COMBATTRE SOUS L’EMPIRE
En évoquant les guerres de l’Empire, il est fréquent de se souvenir des récits légendaires
des écrivains1 ainsi que des célèbres tableaux du XIXe siècle2 qui ont tant mis en valeur les
grands faits d’armes de cette période. Plus récemment les historiens du fait militaire et en
particulier les spécialistes des grands conflits mondiaux du XXe siècle ont, eux aussi, contribué,
involontairement ou pas, à forger cette image héroïque et presque chevaleresque de l’épopée
napoléonienne. N’existe-t-il pas, à leurs yeux, un avant et un après 14-18 ? Un après, en effet, où
le combat, dans un contexte de guerre totale, aurait été d’une brutalité extrême. Et un avant
caractérisé par des batailles au cours desquelles se seraient affrontés des hommes alignés en rangs
serrés et dont les corps, mis en valeur par des uniformes aux couleurs vives, auraient été moins
meurtris3. Il est, effectivement, indiscutable que la plus faible puissance de feu des armes du
premier XIXe siècle permettait ces formations tactiques où le combattant, coiffé d’un majestueux
shako surmonté d’un immense plumet, devait rester debout sous la mitraille ennemie. Pourtant les
récents travaux historiques sur l’anthropologie des guerres de l’Empire ont montré qu’un seuil de
violence avait bien été franchi durant les années 1805-18154. Une relecture des récits des
mémorialistes, l’étude des dossiers de retraite des combattants à travers un corpus départemental5
ainsi qu’une analyse de leur correspondance, souvent inédite, apportent à ce sujet des
informations capitales et montrent combien il importe à l’historien de se désolidariser d’une
légende tenace qui a tant déformé l’image de la guerre du XIXe siècle. En portant une attention
particulière aux combattants, en proposant une étude de leurs corps, de leurs ressources morales
et psychologiques, en les suivant depuis leur incorporation jusqu’à leur implication dans une
bataille, il est désormais possible de poser un regard neuf sur la bataille napoléonienne et de
1
Claude MILLET [dir.], Hugo et la guerre, Paris, Maisonneuve et Larose, 2002, 432 pages ; Jean WAQUET, « Les
militaires dans l’œuvre de Balzac », dans L’armée et la société de 1610 à nos jours. Actes du 10e congrès national
des sociétés savantes, Nancy-Metz, 1978, Section d’histoire moderne et contemporaine. Tome I, Paris, Bibliothèque
nationale, 1979, p. 677-688.
2
Hélène PUISEUX, Les Figures de la guerre. Représentations et sensibilités (1839-1996), Paris, Gallimard, 1997,
266 p.
3
Stéphane AUDOUIN-ROUZEAU, Combattre, Une anthropologie historique de la guerre moderne (XIXe-XXIe
siècle), Paris, Seuil, 2008, 327 p.
4
David A. BELL, The First total war. Napoleon’s Europe and the Birth of Warfare as we know it, New York,
Houghton Mifflin Company, 2007, 420 p.
5
Stéphane CALVET, Les officiers charentais de Napoléon au XIXe siècle. Destins de braves, Paris, Les Indes
Savantes, collection La Boutique de l’histoire, avec la collaboration des Presses Universitaires d’Avignon, 2010,
545 p. Ce travail se fonde sur l’étude d’un corpus fort de 506 officiers natifs de la Charente.
1
mesurer comment ces hommes furent les acteurs et les témoins d’une nouvelle forme de brutalité,
perceptible bien au-delà des années 1805-1815.
I – Une violence de guerre inédite
Entreprendre une étude de la violence et du combat nous inciterait en tout premier lieu à
concentrer notre point de vue sur la bataille en elle-même. Paroxysme de la violence de guerre, il
est vrai, elle a, pourtant, occulté pendant très longtemps toutes les autres formes de violence et de
brutalité auxquelles sont soumis les combattants de l’époque. L’incorporation, souvent négligée
par certaines études portant sur la conscription, constitue ainsi un moment capital dans ce
processus de confrontation à la violence. Car, c’est bien lors de cette étape décisive que la recrue,
arrachée à sa communauté d’origine, est immédiatement confrontée à la rudesse d’une vie
militaire dont elle ignore encore les usages et les codes. Tout contribue à provoquer une perte de
repères et d’identité de celui qui vient d’être incorporé. Le témoignage exceptionnel du conscrit
Chedaneau est, à ce titre, particulièrement intéressant. Incorporé en avril 1803, ce jeune homme
issu d’un milieu éclairé et favorisé, décide de tenir un journal de route dans lequel il retranscrit,
dans un style très particulier, toutes les impressions et les sentiments d’une jeune recrue. Très
ironique, pour masquer peut-être un trouble profond, ce jeune homme écrit en tournant en
ridicule son sous-officier instructeur :
« Du ton perçant d’un flageolet,
S’égauzillant me commandait.
Je crois qu’au travers de la rade
À la Rochelle on l’entendait.
Parfois, la tête il me prenait
Et dans sa fervente algarade,
À droite, à gauche, la tournait,
Et mon sérieux m’échapait
Dans cette burlesque parade.
Alors mon grison se fâchait,
De son pied la terre il frappait
Et jurait : Nom d’une rasade !
Qu’en prison il me logerait. »6
Ce rude apprentissage de la discipline militaire ainsi que l’éloignement et le déracinement
provoquent alors ce que les officiers de santé de l’époque qualifient de «mélancolie» ou de
6
Ibidem, p.14-15
2
«nostalgie». La perte d’appétit et l’amaigrissement qui en résulte fragilisent considérablement la
constitution physique de ces soldats. Un sondage réalisé sur 2 239 conscrits charentais mobilisés
entre 1806 et 1813 montre ainsi que près de 7,8 % des jeunes recrues décèdent dès les premiers
mois de l’incorporation7, ce taux variant, bien entendu selon les périodes mais aussi en fonction
des régiments et des lieux d’incorporation. Cependant, il ne s’agit que d’une première étape dans
le processus de confrontation à la violence, la seconde étant celle où le soldat est contraint de
rejoindre les bataillons de guerre de son unité. Là encore, les lettres ou les carnets de route
éclairent sur les souffrances endurées par ces jeunes hommes. Simple soldat, Dupuy est
désespéré, allant jusqu’à critiquer fermement le discours de ses chefs soucieux d’exalter
d’éventuels sentiments patriotiques :
« Nous sommes on ne peut plus mal dans notre village. Les paysans sont ruinés par les
Autrichiens et les Français qui tout à tour l’occupent. On est obligé de s’en tenir à la ration qu’on
a quelque fois deux jours sans toucher, il faut devenir pillard malgré soi car il n’est pas agréable
de bivouaquer (car nous sommes depuis neuf du soir le cul sur la selle jusqu’à six heures du matin
sans presque descendre) en rentrant dans son logement de n’avoir pour se remettre qu’un morceau
de pain de punition bien sec. Ah ! le joli métier mais nous sommes trop heureux disent les
patriotes du coin de leur foyer. Nous souffrons pour la patrie. Pour ma part j’aimerais mieux
moins d’honneur et moins de misère. » 8
Ces atteintes portées au moral et aux corps entraînent une surmortalité. Après avoir étudié
les registres matricules, Jacques Houdaille fut l’un des premiers à démontrer que les maladies
avaient été bien plus meurtrières que le feu ennemi9. Et c’est dans un état d’épuisement physique
complet que la plupart participent aux combats.
Il s’agit, dès lors, d’une nouvelle forme de violence sur laquelle les nombreux ouvrages
consacrés aux guerres de l’Empire se sont rarement attardés, privilégiant davantage les analyses
7
Service Historique de la Défense, 21 Yc 124 (254 conscrits de l’an XIV mobilisés en 1805 dans le 14e régiment
d’infanterie de ligne), 21 Yc 275 et 280 (147 conscrits de l’an XIV mobilisés en 1805 dans le 30e régiment
d’infanterie de ligne), 21 Yc 142 (324 conscrits de 1806 mobilisés en 1806 dans le 16e régiment d’infanterie de
ligne), 21 Yc 459 (408 conscrits des classes 1806, 1807 et 1808, mobilisés en 1808 dans le 55e régiment d’infanterie
de ligne), 21 Yc 521 (93 conscrits de 1810 mobilisés en 1809 dans le 62e régiment d’infanterie de ligne), 21 Yc 567
(45 conscrits de 1811 mobilisés en 1811 dans le 67e régiment d’infanterie de ligne), 21 Yc 670 (379 conscrits de
1813 mobilisés en 1812 dans le 86e régiment d’infanterie de ligne), 21 Yc 698 (482 conscrits des classes 1809, 1810,
1811 et 1813 mobilisés dans le 93e régiment d’infanterie de ligne), 21 Yc 13 (107 conscrits de 1808 mobilisés en
1808 dans le 2e régiment d’infanterie de ligne).
8
Archives privées de M. Jean-Louis BRAASTAD, lettre de Victor Dupuy à son frère Isaac, le 10 messidor an VII
(28 juin 1799) à Altingen.
9
Jacques HOUDAILLE, « Le problème des pertes de guerre », Revue d’histoire moderne et contemporaine, juilletseptembre 1970, p. 411-423 et du même auteur « Pertes de l’armée de terre sous le Premier Empire d’après les
registres matricules », Population,volume 27, 1972, p. 27-50.
3
stratégiques. Olivier Chaline10 pour l’époque moderne, John Keegan11 puis Natalie Petiteau12
pour la période concernée ont heureusement montré combien une étude anthropologique de la
bataille napoléonienne était désormais possible. Ces historiens ont d’ailleurs fait remarquer que le
soldat est avant tout soumis à des agressions multiformes dès l’instant où il est en présence des
forces adverses. Qu’il s’agisse d’une affaire, d’un combat ou d’une bataille, il est soumis, en tout
premier lieu, à des agressions sonores. Le bruit de la canonnade est fréquemment celui qui alerte
les combattants, celui qui terrifie les soldats inexpérimentés. De nombreux témoignages ont
souligné le bruit de plus en plus assourdissant de la canonnade sur les champs de bataille,
l’intensité maximale ayant été atteinte à Wagram et à Borodino. Sur les fronts secondaires13 où se
pratique la guérilla, comme en Espagne ou en Calabre, ce sont fréquemment des coups de feu qui
constituent l’agression principale. Le fond sonore des cavaliers est, quant à lui, plus varié. Outre
le sifflement des boulets, le fracas des explosions, et les coups de feu, ils entendent davantage le
choc produit par les sabres, notamment lorsqu’ils affrontent un adversaire de la même arme. Mais
au milieu de ce vacarme, le combattant doit également entendre les ordres donnés par les
officiers, par les trompettes et les tambours. Dans son étude sur le combat, Ardant du Picq
affirme qu’au moment de la charge en colonne par bataillon, il est pratiquement impossible aux
soldats d’entendre distinctement les ordres tant la mitraille ennemie, le hennissement des
chevaux, le tir des tirailleurs, les instruments de musique et le cri des blessés recouvrent tous les
autres bruits14. Mais il leur est difficile aussi de distinguer l’adversaire tant un écran de fumée
blanche recouvre tout. Des historiens du fait guerrier ont, à ce sujet, souligné combien il peut être
intéressant d’assister aux reconstitutions de batailles. On y comprend combien le soldat dans la
bataille napoléonienne était perdu, isolé, incapable de se repérer géographiquement tant l’écran
de fumée était épais, ce qui, inévitablement, pouvait augmenter l’angoisse du combattant.
10
Olivier CHALINE, 8 novembre 1620. La bataille de la Montagne blanche. Un mystique chez les guerriers, Paris,
Noesis, 1999, 622 p.
11
John KEEGAN, Anatomie de la bataille. Azincourt 1415. Waterloo 1815. La Somme 1916, Paris, Robert Laffont,
1993 (1ère édition 1976), 324 pages.
12
Natalie PETITEAU, « Pour une anthropologie historique des guerres de l’Empire », Numéro spécial de la Revue
d’histoire du XIXe siècle, Pour une histoire culturelle de la guerre au XIXe siècle, N°30, 2005, p. 45-63
13
Il convient de faire la distinction entre fronts périphériques ou secondaires et conflits traditionnels. Les premiers
concernent surtout les guerres civiles (Vendée), les guerres extra-européennes et les conflits de type guérilla comme
la guerre d’Espagne ou l’insurrection calabraise de 1806. Les seconds correspondent aux guerres classiques mettant
aux prises des troupes européennes régulières.
14
Charles ARDANT DU PICQ, Études sur le combat. Combat antique et combat moderne, Paris, Economica, 2004
(1ère édition 1880), p.117-132
4
Abrutis par le bruit, aveuglés par la fumée, terrorisés par les cris, les combattants sentent
une gamme d’odeurs désagréables si caractéristiques des combats. Il s’agit effectivement d’un
mélange de sueur, de poudre, et surtout de cadavres en putréfaction dès lors que les combats
durent plus d’une journée. Très peu de vétérans ont évoqué cette question, n’abordant même pas,
par pudeur, les réactions physiologiques provoquées par le peur. Toutefois, dans ses mémoires,
Coignet évoque bien ce problème pendant la bataille de Wagram au moment où la Garde est
fortement ébranlée par une pluie de boulets autrichiens15.
Mais, c’est bien au moment où les différents protagonistes en viennent à accomplir les
gestes pour tuer que la violence de guerre atteint son point culminant. Plusieurs indicateurs
permettent alors de reconnaître que les batailles du Premier Empire furent d’une brutalité inouïe
par rapport aux précédents conflits, les premiers hauts degrés de violence ayant été franchis sous
la Révolution. Ainsi le chiffre des pertes au combat est en constante augmentation. L’année 1807,
avec la bataille d’Eylau, peut être considérée comme la bataille inaugurant ce nouveau cycle de
violence où plus de 30 000 hommes sont mis hors de combat. À Leipzig, ils sont plus de 70 000.
Impressionnantes, ces données méritent néanmoins un examen complémentaire. Grâce aux
travaux de M. Quintin, on sait que les Français comptent 2 711 tués à Eylau, soit, sur un total de
60 000 combattants, 4,5 % des effectifs présents16. Or cette statistique exclut les blessés qui
succombent par la suite dans les hôpitaux de Prusse orientale. De même, pour plus de précisions,
il importe d’examiner dans le détail ces pertes en tenant compte du degré d’exposition des unités
au feu. Les pourcentages sont alors très différents. À Eylau, le 7e corps d’Augereau, très exposé
suite à une manoeuvre ratée, compte plus de 920 tués, ce qui représente 9 % des effectifs
engagés17. En prenant en compte les blessés, les pertes atteignent alors les 25 %.
Cependant
cette gradation de la violence ne doit pas faire oublier qu’il existe sous l’Empire une manière de
combattre qui diffère selon l’arme et le théâtre d’opérations. L’étude des dossiers de retraite
apporte à ce sujet des éclairages fort intéressants. Un premier sondage révèle ainsi que 75 % des
blessures sont provoquées par les fusillades. Mais cette proportion monte à plus de 80 % pour les
fantassins et les artilleurs alors qu’elle est de 35 % pour les cavaliers, ces derniers étant
essentiellement atteints par des sabres.
15
Capitaine COIGNET, Cahiers, Paris, Arléa, 2001, p.212-213
Danielle et Bernard QUINTIN, La tragédie d’Eylau, 7 et 8 février 1807. Dictionnaire biographique des officiers,
sous-officiers et soldats tués ou blessés mortellement au combat, Paris, Archives et culture, 2006, 488 p.
17
Alain PIGEARD, Dictionnaire des batailles de Napoléon, Paris, Tallandier, 2004, p. 295
16
5
Dans l’infanterie, les combats singuliers et à l’arme blanche sont, en revanche,
extrêmement rares, contrairement à une idée largement admise et développée par la propagande
impériale. Ils sont essentiellement le fait des soldats confrontés à la guérilla. La part des blessures
à l’arme blanche est, dans ce type de combat, proche de 15 %, contre 4 % pour les batailles
traditionnelles. On remarque néanmoins une progression de ce type de blessures à partir de 1812.
Plus de 8,5 % des combattants sont ainsi touchés par une baïonnette ou un sabre lors des
nombreux engagements qui se produisent lors des campagnes de Russie, d’Allemagne et de
France. La proportion monte à 22 % pour les seuls officiers. Mais, comme il a été dit plus haut,
ce sont les armes à feu qui frappent les fantassins. Peu précises, elles frappent dans 60 % des cas
les membres inférieurs et supérieurs. C’est surtout l’artillerie qui, sous l’Empire, est à l’origine
des blessures d’une exceptionnelle gravité. Ainsi neuf amputations sur dix interviennent
lorsqu’un membre a été touché par un boulet. Surnommé par la troupe, le «brutal», le canon est
redouté par les soldats. Son emploi de plus en plus massif à partir de Wagram explique sans
aucun doute l’accroissement des pertes tant chez les coalisés que dans les rangs de la Grande
Armée. Cependant ce changement ne peut pas expliquer, à lui seul, cette augmentation des pertes.
Il faut tenir compte aussi des critères culturels trop souvent négligés par les historiens militaires
de la période.
II - Violence consentie, violence refusée ?
En ne mettant en valeur que les actes héroïques des grandes figures militaires de l’Empire,
la légende a totalement éludé la question du rapport des combattants à la violence. Or, il est
essentiel de comprendre comment ces hommes ont pu subir, accepter ou, inversement, refuser ces
nouvelles formes de brutalité. De récents travaux ont ainsi montré combien les données tactiques
(utilisation croissante de l’artillerie et recherche du choc frontal) ne devaient pas être retenues
comme les seuls facteurs explicatifs de ce déchaînement de violence. L’étude sur l’arrivée des
troupes coalisées en France proposée par Jacques Hantraye18 ou bien les travaux de David Bell19
18
Jacques HANTRAYE, Les cosaques aux Champs-Élysées. L’occupation de la France après la chute de Napoléon,
Paris, Belin, 2005, 303 p.
19
David A. BELL, The First total war. Napoleon’s Europe and the Birth of Warfare as we know it, New York,
Houghton Mifflin Company, 2007, 420 p.
6
et de Nicolas Cadet20 ont effectivement souligné combien la perception très négative de l’ennemi
pouvaient être, parfois, à l’origine de comportements extrêmement brutaux. Il suffit d’analyser,
pour s’en rendre compte, le vocabulaire employé par les soldats français qui ont participé aux
campagnes d’Égypte, de Saint-Domingue, d’Espagne ou de Calabre. Sur ces théâtres
d’opérations atypiques, on perçoit aisément, sous la plume des combattants, une vision criminelle
et barbare de l’ennemi. Loin d’être perçu comme une adversaire valeureux, il est donc exclu des
lois de la guerre. Le sous-lieutenant Alphonse Feydeau de Saint-Christophe résume assez bien,
dans un courrier adressé à son père, l’état d’esprit des Français dans la Péninsule ibérique :
« Les Espagnols […] n’osent pas se présenter en ligne avec nous, notre aspect suffit pour
les vaincre. Ce n’est donc plus qu’une guerre de brigands qu’ils veulent faire et voilà quel est leur
système. Ils ont établi des compagnies de brigands dans toutes les provinces auxquelles ils ont
donné le nom de guérillas. Le but de ces assassins est d’intercepter les communications et les
courriers. S’ils rencontrent des détachements plus faibles qu’eux, ils les égorgent, s’ils sont plus
forts, ils fuient. La supériorité du nombre fait toute leur valeur car nous avons vu souvent 25
hommes en mettre en déroute 200. Leurs exploits se bornent à assassiner quelques malades
isolés. »21
Comme le montre cet extrait, l’ennemi est, par sa lâcheté, dénué d’honneur. Dans un tel
contexte, le soldat peut dès lors donner un sens au combat qu’il mène. La lutte sera alors plus
âpre et cruelle. Cela explique sans doute pourquoi les blessures par armes blanches sont plus
nombreuses dans ce type de conflit que dans les autres. Les exemples de massacres et de
répression d’une sauvagerie inouïe y sont. Caractéristique de la guérilla, ce mode opératoire est
peu fréquent lors des conflits traditionnels. L’observation est exacte pour les années 1805-1812.
Cependant à partir de la campagne de Russie, les actes de cruauté, les combats au corps à corps
révélés par l’augmentation des blessures par les baïonnettes, sont en nette augmentation. Il est
indéniable que les défaites françaises et les guerres de libération nationale modifient le rapport
entre les adversaires22. Les représentations négatives de l’ennemi, l’exacerbation du nationalisme
ainsi que le souhait de laver l’affront d’une occupation longue et humiliante expliquent sans
aucun doute cette gradation de la violence dans les combats. Ces différents éléments montrent
20
Nicolas CADET, Un paradis habité par des diables : la guerre de Calabre, 1806-1807. Expérience combattante et
violence de guerre sous le Premier Empire, Thèse sous la direction de Stéphane AUDOUIN-ROUZEAU, Paris, 2008
21
Archives privées de M. Henri de FEYDEAU DE SAINT-CHRISTOPHE, lettre d’Alphonse Henri Michel Feydeau
de Saint-Christophe à son oncle, le 26 février 1810 à Montigo.
22
Jacques HANTRAYE, Les cosaques sur les Champs-Élysées…, op. cit., p. 17-44.
7
surtout qu’un cap décisif est franchi en Europe, et plus particulièrement, à la fin de l’Empire, sur
les champs de bataille traditionnels.
Cependant il ne fau tpas oublier que le combat reste un processus extrêmement complexe,
où le désir d’exterminer l’ennemi est précédé d’une peur difficilement maîtrisable. Il serait ainsi
erroné de croire que les hommes composant la Grande Armée ont toujours été des hommes dont
le courage et la bravoure leur auraient permis de défier en permanence la mort23. Entamant une
longue réflexion sur les combats du XIXe siècle, Ardant du Picq affirme que la fameuse charge en
colonnes serrées est d’une confusion extrême. Or cette confusion expliquerait, aux yeux d’Ardant
du Picq, la disparition de plus de 60 % de l’effectif engagé sans qu’un seul soldat n’ait été touché
par un projectile ennemi. Il prend ainsi pour exemple la colonne Macdonald, qui aurait joué un
rôle décisif lors de la bataille de Wagram. Forte initialement de 22 000 hommes, quelques
minutes plus tard, elle ne compte plus que 3 000 combattants au moment où la ligne ennemie est
atteinte. En envisageant un taux de pertes de 30 %, il manque ainsi près de 12 000 hommes, sans
doute tombés pour faire le mort24. La peur est donc omniprésente, y compris chez les officiers.
Volontairement exagérés, voire inventés, les faits d’armes servent d’abord à exciter
l’ardeur guerrière des soldats rassemblés. Pour Hervé Drévillon, il s’agit d’un «système de
motivation» plus efficace que la contrainte qui permet de mieux confronter le soldat à la violence.
Cet historien ajoute, par ailleurs, que les exploits sont loin d’être le «reflet de la guerre ordinaire,
mais l’expression des archétypes de la gloire et de la valeur».25 Une étude approfondie montre en
effet qu’ils sont davantage l’expression d’une culture militaire spécifique que la traduction réel
d’un coup d’éclat. Ainsi on célèbre avant tout la nature d’un fait d’armes plus que l’action
courageuse en elle-même. Il est frappant ainsi de voir combien les combattants qui sauvent la vie
de leur général sont de plus en plus salués à partir du Directoire au même titre d’ailleurs que ceux
dont la bravoure a permis de prendre seul une position ennemie. L’exploit est, par conséquent,
davantage individualisé. Il fait honneur d’abord au régiment et non à la nation et aux citoyens
comme ce fut le cas sous la Révolution.
Cependant le plus frappant, après l’examen des états de service, est de constater combien
les actions d’éclat ne sont pas aussi fréquentes que la légende l’affirme. Sur les 506 officiers du
23
Luc CAPDEVILLA et Danièle VOLDMAN, Nos morts. Les sociétés occidentales face aux tués de la guerre
(XIXe-XXe siècles), Paris, Payot, 2002, p.29 ; Georges MOSSE, L’image de l’homme. L’invention de la virilité
moderne, Paris, Pocket, Agora, 1997, 250 p.
24
Charles ARDANT DU PICQ, Études sur le combat…, op. cit., p. 122
25
Hervé DRÉVILLON, Batailles. Scènes de guerre de la Table Ronde aux Tranchées, Paris, 2007, Le Seuil, p. 269.
8
corpus charentais, il a été possible de relever plus de 103 faits d’armes commis entre 1792 et
1815 par 67 officiers seulement. Et sous l’Empire, ils ne sont qu’une petite vingtaine à en
réaliser. Ils sont, de plus, surtout recensés sur des fronts périphériques et lors de combats
secondaires. La puissance de feu des batailles empêche en fait les plus courageux de passer pour
des « héros ». Ce n’est donc pas en accomplissant une action d’éclat que les officiers sont
tombés, mais en tenant leur place sur le champ de bataille. Ils ont été surtout les victimes des
tirailleurs, seuls tirs efficaces selon Rory Muir26 et Ardant du Picq27. Cet aspect n’entame en rien
leur bravoure sur le champ de bataille. Cependant celle-ci ne correspond nullement au code
idéalisé par certains auteurs du XIXe et du XXe siècle. En outre, il apparaît que l’attitude des
officiers au combat a été stimulée tant par l’honneur que par l’attrait des récompenses et le désir
d’avancement. Cette quête du grade supérieur et de la croix a été, sans nul doute, l’un des
éléments déterminants qui permet de comprendre pourquoi ces hommes ont enduré pendant
toutes ces années de guerre de tels sacrifices. Soucieux de ne pas apparaître comme des guerriers
intéressés par les décorations et une solde confortable, ils ont laissé, dans leurs mémoires, l’image
d’hommes vertueux mus par des sentiments patriotiques. Ainsi, la correspondance d’Alphonse
Feydeau de Saint-Christophe révèle que chaque récit de bataille s’accompagne de réflexions
personnelles sur l’avancement. Le moindre combat est pour lui l’occasion d’espérer la croix et
une promotion à un grade supérieur. Le 11 novembre 1808, alors qu’il vient de participer à la
bataille de Ganomal, il attend beaucoup d’une revue en présence de l’empereur : « Nous nous
attendons à passer demain la revue de l’empereur. Je crois bien qu’il y aura quelque promotion et
quelques croix à distribuer »28.
Attirés par les récompenses et les promotions, les officiers comprennent ainsi qu’ils
doivent faire bonne figure sur le champ de bataille. Les sans grades, en revanche, ne semblent
guère avoir été sensibles au discours officiel sur le courage et le mérite. La plupart ont tenu en
raison de l’action des chefs qui ont su forger un solide esprit de corps. Arraché à sa communauté
d’origine, le soldat s’intègre en quelques mois dans son unité. La guerre, les combats, les
privations, le danger partagé avec des camarades fait naître un véritable sentiment d’appartenance
26
Rory MUIR, Tactics and the Experience of Battle in the Age of Napoleon, New Haven and London, Yale
University Press, 1998, 342 p.
27
Charles ARDANT DU PICQ, Études sur le combat…, op. cit., p. 200-203
28
Archives privées de Monsieur HENRI DE FEYDEAU DE SAINT-CHRISTOPHE, lettre d’Alphonse Feydeau de
Saint-Christophe à son père, le 11 novembre 1808 à Burgos
9
au groupe. Et c’est au sein de ce dernier, limité au bataillon voire à la compagnie, que se tissent
des liens très forts, accentués parfois par la présence de camarades natifs du même canton ou de
la même commune. Ce processus renforce les solidarités.
Néanmoins la guerre est loin d’être vécue comme un moment de gloire unanimement
partagé par tous les combattants des armées impériales. Il ne faut pas négliger le nombre
considérable de désertions qui affectent la Grande Armée. Comment enfin ne pas évoquer le cas
des mutilations volontaires ? En 1807, Percy estime à 500 le nombre de soldats qui se sont
coupés un doigt. En Espagne, en 1809, Berthier en compte 400. Mais c’est à Lutzen et à Bautzen
que l’on enregistre une très nette augmentation des blessures à la main. Larrey en compte en effet
2 632. L’affaire est si grave qu’une note est d’ailleurs rédigée à ce sujet29. Il y a donc
incontestablement un refus de la guerre qui ne s’est pas simplement exprimé dans la France
impériale au moment des opérations de levées d’hommes30. Certains combattants nourrissent
d’ailleurs de grands espoirs pour une paix future31. Feydeau de Saint-Christophe partage ainsi
l’enthousiasme de ses camarades lorsqu’il apprend la paix avec l’Autriche le 12 décembre 1809 :
« Nous avons reçu la nouvelle de la paix avec l’Autriche il y a huit jours. Cet événement si désiré
a répandu la joie dans toute l’armée. Elle enlève tout espoir à notre ennemi et nous fait espérer une
prompte issue aux affaires d’Espagne ».32
On perçoit également ce rejet dès lors qu’on entreprend une étude du regard des
combattants sur la mort et la guerre en général. La description des champs de bataille avec une
attention particulière portée aux cadavres dénudés semble refléter le traumatisme de nombreux
combattants. Évoquant le champ de bataille d’Eylau, le capitaine Billon parle d’une « neige
rougie par le sang »33, tandis que le capitaine François ne cache pas son écoeurement à la vue de
29
Jean François LEMAIRE, article «Mutilations de Lutzen et Bautzen» dans Jean TULARD [dir.], Dictionnaire
Napoléon Paris, Fayard, 1987, p. 1220-1221
30
Gustave VALLÉE, La conscription dans le département de la Charente, 1798-1807, Paris, Sirey, 1937, XXXIII706 p. ; Louis BERGÈS, Résister à la conscription (1798-1814). Le cas des départements aquitains, Paris, Éditions
du Comité des Travaux Historiques et Scientifiques, 2002, 598 p. ; Annie CRÉPIN, La conscription en débats ou le
triple apprentissage de la nation, de la citoyenneté, de la République (1798-1889), Arras, Artois Presses Université,
1998, 253 p.
31
Natalie PETITEAU, « Maux de guerre et mots de paix dans les campagnes napoléoniennes » dans Sylvie
CAUCANAS, Rémy CAZALS et Nicolas OFFENSTADT [dir.], Paroles de paix en temps de guerre, Paris, Privat,
2006, p. 107-120.
32
Archives privées de M. Henri de FEYDEAU DE SAINT-CHRISTOPHE, lettre d’ Alponse Feydeau de SaintChristophe à son père, le 12 décembre 1809 à Archibispo.
33
Capitaine François-Frédéric BILLON, Souvenirs (1804-1815), Paris, La Boutique de l’histoire, 2006, p.70
10
ces amoncellements de cadavres jetés pêle-mêle dans une fosse commune34. Comment d’ailleurs
interpréter cette volonté de parcourir les anciens champs de bataille où les traces de la lutte sont
visibles encore plusieurs mois ? Est-ce déjà une volonté de la part des vivants d’honorer les
morts, de leur rendre un ultime hommage ? Incorporé dans le 15e régiment d’infanterie de ligne
depuis un an, Feydeau de Saint-Christophe qui a frôlé la mort à plusieurs reprises lors des
campagnes de 1808 en Galice et de 1809 au Portugal, ne peut pas s’empêcher, alors qu’il traverse
la localité de Talavera de la Reina, d’aller seul sur le champ de bataille où s’opposèrent le 28
juillet 1809 Français, Espagnols et Anglais :
« J’ai été visité avant-hier les lieux où s’est donné la bataille de Talavera au commencement du
mois d’août. C’est un spectacle bien triste pour l’homme qui pense de voir tant de cadavres
inanimés mordant la poussière. Les positions qu’occupaient les Anglais étaient formidables et il
fallait être français pour oser les y attaquer. L’affaire a duré trois jours. Les Anglais se sont très
bien montrés. Ils ont chargé à la bayonnette comme nous et le carnage a été horrible. On compte
24 000 hommes mis hors de combat tant d’un côté que de l’autre. »35
Dans un récent article, Jacques Hantraye a montré combien le culte des morts à la guerre
s’exprime de manière très nette au début du XIXe siècle. Cette volonté est bien le reflet du respect
des vivants à l’égard des morts36. Et les militaires y attachent une plus grande importance encore.
Il y a ici un nouveau rapport des combattants avec la mort. En parcourant les champs de bataille
dans un souci de recueillement, en essayant d’honorer la mémoire des camarades par
l’implantation d’une croix, les survivants veulent rappeler que leur sacrifice n’a pas été vain.
Mais cette attitude montre aussi que les combattants, officiers comme soldats, ne sont pas
insensibles à la mort comme certains historiens l’ont affirmé37. Ils le sont d’autant moins qu’un
nouveau seuil de violence a bien été franchi au cours de cette période. On comprend dès lors
pourquoi les effets de la guerre se perçoivent bien au-delà de la période impériale.
III – L’empreinte du combat et de la violence
34
Capitaine FRANÇOIS, Journal du capitaine François dit le dromadaire d’Égypte, Paris, Tallandier, Bibliothèque
napoléonienne, 2003 (1ère édition 1984), p.518-519
35
Archives privées de M. Henri de FEYDEAU DE SAINT-CHRISTOPHE, d’Alponse Feydeau de Saint-Christophe
à son père, le 21 novembre 1809 à Talavera de la Reina
36
Jacques HANTRAYE, «Les sépultures de guerre en France à la fin du Premier Empire » dans Revue d’histoire du
XIXe siècle, n°30, 2005,
37
Gilbert BODINIER, « Les officiers de la Révolution et de l’Empire », dans Claude CROUBOIS [dir.], Histoire de
l’officier français des origines à nos jours, Saint-Jean d’Angély, Bordessoules, 1987, p.137
11
Alors que les innombrables études concernant les combattants de la Grande Armée
s’arrêtent souvent aux derniers coups de feu donnés à Waterloo, aucune, à l’exception de celles
proposées par Jean Vidalenc38 puis Natalie Petiteau39, ne s’est véritablement intéressée à leurs
destins d’après-guerre. Or, c’est bien en suivant les trajectoires individuelles des anciens soldats
dans la première moitié du XIXe siècle qu’il est aussi envisageable de mesurer l’impact de la
violence des guerres napoléoniennes. La prise en compte de l’échantillon départemental se révèle
une fois encore déterminante pour aborder cette question essentielle. Or cette étude montre qu’il a
été souvent bien difficile, pour les vétérans, d’oublier ces années de guerre qui ont laissé des
traces durables et profondes tant sur les corps que sur les esprits.
Bien avant que certains aient eu l’envie de témoigner en publiant leurs mémoires, les
vétérans des guerres impériales sont extrêmement nombreux à demander à l’État aide financière.
La lecture de la correspondance du sous-préfet de l’arrondissement de Barbezieux apporte un
éclairage intéressant sur ces hommes en quête de reconnaissance et soucieux d’obtenir une
réparation matérielle. Les innombrables missives rédigées ou dictées par ces survivants
constituent en effet un indice supplémentaire pour apprécier le degré de violence franchi durant
ces années. On recense ainsi, entre 1815 et 1818, pas moins de 241 demandes où des vétérans de
l’Empire réclament auprès du roi, par l’intermédiaire du sous-préfet et du préfet, une légitime
compensation financière pour les services rendus à la patrie40. Le fait d’entamer de telles
démarches administratives à une époque où il est de plus en plus difficile et délicat de rappeler
son passé militaire montre combien les sacrifices et les blessures sont nombreuses et profondes.
Mais c’est bien l’insistance et la détermination des anciens soldats de la Révolution et de
l’Empire face à un pouvoir souvent peu compréhensif, froid et parfois humiliant qui renseignent
sur la hauteur des sacrifices consentis.
La correspondance, miraculeusement conservée, du chirurgien sous-aide-major François
Duclos-Landry met en évidence la complexité des démarches et les efforts consentis. N’étant pas
domicilié dans la capitale, il fait appel à plusieurs « agents d’affaire » parisiens qui, licenciés en
droit, peuvent, en échange d’une rétribution, s’occuper de son dossier. On y relève à plusieurs
38
Jean VIDALENC, Les demi-solde. Étude d’une catégorie sociale, Paris, Librairie Marcel Rivière, 1955, 230 p.
Natalie PETITEAU, Lendemains d’Empire. Les soldats de Napoléon dans la France du XIXe siècle, Paris, La
Boutique de l’Histoire, 2003, 396 p.
40
Archives départementales de la Charente, sous-série K en cours de reclassement.
39
12
reprises sa détresse et son impatience dans les différents courriers envoyés au cours de l’année
1817. Le 2 mars, il utilise alors des mots très forts pour évoquer sa position : « Vous savez, mon
ami que je suis abandonné depuis deux mois, ma demi-solde n’existant plus. Pensez-vous que
j’aye droit à obtenir un traitement de retraite ou de réforme ? Par grâce faites donc votre possible
pour faire améliorer mon existence, j’en ai le plus grand besoin »41. Exagérés, sans doute pour
activer son agent d’affaires, les arguments mis en avant dans cette lettre peuvent toutefois
traduire tout le désarroi des officiers pour lesquels il est difficile d’obtenir une pension de retraite.
On peut deviner alors la détresse plus grande des sans-grades qui n’ont pas, en très grande
majorité, la possibilité de faire appel à des agents d’affaires. Ils s’en remettent souvent aux
notables locaux pour tenter d’obtenir un minimum de compensation. Leurs lettres font souvent
part de leurs blessures.
Cela montre combien les soldats et les officiers de la République et de l’Empire sont
revenus des guerres dans un état grave, profondément usés physiquement et moralement.
Curieusement oubliés par les récentes études sur l’histoire des corps, les officiers de la Grande
Armée constituent pourtant un groupe intéressant par lequel transparaît toute la violence des
combats des années 1792-1815. Plus de la moitié ont ainsi été blessés au moins une fois. Mais en
prenant comme base d’étude les 263 officiers du corpus charentais blessés pendant la période, il
apparaît qu’ils sont plus de 22 % à présenter des atteintes graves pouvant conduire à un handicap
majeur. Dans un peu plus de 40 % des cas, ce sont leurs membres inférieurs qui ont été le plus
souvent touchés alors que les membres inférieurs l’ont été une fois sur quatre. Plus de 37 % des
blessures concernent le tronc et la tête. Rares, les amputations (3% des officiers blessés) ont été
réalisées sur des officiers souffrant en grande majorité d’une plaie grave à la jambe. Beaucoup
plus nombreux sont les individus estropiés qui ont perdu totalement ou partiellement l’usage d’un
membre. Plus de 34 % des officiers blessés par un coup de feu ressentent en outre une gêne
respiratoire qui les empêche d’effectuer plusieurs tâches quotidiennes sans l’aide d’une autre
personne. À ces blessures occasionnées par différents types d’armes, il faut évoquer également
les affections durables provoquées par les conditions climatiques ou certaines maladies. Ils sont
plus de 12 %, en 1815, à souffrir de rhumatismes. Le gel a provoqué l’amputation des doigts et
des orteils de six officiers retirés du service en 1814. Le sable d’Égypte, le soleil, la neige sont
responsables de plus de 80 % des « faiblesses de vue ». Au fil des années, on observe une lente et
41
Archives privées de M. LANDRY, de François-Duclos Landry à Jean-Célestin Bard, le 2 mars 1817 à Guimps.
13
douloureuse dégradation physique de ces combattants. Un rapport établi par le conseil municipal
d’Angoulême montre que les vétérans de l’Empire sont indisposés par leurs blessures lorsque les
listes pour la garde nationale sont préparées en 1831. Sur 43 officiers, dix-huit sont effectivement
considérés comme des invalides42. Certains sont même atteints de névroses de guerre.
Méconnues par la médecine de l’époque, mais néanmoins soulignées par quelques
praticiens43, elles sont immédiates ou chroniques44. Elles transparaissent lorsque l’officier de
santé du 66e régiment d’infanterie de ligne, en garnison à Rouen, chargé de rédiger le certificat du
lieutenant Poitoux, évoque un « tempérament mauvais et détruit par les fatigues militaires »45.
Trop imprécis, ces rapports ne permettent cependant pas de mesurer l’étendue des atteintes
psychiatriques. Car comme le rappelle Louis Crocq, les troubles psychiques, en plus de ne pas
être considérés comme des blessures à part entière, sont souvent dissimulés par ceux qui en sont
atteints46. Il faut attendre en fait le retour à la paix pour approcher des cas concrets de névroses
lorsque des vétérans sont internés pour des comportements. On peut citer le cas du souslieutenant Jean-Baptiste Isidore Duvoisin de Soumagnac qui, dans les années 1820, se fait de plus
en plus remarquer par ses accès de violence. Nommé commissaire de police à Dieppe en 182247,
il est muté en 1824 dans la ville de Niort où, là encore, le préfet est obligé d’informer le ministère
de l’Intérieur que cet ancien officier, « déconsidéré par plusieurs actes de violence » doit être
immédiatement remplacé. Brutal à l’égard de ses agents et des personnes qu’il arrête, il est
contraint de démissionner le 6 octobre 182648. Désemparée, sa famille est obligée alors de
l’interner à l’hôpital des aliénés de Limoges où il décède le 14 décembre 183549. En l’absence de
rapports médicaux, il est impossible de connaître précisément la pathologie exacte de ce vétéran
parti à la guerre dans les gardes d’honneur en 1813. Cependant plusieurs informations montrent
bien que sa santé s’est brusquement détériorée au début des années 1820, soit cinq ans après la
fin des hostilités. Tout laisse à penser que ce jeune charentais, menant avant 1813 une « vie
oisive »50 a été profondément choqué par les terribles combats de la campagne de Saxe auxquels
42
Archives municipales d’Angoulême, garde nationale (1831) ; document non coté.
Louis CROCQ, Les traumatismes psychiques de guerre, Paris, Odile Jacob, 1999, 422 pages
44
Natalie PETITEAU, Lendemains d’Empire…, op. cit., p. 108.
45
Service Historique de la Défense, 2Yf 175 606 (dossier de retraite du lieutenant François Poitoux).
46
Louis CROCQ, Les traumatismes psychiques de guerre , op. cit., p. 10.
47
Archives nationales, F7 9869 (rapports sur commissaires de police de Seine-Inférieure).
48
Archives nationales, F7 9871 (rapports sur commissaires de police des Deux-Sèvres).
49
Archives départementales de la Haute-Vienne, 1 X 227 et 1 X 228 (registre matricule des aliénés de l’hôpital de
Limoges situé rue des Anglais).
50
Archives nationales F9 933 (gardes d’honneur, Charente).
43
14
son unité a participé pendant un peu plus de six mois. Appartenant à la jeunesse dorée du
département, il est appelé à découvrir en l’espace de peu de temps l’aspect cruel d’une guerre
dont il est loin de soupçonner la brutalité.
À ces différentes pathologies, il importe aussi d’ajouter celles qui sont propres aux
prisonniers de guerre dont l’intérêt a été récemment soulevé51. Peu de travaux ont traité de la
question des prisonniers de guerre français du Premier Empire en tenant compte des nouvelles
problématiques proposées par les historiens spécialistes des deux conflits mondiaux52. Or
l’analyse des dossiers militaires montre qu’un officier sur quatre a connu l’expérience de la
captivité dans un territoire ennemi, la proportion étant moindre parmi la troupe. Si les officiers
sont mieux traités que les militaires du rang, de nombreux mémorialistes ont témoigné néanmoins
des conditions difficiles vécues sur les pontons britanniques, dans les colonies53 et sur les fronts
européens des années 1812-1815. Mais, en plus des comportements barbares et indignes, c’est la
longévité de l’emprisonnement dans les geôles ennemies qui peut faire apparaître ce que les
psychologues de la guerre ont appelé le « syndrome des barbelés ». Remarquée et étudiée pour
les conflits du XXe siècle, cette douloureuse maladie, dont les symptômes disparaissent avec le
rapatriement, a incontestablement affecté un certain nombre de militaires de l’Empire. C’est
surtout à la fin de l’Empire que l’on enregistre un grand nombre de captifs notamment pendant la
campagne de Saxe en 1813. Cependant, ce sont les officiers capturés dans la Péninsule Ibérique
ou dans les colonies qui présentent le plus souvent les temps de captivité les plus longs. Plus de
80 % d’entre eux passent effectivement plus de quatre ans dans les geôles ennemies. La situation
est particulièrement dramatique pour les officiers qui croupissent pendant des mois sur les
pontons britanniques. Elle l’est encore plus pour ceux qui ont été envoyés sur le rocher de
Cabrera où selon Louis Crocq, qui se base sur le témoignage d’un officier de santé français, de
nombreux soldats ont succombé de ce mal appelé à l’époque la « mélancolie »54. Parce que de
51
Sylvie CAUCANAS, Rémy CAZALS et Pascal PAYEN [dir.], Les prisonniers de guerre dans l’histoire. Contacts
entre peuples et cultures, Toulouse, Privat, 2003, 319 pages ; Annette BECKER, Oubliés de la Grande Guerre.
Humanitaire et culture de guerre. Populations occupées, déportés civiles, prisonniers de guerre, Paris, Hachette,
2003, 396 pages.
52
Guillaume LÉVÊQUE, Les prisonniers de guerre français en Grande-Bretagne (1803-1814), mémoire de maîtrise
sous la direction de Michel VOVELLE, Université de Paris I, 1987.
53
Philippe BOULANGER, Stéphane CALVET, Histoire d’un Charentais, soldat de l’an II. Carnet de route du
sergent Leberton, Angoulême, Société Archéologique et Historique de la Charente, 189 pages.
54
Louis CROCQ, Les traumatismes psychiques de guerre, op. cit., p. 171.
15
nombreux soldats et officiers ont rapporté leurs terribles conditions de vie55, il est facile
d’imaginer combien les survivants ont pu être marqués à vie par cette longue captivité.
***
Ainsi, les guerres de l’Empire représentent bien un moment capital de l’histoire
européenne. Car, c’est bien entre 1805 et 1815 que s’observe une violence de guerre nouvelle qui
préfigure en quelque sort celle des conflits de la fin du XIXe et du XXe siècle. Cette profonde
mutation dans la manière de combattre est incontestablement apparue sous la Révolution qui
tente de jeter les bases d’une guerre totale. Cependant c’est bien l’étude des corps et des
mentalités à travers les trajectoires individuelles d’un groupe spécifique qui souligne à quel point
les combats de la période impériale ont été d’une extrême violence, notamment à partir de
l’année 1812. L’exploitation de lettres inédites mais aussi des dossiers de retraite conservés au
Service Historique de la Défense rappelle surtout que l’histoire de l’Empire ne doit pas se fonder
exclusivement sur les récits laissés par les mémorialistes, à moins d’en proposer une lecture
critique digne de ce nom.
55
Denis SMITH, Les soldats oubliés de Napoléon (1809-1814). Prisonniers sur l’île de Cabréra, Paris, Autrement,
2005, 204 pages.
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