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La construction d'une marchandise : le cas des semences

2008, Annales. Histoire, Sciences Sociales

Les exemples de marchandises « spontanées », d'objets qui seraient intrinsèque-ment destinés à s'échanger sur un marché, sont plutôt rares dans l'histoire, et contrairement à ce qu'affirme Adam Smith, le phénomène marchand ne résulte pas d'une propension naturelle des êtres humains, mais est éminemment construit. Les occurrences historiques d'apparition de nouvelles marchandises racontent en général des histoires de rapports de force et d'appropriation plus ou moins brutale, accompagnées d'un arsenal juridique visant tout d'abord à « libérer » l'objet de ses liens anciens, puis à le rendre conforme à l'échange marchand. Les exemples de la terre privatisée par les mouvements d'enclosures en Angleterre et du travail dans toute l'Europe occidentale au XIX e siècle sont de ce point de vue éclairants. Il aura fallu des conflits et des luttes, ainsi que l'établissement d'un nouveau cadre juridique libre des anciennes servitudes féodales, pour que puisse se constituer un marché du travail. Ni la terre, ni la force de travail d'un homme, ne possèdent en soi les attributs d'une marchandise... Ce phénomène, auquel Karl Polanyi se réfère en parlant de marchandises fictives 1 et que l'on dénomme de nos jours peu élégamment marchandisation, est intimement lié à la dynamique du capitalisme et à l'extension des marchés, qui en est une des marques. Cette extension du domaine des marchés franchit aujourd'hui une étape supplémentaire, avec l'émergence d'une nouvelle classe de marchan-dises relevant des domaines de la nature et du vivant. Depuis quelques décennies, 1-Karl POLANYI, La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, [1944] 1983.

La construction d’une marchandise : le cas des semences Hélène Tordjman Les exemples de marchandises « spontanées », d’objets qui seraient intrinsèquement destinés à s’échanger sur un marché, sont plutôt rares dans l’histoire, et contrairement à ce qu’affirme Adam Smith, le phénomène marchand ne résulte pas d’une propension naturelle des êtres humains, mais est éminemment construit. Les occurrences historiques d’apparition de nouvelles marchandises racontent en général des histoires de rapports de force et d’appropriation plus ou moins brutale, accompagnées d’un arsenal juridique visant tout d’abord à « libérer » l’objet de ses liens anciens, puis à le rendre conforme à l’échange marchand. Les exemples de la terre privatisée par les mouvements d’enclosures en Angleterre et du travail dans toute l’Europe occidentale au XIXe siècle sont de ce point de vue éclairants. Il aura fallu des conflits et des luttes, ainsi que l’établissement d’un nouveau cadre juridique libre des anciennes servitudes féodales, pour que puisse se constituer un marché du travail. Ni la terre, ni la force de travail d’un homme, ne possèdent en soi les attributs d’une marchandise... Ce phénomène, auquel Karl Polanyi se réfère en parlant de marchandises fictives 1 et que l’on dénomme de nos jours peu élégamment marchandisation, est intimement lié à la dynamique du capitalisme et à l’extension des marchés, qui en est une des marques. Cette extension du domaine des marchés franchit aujourd’hui une étape supplémentaire, avec l’émergence d’une nouvelle classe de marchandises relevant des domaines de la nature et du vivant. Depuis quelques décennies, 1 - Karl POLANYI, La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, [1944] 1983. Annales HSS, novembre-décembre 2008, n°6, p. 1341-1368. 1341 HÉLÈNE TORDJMAN on assiste en effet à l’appropriation privée et à l’échange marchand de variétés végétales, de gènes, de micro-organismes et même de cyclones, toutes « choses » existant à l’état naturel, non créées par l’homme, et néanmoins objets de propriété. Cette évolution du capitalisme contemporain nous donne à voir, presque en temps réel, la constitution de nouveaux objets marchands et les processus à l’œuvre dans la création de nouveaux marchés 2. D’un point de vue heuristique, comprendre les processus à l’origine de la transformation en marchandise de quelque chose qui ne l’était pas permet de mieux cerner les caractéristiques de cette institution centrale de nos sociétés qu’est le marché. Le cas des semences, c’est-à-dire des variétés d’espèces cultivées, qui sont passées en un peu plus d’un siècle du statut de bien plus ou moins commun à celui de marchandise, s’inscrit dans cette évolution générale de « marchandisation du vivant » et est intéressant à plus d’un titre. Tout d’abord, les semences ont une forte dimension symbolique, elles sont source et espoir de nourriture, matérialisation de la vitalité. Leur transformation en marchandise modifie les rapports que l’être humain entretient avec sa nourriture et sa perception ancestrale d’une nature nourricière. Ensuite, sur un plan beaucoup moins symbolique, la quantité, la qualité et la diversité des semences ont depuis bien longtemps conditionné la survie à long terme des groupes humains, et c’est encore le cas aujourd’hui, même si on a tendance à l’oublier. Enfin, les graines s’échangent depuis plusieurs millénaires, sans doute principalement sur les modes du pillage et du don/contre-don, peut-être très localement sur des marchés, mais ce n’est que depuis peu qu’elles sont véritablement des marchandises, produites en vue de l’échange marchand. L’histoire de la transformation des semences en marchandises remet en cause le dogme néoclassique de la naturalité ou de l’objectivité des marchandises, postulat primordial de toute la microéconomie 3. Le passage d’un échange informel de graines à un véritable marché des variétés végétales a en effet nécessité l’invention d’une définition artificielle de l’objet « semences ». La science agronomique est ainsi venue à l’aide des besoins de l’économie, en qualifiant la variété végétale de manière de plus en plus rationnelle et précise. Cette qualification technique des semences a répondu à des finalités de coordination des activités productives et marchandes n’ayant rien à voir avec leurs caractéristiques naturelles. Par exemple, 1342 2 - Il existe aujourd’hui toute une littérature sur l’émergence et le fonctionnement des marchés, dans la mouvance des travaux des économistes évolutionnistes et institutionnalistes. Voir Hélène TORDJMAN, « How to study markets? An institutionalist point of view », Revue d’Économie Industrielle, 107, 2004, p. 19-36, et les références citées dans cet article. 3 - Sur ce point, voir André ORLÉAN, « Réflexions sur les fondements institutionnels de l’objectivité marchande », Cahiers d’Économie Politique, 44, 2003, p. 181-196, ainsi que, de manière plus générale, une bonne partie des travaux de l’économie des conventions mettant en lumière l’importance de la forme – construite – des objets marchands : voir en particulier le numéro spécial « L’économie des conventions », Revue Économique, 40-2, 1989, et Laurent THÉVENOT, « Des marchés aux normes », in G. ALLAIRE et R. BOYER (dir.), La grande transformation de l’agriculture : lectures conventionnalistes et régulationnistes, Paris, INRA/Economica, 1995, p. 33-51. AGRONOMIE ET CAPITALISME une variété n’est aujourd’hui considérée comme telle que si elle est homogène, sans variabilité, alors que la variabilité est une caractéristique naturelle de tous les êtres vivants. La semence en tant que marchandise est donc un objet artificiel et socialement construit, et n’existe pas à l’état naturel. Ensuite, la façon particulière dont est défini cet objet est loin d’être neutre. La qualification technique des semences ayant entre autre pour finalité la coordination d’activités productives tournées vers la recherche de rendement et d’efficacité, elle conditionne le choix d’un système agraire, et plus généralement d’un mode de développement. On cherche par exemple aujourd’hui à obtenir des variétés au plus haut rendement possible, adaptées à la mécanisation et supportant de fortes doses d’engrais chimiques et de pesticides. L’adoption de ce genre de variétés par les agriculteurs suppose qu’ils aient fait le choix de l’agriculture moderne, intensive et productiviste. La définition technique des semences porte donc en elle-même un choix de développement et les relations sociales qui lui sont attachées. Enfin, cette qualification des variétés vise à permettre, dans la tradition coasienne 4, la mise en place d’un système de droits de propriété clairement définis. L’établissement d’un « système de marché généralisé 5 » nécessite en effet la création de toute une série de procédures et d’institutions 6. Une économie de marché ne s’élabore que sur certaines fondations institutionnelles qui lui sont nécessaires pour fonctionner, fondations (théoriquement) construites dans les sphères de la politique et du droit. Parmi ces procédures et institutions, on peut citer dans le désordre : des systèmes de poids et mesures, des normes de production, un système monétaire, des droits de propriété, un droit des obligations et des tribunaux de commerce, la libre circulation des personnes et des biens, une législation sur la concurrence, etc. À défaut de telles institutions, un marché ne saurait exister, ou mènerait au mieux à la corruption et au chaos, comme l’a montré l’exemple récent des débuts de la transition russe vers une économie libérale. Concernant plus précisément la construction des marchandises, étape première (pas toujours chronologiquement) de la constitution d’un marché, ce que l’on voit à l’œuvre aujourd’hui pour la nature incite à retenir deux processus fondamentaux qui, pris ensemble, permettent de définir une marchandise. Le premier est un processus de codification et de standardisation (ce qu’on appelle la qualification technique de la marchandise) rendu nécessaire par la division du travail et la spécialisation accrue des activités, mais aussi pour les besoins du bon fonctionnement des marchés. Il s’exprime par la normalisation et la publicité des caractéristiques de la chose destinée à être échangée, la recherche de la rationalité 4 - Dans un article célèbre, Ronald Coase a montré que le marché est un mécanisme d’allocation efficace à condition que les divers droits attachés à l’objet échangé soient clairement définis : Ronald COASE, « The problem of social cost », The Journal of Law and Economics, 3, 1960, p. 1-44. 5 - K. POLANYI, La grande transformation..., op. cit. 6 - Le sens donné au terme « institution » ici est large, et recouvre un ensemble de règles, de normes et de valeurs, de systèmes d’interprétation, de codification et de sanction des comportements individuels plus ou moins explicites. Pour reprendre l’expression de Marcel Mauss, une institution est un « fait social total ». 1343 HÉLÈNE TORDJMAN et de l’efficacité dans la production et l’échange. Par là même, ce processus transforme la « chose » destinée à l’échange en objet aux particularités connues ou connaissables, indépendant des liens sociaux dans lesquels il s’inscrivait auparavant 7. Par exemple, pour être autorisées à la production et à la commercialisation, les semences de variétés d’espèces cultivées doivent être inscrites au catalogue officiel, selon des critères de conformité à des normes qualitatives et d’efficacité productive. Tout échange de graines n’entrant pas dans ce cadre-là est illégal, en particulier les échanges informels de semences auxquels procédaient traditionnellement les paysans. Ce phénomène de normalisation relève de ce que Jacques Ellul appelle la technique 8, et dans cette optique, une marchandise est avant tout un objet technique. Le deuxième phénomène participant à la construction d’une marchandise est un processus de privatisation. En effet, la possibilité de l’échange marchand repose sur le principe de la propriété privée, et donc sur l’institution d’un système de droits de propriété. L’apparition récente de droits de propriété intellectuelle sur les « ressources génétiques » est un prérequis au développement des biotechnologies et à la transformation en marchandises des gènes, micro-organismes, variétés végétales et autres. Là encore, l’exemple de l’évolution des droits de propriété intellectuelle dans le secteur des semences montre l’importance de ce processus de privatisation, son rôle déterminant dans l’extension du domaine des marchés, et la manière dont cette institution de la propriété impose un certain type de relations sociales. L’institution de droits de propriété sur les semences a en effet comme corollaires un processus d’expropriation des paysans de leurs droits coutumiers et une modification des rapports de force en leur défaveur, de manière assez similaire à ce qui s’est passé pour la terre entre les XVIe et XVIIIe siècles. Cette institution résulte d’un processus voulu et construit, d’un projet soutenu par l’idéologie marchande dominante de nos jours. Ainsi, une chose est véritablement devenue une marchandise lorsqu’elle a été modelée par ces processus de normalisation et de privatisation. Elle n’est pas marchandise par nature, mais à l’aboutissement d’un processus compliqué et souvent mouvementé, d’ordre tout à la fois économique, juridique et politique. Ce sont les grands traits de ce processus que nous allons esquisser, en les illustrant par l’histoire récente des semences. Nous verrons tout d’abord les formes prises par la normalisation, processus de qualification technique des marchandises, dans le cas des semences de variétés d’espèces cultivées. Puis nous retracerons l’évolution des formes de propriété sur ces variétés (la qualification juridique des marchandises). Enfin, nous conclurons sur quelques-unes des conséquences humaines et sociales de cette extension du monde marchand à la nature. 1344 7 - Louis DUMONT, Essais sur l’individualisme. Une perspective anthropologique sur l’idéologie moderne, Paris, Éd. du Seuil, 1983, décrit cette évolution avec force. 8 - Jacques ELLUL, La technique ou l’enjeu du siècle, Paris, Economica, [1954] 1990. AGRONOMIE ET CAPITALISME La normalisation ou la qualification technique de la marchandise La normalisation des objets destinés à l’échange marchand est un phénomène qui a accompagné l’approfondissement de la division du travail. Plus cette dernière s’accroît, plus les questions de compatibilité technique posent problème, et plus il faut codifier précisément les caractéristiques de chaque bien, ces derniers étant le plus souvent en position d’intermédiaires dans la chaîne de production. Dans le même temps, comme les économistes classiques l’ont bien montré, cette division du travail n’est possible que s’il existe un système d’échange fluide et efficace. Historiquement, en Occident, ce développement de la spécialisation a été lié à l’extension du marché comme mode d’échange principal. Symétriquement, l’extension des marchés n’a été possible que parce qu’une telle codification des biens s’est développée de manière concomitante. En effet, le marché a besoin que les choses qui s’y échangent soient clairement définies (pour des raisons que l’on verra plus bas). La normalisation technique et l’échange marchand se nourrissent donc l’un de l’autre, et la compréhension du phénomène de marchandisation passe par celle du processus de normalisation des biens. Pour J. Ellul, la technique moderne est caractérisée par la recherche de rationalité et d’efficacité, « la recherche du meilleur moyen dans tous les domaines. C’est ce one best way qui est à proprement parler le moyen technique, et c’est l’accumulation de ces moyens qui donne une civilisation technique 9 ». On assiste à partir de la révolution industrielle à un vaste mouvement de rationalisation, dans le domaine de la production bien sûr, mais aussi dans ceux des échanges, de l’administration de l’État, de l’activité intellectuelle, etc. « Ce grand travail de rationalisation, d’unification, de clarification se poursuit partout, aussi bien dans l’établissement des règles budgétaires et l’organisation fiscale que dans les poids et mesures ou le tracé des routes. C’est cela l’œuvre technique. Sous cet angle, on pourrait dire que la technique est la traduction du souci des hommes de maîtriser les choses par la raison 10. » Ainsi, la quête de la performance la plus élevée possible, du meilleur moyen de faire les choses, est-elle une des caractéristiques de la technique moderne. Elle est à l’origine de ce « travail de rationalisation » dont parle J. Ellul. Dans le cadre d’une économie où la production et l’échange sont décentralisés, la normalisation permet la coordination de métiers aux contraintes différentes et d’acteurs aux intérêts divergents 11. Au niveau de la production, la qualification 9 - J. ELLUL, La technique..., op. cit., p. 18. 10 - Ibid., p. 40. La normalisation telle qu’elle est entendue ici présente des points communs avec ce que Michel Callon appelle « calculativeness » : Michel CALLON (dir.), The law of the markets, Oxford, Blackwell, 1997. 11 - Les travaux de l’École des conventions explorent différents dispositifs « hors marchés » (comme les normes, les standards ou les règles), en insistant sur leur rôle cognitif dans la coordination des choix individuels (voir note 3). Les analyses de ces 1345 HÉLÈNE TORDJMAN technique de la marchandise aide à l’organisation de la filière, des scientifiques élaborant de nouvelles variétés aux agriculteurs qui les utilisent. Au niveau de l’échange, la définition précise de l’objet « variété végétale » est fondamentale dans la constitution d’un marché des semences. Il est en effet difficile d’établir un droit de propriété – condition nécessaire à l’échange marchand – sur un objet flou, aux contours mal définis. Parmi les acteurs participant à la normalisation des semences, les scientifiques et l’État jouent un rôle primordial. On verra comment les premiers soutiennent la recherche de rationalisation et de rendement par la mise au point de variétés répondant aux contraintes d’une agriculture industrielle, et comment le second a construit un cadre institutionnel inscrivant ces contraintes dans la loi. Pourquoi normaliser ? L’approfondissement de la division du travail aux XIXe et XXe siècles a débouché sur une organisation du secteur des semences en trois grands métiers : – tout d’abord, les sélectionneurs ou obtenteurs, agronomes et biologistes essentiellement, qui mettent au point de nouvelles variétés, c’est-à-dire le domaine de la création variétale proprement dit. On peut distinguer ici la recherche fondamentale sur la génétique et le métabolisme des plantes, qui aboutit dans le cas des variétés hybrides à la création de lignées parentales, et la recherche plus appliquée consistant à tenter les hybridations et à obtenir de nouvelles variétés commercialisables ; – ensuite, les multiplicateurs qui, comme leur nom l’indique, produisent les semences en quantité suffisante pour approvisionner le marché. Ils sont sous contrat avec les obtenteurs qui leur fournissent la semence-mère, mettons 10 kg de semences de blé. À la fin de la saison, ils récolteront environ 300 kg de graines de génération 2 (le coefficient multiplicateur pour le blé est de 30) qu’ils devront ressemer l’année suivante pour obtenir 9 000 kg de semences de génération 3. À la quatrième génération, la récolte sera de 270 tonnes de semences de base, qui seront encore multipliées une fois avant d’être vendues comme semences auprès des agriculteurs 12. Il s’écoule donc cinq ans entre l’obtention d’une nouvelle variété et sa mise sur 1346 dispositifs en termes d’économie de l’innovation (surtout sur le rôle des standards techniques) mettent quant à elles l’accent sur les problèmes de compatibilité technique, de rendements d’échelle, et de comportements stratégiques : Paul DAVID, « Clio and the economics of QWERTY », American Economic Review, 75-2, 1985, p. 332-337, et les travaux de Carl SHAPIRO, « Setting compatibility standards: Cooperation or collusion? », in R. C. DREYFUSS, D. L. ZIMMERMAN et H. FIRST (dir.), Expanding the boundaries of intellectual property: Innovation policy for the knowledge society, Oxford, Oxford University Press, 2001, p. 81-101. Ces analyses présentent certains traits communs avec l’approche développée ici. 12 - Il faut environ 150 kg de semences de blé pour ensemencer 1 hectare. Les coefficients multiplicateurs diffèrent selon les espèces, de 20 pour les pois à 400 pour le colza, voir Jacques GRALL et Bertrand-Roger LÉVY, La guerre des semences, Paris, Fayard, 1985, p. 22. AGRONOMIE ET CAPITALISME le marché. En France, ces agriculteurs-multiplicateurs sont principalement les coopératives agricoles ; – enfin, le troisième grand métier de cette industrie est celui de la distribution, lui aussi principalement tenu, en France, par les réseaux de coopératives. Obtenteurs et multiplicateurs veulent pouvoir convaincre distributeurs, agriculteurs et industriels de l’agroalimentaire des progrès contenus dans leurs graines. Il faut pour cela qu’ils identifient clairement les innovations qu’ils proposent, autrement dit qu’ils spécifient le plus précisément possible les traits de leurs nouvelles variétés (résistance à la verse, à tel ravageur ou à telle maladie, aptitudes à la transformation industrielle, teneur en protéines, ou absence d’un composant pouvant être toxique, etc.). De plus, on y reviendra, la recherche scientifique tient une place de plus en plus importante dans la création variétale. L’évolution de la science moderne se caractérise par une spécialisation de plus en plus poussée, en biologie et en agronomie comme ailleurs. L’obtention d’une nouvelle variété nécessite l’articulation d’un grand nombre de travaux différents, du séquençage des gènes et de la découverte de leurs fonctions aux essais d’hybridation, en passant par la compréhension des processus métaboliques liés par exemple à la fixation de l’azote ou à l’identification des caractères qui font une lignée parentale prometteuse. Là encore, il faut un vocabulaire commun pour que ces différentes étapes du travail se combinent et donnent naissance à une nouvelle variété commercialisable. Qui dit vocabulaire commun dit travail de définition, de clarification, d’adoption de normes, en particulier sur la définition d’une variété. Enfin, last but not least, la création variétale obéit aujourd’hui aux impératifs d’une agriculture industrielle, combinaison d’inputs – mécaniques, phytosanitaires, force de travail et autre énergies – visant à produire le plus possible au coût le plus bas. La mise au point de nouvelles variétés cultivables nécessite donc la prise en compte des objectifs de production, de transformation et de distribution des activités amont et aval, avec ce que cela comporte de travail de définition des critères d’amélioration, de rapports de force et de négociation autour de ces critères (par exemple, qualité agronomique versus aptitude à la transformation industrielle). Les intérêts des obtenteurs ne sont en effet pas toujours alignés sur ceux des agriculteurs ou des consommateurs finaux, ni, plus en amont, sur ceux des producteurs de produits phytosanitaires. Par exemple, un sélectionneur obtenant une plante immunisée contre certains types d’insectes vient directement concurrencer les fabricants d’insecticide. C’est d’ailleurs ce qui pousse Monsanto, suivi depuis par d’autres, à mettre au point des variétés génétiquement modifiées pour être résistantes à un herbicide phare, et qui vend ainsi un lot composé des semences et du produit phytosanitaire qui va avec. Ainsi, tous ces métiers sont liés et nécessitent, pour être efficaces, une coordination technique importante, qui se traduit par une codification des variétés de plus en plus précise. Outre les nécessités de la division du travail, la deuxième raison fondamentale à cette normalisation des biens réside dans les besoins des marchés euxmêmes. Un système de marchés ne peut en effet coordonner les activités économiques que si les biens destinés à l’échange sont très clairement définis, et ce pour au moins trois raisons. 1347 HÉLÈNE TORDJMAN Premièrement, rien ne ressemble plus à un grain de blé qu’un autre grain de blé. Comment être sûr que ce grain va germer, qu’il va donner naissance à une plante saine dans les temps prévus ? Et puis, rien ne différencie extérieurement le grain d’une variété A de celui d’une variété B, et l’acheteur est bien obligé de faire confiance au vendeur quant à la variété qu’il achète. Cette incertitude sur la qualité des semences place ces dernières dans la catégorie des biens dits d’expérience, de ceux dont on ne peut connaître la qualité qu’après les avoir essayés. De plus, il faut en général plusieurs années pour évaluer cette qualité dans la mesure où une mauvaise récolte peut aussi provenir de pratiques culturales inadéquates et/ou d’un aléa climatique. Une des particularités de l’échange marchand est qu’il est (souvent) anonyme. C’est d’ailleurs pour l’économie néoclassique une des conditions de son efficience. Dès lors, en l’absence de relations de confiance entre acheteur et vendeur, l’incertitude sur la qualité de la marchandise règne, et produit des effets pervers entravant le bon fonctionnement des marchés 13. Ces effets sont limités par tout ce qui aide à faire connaître les caractéristiques des biens et à garantir leur permanence dans le temps. La standardisation liée à la compatibilité technique exigée par la division du travail contribue à réduire cette incertitude, ainsi que toutes les procédures de certification officielle et d’établissement de normes. Cette normalisation prend d’ailleurs aujourd’hui des proportions jamais vues jusqu’ici : les règlements européens sur les conditions de certification des différentes variétés végétales se multiplient à grande vitesse, avec un luxe de détails qui confine à l’obsession. Deuxièmement, l’échange marchand est un échange monétaire qui implique de pouvoir comparer des valeurs entre elles. Cette comparaison exige de mesurer et compter les choses destinées au marché. Comment comparer la valeur de deux sacs de blé si les systèmes de poids et mesures sont différents ? En France, jusqu’avant la Révolution française, « on vendait les fruits à cidre à la poinçonnée ; le sel au muid, au setier, à la mine, au minot, au boisseau et à la mesurette ; la chaux se vendait au poinçon, et le minerai à la razière. On achetait l’avoine au picotin et le plâtre au sac ; on se procurait le vin à la pinte, à la chopine, à la camuse, à la roquille, au petit pot et à la demoiselle. [...] Les longueurs étaient mesurées en toise et en pied du Pérou, lequel équivalait à un pouce, une logne et huit points du pied du roi... 14 ». C’est Condorcet, sous l’impulsion de Turgot, qui démarra le chantier de l’unification des poids et mesures en 1775. Ce travail de clarification et de rationalisation était rendu nécessaire par les besoins du commerce ; il relève bien de la technique 1348 13 - Il existe sur ce point une abondante littérature théorique débutant avec l’article de George A. AKERLOF, « The market for ‘lemons’: Quality uncertainty and the market mechanism », Quarterly Journal of Economics, 84-3, 1970, p. 488-500, et les travaux de Joseph E. STIGLITZ, « The causes and consequences of the dependence of quality on price », Journal of Economic Literature, 25-1, 1987, p. 1-48. 14 - Denis GUEDJ, La Méridienne : 1792-1799 ou Comment Jean-Baptiste Delambre et Pierre Méchain, traversant la France révolutionnaire à la rencontre l’un de l’autre, parvinrent à définir un nouvel étalon universel, le mètre, Paris, Seghers, 1987, cité par Élisabeth BADINTER et Robert BADINTER, Condorcet, 1743-1794 : un intellectuel en politique, Paris, Fayard, 1988, p. 117. AGRONOMIE ET CAPITALISME au sens donné à ce terme par J. Ellul. Dans le domaine des variétés végétales, et plus largement dans toutes les activités concernant des actifs immatériels couverts par des droits de propriété intellectuelle, la mise au point de méthodes d’évaluation de la valeur incorporée dans ces actifs est un métier aujourd’hui en plein développement. En effet, il s’agit de faire entrer ces « objets » dans la sphère marchande, donc de permettre que soit créée une valeur monétaire qui exprime ce que ces objets apportent au processus social général de création de valeur. La troisième raison pour laquelle le marché a besoin de normalisation, liée au point précédent, est sans doute encore plus fondamentale : la marchandise ellemême doit être précisément et clairement définie, ses contours parfaitement identifiés pour qu’elle puisse faire l’objet d’un droit de propriété exclusif (sans lequel il n’y a pas d’échange marchand). Ainsi, la qualification juridique d’une marchandise nécessite au préalable une qualification technique. Cet aspect est particulièrement compliqué dans le cas des variétés végétales. En effet, comment définir une variété ? La classification des espèces que nous connaissons aujourd’hui remonte aux travaux de Carl von Linné au XVIIIe siècle, une espèce étant, depuis, vue comme un ensemble d’individus relativement semblables et caractérisés par une interfécondité. Concernant les végétaux, c’est au e XIX siècle qu’on commencera à répertorier systématiquement la variabilité des caractères à l’intérieur d’une même espèce, définissant ainsi des familles de variétés composant chaque espèce. Parmi les plantes cultivées, on distingue plusieurs types d’espèces, principalement selon leur mode de reproduction. Les plantes autogames (blé, soja, orge, etc.) se reproduisent par autofécondation (organes mâle et femelle sur la même fleur, ce qui rend très rare la pollinisation croisée). Le descendant d’un épi de blé a donc le même patrimoine génétique que son géniteur. Parmi les plantes allogames (maïs, tournesol et un bon nombre d’espèces potagères), la règle est la fécondation croisée, le patrimoine génétique du descendant étant une combinaison de celui des deux parents. Enfin, il y a les espèces à multiplication végétative (par exemple les pommes de terre), qui se reproduisent à l’identique par fragmentation de l’individu initial (par greffe, bouture, marcottage, etc.), et donnent naissance à des clones. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, les variétés cultivées étaient essentiellement des « variétés de pays » ou variétés populations, composées d’individus plus ou moins hétérogènes. La sélection classique ou généalogique, qui s’est développée dans la seconde moitié du XIXe siècle, a consisté à réduire cette diversité en reproduisant les individus les plus prometteurs jusqu’à arriver à des lignées pures, parfaitement homogènes. Dans tous les cas, la définition d’une variété repose sur l’identification de caractères (quantitatifs et qualitatifs) morphologiques et physiologiques communs, en nombre suffisamment grand pour qualifier l’unité de la variété. Symétriquement, des variétés seront jugées différentes à partir d’un certain nombre de traits systématiquement distincts. Dans la mesure où les plantes sont naturellement variables, le problème est de marquer une frontière, inévitablement artificielle, entre la variabilité tolérée au sein d’une variété et celle qui fait passer à une variété nouvelle. Pour les lignées pures ou les clones, on fait une liste des caractères importants (cette liste est aussi plus ou moins artificielle puisqu’elle dépend des connaissances scientifiques du moment et des buts poursuivis et acceptés 1349 HÉLÈNE TORDJMAN socialement), puis on les mesure sur une échelle de 1 à 9 (par exemple hauteur des tiges, feuilles velues ou non, grains petits, moyens ou gros, résistance à la verse, au stress hydrique ou aux ravageurs, etc.) 15. Des individus obtenant à peu près les mêmes notes sur tous les traits seront jugés appartenir à la même variété. Pour les variétés populations, on calcule des indicateurs d’homogénéité sur l’ensemble de la population, avec des seuils de variance acceptables pour chacun des caractères retenus. Ainsi, compter et mesurer, clarifier et classer sont des préalables à la définition d’une variété et à sa transformation en marchandise. Comme on le verra, un droit de propriété intellectuelle sur les variétés ne peut être accordé que si la nouvelle variété est jugée distincte des variétés déjà existantes, présentant des différences significatives sur au moins un caractère important. Pour instituer des droits de propriété sur les variétés végétales, il a donc d’abord fallu redéfinir les semences comme « paniers de caractéristiques » pour pouvoir juger de la nouveauté, alors qu’elles étaient jusque-là simplement la meilleure part de la récolte précédente des paysans. Comme le note Marie-Angèle Hermitte, « l’approche technique, selon laquelle les lignées homogènes sont plus efficaces que les populations hétérogènes des paysans, rejoint la logique commerciale d’après laquelle il est plus facile de délimiter des droits de propriété et de vendre des objets précis plutôt que des objets flous qui se recoupent et se chevauchent 16 ». Les spécificités de la science moderne ont grandement concouru à cette définition précise des variétés végétales. La place de la science dans le phénomène de normalisation des variétés végétales L’essor des sciences depuis le XVIIIe siècle s’est accompagné de leur autonomisation et de leur spécialisation. Dans le secteur qui nous occupe, cela s’est traduit par l’émergence d’un secteur dédié à la recherche, fondamentale et appliquée, sur l’obtention de nouvelles plantes présentant des caractéristiques désirées, secteur regroupant essentiellement des agronomes, des biologistes, et, de plus en plus, des généticiens. L’évolution générale des sciences modernes a ainsi participé au choix des variétés cultivées, et ce, selon des modes d’influence à la fois idéologiques, politiques et économiques. 1350 15 - Michel SIMON, « La spécificité de la variété comme objet technique et les problèmes objectifs de la distinction », in M.-A. HERMITTE (dir.), La protection de la création végétale : le critère de nouveauté, Paris, Librairies Techniques, 1985, p. 11-30. Les différentes contributions de cet ouvrage traitent assez extensivement des multiples questions relatives à la définition des variétés. Concernant l’évolution de la notion de variété et ses liens avec l’organisation de la recherche variétale, voir Christophe BONNEUIL et al., « Innover autrement ? La recherche face à l’avènement d’un nouveau régime de production et de régulation des savoirs en génétique végétale », Dossier de l’environnement de l’INRA, 30, 2006, p. 29-51. 16 - Marie-Angèle HERMITTE, « La construction du droit des ressources génétiques – exclusivismes et échanges au fil du temps », in M.-A. HERMITTE et P. KAHN (dir.), Les ressources génétiques végétales et le droit dans les rapports Nord-Sud, Bruxelles, Bruylant, 2004, p. 1-124, ici p. 20. AGRONOMIE ET CAPITALISME La sélection généalogique du XIXe siècle opérait principalement par isolement d’une lignée prometteuse jusqu’à obtenir une lignée pure dérivée du meilleur individu d’une variété 17. Au tournant du siècle, des agronomes américains ont eu l’idée, avec le maïs, de croiser deux de ces lignées pures choisies parmi les meilleures. Les rendements obtenus ont augmenté assez considérablement, et les agriculteurs (avec l’aide de l’État américain – la famille Wallace, en partie à l’origine des applications de cette découverte, étant en même temps à la ferme et au ministère de l’Agriculture) se sont lancés dans l’aventure des hybrides. Ceuxci ont néanmoins cette particularité de ne pas pouvoir être ressemés l’année suivante, car ils perdent de leur vigueur ainsi qu’un certain nombre de leurs caractéristiques au fil du temps. Contrairement à ce qui se faisait naturellement depuis des millénaires, les paysans doivent racheter des semences tous les ans, ce qui augmente le coût de leurs intrants et est de nature à les rendre captifs vis-à-vis des firmes semencières 18. Pour ces dernières, les hybrides sont une aubaine, un verrouillage technique qui vient pallier l’absence de verrouillage juridique (puisqu’il n’y a toujours pas, à cette époque, de droit de propriété intellectuelle sur les obtentions végétales). Durant tout le XXe siècle, les variétés hybrides vont s’étendre à un nombre croissant d’espèces : tournesol, colza, espèces potagères, etc. Pour les plantes autogames comme le blé, l’hybridation est techniquement plus compliquée, mais les recherches se poursuivent. Les progrès de la génétique, la découverte de la structure de l’ADN en 1953 et l’apparition de l’ingénierie génétique au début des années 1970, puis la mise au point des premières plantes génétiquement modifiées (1983 en laboratoire, 1994 pour la première mise sur le marché) font entrer la recherche en matière de semences dans une nouvelle ère, celle des biotechnologies 19. Dès avant la maîtrise de la transgénèse et l’apparition des organismes génétiquement modifiés (OGM), la biologie moléculaire vient à l’appui de la sélection variétale. Ses techniques permettent par exemple d’induire une stérilité mâle chez les plantes, ce qui permet de produire des hybrides beaucoup plus facilement puisqu’il ne faut plus ensacher les fleurs mâles : le contrôle de la fécondation demande ainsi beaucoup moins de temps et de main-d’œuvre. On peut aussi, avec le séquençage des gènes, suivre une caractéristique intéressante dans une population et choisir les individus porteurs de la caractéristique en question avant la mise en culture, ce qui fait à nouveau gagner du temps (sélection assistée par marqueurs). On peut encore produire des plants 17 - Au lieu des variétés populations traditionnelles, composées de plantes hétérogènes. 18 - Pour des histoires un peu différentes des variétés hybrides, voir J. GRALL et B.-R. LÉVY, La guerre des semences, op. cit., et Jean-Pierre BERLAN (dir.), La guerre au vivant : organismes génétiquement modifiés & autres mystifications scientifiques, Marseille/ Montréal, Agone/Comeau & Nadeau, 2001. La question des hybrides est en effet assez controversée, entre ceux qui insistent principalement sur l’accroissement de la productivité qu’ils ont permis, et ceux qui, comme J.-P. Berlan, y voient une mystification scientifique destinée à rendre les paysans captifs. 19 - Sur ce changement de paradigme technologique (au sens de Giovanni Dosi), voir Pierre-Benoît JOLY et Chantal DUCOS, Les artifices du vivant : stratégies d’innovation dans l’industrie des semences, Paris, INRA/Economica, 1993. 1351 HÉLÈNE TORDJMAN in vitro à partir de quelques cellules, par régénération, ce qui permet par exemple d’être sûr que ces plants seront exempts de maladies. Enfin, les OGM sont des plantes dont le génome a été modifié artificiellement par l’introduction d’un complexe de gènes en provenance d’une autre espèce, voire d’un autre genre : des gènes de mammifères ou d’êtres humains conférant une résistance à certaines maladies ou à l’irradiation, des gènes de poisson augmentant la résistance au froid, des gènes de virus ou de bactéries induisant une résistance à certains herbicides, etc. 20. On le voit, le chemin parcouru depuis la sélection empirique qui prévalait jusqu’au XVIIIe siècle est conséquent. La science n’a pas seulement changé dans ses objets et ses méthodes, mais aussi dans son organisation et son fonctionnement institutionnel. Devenue un enjeu de compétitivité majeur, elle prend désormais une place de premier plan dans un nombre croissant de secteurs industriels (comme la pharmacie ou les semences), ce qui modifie les relations qu’elle entretient aussi bien avec l’industrie qu’avec l’État. Ainsi, les scientifiques sont de plus en plus présents à presque tous les niveaux de décision, du choix des variétés cultivées à l’élaboration des lois, via les différents comités d’experts et le lobbying parlementaire. La science est donc loin d’être neutre et a souvent tendance à faire passer ses propres buts pour des intérêts de la société tout entière (comme en témoignent par exemple les liens quasi organiques entre un bon nombre d’universitaires et de scientifiques avec des grandes firmes telles Aventis ou Monsanto, et la place que les mêmes occupent dans des instances consultatives comme l’Académie des sciences américaine ou les différents comités d’éthique français 21). L’État participe à cette évolution à travers l’élaboration d’un cadre institutionnel inscrivant dans la loi la vision scientifique et rationnelle des variétés végétales. Dans le domaine de la création variétale, cela se traduit entre autres par une convergence des intérêts des scientifiques et des industriels, les premiers mettant tout en œuvre pour satisfaire les objectifs des seconds. En particulier, la recherche scientifique focalise son attention sur le rendement et l’efficacité, au détriment d’autres aspects comme le goût ou la qualité nutritive ; en témoigne la mise au point récente de variétés hydroponiques, poussant hors-sol, insipides mais de haut rendement et faciles à cultiver sous toutes les latitudes (si tant est que les agriculteurs disposent du capital nécessaire). 1352 20 - Pour une liste précise de ce qui se concoctait dans les laboratoires en 1999, voir Arnaud APOTEKER, Du poisson dans les fraises : notre alimentation manipulée, Paris, La Découverte, 1999, p. 21-22, et Marie-Françoise CHEVALLIER-LE GUYADER (dir.), Organismes génétiquement modifiés à l’INRA : environnement, agriculture et alimentation, Paris, INRA, 1998. 21 - Sur ces questions des liens entre science, industrie et pouvoir politique dans le secteur des biotechnologies végétales, voir Hervé KEMPF, La guerre secrète des OGM, Paris, Le Seuil, 2003, qui parle à ce propos de « trahison des scientifiques », au vu de la partialité de l’expertise et des conflits d’intérêts dans lesquels ces scientifiques se débattent. Sur le cas particulier de Monsanto au regard de cette question du lobbying, voir Marie-Monique ROBIN, Le monde selon Monsanto. De la dioxine aux OGM, une multinationale qui vous veut du bien, Paris, La Découverte/Arte Éditions, 2008. AGRONOMIE ET CAPITALISME Enfin, de manière plus diffuse et plus profonde à la fois, l’idéologie du progrès génétique imprègne toute l’activité de recherche variétale et joue un grand rôle dans la nature même des nouvelles variétés mises sur le marché. La domination du paradigme adaptationniste ou néo-darwinien issu de la biologie moléculaire conduit, en caricaturant un peu, à considérer la vie comme un grand jeu de Meccano 22. Une fois que le code génétique est déchiffré, qu’à un gène est associée une fonction, il suffit d’assembler ces gènes de manière différente pour obtenir des organismes aux caractéristiques particulières et répondant aux besoins de la société – ou de l’industrie. Cette vision mécaniste et réductionniste des phénomènes vivants tend à sous-estimer les multiples interactions qui existent entre les gènes d’une part, et entre l’expression des gènes et leur environnement d’autre part 23. Elle domine néanmoins la recherche variétale aujourd’hui et laisse accroire que les solutions aux problèmes de l’agriculture contemporaine et de la malnutrition seront trouvées grâce à cette instrumentalisation du vivant 24. En promouvant les variétés hybrides, hydroponiques, puis OGM, l’évolution des sciences, en particulier de la biologie, a donc grandement contribué à la nature même des semences mises à disposition des agriculteurs. Autrement dit, elle a pris une place non négligeable dans ce qu’on a appelé la qualification technique des marchandises, fixant tout d’abord la définition d’une variété, puis établissant des normes de rendement et d’efficacité productive, contraignant par là tout le système agraire et imposant une vision de ce que devrait être le développement souhaitable de nos sociétés. Les semences occupent en effet une place stratégique dans l’agriculture, lieu d’un certain nombre de lock-in technologiques 25, et ont de forts liens avec les activités amont et aval. Comme le note avec justesse M.-A. Hermitte, l’agriculture moderne est un système intégré et « les traits de caractère qui ont été recherchés par les sélectionneurs sont liés à l’ensemble du système productif dans lequel ils s’expriment : mécanisation, irrigation, disponibilité des herbicides et des pesticides, absence de prise en compte des effets indésirables sur l’environnement et la perte d’autonomie des agriculteurs, choix assumé en faveur de l’exode rural 26 ». Côté aval, les obtenteurs privilégient la recherche de caractères désirés par les industries agroalimentaires (par exemple l’aptitude à la panification pour le blé tendre ou la teneur en matière sèche pour les tomates) et la grande distribution (facilités de 22 - Voir par exemple Marcel BLANC, Les héritiers de Darwin : l’évolution en mutation, Paris, Éd. du Seuil, 1990, et Richard C. LEWONTIN, Biology of ideology: The doctrine of DNA, Londres, Penguin Books, [1991] 1993. Pour des exemples des directions prises par la recherche liée à la transgénèse en matière de semences, voir M.-F. CHEVALLIERLE GUYADER (dir.), Organismes génétiquement modifiés..., op. cit. 23 - R. C. LEWONTIN, Biology of ideology..., op. cit. 24 - Une évolution similaire s’observe en médecine, où, pareillement, la connaissance des gènes codant pour telle et telle fonction laisse penser que les solutions thérapeutiques adviendront du contrôle et de la manipulation de l’information génétique. 25 - P. DAVID, « Clio and the economics of QWERTY », art. cit. 26 - M.-A. HERMITTE, « La construction du droit des ressources génétiques... », art. cit., p. 18. 1353 HÉLÈNE TORDJMAN conditionnement et de transport). Les procédures de définition de la marchandise « semence » contraignent ainsi les modes de production agricoles, et, plus largement, nos paysages, nos habitudes alimentaires et nos modes de vie. Ces procédures s’expriment dans un cadre légal mis en place par l’État pour réglementer la production et la commercialisation des semences. La normalisation des semences en France et en Europe : le rôle de l’État L’institution principale incarnant la normalisation des semences est le catalogue officiel (créé par une série de décrets datant de 1922 à 1932), registre des variétés autorisées à la culture et à la commercialisation (une variété non inscrite n’a pas le droit d’être cultivée ni commercialisée sur le territoire national). Les critères d’inscription au catalogue contraignent donc fortement l’activité des obtenteurs, qui ne se risqueront pas à sélectionner des variétés qui n’ont aucune chance de satisfaire à ces critères. Ce dispositif est complété par une certification de la production de semences réglementant l’activité des agriculteurs-multiplicateurs 27. L’objectif de ce cadre institutionnel est triple. En premier lieu, il s’agit de faciliter les échanges en garantissant une marchandise homogène, dont les caractéristiques peuvent être connues avec le plus de précision possible. On a évoqué les difficultés liées à la définition d’une variété : les critères d’inscription au catalogue officiel imposent une norme à laquelle toute variété, pour être considérée comme telle, doit obéir. Il s’agit donc bien d’un processus de qualification technique de la marchandise « semences », visant à tracer des frontières entre une variété et une autre, à garantir l’identité variétale qui fait que la variété proposée se distingue de ses voisines, qu’elle est unique. Le deuxième objectif concerne la protection des utilisateurs de semences, c’est-à-dire des agriculteurs. On l’a dit, les semences sont caractérisées par une grande incertitude sur la qualité. Les conséquences pour un agriculteur qui sème des graines malades ou qui ne germent pas sont dramatiques, puisqu’il perd sa récolte, c’est-à-dire un an de travail. La certification de la variété, du pouvoir germinatif et de l’état sanitaire revêt donc une grande importance. Enfin, par l’imposition de critères de normalisation et de certification, l’État peut orienter l’organisation de la filière agricole et la diffusion de certaines variétés, et des pratiques qui leur sont associées, au détriment d’autres. Pour être inscrite au catalogue, une variété doit subir deux batteries de tests. Les premiers sont connus sous le sigle de DHS, c’est-à-dire distinction, homogénéité, stabilité. La distinction est ce qui fait qu’une variété est unique, distincte des autres déjà existantes. L’homogénéité assure que les plantes issues des mêmes graines auront les mêmes caractères (ou, dans le cas des variétés populations, que la variance des traits au sein de la population sera contenue dans d’étroites limites). 1354 27 - Ce qui suit concerne le système français, mais il existe un catalogue européen (directive du Conseil des communautés européennes de septembre 1970) utilisant exactement les mêmes critères. De plus, un nombre croissant de pays signataires de l’Union pour la protection des obtentions végétales (UPOV, convention signée en 1961, voir infra) mettent en place un dispositif similaire. AGRONOMIE ET CAPITALISME La stabilité renvoie à la permanence dans le temps, génération après génération, de ces traits. Une variété n’est donc légale que si elle remplit ces conditions, ce qui élimine la plupart des variétés anciennes, qui ne sont en général pas assez homogènes 28. La deuxième série de tests concerne la valeur agronomique et technologique (VAT) de la variété proposée à l’inscription. La VAT est une moyenne pondérée de critères agronomiques (adaptation au milieu, résistance aux stress et aux ravageurs...) qui conditionnent le rendement escompté, et de critères d’utilisation industrielle reflétant l’aptitude de la plante à subir des transformations (par exemple l’aptitude à la panification pour le blé tendre, la teneur en huile pour les oléagineux, la teneur en protéines pour les plantes destinées à l’alimentation du bétail, la teneur en sucres pour celles devant être transformées en sirop ou en alcool, etc.). L’inscription d’une nouvelle variété ne sera acceptée que si sa VAT est au moins égale à celle des variétés voisines déjà existantes, ce qui est censé promouvoir le progrès génétique. Là encore, des variétés anciennes rustiques et goûteuses, mais peu aptes aux transformations agroalimentaires, n’ont aucune chance d’être inscrites. Le critère d’efficacité productive, une des marques de la technique « ellulienne », est ici soutenu par l’idéologie du progrès génétique mentionnée plus haut. On voit que celleci prend une part active à la définition légale du produit. Ces deux séries de tests sont effectuées sous le contrôle du Groupement national interprofessionnel des semences (GNIS), créé en 1942, organisme paritaire rassemblant les représentants du ministère de l’Agriculture et ceux des semenciers. Le Groupement d’étude et de contrôle des variétés et des semences (GEVES) effectue les tests sous la tutelle du GNIS, et si la nouvelle variété les a passés avec succès, elle est proposée à l’inscription. Le Comité technique permanent de la sélection (CTPS), dépendant du ministère de l’Agriculture, valide ou refuse ensuite l’inscription 29. Ce dispositif institutionnel est complété, en bout de chaîne, par la certification des semences avant qu’elles ne soient commercialisées. Ici, c’est le Service officiel de contrôle et de certification (SOC), lui aussi dépendant du GNIS et du ministère, qui se charge d’inspecter les conditions dans lesquelles s’effectuent la multiplication et le transport, pour être sûr, autant que faire se peut, de la pureté variétale des graines qui seront mises sur le marché, de leur capacité germinative et de leur état sanitaire. En cas de fraude, c’est-à-dire de culture ou de commercialisation de graines non inscrites ou non certifiées, le contrevenant est passible de poursuites engagées 28 - L’homogénéité des plantes n’est pas un de leur caractère naturel, mais résulte des orientations de la sélection depuis le début du XIXe siècle, et des besoins de la mécanisation : comment en effet moissonner un champ à la moissonneuse-batteuse si les épis n’ont pas tous la même hauteur ou ne mûrissent pas tous en même temps ? 29 - Il faut noter que cette inscription coûte environ 7 000 à 8 000 € (sur deux ans) pour les espèces de grande culture, auxquels il faut ajouter entre 500 et 1 000 € par an pour maintenir l’inscription. Les variétés potagères destinées aux jardiniers bénéficient d’un régime allégé, les critères d’inscriptions étant un peu moins stricts, et du coup les coûts des tests moins élevés. 1355 HÉLÈNE TORDJMAN par la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF). C’est là la dimension de sanction de l’institution. On voit donc que le processus de normalisation n’est pas une vue de l’esprit : la qualification technique des semences est codifiée de manière standardisée et rigoureuse. La définition des variétés, vision très particulière de la réalité des processus naturels, s’incarne matériellement dans les critères d’inscription au catalogue officiel. Les choix institutionnels qui ont été faits ont des conséquences économiques, politiques et sociales extrêmement profondes. Premièrement, comme toute institution, le catalogue officiel se présente formellement comme un ensemble de lois et règlements qui définissent un cadre à l’action individuelle, en traçant la limite entre ce qui est autorisé et ce qui est interdit. Les contrevenants sont passibles de poursuites pénales, comme en témoigne par exemple le procès intenté récemment (2006) par le GNIS et la DGCCRF à l’association Kokopelli, qui produit et commercialise des semences de variétés potagères anciennes non inscrites au catalogue officiel. Kokopelli a perdu en appel et s’est pourvue en cassation 30. Une deuxième implication du catalogue officiel est d’ordre économique. En demandant à chaque nouvelle variété d’avoir une VAT supérieure à celle des variétés déjà existantes, on incite à une course en avant dans l’innovation, ce qui nécessite la mise en œuvre de moyens scientifiques, techniques et financiers toujours plus grands et aboutit à une concentration croissante du capital et à la domination de quelques grandes firmes multinationales sur le marché des semences (surtout dans le secteur des plantes allogames, se prêtant à l’hybridation pourvoyeuse de rentes) 31. Une troisième conséquence est d’ordre scientifique et technique. En posant comme critère d’inscription une norme de rendement et d’efficacité productive, le catalogue oriente toute la recherche en matière de création variétale. En effet, les caractéristiques recherchées par les obtenteurs visent à satisfaire ce critère de rendement maximum, au détriment des qualités organoleptiques (de goût) ou écologiques. Depuis presque un siècle, on cherche ainsi des variétés au rendement le plus élevé possible, et qui supportent des doses massives d’engrais azotés et de pesticides, doses que les variétés anciennes n’auraient pas tolérées. Par exemple, dans le catalogue 2006, sur 401 variétés de tomates inscrites, 380 sont hybrides et/ou hydroponiques (c’est-à-dire 95 %) et seules 4 variétés sont anciennes. Parmi les 114 variétés de courgettes, 106 sont des hybrides et 5 seulement sont anciennes. De plus, ces variétés hybrides sont la propriété exclusive de quelques firmes multinationales, dont Monsanto et Syngenta. Si les critères du catalogue retenaient des critères gustatifs ou prenaient en compte les effets de la culture sur la pollution des eaux et des sols ou sur la santé humaine, promouvant par exemple des plantes ne nécessitant que peu ou pas de pesticides et d’engrais chimiques, les variétés dont nous disposerions aujourd’hui seraient tout autres. 1356 30 - Voir Le Monde du 3 janvier 2007. 31 - Ce n’est certainement pas la seule cause de la concentration grandissante dans le secteur des semences, mais cela y participe. AGRONOMIE ET CAPITALISME Il est important de noter que ces variétés sont par ailleurs de plus en plus consanguines, les pratiques des obtenteurs consistant souvent à reprendre pour parents d’une variété nouvelle des variétés ayant déjà fait leurs preuves. Ainsi, la diversité génétique, base de l’amélioration des végétaux, se réduit. Par exemple, 90 % des maïs précoces cultivés en Europe descendent des lignées F2 et F7, mises au point par des chercheurs de l’INRA à la fin des années 1950, variétés issues d’une même population. Autre exemple (parmi beaucoup d’autres) : en Belgique, 80 % des pommes de terre cultivées sont des Binjte, variété développée en 1905 32. Un exemple historique fameux du danger d’une telle réduction de la biodiversité cultivée est celui de la famine ayant ravagé l’Irlande au milieu du XIXe siècle. Les pommes de terre cultivées dans le pays, base de l’alimentation de toute la population, descendaient toutes d’une même variété, originaire des Caraïbes. Une attaque de mildiou a ravagé les cultures, qui, étant quasiment identiques, ont toutes succombé. Il en a résulté une terrible pénurie alimentaire engendrant des centaines de milliers de morts et au moins autant d’émigrants. Quatrièmement, les critères d’inscription au catalogue modèlent les pratiques des agriculteurs et mènent au choix d’un système agraire que l’on peut qualifier de productiviste, voire d’industriel, avec toutes les conséquences sociales et environnementales que cela implique. Les hybrides, les variétés à haut rendement (VHR, promues par la révolution verte dans un certain nombre de pays du Sud, en particulier l’Inde et le Mexique) et les OGM ne réalisent en effet leur plein potentiel qu’accompagnées des intrants « modernes », engrais chimiques, herbicides, pesticides et fongicides, mécanisation lourde, irrigation. Cultiver un hybride, une variété hydroponique ou un OGM n’est donc rentable que sur de grandes surfaces, qui permettent d’amortir les lourds investissements exigés par ce type d’agriculture. En promouvant les grandes exploitations et l’uniformisation des modes de culture, ce choix a des répercussions plus générales en termes d’aménagement du territoire, de division sociale du travail, d’habitudes alimentaires... Ce n’est pas un hasard si, partout où ces pratiques culturales ont été adoptées, l’exode rural les a accompagnées 33. La normalisation des variétés végétales, qualification technique de la marchandise, a donc nécessité la mise en œuvre de tout un cadre institutionnel pensé et construit, et ne résulte pas de la nature intrinsèque des plantes à devenir marchandes. L’autre processus fondamental dans la constitution de cette marchandise est celui de sa qualification juridique en objet privé. 32 - Ces exemples sont tirés de P.-B. JOLY et C. DUCOS, Les artifices du vivant..., op. cit., et de Dominique GUILLET, Semences de Kokopelli, Alès, Éd. La voix des semences, 2006. 33 - Voir J. GRALL et B.-R. LÉVY, La guerre des semences, op. cit., et Marcel MAZOYER et Laurence ROUDART, Histoire des agricultures du monde : du néolithique à la crise, Paris, Éd. du Seuil, 1997. 1357 HÉLÈNE TORDJMAN La privatisation ou la qualification juridique de la marchandise Un échange marchand peut être vu comme le transfert d’un droit de propriété sur un objet moyennant une contrepartie monétaire. Pour être marchandises, les semences doivent donc être appropriables de façon privée. Depuis les débuts de l’agriculture il y a environ 10 000 ans, des graines ont circulé de par le monde 34. On ne dispose pas de beaucoup de sources concernant la manière dont elles ont voyagé durant ces milliers d’années, mais on sait qu’elles circulaient déjà du temps des Grecs et des Romains. S’agissait-il de commerce au sens moderne du mot, c’est-à-dire marchand ? Rien n’est moins sûr. D’une part, le commerce de l’époque semblait plutôt, dans l’ensemble, obéir aux logiques du pillage et du don/contre-don, et il n’y a pas de raison pour que les graines aient fait exception 35. D’autre part, les pratiques des paysans depuis les débuts de l’agriculture jusqu’au XXe siècle ont consisté à prélever une part de la récolte de l’année pour réensemencer les champs l’année suivante (ce qu’on dénomme aujourd’hui de manière révélatrice le privilège du fermier) : il n’y avait donc aucune raison d’acheter des graines sur un marché. Avec les grands voyages d’exploration et la colonisation, la circulation des semences de par le monde s’est accrue. La tomate, le maïs et la pomme de terre, tous trois originaires du Nouveau Monde, sont arrivés en Europe dans le sillage de Christophe Colomb et de ses suiveurs, portés d’abord par le sentiment de puissance conféré à celui qui les rapportait, puis, à partir du XVIIIe siècle, par l’intérêt scientifique naissant. L’échange marchand de semences n’apparaîtra qu’au XIXe siècle. Jusque-là, pour citer un ancien proverbe persan, « les semences, ça se vole ou ça se donne ». Les premiers semenciers professionnels au XIXe siècle ne vendaient toutefois pas encore des variétés végétales en tant que telles, puisqu’il n’existait pas de propriété intellectuelle sur les végétaux jusqu’en 1961 et la signature de la convention UPOV. Ils faisaient commerce des graines dans leur dimension matérielle (triées, calibrées, traitées et conditionnées), mais pas dans leur dimension immatérielle de vecteur de l’information génétique codant pour les caractéristiques d’une variété particulière 36. 1358 34 - Pour des histoires de l’agriculture, voir Jack R. HARLAN, Les plantes cultivées et l’homme, Paris, PUF, [1975] 1987, et M. MAZOYER et L. ROUDART, Histoire des agricultures du monde..., op. cit. 35 - Voir par exemple Moses FINLEY, L’économie antique, Paris, Éd. de Minuit, [1973] 1975 ; Karl POLANYI et al., Trade and market in the early empires, Chicago, Gateway Ed., 1957 ; M.-A. HERMITTE, « La construction du droit des ressources génétiques... », art. cit. 36 - Pour distinguer ces deux dimensions, matérielle et immatérielle, des semences, Pierre-Henri Gouyon utilise la métaphore du livre, objet en papier qui mesure 10 centimètres sur 18 et pèse 300 grammes, et de son contenu, résultat de la créativité d’un auteur. On peut varier la métaphore, et, avec J.-P. BERLAN, La guerre au vivant..., op. cit., distinguer entre les « semences-disquettes » (ou aujourd’hui CD et/ou DVD), et les « semences-logiciel », qui véhiculent l’information nécessaire à la reproduction. AGRONOMIE ET CAPITALISME Néanmoins, dès le début du XXe siècle et la création des hybrides, l’appropriation des variétés végétales était une préoccupation majeure des obtenteurs, qui investissaient des capitaux de plus en plus importants dans la recherche pour l’obtention de nouvelles variétés. Comme on l’a déjà noté, l’invention des semences hybrides a permis de pallier l’absence de dispositif institutionnel de protection, tout comme la multiplication d’accords plus ou moins formels entre sélectionneurs et le respect d’un certain « code de bonne conduite » qui réprouvait la production de variétés mises au point par d’autres sans accord ni compensation financière. Mais cela ne suffisait pas aux obtenteurs, qui réclamèrent la création d’un véritable droit de propriété intellectuelle sur les variétés végétales, ce qui fut fait avec la création du Certificat d’obtention végétale (le COV), droit sui generis créé par l’UPOV en 1961. Ce droit a néanmoins été amené à évoluer sous la pression de changements plus généraux affectant le régime de la propriété intellectuelle dès les années 1980, changements impulsés par l’émergence des biotechnologies. La commercialisation des produits issus de ces technologies nécessite en effet la création d’un cadre juridique permettant l’appropriation privée de ces « produits vivants ». Pour le dire autrement, pour que se constituent des marchandises et des marchés dans le domaine du vivant, il faut que celui-ci soit appropriable, c’est-à-dire brevetable. Les décennies 1980 et 1990 ont connu de ce point de vue des évolutions majeures, puisque les gènes, semences et autres micro-organismes, auparavant considérés comme des produits de la nature et non de l’inventivité humaine, sont devenus brevetables. Comme on le verra plus bas, le retour en force de l’idéologie libérale, considérant le marché comme le meilleur mécanisme de coordination des activités économiques, n’est pas pour rien dans ces évolutions. La concurrence d’un système de brevets de plus en plus étendu entraînera une refonte de l’UPOV en 1991. Ainsi, la transformation des variétés végétales en objets privés résulte d’un processus intentionnel visant explicitement à les faire entrer dans la sphère marchande. C’est ce processus de privatisation que nous allons maintenant détailler. Les spécificités du Certificat d’obtention végétale L’activité inventive en amélioration des plantes a des particularités qui nécessitent l’élaboration d’un droit particulier. Par rapport au droit des brevets, le droit des obtentions végétales diffère sur deux points fondamentaux. Premièrement, les sélectionneurs ne peuvent obtenir une nouvelle variété que s’ils ont accès aux variétés déjà existantes, et plus largement à une gamme aussi vaste que possible de ressources génétiques. Le système des brevets demanderait à l’obtenteur de verser des redevances (royalties) à chaque essai d’amélioration d’une « variété propriétaire », ce qui bloquerait la création de nouvelles variétés. Il faut noter que ce problème est classique en économie de l’innovation et a été mis en lumière dès 1962 par Kenneth Arrow 37. Ce dernier a montré que le système 37 - Kenneth ARROW, « Economic welfare and allocation of resources for invention », in NATIONAL BUREAU COMMITTEE FOR ECONOMIC RESEARCH, The rate and direction of inventive activity: Economic and social factors, Princeton, Princeton University Press, 1962, p. 609-626. 1359 HÉLÈNE TORDJMAN de propriété intellectuelle doit naviguer entre deux écueils : il faut suffisamment de protection pour permettre les retours sur investissement et inciter les agents à s’engager dans des recherches longues et incertaines, mais trop de protection nuit à la diffusion des connaissances et des innovations et bloque ainsi la recherche ultérieure. Les concepteurs de l’UPOV, conscients de ce dilemme particulièrement aigu dans le domaine de l’amélioration des plantes, ont opté pour un système original. Le COV donne un monopole temporaire (entre 20 et 30 ans) 38 à l’obtenteur d’une nouvelle variété pour sa production et sa commercialisation, mais la variété reste libre pour la recherche, en tant que ressource du processus de création variétale. Ainsi, un sélectionneur peut créer une nouvelle variété en améliorant une variété existante déjà protégée sans même en demander l’autorisation à l’obtenteur de la variété initiale – et sans rien payer. Cette disposition reconnaît le caractère éminemment cumulatif de l’amélioration des plantes. Il est à ce propos étonnant de voir reconnue dans le domaine scientifique la dimension collective de l’activité humaine, par ailleurs déniée dans le domaine économique. Cette distinction, qui ne trouve pas sa source dans la nature de l’objet mais dans l’impératif d’efficacité économique, met encore une fois en lumière l’aspect artificiel et construit des semences en tant que marchandises. Deuxièmement, seuls les produits de la recherche, c’est-à-dire les nouvelles variétés, sont couverts par le COV, quelles que soient les méthodes par lesquelles ils ont été obtenus. Ces méthodes sont en effet peu ou prou les mêmes pour tous ; les innovations de procédés sont donc exclues du champ de la protection. Autrement dit, le critère d’activité inventive (c’est-à-dire de non-évidence pour l’homme de métier au courant de l’état de l’art), central dans le droit des brevets, n’a ici pas d’importance. « Il suffit que la variété nouvelle puisse être ‘nettement distinguée par un ou plusieurs caractères importants de toute autre variété dont l’existence, au moment où la protection est demandée, est notoirement connue’ (article 6.1a [de la Convention UPOV 1961]) 39. » La protection sera accordée si la nouvelle variété satisfait aux quatre critères suivants : nouveauté, distinction, homogénéité et stabilité. Les critères de DHS ont été définis précédemment ; ils permettent de définir précisément les contours de l’objet « variété végétale » qui pourra être protégé. Le critère de nouveauté est plus délicat à appréhender. Les diverses variétés d’une même espèce sont en effet très souvent voisines, et l’appréciation de ce qu’est un caractère nouveau peut être sujette à de multiples interprétations. Par exemple, si l’on évalue la capacité d’une plante à résister à un ravageur 1360 Un exemple de ce problème (en aval) est fourni par le « riz doré », génétiquement manipulé pour accroître sa teneur en vitamine A. Ce riz étant couvert par plusieurs dizaines de brevets, sa production s’avère matériellement impossible, puisqu’elle nécessiterait la négociation d’autant d’accords de licence, et donc des coûts de transaction beaucoup trop élevés. 38 - Il faut en moyenne 10 ans en sélection classique (un peu moins avec les biotechnologies) pour obtenir une nouvelle variété, et encore 5 ans de multiplication avant la mise sur le marché. 39 - M.-A. HERMITTE, « La construction du droit des ressources génétiques... », art. cit., p. 25. AGRONOMIE ET CAPITALISME sur une échelle de 1 à 9 et qu’il n’existe pour l’instant sur le marché que des variétés ne dépassant pas 4 sur cette échelle, une variété identique en tout point à celles déjà existantes mais dont la résistance à ce même ravageur est notée 6 sera-t-elle considérée comme nouvelle ? Ou faudra-t-il un écart plus important ? Les États signataires de l’UPOV n’ont pas voulu être trop précis sur ce point, et se sont contentés de requérir qu’une variété, pour être nouvelle, se distingue sur au moins un caractère « important » des variétés existantes, laissant aux praticiens le soin de juger de ce qui est important 40. Cette imprécision (inhérente à l’objet concerné) n’est sans doute pas pour rien dans la réduction de la durée de vie des nouvelles variétés que l’on constate depuis plusieurs décennies, des innovations mineures suffisant à assurer une protection juridique et menant à considérer comme nouvelles des variétés qui se distinguent très peu de celles qui les ont précédées (par exemple de 6,7 ans à la fin des années 1960 à 5,7 ans au début des années 1980 pour le blé tendre 41). Le développement des biotechnologies a mis en lumière les faiblesses (du point de vue des obtenteurs) du texte original de 1961, ce qui a entraîné une révision de l’UPOV en 1991. Mais l’émergence de ces technologies, en appelant à une extension du domaine de la brevetabilité et en modifiant le statut juridique des ressources génétiques, a bouleversé le paysage économique et juridique international de manière encore plus profonde. Les évolutions récentes du régime de la propriété intellectuelle Ce que d’aucuns ont appelé un changement de régime de la propriété intellectuelle 42 a déjà été maintes fois décrit et analysé ; il s’agit ici simplement d’en rappeler les grandes lignes, dans la mesure où l’évolution du droit des végétaux s’est inscrite dans ce mouvement plus général 43. Le mouvement le plus marquant, du point de vue qui est le nôtre ici, est celui de l’extension du domaine de la brevetabilité à des choses qui en étaient auparavant exclues, comme les ressources génétiques, les organismes vivants, les logiciels et certains algorithmes, aboutissant de fait à privatiser les connaissances 40 - À propos de cette question, voir M. SIMON, « La spécificité de la variété... », art. cit., et M.-A. HERMITTE, « La construction du droit des ressources génétiques... », art. cit. 41 - Chantal DUCOS et Pierre-Benoît JOLY, « Industrie des semences, innovation et biotechnologies, d’une politique de petits pas à une politique de rupture technologique », in M.-A. HERMITTE (dir.), La protection de la création végétale..., op. cit., p. 121-146. 42 - Par exemple Benjamin CORIAT et Fabienne ORSI, « Establishing a new intellectual property rights regime in the United States: Origins, content and problems », Research Policy, 31-8-9, 2002, p. 1491-1507. 43 - Outre le texte cité note précédente, on trouvera une histoire de cette évolution dans M.-A. HERMITTE, « La construction du droit des ressources génétiques... », art. cit., et F. ORSI, « Droits de propriété intellectuelle et marchés financiers dans les nouvelles relations science/industrie, le cas de la recherche sur le génome humain », thèse de doctorat, Université d’Aix-Marseille II, 2001, ainsi que Benjamin CORIAT (dir.), « Les droits de la propriété intellectuelle : nouveaux domaines, nouveaux enjeux », Revue d’Économie Industrielle, 99, 2002. 1361 HÉLÈNE TORDJMAN découlant du contrôle amont de ces gènes ou algorithmes. Le basculement s’est produit en 1980 avec l’arrêt de la Cour suprême américaine, dit arrêt Chakrabarty, qui a autorisé la délivrance par l’United States patent and trade office (USPTO) d’un brevet sur un micro-organisme génétiquement modifié mis au point par Ananda Chakrabarty, ingénieur de General Electric, pour absorber des hydrocarbures et aider à la lutte contre les marées noires. Jusqu’alors, les organismes vivants ne pouvaient faire l’objet d’un brevet, puisqu’ils ne résultaient pas d’une activité inventive mais de la générosité de la nature (la découverte n’est pas une invention). De plus, un principe moral interdisait l’utilisation à visée lucrative d’organismes vivants « supérieurs » (animaux et être humains). L’apparition de l’ingénierie génétique dans les années 1970 a ouvert de nouvelles perspectives de développement économique qui ne pouvaient être poursuivies que si le résultat de ces recherches était appropriable de manière privée. Les scientifiques travaillant dans ce domaine ont très rapidement cherché à rentabiliser leurs découvertes, en créant des entreprises (par exemple, Genentech, la première start-up de biotechnologie a été créée en 1976 par plusieurs scientifiques, dont Herbert Boyer à qui l’on doit avec Stanley Cohen la technique du transfert d’ADN en 1973) ou en acceptant des postes de consultants dans des grandes firmes de l’agrochimie ou de la pharmacie désireuses s’engager dans les biotechnologies. Ainsi, dès la fin des années 1970, la science et l’industrie avaient des intérêts convergents et ont usé de leur pouvoir de lobbying pour infléchir la position de la Cour suprême en faveur de la brevetabilité des organismes vivants 44. Ces intérêts ont par ailleurs rencontré ceux de l’État américain, inquiet d’une perte de compétitivité face au Japon, et voyant dans ces technologies un moyen de retrouver la primauté technique et commerciale sur un plan international 45. C’est ainsi que la Cour suprême a fini par autoriser la délivrance du brevet Chakrabarty, arguant du fait qu’à partir du moment où il était manipulé, le micro-organisme n’était plus un produit de la nature stricto sensu, mais résultait de l’ingéniosité humaine, donc d’une activité inventive. Un autre facteur fondamental dans cette évolution, bien que plus difficile à appréhender car plus diffus, est d’ordre idéologique. Depuis le début des années 1980, on assiste à un renouveau de la pensée libérale et à un appel croissant au marché pour résoudre une gamme de problèmes de plus en plus étendue. En se fondant en particulier sur les travaux de Ronald Coase et de ceux des théoriciens des droits de propriété de l’École de Chicago, par exemple Armen Alchian et Harold Demsetz, on en est venu à considérer le marché comme un mécanisme politiquement neutre, mais permettant d’atteindre toutes sortes d’objectifs comme la lutte contre le réchauffement climatique ou la perte de biodiversité (la signature du protocole de Kyoto instituant des marchés où s’échangent des droits à polluer est de ce point de vue emblématique). On assiste là à ce qu’on pourrait appeler « la microéconomie en action », les modèles des manuels standards servant de 1362 44 - Sur l’ampleur de ce lobbying, voir H. KEMPF, La guerre secrète des OGM, op. cit., et M.-M. ROBIN, Le monde selon Monsanto..., op. cit. 45 - Concernant le rôle de l’État américain dans ce changement de régime, voir F. ORSI, « Droits de propriété intellectuelle et marchés financiers... », op. cit. AGRONOMIE ET CAPITALISME guide à l’action politique alors qu’ils étaient originellement (et plus modestement) destinés à nous aider à penser certains mécanismes 46. Le même processus s’est produit en Europe à partir de la fin des années 1980, moment où s’engagent les discussions sur la question de la brevetabilité du vivant. Mêmes questions sur l’avenir de ces technologies, sur l’importance de leur maîtrise en termes de compétitivité, sur les problèmes éthiques qu’elles posent... Mêmes stratégies de lobbying de la part des grandes industries concernées (agro et pétrochimie, semences, pharmacie) 47. Même résultat, avec l’adoption en juillet 1998 par la Communauté européenne de la directive sur la protection des inventions biotechnologiques (directive 98/44/CE), qui autorise désormais les brevets sur les gènes, micro-organismes, végétaux génétiquement modifiés... Les animaux et les humains sont théoriquement exclus du domaine de la brevetabilité, mais le texte de la directive fait preuve à certains égards d’une ambiguïté déconcertante, et laisse ainsi toute latitude à l’interprétation des instances juridictionnelles 48. Selon ce texte, l’activité inventive n’est plus véritablement un critère de brevetabilité. Il suffit désormais que le gène ou le micro-organisme soit isolé et décrit de manière précise, « considérant qu’un élément isolé du corps humain ou autrement produit n’est pas exclu de la brevetabilité puisqu’il est, par exemple, le résultat de procédés techniques l’ayant identifié, purifié, caractérisé et multiplié en dehors du corps humain, techniques que seul l’être humain est capable de mettre en œuvre et que la nature est incapable d’accomplir par elle-même » (considérant 21). Si l’on comprend bien, si l’on découvre en l’observant à l’œil nu qu’un insecte a le bout des antennes en forme d’étoile, cela ne relève pas de l’invention, mais si l’on a utilisé un microscope électronique pour faire cette observation, l’ingéniosité humaine est en jeu, et cela mérite un brevet... La découverte tient désormais lieu d’invention. Le cas d’école de cette brevetabilité étendue est celui des gènes BRCA1 et BRCA2, de prédisposition au cancer du sein, dont l’entreprise Myriad Genetics détient les brevets. Tous les laboratoires au monde désirant développer des tests de prédisposition au cancer du sein doivent en demander l’autorisation à Myriad Genetics (en général refusée), ce qui a abouti à un contentieux 46 - La discussion de cette évolution dépasse largement le cadre de cet article. Elle a été menée par exemple par Armelle CARON et Valérie BOISVERT, « Biodiversité et appropriation. Une mise en perspective du point de vue de l’économie », in F.-D. VIVIEN (dir.), Biodiversité et appropriation : les droits de propriété en question, Amsterdam/New York/ Paris, Elsevier, 2002, p. 87-113, concernant l’émergence de ce que l’OCDE dénomme des « marchés de la biodiversité » : Manuel pour la création de marchés de la biodiversité. Principaux enjeux, Paris, Éd. OCDE, 2005. 47 - Belén BALANYA et al., Europe Inc. Liaisons dangereuses entre institutions & milieux d’affaires européens, Marseille, Agone, 2000, et, une fois de plus sur ce sujet, les ouvrages de H. Kempf et M.-M. Robin déjà cités. 48 - Ainsi, l’article 5.1 de la directive de 1998 stipule que « le corps humain aux différents stades de sa constitution et de son développement, ainsi que la simple découverte d’un de ses éléments, y compris la séquence ou la séquence partielle d’un gène, ne peuvent constituer des inventions brevetables ». Juste après, l’article 5.2 ajoute : « un élément isolé du corps humain ou autrement produit par un procédé technique, y compris la séquence ou la séquence partielle d’un gène, peut constituer une invention brevetable, même si la structure de cet élément est identique à celle d’un élément naturel ». 1363 HÉLÈNE TORDJMAN devant l’Office européen des brevets. Ce dernier a fini par révoquer tout ou partie des brevets concernés 49. Pendant ce temps où se met en place, au Nord, un cadre institutionnel permettant que des gènes et des organismes vivants soient brevetés, une évolution quelque peu similaire et complémentaire se produit dans le domaine des ressources génétiques in situ, dans leur environnement naturel d’origine, par exemple dans les pays du Sud où elles sont principalement localisées. Face aux risques que fait peser la technicisation de l’agriculture, l’uniformisation des variétés et des modes de culture, et l’appauvrissement de la base génétique nécessaire à l’amélioration des plantes qui en découle, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) produit un texte en 1983 (l’« Engagement international sur les ressources phytogénétiques utiles à l’agriculture et à l’alimentation ») proclamant les ressources génétiques utiles à l’agriculture patrimoine commun de l’humanité. Avec la tournure prise par le droit de la propriété intellectuelle aux États-Unis, le risque est en effet grand de voir l’accès à la diversité génétique restreint et payant, alors que les obtenteurs et les agriculteurs ont besoin d’un accès libre et gratuit à la variabilité génétique pour améliorer leurs plantes. C’est une question de sécurité alimentaire, question de plus en plus prégnante alors que la population sur terre augmente depuis 200 ans de façon quasi exponentielle. Ce statut de patrimoine commun, outre ce qu’il révèle de notre approche de la nature comme d’un réservoir de ressources, patrimoniales justement, va à l’encontre de l’évolution du droit américain (et bientôt européen) brièvement décrite ci-dessus. Il ne durera exactement que neuf ans, jusqu’à la signature de la convention sur la diversité biologique issue du sommet de la Terre à Rio en 1992. Paradoxalement, une des impulsions majeures au mouvement de refus de ce statut de patrimoine commun vient des pays du Sud. Dès la fin des années 1970 et le début des années 1980, les scientifiques et les industriels des pays du Nord prospectent au Sud, où se trouve concentrée une grande part de la biodiversité, et ramènent des échantillons chez eux. Ils ont la technologie leur permettant d’utiliser ces ressources phytogénétiques (RPG) dans la mise au point de nouvelles variétés d’espèces cultivées, de médicaments ou de cosmétiques. Aux États-Unis, la loi les autorise désormais à déposer des brevets sur les gènes découverts, protégeant toutes les applications futures (connues et inconnues) et excluant ainsi les pays d’où sont originaires ces ressources d’une utilisation libre et gratuite. Du fait de l’inégalité de développement scientifique et technique, le statut de patrimoine commun des RPG garantissait de facto le libre accès des pays du Nord aux ressources des pays du Sud, sans que ces derniers ne fussent associés aux retombées positives 1364 49 - Pour une histoire des controverses juridiques autour des brevets sur les gènes, voir Maurice CASSIER, « Délimiter le marché de la santé et faire le droit du vivant : le rôle des oppositions juridiques aux brevets sur les gènes en Europe », in F. ORSI (dir.), « Recherche et innovation dans les sciences du vivant », Revue d’Économie Industrielle, 120, 2007, p. 155-174. AGRONOMIE ET CAPITALISME des recherches engagées 50. Ils dénoncèrent cet état de fait et réclamèrent la souveraineté nationale sur leurs ressources génétiques, de la même manière que, dans la foulée de la décolonisation, ils avaient repris le contrôle de leurs ressources minières. La convention sur la diversité biologique entérina ce principe de souveraineté nationale, mettant fin au libre accès des RPG qui avait été promu par l’engagement de la FAO de 1983. L’accès aux ressources génétiques est désormais encadré (en droit, sinon en fait) par des dispositifs contractuels précisant les conditions d’accès et le partage équitable des bénéfices découlant de la mise en valeur des RPG, entre les institutions de recherche et les firmes du Nord d’une part, et les pays d’origine des ressources d’autre part 51. Ce mouvement général s’est inscrit de manière coercitive dans le droit international avec les accords dits ADPIC (accords sur les droits de propriété intellectuelle relatifs au commerce), troisième pilier juridique consacrant cette privatisation du vivant. Ces accords sont issus de l’Uruguay Round (1994) donnant naissance à l’Organisation mondiale du commerce. Les pays signataires sont tenus, entre autres, de mettre en place dans leur droit national un système de droits de propriété intellectuelle « efficace » sur les gènes, les micro-organismes et les variétés végétales (article 27.3 des ADPIC) 52. Les décennies 1980 et 1990 ont ainsi vu une évolution juridique, institutionnelle et idéologique très profonde, aboutissant à la possibilité pour des agents privés de s’approprier des « choses naturelles » sous la forme de gènes, microorganismes, plantes sauvages ou cultivées... La difficulté de nommer de manière satisfaisante ces « choses » traduit bien l’ampleur du changement qui s’opère sous nos yeux. Le vocabulaire utilisé, « matière vivante », « matière biologique » ou « chose vivante » (de beaux oxymores, soit dit en passant), « ressources génétiques », « formes de vie produites en masse », participe à la réification de la nature nécessaire pour pouvoir considérer les gènes comme de simples inputs d’une activité industrielle considérée somme toute comme les autres 53. Face à cette évolution, les promoteurs de la convention UPOV tentent de résister tant bien que mal, l’activité d’amélioration des plantes nécessitant un large 50 - Pour une histoire des évolutions juridiques ayant abouti à la convention sur la diversité biologique, voir M.-A. HERMITTE, « La construction du droit des ressources génétiques... », art. cit. 51 - Une analyse des différents types de contrats organisant l’accès aux ressources génétiques, les conditions de leur utilisation et le partage des bénéfices en découlant peut être trouvée dans Florence BELLIVIER et Christine NOIVILLE, Contrats et vivant : le droit de la circulation des ressources biologiques, Paris, LGDJ, 2006. 52 - Pour un exposé de la teneur des ADPIC, voir par exemple Bernard REMICHE et Hélène DESTERBECQ, « Les brevets pharmaceutiques dans les accords du GATT : l’enjeu ? », Revue Internationale de Droit Économique, 10-1, 1996, p. 7-68, et B. CORIAT (dir.), « Les droits de la propriété intellectuelle : nouveaux domaines, nouveaux enjeux », op. cit. 53 - La signification de cette évolution langagière a déjà été mise en lumière par Monette VACQUIN, Main basse sur les vivants, Paris, Fayard, 1999 ; J.-P. BERLAN, La guerre au vivant..., op. cit. ; M.-A. HERMITTE, « La construction du droit des ressources génétiques... », art. cit. 1365 HÉLÈNE TORDJMAN accès à des ressources génétiques les plus variées possibles, et ce d’autant plus que les modes de culture modernes poussent à l’uniformisation des variétés cultivées, et donc à une réduction de la base génétique disponible (ce que la FAO avait bien vu). Mais la concurrence du système des brevets est forte, et les obtenteurs s’estiment de moins en moins protégés par les COV dans leur version de 1961. C’est pourquoi plusieurs amendements seront proposés, jusqu’à une refonte (partielle) de la convention UPOV en 1991. L’UPOV dans sa version de 1991 1366 Les évolutions mentionnées ci-dessus, dérivant elles-mêmes en partie de l’émergence des biotechnologies, ont fait peser des contraintes de plus en plus lourdes sur le système UPOV élaboré en 1961. En particulier, le génie génétique, qui relève du droit des brevets, permet en quelque sorte de s’approprier une variété obtenue depuis longtemps en y insérant un nouveau gène qui peut n’être d’aucune valeur agronomique ou industrielle (par exemple la couleur d’un fruit). Cette variété, résultant des efforts conjugués de plusieurs générations de paysans et d’obtenteurs, peut ainsi devenir la propriété exclusive d’une firme de biotechnologie qui aura réussi à y insérer un gène nouveau, même si ce gène n’a aucun intérêt au sens où il ne modifie pas le métabolisme de la plante, donc pas ses caractères importants (critère de nouveauté). Par crainte de la captation de ce qui, sous le système UPOV, est toujours en partie patrimoine commun puisque les variétés sont libres pour la recherche, la convention a introduit une nouvelle notion, celle de « variété essentiellement dérivée ». Une variété est vue comme un panier de caractéristiques (agronomiques, industrielles, éventuellement gustatives...). L’ensemble de ces caractéristiques forme une plante distincte des autres. Pour se protéger des « fabricants de gènes » (le terme est de M.-A. Hermitte), le critère de nouveauté a dû être redéfini, en reconnaissant que l’ajout d’un seul caractère à ce panier de caractéristiques ne suffit pas à établir la nouveauté. La firme de biotechnologie qui parvient à changer la couleur d’un fruit ou d’un légume sans modifier la qualité agronomique ou industrielle d’une variété qu’elle n’a pas créée ne peut prétendre à la paternité de cette « nouvelle » variété, qui sera considérée comme une « variété essentiellement dérivée » de la variété initiale. Ainsi, cette notion introduit dans les textes de l’UPOV l’idée de dépendance d’une nouveauté par rapport à une innovation antérieure déjà protégée (ce qui correspond dans le droit des brevets aux brevets de dépendance, nécessitant des demandes de licences). L’autre point important dans cette nouvelle version de l’UPOV concerne ce qu’on a coutume d’appeler de nos jours le privilège du fermier. Les pratiques ancestrales des paysans consistaient, on l’a dit, à réensemencer leurs champs avec une partie des graines prélevées sur la récolte précédente. Une telle pratique n’est évidemment pas dans l’intérêt des obtenteurs, qui ne touchent des redevances que lorsque les agriculteurs achètent des graines. Rien n’était dit sur ce « privilège » dans la première version de l’UPOV ; dans celle de 1991, le problème est explicitement posé même s’il n’est pas réglé, le texte restant vague sur la reconnaissance du travail de l’obtenteur et la nécessité de compensation financière dans les cas AGRONOMIE ET CAPITALISME de réensemencement. L’emploi du terme « privilège » dans ce cas est révélateur : pour devenir marchandise, une chose doit tout d’abord être libérée des anciens liens qui en obèrent l’usage marchand et la maintiennent dans des circuits « hors marché ». Pour le dire autrement, l’institution d’un droit de propriété privé sur les variétés végétales a d’abord nécessité de rendre illégales les pratiques ancestrales des fermiers qui leur conféraient un droit sur les variétés qu’ils cultivaient. Comme pour la terre dès le début de l’époque moderne, l’institution de la propriété n’a pu se faire que dans un mouvement d’expropriation. Cette esquisse de l’histoire des variétés végétales a mis en lumière le fait que leur transformation en marchandise n’a rien de naturel ou de spontané, mais procède d’une construction institutionnelle. Cette construction est le résultat de la convergence des intérêts des industriels, des scientifiques et des États, et des coalitions de pouvoir (comme les lobbies) qui se sont créées pour défendre ces intérêts. Elle est orientée par les valeurs et l’idéologie dominante, libérale ou marchande, qui voit dans le marché le meilleur des mécanismes de coordination des activités humaines. On a distingué deux grandes étapes dans la constitution d’une marchandise, celle de sa normalisation ou qualification technique, et celle de sa qualification juridique en objet privé, la première étant un préalable à la seconde. Ces deux processus semblent emblématiques du capitalisme industriel né au début du XIXe siècle. En effet, ce qu’on a appelé normalisation est un des aspects fondamentaux de l’emprise croissante de la technique sur nos sociétés, technique dont J. Ellul analyse le rôle moteur dans l’avènement des temps modernes. Dans le cas des semences (et de l’agriculture en général), cette emprise est avérée, avec des conséquences que l’on va évoquer dans un instant. Quant à l’extension du domaine de la propriété privée aux choses immatérielles et en particulier à l’information génétique, elle est consubstantielle à celle des marchés, puisque ces derniers ne peuvent exister sans un système de droits de propriété clairement définis. Cette tendance qu’a le marché à englober une part toujours plus grande des activités humaines caractérise, K. Polanyi l’a bien montré, le capitalisme industriel. Ainsi, l’histoire de la transformation des semences en marchandise dépasse-t-elle la seule question de la création variétale et éclaire-t-elle certains des traits essentiels de notre modernité. Le fait que la nature entre progressivement dans l’orbite du marché et de la technique a des conséquences sociales et humaines très importantes, dont nous n’avons pas fini de mesurer l’ampleur. Il nous fait prendre un chemin singulier, nouveau dans l’histoire de l’humanité. Tout d’abord, la technicisation de l’agriculture mène au choix d’un système agraire caractérisé par des besoins en capital de plus en plus importants, ce qui favorise les grandes exploitations agricoles et les multinationales des semences et des produits phytosanitaires au détriment des petits paysans et des fermes familiales, et se traduit par une extension de la monoculture, une concentration des exploitations et son corollaire, un exode rural de plus en plus marqué. Ceci à son tour engendre une désertification des campagnes, une uniformisation des paysages, des modes de culture et des modes de vie, ainsi que toute une série d’effets sur l’environnement (réduction de la biodiversité 1367 HÉLÈNE TORDJMAN cultivée, pollution des eaux et des sols par les nitrates et les pesticides) et la santé humaine (dus aux effets de ces mêmes substances). Le choix des variétés cultivées est absolument stratégique, puisqu’il conditionne les modes de culture qui seront adoptés. La généralisation des variétés hybrides, hydroponiques (qui permettent la culture hors-sol), et bientôt des OGM est de ce point de vue plutôt inquiétante. Ensuite, l’extension du mécanisme de marché à des parts de plus en plus grandes de la nature nécessite la création de toute une série d’institutions visant à normaliser, certifier, et garantir la possibilité d’une appropriation privative (le catalogue officiel des variétés en est un bon exemple). Comme on l’a vu, ce genre d’institution a des conséquences multiples, et modèle un grand nombre d’activités liées de près ou de loin à la création variétale. Autrement dit, de par les institutions qu’il est nécessaire de créer en amont pour organiser l’échange marchand des semences (le catalogue officiel des variétés et un système de droits de propriété intellectuelle), le marché imprime sa marque bien au-delà de la seule sphère des échanges, par exemple sur les orientations de la recherche scientifique et le choix d’un système agraire. C’est en ce sens que l’institution du marché joue un rôle intégrateur (au sens de K. Polanyi), ce qui ne laisse pas beaucoup d’espoir quant à la possibilité d’une économie de marché sans société de marché. Enfin, les valeurs qui sous-tendent cette évolution générale concourent à la réification croissante de la nature et remettent en cause les liens multiséculaires que l’être humain a entretenus avec elle. L’idéologie du « progrès génétique » en particulier mène à considérer la vie de façon mécaniste et réductionniste, un réservoir de ressources et de processus que nous pouvons utiliser comme bon nous semble. Elle engendre une toute-puissance aboutissant à l’instrumentalisation des différentes formes de vie sur terre, des gènes au corps humain en passant par les plantes. Malgré les progrès matériels issus de ces bouleversements, il n’est pas sûr que ce chemin représente véritablement une amélioration de la condition humaine. Hélène Tordjman Centre d’Économie de l’Université Paris Nord, Université de Paris XIII 1368