MOORE
10. Métro, boulot, super-héros
Banalité du super-héros
dans TOP 10 ?
« We should salute the officers
of Precinct Ten. Admire them, may
be. But not envy. Life is too tough
for that. No matter which way you
prefer your cape to drape. »
(Alan Moore, Top 10.)
© America’s Best comics.
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Top 10 est une série mettant en
scène la vie quotidienne d’un commissariat de super-héros dans une
ville, Neopolis, dont tous les habitants, sans exception (ou presque ?),
sont des super-héros. Cette série a été
publiée au cours des années 20002001, par America’s Best Comics,
le propre label d’Alan Moore au
sein de Wildstorm, qui est lui-même
un imprint de DC Comics. La série
d’origine, créée par Alan Moore et
Gene Ha, compte douze volumes,
auxquels il faut ajouter plusieurs
autres séries : Top 10: The Forty
Niners, qui est une sorte de préquelle, et dont l’action se déroule (comme
le titre l’indique) en 1949 ; Top 10:
Smax, dessinée par Zander Cannon
et qui narre les aventures de Jeff
Smax, l’un des principaux personnages de Top 10 ; et Top 10: Beyond
the Farthest Precinct, avec Paul Di
Filippo au scénario et Jerry Ordway
au dessin. Signalons, pour finir, Top
10: Season Two, une série en quatre
volumes (plus un cinquième, spécial),
écrite par Zander et Kevin Cannon,
et dessinée par Gene Ha et Daxiong
(pour le cinquième). Cela étant, en
dépit — ou à cause — de la richesse
de ce cadre, je me limiterai dans cet
article à n’étudier que la série originelle, ses personnages, son univers et
son style.
Contrairement aux autres séries
lancées par Alan Moore au tout
début d’ABC, Top 10 ne raconte
pas les aventures d’un super-héros
(Tom Strong) ou d’une super-héroïne (Promethea). Top 10 nous
raconte l’histoire — ou plutôt, les
histoires — d’une multitude de personnages travaillant pour la police.
Qu’ils soient sergent, lieutenant, capitaine, standardiste, jeune recrue,
médecin légiste, télépathe, etc., tous
les « héros » de Top 10 travaillent
au commissariat du dixième district
de Neopolis, une ville fondée juste
après la Seconde Guerre mondiale
par un comité comprenant aussi
bien des scientifiques nazis que Ray
Bradbury, Fritz Lang ou Zeus ! La
particularité de cette ville, qui par
bien des aspects ressemble à nos mégapoles, c’est que tous ses habitants
sont dotés de pouvoirs, plus délirants les uns que les autres. Tous ?
Peut-être pas. Il semblerait, justement, que le personnage par lequel
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cette histoire commence — la jeune
Robyn « Toy Box » Slinger, qui vient
d’être affectée au Top 10 — en soit,
comme nous, dénué : l’unique pouvoir de Toy Box semble résider dans
sa capacité à se servir d’une série de
jouets extraordinaires, qui sortent
d’une boîte dont elle ne se sépare jamais. De son propre aveu, ces jouets
ont été conçus par son père, dans les
années 1960. Alors ? Que penser ?
Super pouvoirs ou pas ? La réponse
n’est jamais donnée. Il n’empêche,
c’est avec Toy Box que l’histoire
commence, de la façon la plus banale qui soit : lorsqu’elle prend le métro pour se rendre à son travail. Une
scène qui aurait pu être parfaitement
inintéressante si l’on n’y voyait pas
une foule de personnages en costumes colorés, parler de choses aussi
banales que d’une sorte de partie
de football, de vêtements ou d’un
lieu de rendez-vous. Mais certains
détails nous frappent d’emblée : les
vêtements ne sont pas que de simples
vêtements : il s’agit de « capes translucides avec l’effet prismatique ». Et
puis, il y a ces noms : « Warhead »,
« Red Ray », « Stargil », « Leveret »,
etc. Non, décidément, ce n’est pas si
banal que ça — ou plutôt si, ça l’est.
C’est du « banal », mais « pas de chez
nous » ! Les affiches publicitaires de
l’intérieur de la rame sont là pour
finir de nous en convaincre. L’une
vante les mérites d’une « Légion de
Super-Avocats » (« Injured ? Call…
Legion of Super-Lawyers »), tandis
MOORE
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qu’une autre fait de la retape pour
un magasin de vêtements appelé
« Phone Booth » (« Time for a change of outfit ? Shop in at the Phone
Booth ! ») — ça ne vous rappelle
rien ? D’emblée, nous voici avertis :
c’est à la fois banal et pas banal, c’est
drôle et c’est bourré de clins d’œil.
Ce que nous, lecteurs, trouvons extraordinaire, est affreusement ordinaire pour les habitants de Neopolis.
Il s’agit du « quotidien », et ce n’est
sans doute pas un hasard si l’épisode
— car on peut effectivement parler
« d’épisode », tant le rythme et le
traitement de cette série rappellent
celui des séries télévisées — commence par nous donner la date du
jour : « Lundi 5 octobre, 1999. » Un
peu comme dans Hill Street Blues —
je ne cite pas par hasard cette série
des années 1980, créée par Steven
Bochco — chacun des douze volumes de cette première « saison » se
déroulera sur (plus ou moins) une
journée.
qui lui permet de marcher sur ses pattes arrière, comme un humain. Plutôt sympathique, il accueille notre jeune héroïne avec ces
mots : « J’autorise tous ceux qui sentent bon
à m’appeler Kemlo. C’est mon prénom. »1
C’est lui qui s’occupe du briefing matinal (du
même type que dans Hill Street Blues), durant lequel les affaires en cours sont passées
en revue et attribuées aux différents policiers.
C’est ainsi que nous faisons la connaissance
de toute une galerie de personnages incroyables, surprenants, qui semblent tous provenir
de différents types de séries de bandes-dessinées — policières, évidemment, mais aussi de
fantasy, de science-fiction, de western, fantastiques, et bien sûr, de super-héros. C’est
ce mélange de tons, et de personnages, qui
donne à la série son charme si particulier,
sa densité, son humour si décalé. Parmi les
personnages les plus emblématiques de Top
10, citons ceux qui sont représentés sur la superbe couverture dessinée par Alex Ross (et
reprise dans l’édition française, parue chez
Semic) : Robyn « Toy Box » Slinger et Kemlo
Caesar, déjà évoqués, mais aussi Duane
« Dust Devil » Bodine, un cow-boy équipé de deux étonnants « 12 coups », et son
coéquipier Peter Cheney, capable d’envoyer
des décharges électriques autour de lui ; Jeff
Smax, l’indestructible, originaire d’un monde de fantasy (décrit dans Top 10: Smax), et
qui fera équipe avec Toy Box ; Irma Geddon,
une femme ressemblant à un char d’assaut,
et dont l’équipière, Girl One, est habillée de
Le quotidien, donc. Avec ses levers
et ses couchers de personnages, à la
fois si semblables et si différents de
ceux auxquels nous ont habitué des
séries policières comme Hill Street
Blues ou NYPD Blue. Prenons, par
exemple, le sergent Caesar, l’Hyperchien, l’un des tous premiers personnages auxquels est présentée Toy
Box : il s’agit d’un doberman équipé
d’une sorte de prothèse mécanique
1 « I let anybody who smells nice call me KEMLO. That’s my FIRST name. » (Traduit par : « Les
gens qui sentent bon m’appellent par mon PRÉNOM : KEMLO. » dans l’édition française.)
façon étonnante — elle manipule les
pigments de sa peau de façon à paraître habillée, ce qui donnera lieu
à une bagarre suivie d’une explication hilarante dans le n°2, lorsqu’elle
s’apercevra que le sergent Caesar ne
voit pas les couleurs, et donc qu’il se
rince les yeux en la regardant depuis
le début… L’un de mes personnages
préférés est Jackie Kowalski, une homosexuelle surnommée « Phantom »
parce qu’elle est capable de se déphaser — autrement dit, de passer à travers la matière. Ce qui lui vaut cette
particularité : ses dialogues sont imprimés dans une encre plus pâle que
celle des autres personnages2. Enfin,
parmi les nombreux super-héros évoqués sur cette couverture, apparaissent la capitaine Peregrine, une femme munie d’ailes, ainsi que Corbeau,
le Roi Paon (« King Peacock »), un
détective adorateur de Malik Tous
— autrement dit du diable !
Mais en même temps que ces
« différences », nous retrouvons
tous les stéréotypes, pour ne pas dire
les « clichés », propres aux séries
télé policières : le téléphone n’arrête pas de sonner — ce qui oblige
le flic chargé d’accueillir le public
à l’entrée du commissariat à réclamer : « Et que quelqu’un décroche
ce téléphone ! » ; plusieurs histoires
se déroulent en même temps (parfois
dans une même case) ; les personna2 Cette particularité n’apparaît malheureusement pas dans l’édition française.
MOORE
MétRO, bOulOt, supER-héROs
ges se donnent rendez-vous dans les
« vestiaires » pour leurs conversations privées ; les suspects sont interrogés dans des « salles d’interrogatoire » ; le budget du commissariat
est contrôlé par « Grand Central » ;
les suspects sont souvent bourrés, ils
chient ou vomissent par terre ; le flictaciturne-à-qui-on-ne-la-fait-pas-etqui-vient-de-perdre-son-coéquipier
se retrouve avec comme partenaire la
jeune-recrue-ingénue-qui-ne-demande-qu’à-bien-faire ; et les crimes les
plus graves (tueur en série, affaires
de drogues) se mêlent aux affaires les
plus banales : ainsi, par exemple, une
mystérieuse entité nommée « L’Oie
Fantôme » (« The Ghostly Goose »)
s’amuse à mettre les mains aux fesses à toutes les femmes de Neopolis.
Ou bien, nos héros policiers doivent
intervenir pour mettre fin à une dispute conjugale, chasser des souris
d’un appartement ou secourir deux
des leurs pris à partie par un gang
des rues. Enfin, le commissariat est
situé à proximité de certains quartiers chauds (« South Green »), où
des gangs (les « Fabulous Five »)
font régner leur loi.
La tâche des héros de Top 10, déjà
pas facile à la base, se voit encore
compliquée par le fait que certains
des personnages auxquels ils vont
avoir à faire sont aussi « hauts en
couleurs » qu’eux-mêmes : monstre
de la taille d’un gratte-ciel venant ré-
Invisibles ?
© America’s Best comics.
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clamer la libération de son fils en vomissant partout sur son passage et en
écrasant des immeubles ; soi-disant
père Noël doté de terrifiants pouvoirs
psychokinétiques ; dieux nordiques
s’amusant à s’entretuer dans un bar
réservé à leurs semblables (« Gods
members only ») ; ancienne pornstar extra-terrestre (ressemblant à
la reine-mère d’Alien !) hantant les
égouts de Neopolis ; etc. Sans compter que ces « villains » sont parfois
défendus par un avocat — un requin
répondant au doux nom
de Larry « Frénésie »
Fischmann, du cabinet
Metavac, Fischmann et
Goebbels.
MOORE
L’évolution de cette multitude de
personnages et d’intrigues se fait
de manière naturelle, en passant
d’un lieu à l’autre, d’une enquête à
l’autre, d’un personnage à l’autre.
Les situations s’enchaînent sans
heurts, les personnages se croisent,
s’appellent entre eux, se rendent des
coups de main, collaborent parfois
sur une même enquête. Surtout, rien
n’est gratuit. Tel personnage (apparemment) secondaire qui apparait
une première fois dans telle scène
(apparemment) sans importance finit généralement par réapparaître un
peu plus tard, pour jouer un rôle plus
important. Ainsi, la jeune prostituée
(« Immune Girl ») prise en flagrant
délit de racolage et qu’on retrouve
tuée, décapitée. Ou son client, un
agent d’assurance que le stress fait
gonfler, et qui apprendra plus tard, à
son grand désespoir, qu’il est atteint
de « M.O.R.T. » (« S.T.O.R.M » en
anglais), variante locale du S.I.D.A…
Ou encore ce fabuleux
chauffeur de taxi aveugle, Bob « Blindshot »
Booker, qui conduit
en se fiant à ses « sens
Zen » : « C’est le tacot
qui me conduit, vous
comprenez ? Où nous
arrivons, c’est là où il
fallait qu’on aille. » On
le voit brièvement au
tout début de la série,
puis il revient un peu
plus tard pour permet-
MétRO, bOulOt, supER-héROs
tre à l’intrigue d’évoluer considérablement. Le monde de Top 10 est
d’une richesse incroyable — due
autant aux personnages qu’aux décors, extrêmement détaillé (il faut
saluer ici le talent de Gene Ha). Les
références et les allusions disséminées
sur chaque planche sont trop nombreuses pour être toutes citées, mais
il est amusant de repérer, dans telle
case, Wallace et Gromit roulant dans
leur side-car au milieu des autres véhicules de Neopolis, Astro Boy ou
Green Lantern évoluant dans ses
cieux, les héros de Star Gate attendant de partir pour un autre monde,
Astérix et Obélix assis sur les gradins d’une arène... Parmi les autres
petits détails rigolos, j’ai repéré une
publicité pour une boisson appelée
« Red K Cola », dont le slogan est :
« His secret weakness ! » Ailleurs,
c’est une publicité pour la vodka
« Absolut Kirby », ou une bijouterie
appelée « Power Ring O N Things ».
L’un des personnages lit un comics
appelé « Businessman » (« You Will
Believe That a Man Can’t Fly »). Un
panneau publicitaire vante les mérites d’un pantalon indestructible :
« Gamma Pants » (« You Wouldn’t
Like Me When I’m Naked »), porté par un personnage ressemblant
beaucoup à Hulk. On croise des schtroumpfs fumant le cigare, un graffiti demandant « Who Watches the
Simpsons ? », un certain Mr Lomax,
ami de l’ex porn-star extra-terrestre
emprisonnée pour meurtres, ou bien
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encore un tableau cubiste représentant Les Quatre Fantastiques. Les affaires sont florissantes, et il n’est pas
rare d’apercevoir le camion d’une société de transport garantissant à ses
clients une livraison pour « le jour
précédent » (« Temporal Express —
Previous Day Delivery Guaranteed »),
une banque proposant à ses clients
d’investir dans « hier » (« T2 Bank,
Invest in Yesterday »), ou une agence de voyages offrant à ses clients la
possibilité de choisir parmi une infinité de Terres (« Vacation on Infinite
Earths ») celle où, enfin, vous serez
quelqu’un (« Somewhere you’re
Tops ! ») !
L’univers de Top 10 est d’une richesse incroyable, encore plus riche
et fou que celui des Watchmen. Tout
cela, ajouté au fait que les intrigues
s’entrecroisent, contribue à nous immerger dans ce monde hallucinant,
étonnamment vraisemblable.
MOORE
MétRO, bOulOt, supER-héROs
la première
journée
de toy box
© America’s Best comics.
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Car Top 10 réussit en effet l’exploit de paraître réaliste. L’utilisation
par Alan Moore de codes ultra-connus (ceux des séries télé policières et
des bandes dessinées de super-héros)
permet une immersion rare, dans un
monde qui est à la fois proche et très
différent du nôtre. Par moment, on
pourrait se croire dans une de ces
séries policières où la caméra est embarquée à l’intérieur de la voiture de
patrouille, et où le téléspectateur est
invité à découvrir l’intimité, le quotidien des flics. Ce n’est probablement
pas un hasard, d’ailleurs, si Top 10
regorge nettement moins de poursuites en voiture ou de fusillades que ce
à quoi on aurait pu s’attendre. Il y en
a, bien sûr — mais ni plus ni moins
que dans la « vraie vie ». La série préfère mettre l’accent sur l’émotion, et
présente plusieurs superbes scènes et
portraits de personnages : Toy Box
et son père, souffrant de la maladie
d’Alzheimer, ce qui nous donne une
magnifique dernière page à la fin du
n°1, lorsque Toy Box répond ellemême aux questions qu’elle aurait
aimé que son père lui pose ; ou les
morts particulièrement émouvantes
de Mr Nebula et de Kapela, le cavalier blanc d’un immense jeu d’échec
intergalactique, après qu’ils sont entrés en collision dans un système de
téléportation...
Au final, Top 10 est un mélange
d’un peu tout — comme Hill Street
Blues en son temps. Son rythme, la
variété des thèmes qu’elle aborde, son
193
mauvais goût assumé, son humour
(noir), ses innombrables références,
son mélange des genres, en font une
série à nulle autre pareille, qui se
paye en plus le luxe — pour une bande dessinée — d’aborder des thèmes
tels que la drogue, la pédophilie, la
corruption, le chômage, la violence
conjugale, la politique, l’Histoire,
la religion, le racisme (y compris à
l’égard des Ferro-américains, que
d’aucuns verront comme le pendant
des Afro-américains, qui ont leur
propre façon de parler et donc leur
propre police de caractère)… Tous
ces thèmes, et bien d’autres, sont
abordés au cours des douze épisodes
de cette « première saison », de telle
manière qu’ils permettent à chaque
fois de renforcer l’intensité dramatique de la série, de mieux en présenter
les personnages, sans jamais tomber
dans le discours idéologique.
Mais Top 10 n’est pas une excellente série parce qu’elle ressemble à
Hill Street Blues ou à NYPD Blue.
C’est une excellente série parce qu’elle
nous immerge dans un univers d’une
originalité et d’une richesse étonnantes, où les dieux grecs se mêlent aux
extra-terrestres qui se mêlent aux
démons, qui se mêlent aux robots et
à tout ce qui fait notre quotidien, à
nous. Le métro, la fatigue, les fins de
mois difficiles, les accidents de circulation, le chômage… Un monde où
se dessine en creux ce à quoi notre
univers ressemble de plus en plus :
un monde de plus en plus judiciarisé,
où chaque individu aura son propre
« avocat de famille » en plus de son
« médecin de famille ».
L’art de Top 10 réside dans sa manière de toujours nous surprendre,
nous tenir en haleine. C’est une série
policière, où il est question de sentiments humains et de condition humaine. C’est une série dramatique,
parfois « mélodramatique », où
l’on se surprend néanmoins souvent à sourire et à rire. C’est,
surtout, une série où tout est
possible. Une
série extrêmement riche, où
les intrigues
et les thématiques se superposent les
unes aux autres.
Ce mélange aurait
pu donner une sorte
de magma infâme, où
tout viendrait contredire
tout. Ce n’est pas le cas.
Cette série est la preuve qu’Alan
Moore est un conteur de génie.
Ainsi, il est fini le temps des comics à la papa (dans les années
1960), où l’extraordinaire était « extraordinaire » et où un super héros
se contentait de combattre le mal,
fini le temps des comics de mon enfance (années 1970), où l’extraordi-
MOORE
naire était « admis » et où un super
héros se contentait de combattre le
mal et de boire et de se demander
s’il devait épouser ou non sa petite
amie, fini le temps des comics de
mon adolescence (années 1980), où
l’extraordinaire était « relativement
commun », et où nous suivions —
non plus un seul super héros, mais
toute une tripotée, dont les divers
problèmes inter-agissaient entre
eux et préparaient la continuité des épisodes à venir —
ce que Dennis O’Neil
appelait le « Levitz
Paradigm ». Alan
Moore lui-même (avec The
Watchmen) et
surtout Kurt
Busiek (avec
Astro City)
sont
passés
par là. Alors
qu’à la fin des
années 1930, et
même dans l’après
guerre, les super-héros étaient les dieux d’un
panthéon moderne venus sauver la
Terre, aujourd’hui on peut avoir
des super pouvoirs et vivre dans
une H.L.M. !
Notre rapport à la bande dessinée
a évolué, certes. La bande dessinée
a évolué elle-aussi, certes. Mais nous
aussi nous avons évolué. Top 10 est
l’illustration de l’évolution de notre
rapport à la transcendance et au fait
MétRO, bOulOt, supER-héROs
religieux, de notre appétit de pouvoir. J’y vois surtout l’illustration
du fait qu’aujourd’hui nous voulons
tous, nous croyons tous, pouvoir
être exceptionnels. Et sans doute le
sommes-nous, chacun à notre mesure. Aujourd’hui, nous voulons tous
être des super-héros. Ou du moins,
nous voulons tous être traités comme tel. L’héroïsme s’est banalisé — il
est à la portée de tout le monde, et
nous trouverions anormal de ne pas
pouvoir être un héros — fût-ce pendant un quart d’heure… Notre credo
pourrait être : « Si Superman le fait,
alors j’exige de le faire aussi ! »
La société de consommation est
passée par là, et les enfants gâtés
que nous sommes n’accepteraient
pas d’être privés de ce qu’il y a de
© America’s Best comics.
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mieux. Surtout quand la pub, les
médias, et même les hommes politiques, veulent nous faire croire
que nous pouvons tout avoir. Et si
le principal message d’Alan Moore
n’était pas, tout simplement, de
nous dire que super pouvoirs ou
pas, le vrai super héros est, comme
toujours, celui qui viendra vous
sauver quand vous serez dans la
mouise, quoi qu’il arrive ?
Ce n’est pas parce que tout le
monde a des super pouvoirs que
tout le monde est un super héros. Et
contrairement aux apparences, il n’y
a pas tant de super-héros que ça dans
Top 10…
— David Camus