à ses premiers habitants, les Aborigènes, qu’à la fin des années 1960. À la même époque,
l’intérêt grandissant pour le Pacifique insulaire était en
train de faire émerger, à l’Australian National University
de Canberra où il entreprit son travail de thèse au début
des années 1980, une vaste école du renouveau en sciences
sociales sur le sujet : Océaniens est en partie aussi l’aboutissement du projet intellectuel de la Research School of
Pacific Studies qui s’est développée au sein de cette même
université autour de figures comme Greg Dening, Walter
Niel Gunson ou Dorothy Shineberg, dont les travaux sont
abondamment cités ici.
Les reproches que Thomas formule avec d’autres à
l’encontre de certains des grands maîtres de l’anthropologie du xxe siècle, tels Radcliffe-Brown ou Malinowski,
tiennent en particulier à leur ignorance de l’histoire et de
l’historicité propres aux sociétés océaniennes. Ceux-ci ont
conçu le modèle d’une anthropologie synchronique, évitant toute forme de causalité historique et négligeant les
dynamiques de transformation, et par conséquent la capacité des Océaniens à participer, voire parfois à dominer
les échanges avec les Européens plutôt qu’à seulement les
subir. Nicholas Thomas, qui se refuse depuis ses premiers
ouvrages à toute référence à une entité culturelle homogène (il ne parle jamais de « la » société tahitienne ou
fidjienne), va même plus loin que ses prédécesseurs : il n’y
aurait d’anthropologie ou même de connaissance qu’historique, et toute description d’un ordre social ou culturel
supposé serait vouée à être contredite par des événements,
des actions, des postures qui démentent l’idée d’un monde
traditionnel bien ordonné, inspirant la même conduite à
chacun de ses membres. Thomas s’impose ici comme l’un
des inspirateurs d’une nouvelle approche anthropologique
qui, en intégrant l’histoire à ses analyses, tente davantage
Préface. Le Pacifique, l’histoire, le monde
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de décrire et de raconter plutôt que d’« expliquer » à partir
de modèles explicatifs surplombants.
En sorte que si les caractéristiques sociales, politiques
et linguistiques globales partagées par les Océaniens ont
fait l’objet d’un grand nombre de travaux savants, l’histoire de ce Pacifique-là, dynamique et diverse, nous est
longtemps restée largement inconnue. Pourtant, les signes
et les indices de son existence étaient là, épars. Encore
fallait-il comprendre que ses habitants nous avaient été
rendus invisibles.
Pour réécrire cette histoire du Pacifique, il ne suffisait
pas de « brosser à contresens le poil trop luisant de l’histoire », comme le suggérait élégamment Walter Benjamin,
ni d’aller « dans le sens » des archives coloniales avec Ann
Laura Stoler 4. Il fallait dans le même temps considérer
de nouvelles sources et aborder autrement celles dont on
disposait déjà. En historien quelque peu iconoclaste, outre
les archives classiques (officielles ou privées : récits, livres
de bord, écrits missionnaires, articles de journaux…),
Thomas s’est donc intéressé aux différentes formes de
représentations des Insulaires du Pacifique : les journaux
du capitaine Cook et autres savants qui l’accompagnaient,
l’iconographie coloniale à travers les cartes postales, les
gravures et les photos. Mais ce sont aussi les objets d’art
océanien, ainsi que leur place dans les musées, la culture
matérielle, les tatouages qui ont retenu son attention, et
l’ont conduit à considérer ceux-ci comme autant de sources
originales sur cette période et ces rencontres. Toutes traces
qui comportent des indices d’autres points de vue, d’autres
détails jusqu’ici négligés (emprunts, attitudes…), témoignant d’une certaine porosité des frontières culturelles.
Des preuves tangibles, écrites, dessinées ou sculptées, qui
nous informent sur les points de vue océaniens au sujet
4. Ann Laura Stoler, Au cœur de l’archive coloniale. Questions de méthode [2009],
Paris, EHESS, 2019.
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Océaniens
de la rencontre avec le monde européen. À cet égard, la
récente exposition d’envergure qu’il a conçue en 2019
pour le musée du Quai Branly et sobrement intitulée
« Océanie » constituait en quelque sorte une réitération de
son ouvrage par la mise en scène muséographique 5.
Car Océaniens, n’en doutons pas, constitue la somme
de ses recherches : somme en ce qu’elle englobe à la fois
une très longue période et l’ensemble de la région, mais
une somme délestée des débats épistémologiques et qui
parvient enfin, dans une entreprise constamment narrative servie par un style fluide, à saisir ensemble chacun
des angles examinés dans la vingtaine d’ouvrages qu’il
a jusqu’ici publiés : les objets et les histoires, les faits et
les hommes.
L’originalité de ce livre réside ainsi dans un élargissement du regard, capable de restituer les expériences vécues
par les Insulaires au cours de ce que l’auteur nomme le
« long xixe siècle ». Un siècle qui englobe la fin du xviiie
siècle et le début du xxe, et qui va précipiter le Pacifique
dans la marche de l’Europe et du monde. Cette période
n’est plus celle des rencontres sporadiques et espacées. Elle
est au contraire marquée par l’imposition progressive d’un
ordre colonial plus ferme, plus dur : création de réserves et
de statuts indigènes, répression, développement de l’administration, impôts, travail plus ou moins forcé sur les
plantations du « Kwinslan » (le Queensland australien) 6.
Les contacts entre Européens et Océaniens s’opèrent
dans l’ombre de la mort. Certains passages de l’ouvrage
sur la violence entourant le recrutement très controversé
de main-d’œuvre indigène dans les îles (le blackbirding)
5. Exposition conçue avec Peter Brunt et Stéphanie Leclerc-Caffarel, initialement présentée à la Royal Academy of Arts de Londres en 2017.
6. Pour le cas français, on pourra lire notamment Isabelle Merle et Adrian Muckle, L’Indigénat. Genèses dans l’empire français, pratiques et Nouvelle-Calédonie,
éditions du CNRS, 2019.
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s’avèrent difficilement soutenables, cent cinquante ans
après les faits : le lecteur qui, à un degré ou à un autre,
connaît le Pacifique, aura peine à imaginer que ce sont ces
mêmes îles qui ont été le théâtre de faits aussi tragiques.
Où sont-elles donc les îles idylliques de ce grand océan
appelé pacifique, habité par des populations accueillantes
et comme épargnées par le péché originel ? De cette
imagerie chargée d’exotisme découverte jadis à travers
le regard ébahi d’un Marlon Brando ou plus récemment
dans Vaiana des studios Disney 7, nourrie également par
de nombreux ouvrages édifiants sur les secrets de l’île
de Pâques ou la douceur légendaire des vahinés polynésiennes, le lecteur ne trouvera rien ici. De la nostalgie d’un
âge d’or précolonial, paisible et harmonieux, qui habite les
œuvres pourtant plus sombres de Stevenson, de Segalen
ou de Gauguin, il ne retrouvera rien non plus.
Tout ce qu’il trouvera, c’est une histoire pleine de
bruit et de fureur ; une histoire imprégnée de violences
et d’incompréhensions. Loin, bien loin de l’image d’un
continent oublié par le temps. De l’île de Pâques, il sera
pourtant question, mais l’on comprendra vite que le mystère de la disparition quasi totale des Pascuans et de leur
culture doit en réalité beaucoup plus à l’histoire coloniale
du Pérou qu’à un quelconque « effondrement » sur soimême. De Tahiti, de Hawai’i et de bien d’autres îles il
sera aussi fait mention, mais la vision irénique qui s’en
dégage bien souvent dans la prose occidentale s’avère fort
loin du noir tableau d’intrigues, d’épidémies, de massacres
aveugles et de coups de force que ce livre dévoile pas à pas.
De ce continent liquide, fragmenté en îles éparses,
Océaniens parvient pourtant à tisser une histoire commune, elle-même tressée de multiples histoires faites d’une
7. Jessica De Largy Healy, Éric Wittersheim, « Le Pacifique au cinéma : représentations et réappropriations », « Filmer (dans) le Pacifique », Journal de la
Société des océanistes, no 148, 2019, p. 5-22.
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Océaniens
succession de rencontres, d’événements, d’échanges et de
conflits entre Insulaires et Européens. En y réintégrant
les Océaniens, Thomas leur restitue leur rôle d’acteurs
importants des débuts de la mondialisation des échanges
économiques à la toute fin du xviiie siècle. Cette histoire
du Pacifique à l’ère impériale rompt ainsi avec une vision
évolutionniste et téléologique, dans laquelle le continent
océanien n’apparaît que tardivement touché par la modernité et la mondialisation, presque comme une fatalité. Elle
décrit au contraire un Pacifique rongé par l’argent, la violence et la cupidité, insérant brutalement les peuples océaniens au sein du monde connecté qui émerge au xixe siècle
avec l’essor de l’impérialisme et du capitalisme global.
Dès le début, les Océaniens ont donc été des acteurs à
part entière de ces rencontres, nous dit Thomas. Les relations coloniales ne se bornent pas à des face-à-face aussi
nombreux que violents. Elles se déploient, particulièrement
dans les premiers temps, dans des formes d’interactions où
chacun joue sa partition et considère son intérêt particulier
en fonction des nouvelles configurations que ces rencontres
inédites engendrent. Elles sont traversées par des formes
de négociations. Victimes de la violence coloniale – économique tout autant que politique –, les Océaniens ne sont
jamais ici des victimes tout court. Thomas ne sous-estime
pour autant nulle part la nature profondément inégale des
conflits qui ont opposé Insulaires et Occidentaux.
Il n’existe pas chez lui d’indigène type, non plus que de
type idéal du colon ou explorateur français ou britannique.
Dans cette micro-histoire articulée autour d’événements
oubliés ou au contraire magnifiés par la « grande » histoire,
des individus se distinguent en effet ; mais c’est toujours par
ce qu’ils ont fait ou ce que nous savons de leurs actions, et
non pour ce qu’ils auraient supposément pensé à l’époque
en tant qu’Européens ou Océaniens. Il fait apparaître des
acteurs – des hommes surtout – singuliers.
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Océaniens esquisse le portrait de quelques figures politiques majeures, comme Kamehameha, Pomare Ier ou
Ataï, mais aussi celui d’un grand nombre de personnages
de moindre renom, qui demeurèrent de parfaits inconnus avant que ne soient exhumées les traces, ténues mais
tenaces, qu’ils ont laissées. Au-delà des quelques figures de
cette période, héros dont l’importance doit beaucoup aux
usages symboliques qu’on en a fait, surgissent alors des
individus dont l’existence se révèle avoir été, comme celle
de beaucoup d’autres gens ordinaires, en réalité tout à fait
extraordinaire.
Par-delà l’intérêt heuristique d’une histoire « par le
bas », Nicholas Thomas met l’accent tout au long du
livre sur un autre facteur essentiel à la compréhension du
Pacifique et du monde impérial : les nombreuses circulations induites par la « découverte » des îles par le capitaine
Cook à la fin du xviiie siècle. Les Océaniens prolongent et
renouent aussitôt avec une circulation transpacifique qui
a caractérisé toute leur histoire depuis leur propre découverte de ces îles plusieurs millénaires auparavant. Les qualités de navigateurs des Polynésiens vont très vite en faire
des recrues prisées pour la pêche à la baleine et le commerce interinsulaire. Dès les premiers contacts, des marins
hawaiiens, marquisiens, tahitiens circulent entre la plupart
des îles de la région : Samoa, Tonga, Nouvelle-Zélande,
mais aussi vers la Mélanésie aux terres plus vastes et montagneuses, riches en ressources de toutes sortes, comme
les îles Salomon ou les Nouvelles-Hébrides (aujourd’hui,
Vanuatu). Rapidement, des individus et parfois des groupes
de travailleurs commencent à séjourner sur d’autres îles,
inaugurant de nouvelles formes de relations, souvent
inégales mais porteuses de nouvelles dynamiques. Qu’ils
s’opposent à eux ou soient au contraire engagés aux côtés
des Européens (marins, marchands, missionnaires ou
agents coloniaux), les Océaniens agissent : ils échangent,
travaillent, discutent, se battent.
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Océaniens
En même temps que s’impose la frontière raciale de
part et d’autre d’un sillon colonial déjà bien tracé, l’idée
d’une homogénéité sociale et culturelle du monde océanien face au monde européen se dissout quant à elle rapidement. En fait, dès le début des contacts, on perçoit des
regards et des désirs contrastés dans le rapport ambivalent
des Océaniens au monde colonial européen, y compris
au sein d’un même archipel, village, famille ou fratrie. Il
existe aujourd’hui de nombreux indices d’expériences et
de discours partagés par les Océaniens au sujet des conséquences, bonnes ou mauvaises, de l’arrivée des Blancs.
Mais Thomas révèle aussi nombre d’expériences plus
intimes. Il décrit de petits univers sociaux où les interactions coloniales étaient en certains endroits fréquentes,
voire constantes et multiformes. La figure bien connue du
« bon sauvage », élaborée en Europe à la fin du xviiie siècle
afin de figurer l’état de nature et qui situait implicitement
l’Occident au sommet de l’évolution humaine, cachait un
autre « sauvage ». Un sauvage océanien tout aussi curieux
et avide de l’autre que l’étaient les Européens, et cosmopolite celui-là : tout autant attiré par la société occidentale
qu’attaché à la sienne, et en quelque sorte plus tout à fait
à sa place dans aucun de ces deux mondes. Le portrait
qu’il dresse de Kualelo, ce jeune Hawaiien dont la brève
trajectoire ouvre le livre, est celui d’un homme également
empreint de nostalgie et de désir d’exotisme. Les Insulaires que l’on croise dans cet ouvrage possèdent eux aussi
des représentations et des formes d’idéalisation de l’Autre,
c’est-à-dire, cette fois, le monde des Blancs et l’Europe.
Tous ces points de vue et ces récits alternatifs, ces points
de vue océaniens sur le monde, jusqu’ici ignorés ou présentés hors du contexte colonial qui les rend justement
aujourd’hui si intéressants à nos yeux, nous instruisent
autrement sur ces rencontres.
Océaniens nous fait ainsi découvrir un continent très
ouvert, où les individus, les idées, les langues, les modes,
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les objets et l’argent circulent beaucoup, et de plus en plus.
Nombre d’Océaniens travaillent sur les bateaux, voyageant d’île en île et nouant ou renouant des relations avec
d’autres Océaniens, puis résidant sur des plantations ou
dans les villes naissantes. Ces situations nouvelles inaugurent d’autres formes de relations entre eux. À l’époque,
les Insulaires ne semblaient pas spontanément réunis par
une solidarité particulière. Certains participèrent à l’exploitation d’autres Insulaires, ou simplement commercèrent avec eux depuis et grâce à la position qu’ils avaient
acquise dans la société européenne. Ce qui signifie que les
Océaniens pouvaient être attirés par le monde mercantiliste introduit par les Européens sans que cela ne les coupe
obligatoirement de leur propre univers. Cet engagement
dans le monde européen constituait même parfois une
stratégie pour atteindre un objectif entièrement tourné
vers des enjeux internes à leur univers dit traditionnel.
Réinstaller les Insulaires du Pacifique à une place centrale dans leur propre histoire conduit ainsi à adopter une
lecture plus fine de leurs relations avec les Européens. Les
rapports de domination sont des phénomènes complexes,
qui ne se résument pas à l’exercice de la force ou du pouvoir. Sans ignorer les fortes contraintes qui pèsent sur eux,
l’histoire des gens et des pratiques ordinaires permet de
restituer la subjectivité historique et la résilience des populations locales. Ce qui conduit aussi, inévitablement, à une
réappréciation des capacités et des formes de résistance
des Océaniens, lesquelles ne se limitent pas aux mobilisations politiques collectives et organisées qui ont marqué,
au xixe comme au xxe siècle, l’opposition à la colonisation
européenne.
C’est dans la deuxième moitié du xixe siècle que se
sont véritablement implantés les drapeaux et les frontières
qui allaient figer les contours géopolitiques du Pacifique
tel que nous le connaissons actuellement. En devenant
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Océaniens
indépendants, les États de la région ont remplacé les
drapeaux et parfois les noms des anciennes colonies,
mais n’en ont guère modifié les tracés géographiques.
La consolidation de cet ordre colonial a longtemps inspiré une histoire dite « island-centered », qui respectait
rigoureusement les limites imaginaires imposées aux
Océaniens par les rivalités impériales mais ignorait le
mouvement et le dynamisme de cette région. La colonisation aura cependant contribué à forger un commun sentiment d’appartenance à une culture océanienne régionale,
largement construite dans l’adversité et à travers l’altérité
instaurée entre « eux » et « nous » par les Européens. Le
Pacifique d’aujourd’hui, traversé par de multiples circulations de personnes et de choses, et dont l’économie et
la démographie sont étroitement associées à la diaspora
installée aux États-Unis, en Nouvelle-Zélande, en Australie ou en Europe, témoigne de la vigueur présente de
la « grande famille océanienne ». Davantage qu’un continent isolé et « hors du temps », c’est la Méditerranée de
Braudel que le Pacifique de Thomas évoque à plusieurs
moments.
L’histoire qu’il développe bouscule nos certitudes
sur l’Océanie, mais aussi celles que nous possédons sur
l’histoire globale. Car il s’est joué ici une partition qui
détonne par rapport à bien d’autres, mieux connues, qui
prirent place sur d’autres continents. De surcroît, ces
recherches se déploient désormais dans un Pacifique où
le rapport de force symbolique s’est inversé, bien différent
de celui qui a pu prévaloir jusque dans les années 1970 ou
1980 dans certaines colonies, telle la Nouvelle-Calédonie
où s’est déroulé, sur l’île d’Ouvéa en avril 1988, le dernier
massacre colonial perpétré par une armée européenne.
Naguère encore dominées et méprisées, les nations océaniennes, qu’elles soient devenues ou non indépendantes,
sont maintenant reconnues politiquement et respectées
culturellement.
Préface. Le Pacifique, l’histoire, le monde
21
Il existe des éléments à l’appui d’une lecture optimiste
de la manière dont les Océaniens se sont adaptés aux
changements introduits par le monde occidental moderne,
surtout au regard de leur très faible population globale – à
peine une dizaine de millions – et de la douloureuse histoire qu’ils ont connue. Les îles du Pacifique sont presque
uniquement gouvernées par des leaders autochtones, porteurs d’une voix océanienne forte. Le nombre important
de voix qu’ils possèdent, malgré leur petite taille respective, à l’Assemblée générale de l’Unesco et aux Nations
unies ; la place des œuvres d’art océanien dans les musées
internationaux ; leur présence incontournable et fortement
médiatisée dans certains sports professionnels comme le
rugby, mais aussi leur capacité à maintenir leur souveraineté politique et culturelle sont autant de domaines qui
permettent aux Océaniens d’affirmer qu’ils comptent sur
le plan politique.
Si la dépendance économique du Pacifique insulaire
s’est indubitablement accrue depuis leurs indépendances,
l’illusion qui porterait à croire que ces îles ne feraient que
découvrir les véritables effets de la mondialisation s’évanouira définitivement à la lecture de ce livre. L’actuelle
accélération de leur intégration au marché économique
mondial, caractérisée à la fois par les importants investissements chinois dans la région et par l’adhésion massive des États insulaires à l’OMC, s’inscrit en effet dans la
continuité directe des échanges avec l’Asie, l’Europe et le
reste du monde que Nicholas Thomas décortique dans le
présent ouvrage.
Après un court xxe siècle dominé par un ordre colonial français ou britannique ayant imposé la paix par la
force, l’ère des indépendances des années 1960-1970 allait
ramener ces îles et leurs populations dans une relation plus
directe à la marche du monde. La crise environnementale
mondiale majeure annoncée par les scientifiques contribue
à nourrir les discours apocalyptiques sur le Pacifique Sud,
22
Océaniens
considéré comme particulièrement menacé par le changement climatique. Mais là encore, les ravages écologiques
dus à l’exploitation économique effrénée des ressources
insulaires n’ont rien de véritablement nouveau.
Dans cette perspective, moins qu’une parenthèse, la
réintégration du Pacifique dans le marché mondial, en ce
début de xxie siècle multipolaire et postcolonial, semble
ouvrir un nouveau chapitre de la longue histoire océanienne. Depuis plusieurs siècles, cette histoire est parsemée de rencontres avec les mondes européen et asiatique,
et ces rencontres n’ont fait que renforcer la conscience et
le poids symbolique d’un Pacifique océanien, sorte d’empire acéphale et adepte du soft power, un empire que l’on
pourrait même par moments qualifier de « nomade »
tant les circulations de personnes et de biens continuent
d’y jouer un rôle central. Chez Kualelo comme chez les
Océaniens d’aujourd’hui, pour beaucoup engagés dans
des trajectoires itinérantes qui les font voyager, au gré
de leurs études ou de leur enrôlement dans l’armée, le
sport ou la religion, il existe peut-être le même et étonnant mélange de références locales fortes et d’emprunts
délibérés à une modernité censée être une menace pour
leur intégrité culturelle. Un paradoxe, tant le Pacifique a
toujours été regardé comme le continent par excellence
du rapport à la terre, et de l’inscription immémoriale des
hommes dans des lieux.
La mise en exergue de ces nombreuses circulations,
tout comme la réinscription du Pacifique dans une
économie-monde, complètent une histoire globale qui,
souvent amputée de l’espace océanien, ne l’était jusqu’ici
pas vraiment.
Le caractère singulier du Pacifique et de sa colonisation a longtemps empêché de l’aborder à partir de ses liens
avec d’autres entreprises impériales ou des populations les
ayant subies. Du point de vue de la conquête occidentale,
et notamment de la manière dont celle-ci les a considérés
Préface. Le Pacifique, l’histoire, le monde
23
et traités, l’histoire des Océaniens évoquera peut-être au
lecteur celle des Amérindiens. Ce monde en transition
rappelle parfois celui du « middle ground » américain de
Richard White 8, cette période où les barrières séparant
les Blancs des Indiens sont encore poreuses, et ne sont
pas définies ni fixées. Des liens historiques directs existent
entre la conquête de l’Ouest américain et la colonisation du
Pacifique Sud, ce qui donne au passage la mesure de l’insertion mondiale de ce dernier. Par ailleurs, des entreprises
commerciales aventureuses s’y construisent de manière
analogue dans des sociétés plus ou moins sans État, au
milieu de populations indigènes qui ont un rapport à la
propriété foncière que les Européens ne comprennent pas,
ou ignorent. Mais là où les États-Unis ont privé de leurs
terres les populations amérindiennes en même temps
qu’ils importaient des esclaves africains pour les exploiter,
en revanche, dans le Pacifique insulaire, ces deux rôles ont
été incarnés par la même population : les Océaniens. Une
nuance de taille, qui rappelle aussi la diversité de registres
que les mondes coloniaux furent capables d’adopter à
l’égard des populations qu’ils soumettaient, d’une manière
ou d’une autre, à leur domination.
Mais ce serait à nouveau faire la part trop belle à une
vision européenne que de se borner à comparer ici les différentes entreprises de colonisation entre elles. Dénouer
les liens complexes que l’histoire, l’anthropologie, l’archéologie et la science en général ont entretenus avec
le projet impérial nous conduit à adopter avec envie le
décentrement du regard auquel nous invitent à la fois les
Océaniens d’aujourd’hui et ce grand livre consacré aux
Océaniens d’hier.
8. Richard White, Le Middle Ground. Indiens, empires et républiques dans la région
des Grands Lacs (1650-1815) [1991], Toulouse, Anacharsis, 2020 (1re éd. 2009).