Cas difficiles et défaisabilité des règles
L’affaire est célèbre1. Le maire de Gotham City a pris une ordonnance qui interdit aux
véhicules d’entrer dans les parcs et jardins de la ville. Une ambulance se présente aux portes du
parc municipal Ra’s al Ghul ; son conducteur souhaite entrer dans le parc car il s’agit d’un
raccourci sur le chemin de l’hôpital et le patient est à l’article de la mort. Le gardien du parc est
confronté au problème suivant : doit-il faire une exception et laisser entrer l’ambulance ? Le
même problème se pose, classiquement, au juge saisi d’un recours contre la décision du gardien
du parc.
Le propos du présent article n’est pas de tenter d’apporter une solution à ce problème.
Il s’agira davantage de déterminer ce qui, au juste, pose problème dans l’affaire de l’ambulance
de Ra’s al Ghul. Ce problème constitue-t-il un « cas difficile », au sens où ce terme est entendu
par les théoriciens du droit ?
La place des exceptions en droit est dans la littérature contemporaine de philosophie du
droit ramenée à la problématique générale de la « défaisabilité ». L’idée d’une règle défaisable
permet de capturer le rôle joué par les exceptions – en particulier les exceptions dites
« implicites » – dans la manière dont les règles sont suivies ou appliquées. Il convient donc de
présenter cette notion et les enjeux qu’elle recouvre, avant de se demander si les cas dans
lesquels la règle est susceptible d’être « défaite » sont des cas difficiles.
1. « Défaisabilité des règles »
a. Defeasibility 101
La notion de « défaisabilité » a été introduite dans le vocabulaire de la philosophie du
droit par HLA Hart dans un article de 1948 intitulé « The Ascription of Responsibility and
Je remercie les organisateurs du colloque d’Aix-en-Provence sur le raisonnement par cas pour leur invitation,
ainsi que les participants pour leurs observations et critiques. Mes remerciements vont particulièrement à JeanYves Chérot, Pierre Livet et à Stefan Goltzberg. – Certains passages du présent article sont repris (avec des
modifications parfois substantielles tant les imperfections de ce travail de jeunesse semblent désormais criantes à
son auteur) de ma thèse de doctorat – v. M. Carpentier, Norme et exception. Essai sur la défaisabilité en droit,
Paris, Varenne/LGDJ, 2014.
1
Rights »2 avant de disparaître mystérieusement dans la suite de ses travaux3, et du champ
d’investigation de la philosophie du droit plus généralement. Elle s’est répandue par la suite
dans des disciplines souvent assez éloignées du droit, principalement en philosophie morale (de
Roderick Chisholm4 jusqu’aux particularistes moraux contemporains5), en philosophie de la
connaissance6 (notamment dans le champ de la formal epistemology7), et surtout en intelligence
artificielle « faible »8, y compris en AI&Law9. Ce n’est en fin de compte qu’assez récemment,
au milieu des années 1990, que le terme « défaisabilité » a été réintroduit en théorie du droit,
passé en partie au filtre des diverses disciplines qui l’ont entretemps mobilisé, et a entraîné une
forme de reformulation défaisabiliste des grands débats classiques (Hart/Fuller, Hart/Dworkin,
etc.) Pierluigi Chiassoni parle ainsi d’un « tournant défaisabiliste »10 en théorie du droit,
comparable au « tournant inteprétativiste » ayant suivi les travaux de Dworkin à la fin des
années 1970.
2
H.LA. Hart, « The Ascription of Responsibility and Rights », Proceedings of the Aristotelian Society, 49, 1948,
pp. 171-194.
3
Hart a répudié « The Ascription… » dans la préface de Punishment and Responsibility (H.LA. Hart, Punishment
and Responsibility. Essays in the Philosophy of Law, 2e édition avec une introduction de J. Gardner, Oxford,
Oxford University Press, p. v), sans qu’il donne les raisons exactes de ce désaveu. Il cite deux critiques, formulées
par Peter Geach et George Pitcher dont il assure avoir été convaincu du bien-fondé (P. Geach, « Ascriptivism »,
Philosophical Review, 69, 1960, p. 221-225 ; G. Pitcher, « Hart on Action and Responsibility », Philosophical
Review 69, 1960, p. 226-235.) Des doutes peuvent être soulevés quant au caractère opérant de ces critiques (v. M.
Carpentier, Norme et exception, op. cit., p. 180). Pour une défense vigoureuse de Hart, voir R. Loui, « Hart’s
Critics on Defeasible Concepts and Ascriptivism » in Proceedings of the Fifth International Conference on
Artificial Intelligence and Law, New York, ACM Press, 1995.
4
V. notamment R. Chisholm, « The Ethics of Requirement », American Philosophical Quarterly, 1, 1964, pp. 147153
5
Voir surtout M. Lance et M. Little, « Defeasibility and the Normative Grasp of Context », Erkenntnis, 61, 2004,
pp. 435-455 ; M. Lance et M. Little, « From Particularism to Defeasibility » in M. Lance, M. Potrc et V. Strahovnik
(dir.), Challenging Moral Particularism, Londres, Routledge, 2008 ; R. Holton, « Principles and Particularism »,
Proceedings of the Aristotelian Society. Supplementary Volumes, 76, pp. 191-209 ; R. Holton, « Modeling Legal
Rules » in A. Marmor et S. Soames (dir.), Philosophical Foundations of Language in the Law, Oxford, Oxford
University Press, 2011 ; B. Celano, « True Exceptions » in J. Ferrer et G.B. Ratti (dir.), The Logic of legal
Requirements, Oxford, Oxford University Press, 2012.
6
V. par exemple J. McDowell, « Criteria, Defeasibility and Knowledge » in J. McDowell, Meaning, Knowledge
and Reality, Cambridge [Mass.], Harvard University Press.1988.
7
L’auteur le plus important est John Pollock (par exemple J. Pollock, « Defeasible Reasoning », Cognitive Science,
11, 1987, pp. 481-518)
8
La défaisabilité a ainsi été principalement approchée au prisme des logiques non monotones. Parmi les travaux
fondateurs, on renvoie en particulier R. Reiter, « A logic for default reasoning », Artificial Intelligence, 13, 1980,
pp. 81-132 ; J. McCarthy, « Circumscription : A Form of Nonmonotonic Reasoning », Artificial Intelligence, 13,
1980, pp. 27-39 ; R. Moore, « Semantical Considerations on Nonmonotonic Logic », Artificial Intelligence, 25,
1985, pp. 75-94 ; D. Poole, « A Logical Framework for Default Reasoning », Artificial Intelligence, 1988, 36, pp.
27-47 ; D. Nute, « Defeasible Logic » in D.M. Gabbay, C.J. Hogger, J.A.Robinson et D. Nute (dir.) Handbook of
Logic in Artificial Intelligence and Logic Programming. Volume 3 : Nonmonotonic Reasoning and Uncertain
Reasoning, Oxford, Clarendon Press 1994.
9
On trouvera un premier aperçu des grandes questions chez H. Prakken, Logical Tools for Modelling Legal
Reasoning, Dordrecht, Kluwer, 1997.
10
P. Chiassoni, « La defettibilità nel diritto’, Materiali per una storia della cultura giuridica, 38/2, 1008, p. 472.
De fait, « défaisabilité » est aujourd’hui en théorie du droit une étiquette qui sert à
recouvrir un certain nombre de questions et de problèmes qui ne sont ni identiques ni même
liés11. Du reste, l’épithète « défaisable » y est prédiqué de nombreux sujets différents : on parlera
de concepts défaisables, de croyances défaisables, de normes défaisables, de règles défaisables,
de raisonnements défaisables, d’arguments défaisables, et ainsi de suite12. Donc non seulement
les théories de la défaisabilité évoquent divers problèmes relatifs à un même objet, mais on
n’est pas certain qu’elles évoquent le même objet, i.e. qu’elles parlent bien de la même chose.
On va s’intéresser ici à la notion de défaisabilité des règles en général – et des règles
juridiques en particulier. On peut, à titre liminaire, en donner une première définition : une règle
est défaisable lorsqu’elle est susceptible de recevoir des exceptions. Cela semble un trait
relativement anodin : un grand nombre de règles reçoivent des exceptions, en droit comme dans
d’autres domaines régis par les règles. Cependant, la susceptibilité des règles aux exceptions,
pour ordinaire qu’elle soit, n’en est pas moins intéressante à deux titres.
En premier lieu, comme Hart l’avait noté dès 194813, le fait qu’une règle reçoive des
exceptions, ou plutôt, soit susceptible d’en recevoir, entraîne un certain nombre de particularités
du raisonnement à partir des règles. Un raisonnement est défaisable s’il permet d’effectuer à
partir d’une règle une inférence par défaut, susceptible d’être « bloquée » par la survenance
d’une exception. La défaisabilité du raisonnement pose un problème de formalisation logique
dès lors que le raisonnement défaisable semble violer certaines lois fondamentales des systèmes
logiques monotones (notamment la règle de la contraposée et la règle du renforcement de
l’antécédent)14. La question que ce premier constat soulève est donc de savoir quel est le rôle
que les exceptions jouent au sein du raisonnement et comment on peut modéliser un
raisonnement défaisable, que ce soit dans la vie de tous les jours ou dans un contexte juridique,
dès lors que celui-ci semble violer deux règles fondamentales de tout système logique classique.
On a alors cherché à se doter des outils logiques (tirés généralement de systèmes nonmonotones) à même de représenter la notion d’inférence par défaut rendue possible par la
11
On trouvera divers essais de catégorisation dans J. C. Bayón, « Why is Legal Reasoning Defeasible ? » in A.
Soeteman (dir.), Pluralism and Law, Dordrecht, Kluwer, 2001 ; J. Hage, Studies in Legal Logic, Dordrecht,
Springer, 2005 ; J.L. Rofriguez et G. Sucar, « Las trampas de la derrotabilidad. Niveles de analisis de la
indeterminacion del derecho » in J. C. Bayon et J. Rodriguez, Relevancia normativa en la justificacion de las
decisions judiciales, Bogota, Universitad Externado de Colombia, 2003 ; J. Ferrer Beltran et G.B. Ratti,
« Defeasibility and Legality : A Survey » in J. Ferrer Beltran et G.B. Ratti (dir.), The Logic of Legal Requirements,
Oxford, Oxford University Press, 2012.
12
Voir P. Chiassoni, « La defettibilità nel diritto », art. cit., p. 475.
13
H.L.A. Hart « The Ascription of Responsibility and Rights », art. cit., p. 174 sq. Il convient de souligner qu’en
1948, Hart s’intéresse à l’application des concepts – et non des règles – juridiques.
14
Ici encore on se permet de renvoyer à M. Carpentier, Norme et exception, op. cit., p. 183 sq.
présence des exceptions. C’est ce qu’on a appelé la problématique de la défaisabilité du
raisonnement à partir de règles.
En second lieu, la défaisabilité des règles suscite une question différente, hélas parfois
confondue avec la précédente. Cette question porte sur les types d’exceptions qu’un système
normatif comme le droit admet. Lorsque les logiciens et théoriciens de l’intelligence artificielle
tentent de modéliser le raisonnement défaisable en droit, leur point de départ est souvent ce que
l’on peut appeler les exceptions « explicites »15 c’état-à-dire celles qui sont directement
fournies par le système de référence (par exemple, en droit pénal, l’exception de légitime
défense). Or on peut se poser la question de savoir si une règle défaisable n’est pas susceptible
d’admettre des exceptions « implicites ». Autrement dit, il s’agit de savoir si on peut représenter
les règles (en particulier les règles juridiques) comme dotées de clauses ceteris paribus (ou
rebus sic stantibus) implicites, et par conséquent de la question de savoir si la règle de droit –
ou tout au moins son application – peut être « défaite » par des exceptions ultérieures, dégagées
par une balance des raisons que la règle avait pourtant pour ambition, voire pour fonction, de
préempter.
C’est à cette deuxième question ou série de questions que l’on va s’intéresser ici, et que
l’on appellera problématique de la défaisabilité des règles (et non plus uniquement du
raisonnement). Elle permet de capturer ce qui est en jeu dans l’affaire du parc Ra’s-al-Ghul. La
règle qui interdit aux véhicules, et donc aux ambulances, d’entrer dans le parc peut-elle recevoir
une exception au cas d’espèce ? Ici la question n’est pas de savoir quel est le rôle que
l’exception joue au sein du raisonnement (défaire l’application par défaut de la règle), mais de
savoir s’il convient de faire une telle exception, ou si l’acte par lequel le gardien du parc laisse
entrer l’ambulance n’est rien d’autre qu’une violation de la règle.
Il importe de remarquer que cette problématique de la défaisabilité des règles se pose de
manière quelque peu différente en philosophie morale et en philosophie du droit. En philosophie
morale, la question est de savoir si les normes morales sont susceptibles de recevoir des
exceptions, et si d’ailleurs nos raisons morales d’agir proviennent véritablement de normes
(débat sur le particularisme moral). Au contraire, en philosophie du droit, la question porte sur
De nombreux auteurs affirment qu’il n’y aucun intérêt à étudier les exceptions explicites : par exemple, L.
Boonin, « Concerning the defeasibility of legal rules », Philosophy and Phenomenological Research, 26/3 1966,
p. 362 ; F. Atria, On Law and Legal Reasoning, Oxford, Hart Publishing, 2001, p. 124 ; J. Ferrer Beltran et G.B.
Ratti, ; J. Ferrer Beltran et G.B. Ratti, « Defeasibility and Legality : A Survey », art. cit. p. 15 ; G.B. Ratti,
« Normative Inconsistency and Logical Theories : A First Critique of Defeasibilism » in M. Araszkiewicz and J.
Šavelka (dir.), Coherence : Insights from Philosophy, Jurisprudence and Artificial Intelligence, Dordrecht,
Springer, 2013, p. 130 sq. Pour une critique de ces thèses, et une défense de l’intérêt de l’étude des exceptions
explicites, on renvoie notamment à l’ouvrage magistral de L. Duarte d’Almeida, Allowing for Exceptions, Oxford,
Oxford University Press, 2015, p. 24-32.
15
le statut et l’origine des exceptions : cela tient au fait que les règles juridiques appartiennent à
un système reposant sur des sources exclusives d’identification du droit. Les raisons
susceptibles d’être mobilisées par le juge et les autres organes d’application sont, du moins
prima facie, restreintes au seul champ des règles juridiques valides au sein de ce système. Au
contraire de la morale, le droit est doté de critères de validité qui viennent restreindre (du moins
est-ce l’hypothèse de départ) les raisons susceptibles d’être mobilisées par le juge. Ainsi,
l’existence d’exceptions explicites n’est contestée par personne (c’est ce qu’on a appelé la
défaisabilité « faible » des règles), dans la mesure où ces exceptions sont formulées par d’autres
normes valides du système juridique. En revanche la question de savoir s’il y a, en droit, des
exceptions implicites, c’est-à-dire si les règles juridiques comportent des clauses ceteris paribus
tacites est plus épineuse (problématique de la défaisabilité forte).
b. Défaisabilité et nature des règles
Envisager les règles comme étant défaisables revient à se poser deux grands types de
questions. La première (qui est commune aux interrogations de philosophie morale et de théorie
du droit) porte sur la compatibilité d’une telle défaisabilité avec la nature des règles. La
deuxième porte sur la compatibilité de la défaisabilité alléguée des règles juridiques avec la
nature du droit.
Commençons par la première question : est-il compatible avec la nature des règles que
celles-ci puissent être sujettes à des exceptions non spécifiables à l’avance ? Autrement dit, une
règle qui comporterait (expressément ou tacitement16) une clause ceteris paribus, ou qui se
terminerait par « sauf si… » serait-elle encore une règle ? Ce problème a été posé (et résolu de
manière étonnamment péremptoire) par Hart17 au chapitre VII du Concept de droit :
Nous promettons à un ami de lui rendre visite le lendemain. Lorsque le jour arrive, il apparaît
qu’en tenant la promesse, nous serions amenés à délaisser une personne dangereusement
Il convient de noter ici qu’il importe peu que la clause ceteris paribus soit explicite ou tacite. De nombreuses
règles juridiques comportent explicitement de telles clauses ; dans certains cas, une règle du système juridique
attribue une telle clause à l’ensemble des autres règles du système (par exemple : l’article 62 de la Convention de
Vienne de 1969 sur le droit des traités). Il convient de ne pas confondre le caractère explicite ou implicite de la
défaisabilité (de la susceptibilité de la règle aux exceptions) et le caractère explicite ou implicite des exceptions,
c’est-à-dire des dispositions normatives qui déterminent les cas dans laquelle la règle est défaite (pour un tableau
synthétique, voir M. Carpentier, Norme et exception, op. cit., p. 349). Lorsqu’une règle comporte une clause ceteris
paribus (« …sauf dans des circonstances exceptionnelles »), elle est explicitement défaisable, mais les exceptions
ne sont pas spécifiées par le système juridique – elles le seront par l’organe d’application.
17
Il convient de noter que Hart ne rattache pas cette question au concept de « défaisabilité ». Cela tient au fait que,
comme on l’a suggéré, ce concept est mobilisé en 1948 pour prendre en charge la problématique de la défaisabilité
du raisonnement juridique, à l’appui duquel Hart mobilise en 1948 des exceptions explicites du système juridique.
En 1961, c’est bien la question des exceptions « implicites » qui se pose.
16
malade. La fait d’accepter cette circonstance comme une raison valable de ne pas tenir la
promesse ne signifie certainement pas qu’il n’existe aucune règle qui exige que l’on tienne
ses promesses (…). Du fait que de telles règles comportent des exceptions que l’on ne peut
énoncer de manière exhaustive, il ne résulte pas que nous soyons abandonnés dans chaque
situation à notre libre appréciation et que nous ne soyons jamais obligés de tenir une
promesse. Une règle qui se termine par le terme « sauf si… » est encore une règle18.
Une règle qui se termine par « sauf si… », c’est-à-dire qui laisse à son destinataire la
possibilité d’en écarter l’application dans une série de cas donnés non spécifiés (ni spécifiables)
à l’avance, est-elle réellement une règle ? On peut en douter, dans la mesure où la règle a
précisément pour fonction de préempter la balance des raisons que l’agent mobilise au cours de
sa délibération pratique. Si le destinataire de la règle est (expressément ou tacitement) habilité
par cette dernière à mobiliser, contre les raisons qu’il peut avoir de l’appliquer, d’autres raisons
susceptibles de justifier qu’on en écarte l’application, alors la règle ne peut plus prétendre jouer
au sein de la délibération pratique le rôle qu’elle est censée, en tant que règle, avoir. Une règle
défaisable semble alors une contradition in adjecto.
L’un des auteurs à avoir soutenu avec le plus de véhémence la thèse de l’indéfaisabilité
des règles est Frederick Schauer19. Ses arguments reposent sur une théorie de la nature des
règles trop complexe pour qu’on puisse lui faire justice ici. Précisons simplement que Schauer
définit les règles comme des « généralisations enracinées » à partir de cas paradigmatiques20.
Supposons que j’entre avec mon chien dans un restaurant et que celui-ci occasionne toutes
sortes de troubles de manière à empêcher le bon fonctionnement du service. Le propriétaire du
restaurant peut m’ordonner de laisser mon chien à l’extérieur du restaurant, mais il peut
également décider de prévenir des troubles similaires. Pour ce faire, il va effectuer une
généralisation à partir du cas individuel, qui sera guidée par ce que Schauer appelle une
justification qui détermine le but dans lequel on procède à la généralisation elle-même. Ici, la
justification est le souci de prévenir les troubles dans le restaurant.
18
H.L.A. Hart, Le Concept de droit, 2e édition, trad. M. van de Kerchove, Bruxelles, Presses Facultés universitaires
Saint-Louis, 2005, p. 158 ; H.LA. Hart, The Concept of Law, 3e édition, Oxford, Oxford University Press, 2012,
p. 139
19
Voir surtout F. Schauer, « Exceptions », Chicago Law Review, 58, 1991, pp. 871-899 ; F. Schauer, Playing by
the Rules, Oxford, Oxford University Press, 1991 ; F. Schauer, « On the Supposed Defeasibility of Legal Rules »,
Current Legal Problems, 51, 1998, pp. 223-240 et F. Schauer, « Is Defeasibility an Essential Property of Legal
Rules ? » in », in J.Ferrer Beltran et G.B. Ratti (dir.), The Logic of Legal Requirements, Oxford, Oxford University
Press, 2012. On trouvera diverses critiques des thèses de Schauer dans : C. Finkelstein, « When the Rule Swallows
the Exception », in L. Meyer (dir.), Rules and Reasoning. Essays in Honour of Fred Schauer, Oxford, Hart
Publishing, 1999 ; J. Stein, « The Necessary Language of Exceptions. A Response to Frederick Schauer’s
“Exceptions” », NYU Annual Survey of American Law, 63, 2007, pp. 99-137 ; J.L. Rodriguez, « Against the
Defeasibility of Legal Rules », in J.Ferrer Beltran et G.B. Ratti (dir.), The Logic of Legal Requirements, Oxford,
Oxford University Press, 2012 ; et surtout L. Duarte d’Almeida, Allowing for Exceptions, op. cit., p. 138 sq.
20
F. Schauer, Playing by the Rules, op. cit., p. 25 sq.
Etant donné le caractère probabiliste de la généralisation, la règle ainsi obtenue aura
nécessairement à être sur-inclusive (ou sous-inclusive21) du point de vue de sa justification
d’arrière-plan22. Une règle est sur-inclusive si son champ d’application inclut des cas qui
seraient laissés de côté si on appliquait directement la justification. Ainsi la règle sur les chiens
est clairement sur-inclusive, dès lors qu’elle prohibe y compris les chiens tranquilles ne
provoquant aucun trouble. Lorsque l’on généralise, c’est eu égard à des cas du passé, mais en
cherchant à produire des effets dans le futur23. Enraciner une généralisation consiste à figer
l’application de la règle pour tous les cas présentant cette propriété. Par conséquent, lorsque
survient un cas où la règle est sur-inclusive, la généralisation contrôle toujours la décision, qui
ne peut être prise – si elle souhaite suivre la règle, naturellement – sur le fondement de
l’insatisfaction procurée par le cas à l’aune de la justification de la règle. La notion
d’enracinement implique donc que la justification de la règle est impropre à être invoquée lors
de la résolution de cas particuliers, y compris lorsque l’application de la règle dessert la
justification elle-même24.
Dans cette perspective, une règle défaisable25, c’est-à-dire sujette à des exceptions non
spécifiables à l’avance26, ressemble bien à une contradiction in adjecto. Selon Schauer, l’idée
de défaisabilité repose sur la notion de sur-inclusivité. Affirmer qu’une règle est défaisable
lorsque son application dépend de la non-occurrence de conditions non spécifiables à l’avance
21
On laisse de côté les cas de sous-inclusivité ici. Une règle est sous-inclusive si son scope exclut des cas qui
seraient pourtant régulés si on appliquait directement la justification. Ainsi la règle sur les chiens est clairement
sous-inclusive dès lors qu’elle semble exclure du scope de la règle un grand nombre de cas où des troubles sont
susceptibles d’être occasionnés – si j’entre dans le restaurant avec mon ours de compagnie, celui-ci ne tombe
pourtant pas sous le coup de la règle. La sur-inclusivité et la sous-inclusivité ne sont toutefois pas des défauts
symétriques des règles. En effet, je peux pallier la sous-inclusivité en énonçant une autre règle répondant à la
même justification d’arrière-plan que la première. En revanche, je ne peux pas résoudre un problème de surinclusivité sans modifier la règle elle-même.
22
F. Schauer, Playing by the Rules, op. cit., p. 31.
23
F. Schauer, Playing by the Rules, op. cit., p. 44. Voir aussi Schauer, et F. Schauer, « On the Supposed
Defeasibility of Legal Rules », art. cit., p. 223.
24
F. Schauer, Playing by the Rules, op. cit., p. 49. Il en va ainsi a fortiori lorsque l’on souhaite invoquer non pas
la justification de la règle, mais des justifications extrinsèques, comme c’est le cas dans l’affaire du parc Ra’s AlGhul, où la justification d’arrière-plan (prévenir les troubles à la tranquillité publique) est impropre à entraîner la
défaite de la règle (puisqu’une ambulance entrant toutes sirènes hurlantes dans le parc cause manifestement de tels
troubles) : la justification pouvant amener à défaire la règle est autre que la justification d’arrière-plan de celle-ci
(par exemple : faire face à l’urgence vitale pour le patient).
25
Il est à noter que Schauer n’envisage que les exceptions dites « implicites ». Selon Schauer, (voir notamment F.
Schauer, « Exceptions », art. cit., p. 872), les exceptions explicites n’ont pas un grand intérêt dans la mesure où
elles ne sont que des qualifications de la règle elle-même due à des contingences purement linguistiques :
lorsqu’une règle interdit aux chiens d’entrer dans le restaurant, sauf aux chiens d’aveugle, elle ne fait en réalité
que restreindre le scope de la règle aux cas des chiens qui ne sont pas des chiens d’aveugle. S’il existait un terme
qui signifie « chien qui n’est pas chien d’aveugle », alors l’exception ne serait pas apparente dans la règle ellemême. Supposons qu’existe un tel terme, par exemple « quien », on aurait alors la règle : « tous les quiens sont
interdits dans le restaurant ». La règle, de manière tout à fait triviale, s’appliquerait aux cas auxquels elle
s’applique, et ne s’appliquerait pas aux cas où elle ne s’applique pas (i.e. les chiens d’aveugle).
26
F. Schauer, « On the Supposed Defeasibility of Legal Rules », art. cit., p. 231.
revient à affirmer qu’une règle est défaisable lorsque son application est conditionnée à
l’occurrence de cas appartenant non seulement au champ d’application de la règle, mais
répondant également à sa justification d’arrière-plan – voire à une autre justification quelle
qu’elle soit.
Affirmer que les règles juridiques sont nécessairement défaisables revient à affirmer que
les règles juridiques sont des rules of thumb, des règles indicatives sans valence normative : une
règle susceptible d’échec interne, i.e. une règle défaisable, n’est tout simplement pas une règle :
« Si le conflit entre la règle et sa justification est suffisante pour favoriser la justification sur la
règle, alors tout le travail normatif est effectué par la justification, et aucunement par la
règle27. » Il en résulte que la défaisabilité n’est pas une propriété des règles. Une règle qui
effectue son « travail normatif » n’est pas défaisable. Elle devient défaisable si elle est traitée
comme telle, c’est-à-dire comme une rule of thumb de la part du juge ou, plus généralement, de
celui qui doit prendre une décision sur le fondement exclusif de règles.
Cependant, Schauer maintient que la force normative des règles est présomptive 28. Par
conséquent, lorsque surviennent des conditions particulièrement difficiles, il peut être
consistant avec la règle que cette dernière soit défaisable, mais cela suppose « un standard élevé
de défaite »29. Quand est-ce que ce standard est présent ? Quand est-il compatible avec la
fonction normative de la règle d’être défaisable ? Selon Schauer, une telle règle est défaisable
lorsqu’il existe des raisons de ne pas appliquer la règle dont la force est plus grande que celle
qui aurait été suffisante pour qu’elles soient applicables si la règle n’avait pas existé30. Si la
règle rend obligatoire de et si j’ai une raison R de non-, alors il faut que R soit beaucoup
plus forte que n’importe quelle raison me déterminant à non- en l’absence de toute règle
relativement à .
Ici Schauer n’entend pas démontrer que le droit ne comprend aucunement d’exceptions
implicites, mais uniquement que si (et seulement si) le droit est tenu pour un ensemble de règles,
alors ces règles doivent être tenues pour indéfaisables, sauf circonstances en tout point
27
F. Schauer, « On the Supposed Defeasibility of Legal Rules », art. cit., p. 233. Voir aussi, F. Schauer,
« Exceptions », art. cit., p. 894.
2828
Schauer, Playing by the Rules, op. cit.. p. 196 sq. ; Schauer, « On the Supposed Defeasibility of Legal Rules »,
art. cit., pp. 238-239. Schauer a reformulé cette idée en termes de raisons pour l’action. Lorsque je donne la raison
de l’action que je vais ou que je viens d’effectuer, je m’engage (j’effectue un commitment) à faire de cette raison
une raison valable pour cette délibération future, puisque le fait même que cette raison soit une raison valable
suppose qu’elle soit généralisable. De ce fait, la raison en tant que telle est indéfaisable (voir F. Schauer, « Giving
Reasons », Stanford Law Review, 47, 1995, p. 647 sq.), mais l’engagement lui-même ne peut valoir que prima
facie.
29
Schauer, « On the Supposed Defeasibility of Legal Rules », art. cit., p. 239
30
Schauer, « On the Supposed Defeasibility of Legal Rules », art. cit., p, 238.
exceptionnelles, ce qui exclut que la généralisation enracinée soit prise en défaut dans les cas
ordinaires d’application de la règle. Rien ne s’oppose à ce qu’un système juridique habilite les
juges à réviser les règles sur le fondement de leur justification d’arrière-plan ou d’autres
justifications ; mais on ne saurait alors affirmer qu’ils agissent en fonction de règles.
c. Défaisabilité et nature du droit
A supposer même que la question de la compatibilité de la défaisabilité avec la nature
des règles soit résolue par l’affirmative, se poserait la question de savoir si les règles juridiques
peuvent être dites défaisables. Toute la question est alors de savoir si la défaisabilité des règles
est compatible avec une conception positiviste de la nature du droit. Une théorie peut être
qualifiée de positiviste (à titre liminaire) lorsqu’elle prend pour postulat (ou entend démontrer)
l’idée selon laquelle la validité des règles juridiques dépend de faits sociaux (leur rattachement
à des sources sociales) et non à leur mérite, en particulier leur mérite moral 31. L’une des
conséquences possibles (mais on le verra, non nécessaire) du positivisme est l’affirmation selon
laquelle il y a une distinction entre la création et l’application du droit : si le juge peut être
amené, dans des cas difficiles (voir infra), à préciser le contenu de la règle de droit, il ne peut
pas écarter l’application d’une règle clairement applicable en prenant pour fondement de sa
décision des considérations extra-juridiques. Si les exceptions sont clairement fournies par le
système juridique, c’est-à-dire sont rattachables à l’une des sources sélectionnées par la règle
de reconnaissance du système, alors le problème ne se pose pas. En revanche si elles ne sont
pas fournies par ce système, cela veut dire qu’elles sont rattachables à des raisons extrajuridiques. La question de savoir quel est le rôle des raisons extra-juridiques – extra-juridiques
au sens d’une théorie positiviste : non-rattachable à une source – dans le processus d’application
de la règle de droit revient à se poser la question des limites d’une théorie positiviste du droit.
Cette question n’est pas celle de la défaisabilité morale des règles de droit. A part un
positiviste idéologique32 radical, personne ne niera qu’un juge ait l’obligation morale de
« défaire » une règle, c’est-à-dire de ne pas l’appliquer, lorsque pour une raison ou une autre
31
Voir là-dessus notamment J. Gardner, « Legal Positivism: 5 1/2 Myths », American Journal of Jurisprudence,
46, 2001, pp. 199-227 ; M. Cottereau, La séparation entre droit et morale. Analyse d'une thèse constitutive du
positivisme juridique, thèse dactyl., Université Toulouse 1 Capitole, 2018, not. p. 29 sq. et 71 sq.
32
Sur ce point voir C. Redondo, « “Reglas genuinas” y positivismo juridico », in P. Comanducci et R. Guastini
(dir.), Analisi e diritto 1998, Turin, Giapichelli, 1999, p. 253. Sur le positivisme idéologique, les références
classiques sont N. Bobbio, Essais de théorie du droit, trad. M. Guéret, Paris-Bruxelles, LGDJ- Bruylant, 1998, p.
27-28 ; A. Ross, Introduction à l’empirisme juridique, trad. E. Millard et E. Matzner, Paris-Bruxelles, LGDJBruylant, 2004, p. 157-160.
cette application entre en conflit avec une norme morale de telle manière qu’aucune autre raison
morale ne peut justifier de l’appliquer malgré tout. Comme l’écrit Juan Carlos Bayón : « Il peut
certainement y avoir des raisons morales très puissantes de ne pas tenir compte d’une norme en
de certaines occasions, et il est même concevable qu’un système juridique concède aux juges
le pouvoir de changer le droit lorsqu’il pense que c’est le cas. Mais affirmer que les normes
juridiques sont défaisables ne revient pas à cela33. » Il convient donc de distinguer la
défaisabilité morale des règles juridiques, qui est incontestable, et la défaisabilité juridique de
ces dernières.
La résolution la plus simple de ce problème consiste à nier que les raisons mobilisées à
l’appui de la reconnaissance d’une exception implicite soient des raisons extra-juridiques, bien
qu’elles ne soient formulées dans aucune norme susceptible d’être rattachées à une source.
Autrement dit, il est possible de faire de la défaisabilité des règles juridiques le point central
d’une théorie antipositiviste. En réalité, comme on tentera de le montrer à la fin de cet article,
la défaisabilité des règles juridiques est pleinement compatible avec une théorie positiviste34 de
la nature du droit, dès lors que celle-ci se présente comme une théorie de la validité des normes
juridiques, et non pas comme une théorie de la décision juridictionnelle, ni même du processus
d’application des règles. Une théorie positiviste (y compris appartenant au positivisme dit
exclusif35) admettra tout à fait qu’un système juridique puisse habiliter les organes d’application
du droit à modifier les règles lorsque des circonstances exceptionnelles l’exigent.
2. « Cas difficiles »
Le cas susceptible d’entraîner la « défaite » de la règle constitue-t-il un cas difficile ?
Le gardien du parc Ra’s-al-Ghul, chargé d’appliqué la règle qui lui interdit de laisser entrer les
véhicules dans le parc mais désireux de laisser entrer l’ambulance, est-il confronté à un cas
difficile ? Ou bien se contente-t-il de statuer contra legem ? Ou bien encore modifie-t-il la règle
au même titre que son créateur ? La réponse à cette question dépendra largement de la réponse
33
J.C. Bayón, « Why is Legal Reasoning Defeasible ? », art. cit., p. 339. Voir également J.L. Rodriguez et G.
Sucar, « Las trampas de la derrotabilidad », art. cit., p. 144 ; E. Bulygin, : « Review of Jaap Hage’s Law and
Defeasibility », Artificial Intelligence and Law, 11, 2003, p. 247 ; J. Ferrer Beltran et G.B. Ratti, « Defeasibility
and Legality : A Survey », art. cit., p. 23 ; W. Waluchow, « Defeasibility and Legal Positivism » in J. Ferrer Beltran
et G.B. Ratti (dir.), The Logic of Legal Requirements, Oxford, Oxford University Press2012, p. 257 sq. ; L. Duarte
d’Almeida, Allowing for exceptions, op. cit., p. 146.
34
Voir pour une démonstration en ce sens W. Waluchow, « Defeasibility and Legal Positivism », art. cit. Pour un
argument en sens inverse, v. A. Marmor, Interpretation and Legal Theory, 2e éd., Oxford, Hart Publishing, 2005,
p. 104 sq.
35
Voir par exemple la théorie des « pouvoirs dirigés » de J. Raz, Ethics in the Public Domain, Oxford, Oxford
University Press, 1994, p. 230 sq.
aux deux questions (relatives à la nature des règles et à la nature du droit) examinées
précédemment, et ce ne sont pas ces aspects qui vont nous retenir ici. Le problème conceptuel
qu’on va envisager est, dans une certaine mesure, indépendant des choix théoriques effectués.
L’existence de cas difficiles, dans lesquels l’applicabilité de la règle est douteuse, n’est
contestée par personne ; se pose la question de savoir si les cas où la règle est susceptible d’être
défaite en fait partie. Prima facie la réponse semble négative. Le propre d’un cas difficile est,
on le verra, d’intervenir lorsque l’on ne sait pas si la règle est applicable, ou doit être appliquée,
au cas d’espèce. La défaisabilité semble au contraire recouvrir une hypothèse différente, où la
règle est clairement applicable (l’ambulance est clairement un véhicule) mais où une raison
supplémentaire vient justifier qu’on en écarte l’application. Cependant on peut constater une
certaine porosité entre les cas de défaisabilité et les cas difficiles ce qui pose un clair problème
de délimitation conceptuelle.
a. Qu’est-ce qu’un cas difficile ?
Il convient tout d’abord d’apporter quelques précisions sur la notion de cas difficile que
l’on va envisager ici. Selon Ronald Dworkin, un cas difficile apparaît lorsque « un litige donné
ne peut être résolu par l’application (brought under) d’une règle de droit claire, édictée à
l’avance par une institution »36. De la même manière, Joseph Raz distingue entre les disputes
régulées et non régulées : « Une dispute est régulée si les questions revêtant la forme suivante :
“dans ce cas, la cour devrait-elle décider que p ?” reçoivent une réponse juridique correcte. Elle
est non-régulée si certaines de ces questions ne reçoivent pas une réponse juridique correcte »37.
Un cas difficile (ou une dispute non-régulée) intervient lorsque le droit ne fournit pas – ou, chez
Dworkin, ne semble pas fournir – une réponse claire et correcte (d’un point de vue juridique)
au litige que l’organe d’application du droit doit résoudre. Il y a une double dimension aux cas
pratiques, une dimension épistémique et une dimension systémique. Une dimension
épistémique tout d’abord : dans un cas difficile, le juge ne sait pas s’il doit appliquer la règle
au cas, et, dans certains cas, il ne sait pas quelle règle appliquer : il y a là une limite aux capacités
épistémiques du juge – de tout juge en réalité. Une dimension systémique ensuite : dans un cas
difficile, le droit ne donne aucune bonne réponse au litige, car la norme qui permet de le
R. Dworkin, Taking Rights Seriously, Londres, Duckworth, 1978, p. 81. Il ne s’agit pas ici de se pencher sur la
théorie dworkinienne des cas difficiles : pour une discussion récente en français, voir J.-Y. Chérot, « Le droit
comme intégrité chez Dworkin. Une contribution à l’épistémologie d’une argumentation controversée », Revue de
la Recherche Juridique/Cahiers de Méthodologie Juridique, 29, 2016, pp.1973-199
37
J. Raz, The Authority of Law, 2e édition, Oxford, Oxford University Press, 2009, p. 181.
36
résoudre de manière univoque fait défaut38 : ainsi dans les cas de texture ouverte (v. infra), la
règle qui permet de régler le cas fait défaut, car la règle existante ne spécifie pas si les propriétés
du cas sont pertinentes ou non. Ainsi si un enfant apporte sa voiture télécommandée au parc
Ra’s-Al-Ghul, le juge ne saura pas si l’ordonnance du maire de Gotham City est applicable à
ce cas, en partie parce que le système juridique ne contiendra pas de norme spécifique relative
au cas des voitures télécommandées (voire de cette voiture télécommandée-ci).
Il est bien sûr possible de nier la dimension systémique des cas difficiles pour ne retenir
que la dimension épistémique. Selon cette conception, les cas difficiles ne proviennent pas de
ce que le système juridique échoue à fournir une seule bonne réponse au litige que le juge a à
résoudre, mais uniquement des limites qui affectent les capacités épistémiques de tout juge
humain. Une telle conception est typiquement celle de Dworkin qui utilise la figure d’un juge
aux capacités épistémiques surhumaines (le célèbre Hercule) pour mettre en évidence
l’existence d’une unique bonne réponse dans les cas difficiles39. On demeurera ici agnostique
sur la valeur heuristique d’une telle expérience de pensée et sur la validité des conclusions que
Dworkin entend en tirer.
A partir de la définition donnée ci-dessus, on peut établir une typologie sommaire des
cas difficiles40. Il y a quatre types de cas difficiles :
i. Il y a tout d’abord ce qu’on peut appeler les cas difficiles factuels : ce sont les cas qui
correspondent le moins à la définition donnée ci-dessus, dès lors que la difficulté ne provient
pas d’une déficience du droit (ou de la connaissance du droit), mais d’une déficience de la
connaissance des faits. De tels cas sont ceux où les faits sont difficiles à établir, faisant naître
des doutes sur l’applicabilité de la règle au cas d’espèce.
ii. Il y a ensuite ce qu’on peut appeler les cas difficiles interprétatifs : ils naissent de
difficultés dans l’interprétation de l’énoncé normatif, dans la mesure où la signification de
l’énoncé normatif est instable. Cette difficulté empêche d’identifier le « contenu » de la règle,
C’est ce constat qui amène Raz à identifier l’ensemble disputes non régulées (texture ouverte, conflit de normes,
etc.) sous le nom de « lacunes » (gaps), même s’il est évident que par là il n’entend pas des lacunes stricto sensu
(l’absence de toute règle juridique susceptible de réguler le cas), dont il nie l’existence (voir J. Raz, The Authority
of Law, op. cit., p. 75 sq.).
39
R. Dworkin, Law’s Empire, Cambridge [Mass.], Harvard University Press, 1986, p. 239 sq.
40
Diverses typologies existent. Voir R. Guastini, « Théorie et ontologie du droit chez Dworkin », Droit & Société,
2, 1986, p. 16 ; A.C. Hutchinson and J.N. Wakefield, « A Hard Look at Hard Cases », Oxford Journal of Legal
Studies, 2, 1982, pp. 93-94 ; C. Alchourrón et E. Bulygin, Normative Systems, Vienne-New York, Springer Verlag,
1971, p. 31 ; C. Redondo, éTeorias del derecho y indeterminacion normativas », Doxa, 20, 1997, p. 186 ; J.J.
Moreso, Legal Indeterminacy and Constitutional Interpretation, Dordrecht, Kluwer, 1998, p. 56-90 ; J. Coleman
et B. Leiter, « Determinacy, Objectivity and Authority » in A. Marmor (dir.), Law and Interpretation, Oxford,
Clarendon Press, 1995, p. 212-228 ; M. Iglesias Vila, Facing Judicial Discretion, Dordrecht, Kluwer, 2001, p. 14
sq. ; S. Soames, Philosophical Essays. Volume 1, Princeton, Princeton University Press, 2009, p. 403.
38
et par conséquent son applicabilité au cas d’espèce. Les cas d’ambiguïté de tous ordre (lexicale,
syntaxique, etc.) en sont l’exemple le plus courant.
iii. Le troisième type de cas difficile peut être identifié sous le nom de cas difficiles
subsomptifs41 : dans ce genre de cas, la signification de l’énoncé normatif n’est pas douteuses,
mais c’est sa référence qui est problématique, dans la mesure où l’on ne sait pas si le cas
instancie les propriétés pertinentes pour l’application de la règle. Les cas les plus fréquents sont
les cas de vague : par exemple une règle d’urbanisme applicable aux immeubles de grande taille
sera confrontée à de nombreux cas difficiles dans la mesure où si l’extension et l’anti-extension
du concept « grand » sont aisément identifiables, il existera de nombreux cas-limites dans
lesquels il sera impossible d’affirmer qu’un immeuble est grand ou non.
iv. Enfin, le quatrième type de cas difficile est constitué par les situations de conflits de
normes.
Il convient de noter que certains cas difficiles peuvent se présenter comme une
hybridation de certaines des catégories ci-dessus. Les cas de texture ouverte42 sont typiquement
un mixte de cas difficile interprétatif et subsomptif, dans la mesure où, comme dans le vague,
un concept doté de texture ouverte s’organise autour d’une triade extension/anti-extension/casborderline43, mais où, comme l’ambiguité, ce phénomène tient non pas à l’existence d’un
paradoxe sorite (comme pour le vague) mais dans une instabilité de la signification de l’énoncé.
Les concepts dotés de texture ouverte se comportent comme des concepts vagues44, mais la
difficulté à cerner leur extension provient d’une instabilité de leur intension : il est impossible
de déterminer de manière exhaustive les propriétés qui constituent cette intension. Il en résulte
une forme de quasi-ambiguité lexicale, dans la mesure où les propriétés de l’intension du
concept – et partant la signification de l’énoncé – sont amenées à varier selon le contexte
d’énonciation. Par exemple, une voiture télécommandée présente un certain nombre des
propriétés du concept véhicule, mais la question de savoir si ces propriétés sont suffisantes pour
que le concept (et donc l’énoncé normatif qui le mobilise) lui soit applicable est indécidable
41
Riccardo Guastini a insisté sur la distinction des cas difficiles interprétatifs et subsomptifs, voir R. Guastini,
« Rule-Scepticism Restated » in L. Green et B. Leiter, Oxford Studies in Philosophy of Law: Volume 1, Oxford,
Oxford University Press, 2001. On tentera cependant de démontrer que les cas pénombraux dus à la texture ouverte
des énoncés normatifs empruntent à la fois aux cas difficiles interprétatifs et subsomptifs.
42
Sur la texture ouverte des énoncés juridiques, on se contentera de renvoyer à l’analyse fondatrice de H.L.A.
Hart, The Concept of Law, op. cit., p. 124 sq.
43
Dans mes précédents travaux j’ai critiqué l’idée selon laquelle les concepts dotés de texture ouverte auraient une
anti-extension (M. Carpentier, Norme et exception, op. cit. p. 522). Je ne reviens pas sur ce point qui est secondaire
ici.
44
C’est pourquoi Kit Fine définit la texture ouverte comme une forme de vague intensionnel, par contraste avec
les formes classiques, extensionnelles, de vague (« tas », « grand », « chauve », etc.). V. K. Fine, « Vagueness,
Truth and Logic », Synthese, 30, 2005, p. 266..
dans la mesure où il est douteux si certaines propriétés (la taille, le caractère de jouet, etc.) sont
pertinentes ou pas pour caractériser un véhicule. Cela tient au fait que « véhicule » est un cluster
concept, c’est-à-dire un concept défini par plusieurs ensembles de propriétés qui se recoupent
partiellement : usuellement, on suppose qu’un véhicule doit avoir des roues ; mais il serait
intuitivement possible d’appeler véhicule une automobile dépourvue de roues se déplaçant sur
un coussin d’air à 5 cm du sol. Dans ces conditions la question de savoir si tel ensemble de
propriétés ou tel autre doit être retenu dépend essentiellement du contexte et il est des cas,
nombreux, dans lesquels ce contexte rend la réponse à cette question indécidable.
Dans la suite de cet article on va retenir avant tout les cas difficiles subsomptifs et es cas
difficiles à l’intersection entre le subsomptif et l’interprétatif – à savoir principalement les cas
de texture ouverte. Comme Hart l’avait vu, ce qui rend ces cas difficiles peut être saisi par la
métaphore du noyau et de la pénombre45 : pour chacune des règles concernées, il y a des cas
clairs, où la règle s’applique aisément, voire mécaniquement – c’est le noyau ; et puis il y a des
cas pour lesquels il est douteux de savoir si le ou les concepts mobilisés par l’énoncé normatif
s’appliquent ou non, soit en raison du vague, soit en raison de la texture ouverte. L’ensemble
de ces cas difficiles dans l’application de la règle repose donc sur des cas pénombraux
d’application du concept (ou plutôt du terme conceptuel) mobilisé dans l’énoncé de la règle.
b. Cas pénombraux et défaisabilité
En principe, la défaisabilité des règles juridiques ne correspond pas à un cas difficile
causé par un cas pénombral. L’existence d’un cas pénombral entraîne en effet une incertitude
sur la question de savoir si le cas est bien régulé par la règle. Lorsqu’on s’interroge sur la
défaisabilité de la règle, cela implique que le cas soit bien régulé par la règle ; la question se
pose de savoir si, au regard des circonstances, il convient d’écarter l’application d’une règle au
cas. Ainsi, contrairement à la voiture télécommandée, l’ambulance est bien un cas clair de
« véhicule » ; au pregard de l’ordonnance du maire de Gotham City, le dilemme dans lequel est
plongé le gardien du parc Ra’s-al-Ghul est un cas clair d’application de la règle46.
45
H.L.A. Hart, « Positivism and the Separation of Law and Morals », Harvard Law Review, 71, 1958, p. 607 ;
H.L.A. Hart, Le Concept de droit, op. cit., p. 142. Il emprunte cette métaphore à Bertrand Russell (B. Russell,
Vagueness », Australasian Journal of Philosophy and Psychology, 1, 1923, p. 88.)
46
On trouvera ainsi une réfutation du caractère pénombral des cas de défaite de la règle dans divers écrits, qui
distinguent notamment défaisabilité et texture ouverte : P. Helm, « Defeasibility and Open Texture », Analysis,
28, 1968, p. 173-174 ; J.C. Bayón, J.C. Bayón, « Why is Legal Reasoning Defeasible ? », art. cit., p. 339 ; J.L.
Rodriguez et G. Sucar, « Las trampas de la derrotabilidad », art. cit 2001, p. 129 ; J. Ferrer Beltran et G.B. Ratti,
« Validity and Defeasibility in the Legal Domain », Law and Philosophy, 29, 2010, p. 615 (qui, curieusement,
attribuent la confusion à Hart lui-même, et soulignent la nécessité de distinguer les deux questions) ; R. Holton,
Peut-être cependant une telle affirmation va-t-elle un peu vite en besogne. Il est possible
en effet de critiquer l’approche trop littéraliste de l’interprétation et de l’application des
concepts juridiques qui sous-tend cette position. C’est l’une des critiques célèbres adressées par
Lon Fuller à Hart47. Selon Fuller, la signification des énoncés normatifs n’est pas fixée par le
sens ordinaire (ou littéral) de chacun de ses termes atomiques ; elle est au contraire conférée
par le but qui est assigné à la règle par son auteur. Ce n’est donc pas la signification du mot
« véhicule » qui explique que l’on puisse parler de cas clair lorsqu’un Hummer se présente aux
portes du parc ; c’est au contraire le but sous-jacent qui est conféré à la règle, et qui est tellement
évident qu’on l’applique sans y penser. Fuller entend alors réfuter ce qu’il appelle une « pointer
theory of meaning » qui fait reposer la signification sur l’énoncé et non sur ses termes
atomiques, et sur le but assigné à l’énoncé plutôt qu’à son sens littéral et ordinaire. Ce que Hart
appelle cas difficiles n’est selon Fuller pas lié à la présence de cas pénombraux, mais à la
nécessité plus immédiatement présente à la conscience du juge de devoir rechercher le but de
la règle qu’il a à appliquer. L’intégration du but de la règle comme composante de la
signification de l’énoncé de la règle entraîne chez Fuller la réfutation de la distinction entre le
noyau et la pénombre : pour tous les cas (quels qu’ils soient) l’application de la règle dépend
de l’identification du contenu téléologique de son énoncé, et cette identification peut être plus
ou moins difficile selon les cas. En ce sens comme l’écrit Frederick Schauer : « [selon Fuller]
il n’est jamais possible de déterminer si une règle s’applique sans comprendre le but que cette
règle est supposée servir »48.
Fuller a sans doute tort lorsqu’il fait de Hart le tenant d’une théorie à la fois littérale et
atomiste de la signification49 . Hart lui-même, dans sa conférence inaugurale de 1953, pourtant
citée par Fuller, affirme souscrire au postulat benthamien selon lequel l’élucidation du sens des
concepts dépend de l’élucidation du sens des énoncés50 ; par ailleurs Hart est pleinement
conscient du rôle joué par le contexte, et plus largement, par des éléments pragmatiques dans
l’élucidation du sens des énoncés51. Cependant Hart s’est toujours refusé à accorder à Fuller
« The Exception Proves the Rule », The Journal of Political Philosophy, 18, 2010, p. 373 ; R. Holton, « Modeling
Legal Rules », art. cit., p. 166-167 ; D. Duarte, Linguistic objectivity in norm sentences », Ratio Juris, 24, 2011,
p. 135 sq. ; B. Bix, « Defeasibility and Open Texture » in J. Ferrer Beltran et G.B. Ratti (dir.), The Logic of Legal
Requirements, Oxford, Oxford University Press, 2012, p. 200.
47
L. Fuller, « Positivism and Fidelity to Law – A Reply to Professor Hart », Harvard Law Review, 71, 1958, p.
662 sq.
48
F. Schauer, « A Critical Guide to Vehicles in the Park », New York University Law Review, 83, 2008, p. 1111.
49
F. Schauer, « A Critical Guide to Vehicles in the Park », art. cit., p. 1119.
50
H.L.A.Hart, Essays in Jurisprudence and Philosophy, Oxford, Clarendon Press, 1983, p. 26
51
Cela ressort en particulier de l’examen de sa théorie des énoncés internes. Voir notamment G. Baker,
Defeasibility and Meaning » in J. Raz et P. M.S. Hacker (dir.), Law, Morality and Society. Essays in Honour of
H.L.A Hart, Oxford, Clarendon Press, 1977, p. 41-42.
que la détermination du but ou de la finalité de la règle soit nécessaire pour identifier la
signification de l’énoncé qui l’exprime. C’est pourquoi Hart reconnaît que dans les cas
prénombraux, la référence au but de la règle est une stratégie susceptible d’être utilisée par
l’organe d’application du droit. Cependant Hart affirme que l’indétermination des fins (et
d’ailleurs le conflit entre les finalités en jeu) rend souvent impossible de dégager une seule
bonne réponse52 dans les cas difficiles, et il faut peser soigneusement les finalités et les intérêts
qui sont susceptible d’être affectés par l’application ou l’inapplication de la règle.
Cependant la controverse Hart-Fuller permet de pointer une certaine porosité entre sens
ordinaire de l’énoncé normatif et les finalités suivies par le système juridique, que la théorie de
Hart ne permet pas tout à fait de prendre en compte. Comme on va le voir, cette porosité entraîne
un brouillage de la distinction, intuitivement claire, entre cas difficiles et défaisabilité.
Reprenons, pour le comprendre, l’un des contre-exemples que Fuller oppose à la théorie
hartienne du noyau et de la pénombre. Un règlement fait interdiction de dormir dans les gares
sous peine d’amende. En raison du retard important de son train, un voyageur s’assoupit
pendant 5 minutes en position assise. Peut-on dire que la loi s’applique au cas d’espèce ou bien
s’agit(il d’un cas pénombral, étant donné que le but de son adoption est vraisemblablement
d’empêcher que les clochards viennent se servir de la gare comme refuge pendant la nuit ? Ici,
le théoricien est confronté à un dilemme : d’un côté il semble bien que le cas soit un cas clair
de « dormir » et que ce qui est en jeu pour le juge est de savoir s’il doit reconnaître une exception
implicite ; d’un autre côté, il semble aisé d’affirmer qu’au regard du but poursuivi par l’auteur
de la règle, il est difficile d’affirmer que l’action du voyageur consiste bien à « dormir au sens
de la loi » : c’est pourquoi on peut tout à fait affirmer que le cas du voyageur est bien un cas
pénombral. Autrement dit, même si l’on reconnaît, comme le fait Hart, contrairement à Fuller,
que la détermination du but de la règle n’entre pas, si ce n’est dans des cas très spécifiques
(notamment des cas d’ambiguïté), dans l’identification de la signification de l’énoncé normatif,
la considération de ce but peut permettre de transformer un cas clair en un cas pénombral 53. Le
H.L.A. Hart, The Concept of Law, op. cit., 128-129 : « cette incapacité d’anticiper s’accompagne d’une certaine
indétermination au niveau des fins (…) [dans le cas d’une voiture téléguidée] nous n’avons pas résolu, parce que
nous ne l’avons pas prévu, la question que soulèvera le cas imprévu lorsqu’il surviendra : doit-on sacrifier jusqu’à
un certain point la paix dans le parc au plaisir ou à l’intérêt qu’éprouvent les enfants à utiliser ces objets ? (…)
lorsque le cas imprévu survient, nous confrontons les finalités en jeu ». Certains auteurs ont soutenu que c’est
l’indétermination des fins qui rendait les cas pénombraux et qu’a contrario Hart devait concéder que la
détermination des fins entre en ligne de compte dans l’identification des cas clairs. Selon Wil Waluchow, c’est
une telle concession qui a été faite par Hart dans ses écrits postérieurs au Concept de droit (voir Waluchow, Hart,
« Legal Rules and Palm Tree Justice », Law and Philosophy, 4, 1985, p. 68 sq.) J’ai tenté de réfuter une telle
affirmation dans M. Carpentier, Norme et exception, op. cit. p. 534 sq.
53
Il convient de souligner que ce n’est pas ce qu’affirme Fuller, qui remet en question la distinction
noyau/pénombre en tant que telle.
52
but de la manœuvre est clair : alors qu’il semble difficile de demander à un juge, contraint
d’appliquer une règle claire, de reconnaître une exception implicite, il est possible, en soutenant
qu’au regard du but poursuivi, il y a un doute sur l’applicabilité de la règle au cas, de lui
demander d’exercer la marge de pouvoir discrétionnaire inévitable qu’il est amené – et de
trancher en faveur de celui qui soulève l’argument.
Certes, il serait abusif de prêter à Hart la thèse selon laquelle la détermination des cas
clairs et des cas-limites est automatique ou univoque. Il se peut que, dans certains contextes,
une voiture téléguidée compte comme un cas clair de « véhicule » : supposons que ma fille
reçoive comme cadeau un jouet assez volumineux, une maquette de ville comportant un parc ;
si, en sa qualité de maire autoproclamée de la ville, elle interdit aux véhicules de pénétrer dans
le parc, elle interdira vraisemblablement de faire entrer la voiture téléguidée dans le parc en
application de la règle. Cependant, non seulement la question de savoir si un cas est clair ou
limite dépend du contexte, mais elle est compliquée par un certain nombre d’aspects rhétoriques
de l’argumentation juridique que Hart n’a pas pris en compte et où il demeure une part
inéliminable de mauvaise foi acceptable – part qui est beaucoup plus grande que dans des
contextes d’énonciation plus ordinaires. Dans certains cas, il sera possible de transformer un
cas clair en un cas difficile et vice-versa : l’existence d’un cas clair dépend d’un certain accord,
ou d’une certaine convergence de vues au sein d’un groupe considéré54. C’est ce trait qui permet
de transformer le cas où une règle clairement applicable semble devoir être défaite (par
l’application d’une exception implicite) en un cas difficile d’application de la règle, où le juge
pourra prendre appui sur le caractère pénombral du cas pour écarter une règle qui, comme dans
tout cas difficile, semble échouer à réguler le cas d’espèce.
c. Un cas difficile « évaluatif » ?
Une autre stratégie, pour rendre compte de ce brouillage entre défaisabilité et cas
difficiles, revient à nier que les cas de défaite de la règle soient des cas clairs d’application de
la règle – application qui serait écartée pour des raisons ultérieures venant, dans les
circonstances de l’espèce, justifier une exception implicite. Il est possible d’affirmer que ces
cas de défaite de la règle (e.g. l’ambulance qui entre dans le parc) sont dès le départ des cas
difficiles, mais en un sens différent de celui qu’on a envisagé jusqu’à maintenant
(principalement un cas difficile causé par la présence d’un cas pénombral).
54
Voir là-dessus B. Bix, Law, Language and Determinacy, Oxford, Clarendon Press, 1993, p. 64.
Telle est la stratégie adoptée, en un sens assez anti-positiviste, par Fernando Atria. Pour
Atria il convient d’effectuer une distinction nécessaire entre deux types de cas difficiles : des
cas difficiles en un sens régulatif et des cas difficiles en un sens évaluatif55. La première
acception recouvre une interprétation de la distinction entre cas faciles et cas difficiles en termes
de cas régulés et non régulés, telle qu’on la trouve chez Joseph Raz. Lorsque le cas est régulé
par la règle, il est facile, « et l’organe de décision doit appliquer la solution fournie par le
droit » ; lorsque le cas n’est pas régulé (par exemple en raison de l’indétermination sémantique
des termes de la formulation de la règle, par exemple en raison de la présence d’un cas
pénombral), le juge a discrétion pour le résoudre. Selon la seconde acception en revanche, un
cas est difficile lorsque la règle est applicable, mais « pour quelque raison évaluative (…),
l’application de la règle au cas peut être disputée »56. Autrement dit, un cas difficile évaluatif
intervient lorsque la règle pourrait être appliquée mais qu’il y a une bonne raison de ne pas
l’appliquer. Le positivisme suppose que les cas difficiles évaluatifs ne sont pas de véritables
cas difficiles, car le reconnaître reviendrait à brouiller la différence cardinale – selon Atria –
qu’effectue le positivisme entre le droit tel qu’il est (et que le juge a à charge d’appliquer) et le
droit tel qu’il devrait être, entre le champ de la lex lata et celui de la lex ferenda.
Or selon Atria, les cas difficiles évaluatifs sont réductibles à des cas difficiles
régulatifs57 : autrement dit, lorsque survient un cas pour lequel l’application de la règle serait
absurde ou injuste, on a affaire à un cas juridiquement, et non seulement moralement, difficile.
Autrement dit, ce n’est pas parce que, sur la base de considérations sémantiques, le cas paraît
simple que le cas est simple ; un cas simple régulativement doit également être un cas simple
axiologiquement. Cela veut dire que la détermination des cas auxquels la règle s’applique
n’implique pas seulement des considérations sémantiques visant à comprendre ou à interpréter
le sens de l’énoncé normatif, mais implique également des considérations évaluatives.
Ce faisant Atria ne prétend pas faire, comme Fuller de ces considérations évaluatives
une partie de la signification de l’énoncé de la règle58 ; selon Atria, la thèse que Fuller aurait dû
soutenir n’est pas que les considérations évaluatives font partie de la signification de l’énoncé
de la règle, mais qu’il n’est pas possible d’appliquer une règle sans déterminer son but, i.e. sans
recourir à des considérations évaluatives59. En effet, il convient de distinguer la signification de
55
F. Atria, On Law and Legal Reasoning, op. cit., p. 75
Ibid.
57
On Law and Legal Reasoning, op. cit., p. 76
58
Atria parle souvent de la « signification de la règle » (meaning of the rule), et il s’explique de ce raccourci dans
Atria, On Law and Legal Reasoning, op. cit., p. 109. La règle n’a naturellement aucune signification, seul l’énoncé
qui la formule en a une – qui est la règle elle-même
59
F. Atria, On Law and Legal Reasoning, op. cit. p. 113
56
la règle, dont le caractère indéterminé contribue sans doute à l’occurrence de cas difficiles, et
son application ; lors de l’application, un cas qui semble résolu sur le fondement de
l’identification de la règle (au moyen de la signification de sa formulation) devient un cas
difficile non pas moralement, mais en droit. C’est, ce que, selon Atria, le positivisme ne peut
pas prendre en considération dès lors qu’il suppose que la signification de l’énoncé de la règle
détermine son application60. Or la « connaissance des normes d’un système juridique particulier
n’est pas suffisant pour savoir ce qui est de droit (what the law is) dans des cas réels »61. Il
résulte de la théorie d’Atria que le dilemme du gardien du parc Ra’s-al-Ghul correspond bien à
un cas juridiquement difficile – et que bien que l’ambulance tombe bien sous la signification
du mot « véhicule » dans le contexte de l’énoncé normatif applicable, il n’en demeure pas
moins, en raison de facteurs axiologiques, un doute sur l’applicabilité réelle de la règle au cas.
Un positiviste pourra cependant répondre à Atria que la reconnaissance de tels cas
difficiles évaluatifs ne peut utilement servir d’arme contre une théorie positiviste. Tout d’abord,
il semble qu’Atria entretienne une confusion sur la notion d’applicabilité qu’il mobilise. La
notion d’applicabilité peut s’entendre en un sens conceptuel ou en un sens normatif62 : on dira
qu’une règle est conceptuellement applicable lorsqu’il est possible de subsumer le cas sous la
règle en raison de la signification de l’énoncé normatif – ainsi la question de savoir si la règle
qui prohibe le meurtre m’est conceptuellement applicable est avant tout une question de savoir
si mon cas présente les propriétés pertinentes sélectionnées par la règle régissant le meurtre (par
exemple, le fait que j’ai a/ donné la mort b/ volontairement c/ à autrui). On dira qu’une règle
est normativement applicable lorsque l’organe d’application est habilité à (voire dans certains
cas obligé) de l’appliquer. Ainsi quand bien même la règle saoudienne sur le meurtre me serait
conceptuellement applicable, elle ne m’est pas normativement applicable dans la mesure où le
juge français n’est pas habilité à me l’appliquer. Le fait que la norme ici appartienne à un
système juridique étranger n’est pas pertinent, dans la mesure où 1/ il est des domaines dans
lesquels les règles de conflits de lois peuvent rendre normativement applicables des règles
étrangères et où 2/ une règle française peut également ne pas m’être normativement applicable
bien qu’elle le soit conceptuellement (dans le cas où l’entrée en vigueur de la règle est repoussée
par exemple).
60
F. Atria, On Law and Legal Reasoning, op. cit. p. 120
F. Atria, On Law and Legal Reasoning, op. cit. p. 195.
62
V. M. Carpentier, « Validity versus Applicability: a (Small) Dose of Scepticism », Diritto & Questioni
Pubbliche, 18, 2018, p. 108-109. Voir pour une distinction proche, mais non identique, J.J. Moreso et P. Navarro,
« Applicability and Effectiveness of Legal Norms » Law and Philosophy, 16, 1997, pp. 201-2019 ; P. Navarro, C.
Orunesu, J.L. Rodriguez et G. Sucar, « Applicability of Legal Norms, Canadian Journal of Law and
Jurisprudence, 17, 2004, 337-359.
61
Or ce que Atria appelle l’aspect régulatif des cas dépend exclusivement de l’applicabilité
conceptuelle de la règle : le fait que le cas soit susceptible d’être subsumé sous la règle ne nous
dit en réalité rien du pouvoir ou de l’obligation que le juge peut avoir de l’appliquer : ce n’est
pas parce que le cas tombe sous la règle que la règle est normativement applicable. Encore fautil que des normes du système juridique (que l’on peut, avec Eugenio Bulygin, appeler normes
d’applicabilité63) habilitent, ou obligent, le juge à l’appliquer. Ainsi il y a de multiples situations
dans lesquels les normes d’applicabilité du système juridique habilitent, voir obligent, le juge à
ne pas appliquer une norme qui serait potentiellement applicable au cas en question – tels sont
les cas de rétroactivité in mitius, par exemple.
Il en résulte que lorsque ce qu’Atria appelle un cas difficile évaluatif intervient, il est
faux que le droit échoue à réguler le cas d’espèce, et par conséquent il est inexact que s’y
manifeste le brouillage du droit tel qu’il est et du droit tel qu’il devrait être. Du point de vue de
l’applicabilité conceptuelle, le cas auquel est confronté le gardien du parc Ra’s-al-Ghul est un
cas clair d’applicabilité de la règle. Mais bien que la règle formulée par l’ordonnance du maire
de Gotham City soit clairement conceptuellement applicable, on peut se poser la question de
savoir si elle est normativement applicable, ou si le gardien (ou le juge) est habilité par le
système juridique à en écarter l’application. Or il est tout à fait compatible avec le positivisme
de reconnaître que les systèmes juridiques contiennent souvent (mais pas forcément toujours)
une norme qui habilite les juges et les autres organes d’application du droit à écarter la règle
dans des circonstances exceptionnelles64.
Dans cette hypothèse, la difficulté du cas rencontré par le gardien du parc ne provient
pas de ce qu’en raison de considérations évaluatives (« il faut préserver la vie du patient ») le
droit échoue à réguler le cas ; elle provient de l’existence d’un conflit, révélé au cas d’espèce,
entre d’un côté la norme d’applicabilité générale prima facie qui habilite (et souvent oblige) les
juges à appliquer les normes valides du système juridique et la norme d’applicabilité qui les
autorise (ou les oblige) à écarter cette application dans certaines circonstances. La difficulté du
cas naît donc d’un conflit de normes (soit le quatrième cas de conflit envisagé) : ce conflit
n’intervient pas entre la norme qui prohibe l’entrée des véhicules dans le parc et la norme (que
63
E. Bulygin, Essays in Legal Philosophy, Oxford, Oxford University Press, 2015, pp. 170-175 et pp. 318-320.
On laisse de côté la question de savoir à quelle source on peut rattacher un telle norme d’(in)applicabilité, qui
semble, à bien des égards, implicite, voir tacite. Cette question n’est pas aussi dirimante qu’il ne le semble au
premier abord : si l’on part du postulat (que l’on ne disputera pas ici) selon lequel les sources du droit sont
sélectionnées par la règle de reconnaissance, et que cette règle peut être établie par l’observation des attitudes
normatives des juges à partir de certaines règles plutôt que d’autres, alors il est tout à fait possible de déduire de
ce que les juges – et les autres organes d’application du droit – défont les règles dans certaines circonstances
qu’existe une règle coutumière, reconnue comme telle, les y habilitant. Tel était (et demeure largement) le statut
de la clause rebus sic stantibus avant sa codification à l’article 62 de la Convention de Vienne de 1969.
64
l’on suppose ne pas être une norme explicite du système juridique65) qui oblige à respecter le
droit à la vie du patient, mais il intervient entre deux normes d’applicabilité, toutes deux
également « positives » au regard des sources du système juridique. Il n’y a là rien
d’inexplicable pour un positiviste juridique : tout dépend de l’étendue de l’habilitation que le
système confère à ses organes d’application.
En guise de conclusion
Bien que formulées au moyen d’un vocabulaire nouveau (défaisabilité, texture ouverte,
cas difficiles), toutes ces questions ne sont pas nouvelles ; elles sont en réalité aussi anciennes
que la philosophie du droit elle-même. Au douzième chapitre du livre V du Droit de la nature
et des gens, Pufendorf rapporte ainsi qu’« à Bologne il était défendu autrefois, sous de très
rigoureuses peines, de tirer du sang de qui que ce fût dans la rue. Il arriva qu’un pauvre barbier66
saigna un jour quelqu’un dans les rues. Sur quoi, étant accusé, [le barbier] courut grand risque
d’être puni, parce que la loi portait que ces défenses devaient s’entendre dans toute leur étendue
et selon la signification propre et littérale des termes, sans explication ni exception
quelconque »67. Le débat Hart-Fuller n’est est tout proche, et il n’y a pas si loin du malheureux
barbier au voyageur assoupi…
La défaisabilité des règles juridiques entraîne-t-elle des cas difficiles ? La réponse à
cette question dépend largement de définitions stipulatives, notamment en ce qui concerne
l’élusive notion de « cas difficile ». A supposer que les règles juridiques soient défaisables, ce
qui, comme on l’a vu dans la première partie, semble déjà contestable, les cas où la défaite de
la règle est invoquée devant le juge n’apparaissent pas de prime abord comme des cas
juridiquement difficiles, puisque pour que la reconnaissance d’une exception soit
Il est possible d’objecter – à raison – que la norme qui protège le droit à la vie est une norme de droit positif
(e.g. l’article 2 de la Convention EDH) et que loin de reconnaître une exception implicite, le gardien du parc Ra’sal-Ghul effectue en réalité un contrôle de conformité (e.g. de conventionnalité) concret : l’ordonnance du maire de
Gotham City n’est pas en général contraire à l’article 2 de la CEDH, mais dans au cas d’espèce ce dernier fait
obstacle à l’application de cette ordonnance. V. dans la jurisprudence française le désormais célèbre arrêt Gonzalez
Gomez (CE Ass., 31 mai 2016, n° 396848), ainsi que les contributions sur ce sujet au présent volume.
66
Cette anecdote a été reprise par Blackstone, dans l’introduction des Commentaries, avec une modification
intéressante, le barbier étant remplacé par un chirurgien qui pratique une opération d’urgence dans la rue ce qui
renforce le pathétique de la situation (v. W. Blackstone, Commentaries on the Laws of England, Portland [Maine],
Thomas B. Wait and Co, 1807, pp. 59-60). C’est d’ailleurs la version blackstonienne qui a assuré à cette anecdote
une impressionnante renommée, puisqu’elle est citée par certains arrêts de la Cour suprême américaine, notamment
dans United States v. Kirby, 74 U.S. 482, 486 (1868). Voir aussi Church of the Holy Trinity v. United States, 143
U.S. 457, 461 (1892) ; Baender v. Barnett, 255 U.S. 224, 226 (1921).
67
S. Pufendorf, Le droit de la nature et des gens, vol. 2, trad. J. Barbeyrac, Caen, Université de Caen.1987, p. 122.
Cette anecdote est reprise dans S. Pufendorf, Les devoirs de l’homme et du citoyen, trad. J. Barbeyrac, Amsterdam,
De Coup et Kuyper, 1735, p. 245.
65
conceptuellement possible – et, tout simplement, fasse sens – il est nécessaire que la règle soit
applicable au cas. On a ainsi vu que le brouillage de la distinction entre cas difficiles et
défaisabilité pouvait être dû à deux facteurs (d’ailleurs non mutuellement exclusifs) : le premier
de ces facteurs est la part de malléabilité (voire de mauvaise foi) que les conventions
linguistiques propres à la communauté juridique laissent à ceux qui sont chargés d’interpréter
et d’appliquer les énoncés normatifs ; ensuite, le second facteur peut être tiré de l’existence de
normes d’habilitation spécifiques qui autorisent (et parfois obligent) l’organe d’application à
écarter la règle dans des circonstances exceptionnelles. Ces deux facteurs sont marqués au sceau
de la contingence et il serait illusoire de prétendre en tirer des conclusions robustes sur la nature
du droit et sur les choix théoriques qui président à son élucidation.
Mathieu Carpentier est professeur de droit public à l’Université Toulouse 1 Capitole. Il est
membre de l’Institut Maurice Hauriou, membre associé de l’Institut Michel Villey et secrétaire
général de la Société française pour la philosophie et la théorie juridiques et politiques (SFPJ).
Il est l’auteur d’un ouvrage issu de sa thèse, Norme et exception. Essai sur la défaisabilité en
droit (Paris, Varenne/LGDJ, 2014). Il a également dirigé plusieurs numéros de revue et il est
l’auteur de plusieurs articles de philosophie du droit et de droit constitutionnel.