UNIVERSITÉ NANTERRE LA DÉFENSE – PARIS 10
UFR : PHILLIA / Mention : Philosophie
Esthétique des cultures populaires
Jaskier, personnage-narrateur de la série de jeux vidéo The Witcher issu de la série de
romans du même nom. Crédit image : CD Projekt Red
mémoire de master 2 préparé par Blaise KUNTH
sous la direction de Patrice MANIGLIER
soutenu à la session de septembre 2017
2
Le 20 décembre 2016, l'équipe de « Game Next Door », chaîne youtube produisant
des podcasts périodiques relevant à la fois de la tribune d'opinion et des game studies, mettait
en ligne une vidéo intitulée « Y a-t-il des auteurs de jeux vidéo ? ». On peut s'étonner de ce
qu'il soit possible de poser la question telle quelle 44 ans après la sortie de Pong, ce dispositif
considéré comme le premier jeu vidéo à proprement parler. Or non seulement la vidéo de
« Game Next Door » n'est pas anachronique, mais elle a même le mérite de défricher un sujet
très peu abordé (a fortiori sur youtube).
Toutefois, elle reste prisonnière d'une perspective moderne ou bourgeoise sur l'auteur : c'està-dire une conception d'un auteur individuel, d'un génie créateur inspiré, conception disons
monothéiste, contemporaine de l'avènement de la signature autant que de l'ascendante
bourgeoisie. Conception monothéiste qui fait dire à Flaubert dans une lettre à Louise Collet
que « l’auteur, dans son œuvre, doit être, comme Dieu dans l’univers »1, et qu'on pourrait
opposer à une conception polythéiste, laquelle rendrait mieux compte des productions
artistiques médiévales ... Tout comme des productions vidéoludiques actuelles.
C'est que la conception d'un auteur individuel n'épuise pas la question de la production
artistique (ou culturelle) : Flaubert ajoutait immédiatement après "présent partout et visible
nulle part". Or c'est seulement ce dernier point qui prévaut aujourd'hui, tant on ne sait plus
qui est qui et fait quoi (les joueurs, les moddeurs, les développeurs, etc.). S'il est invisible,
notre Auteur, c'est sans doute qu'il a disparu, comme l'avaient prophétisé les "nouveaux
critiques" (Barthes, Foucault, ...) à propos de la littérature, et qui s'avère surtout vrai dans le
cas de ce qu'il est convenu d'appeler "culture de masse" ou "mass media".
Les jeux vidéo semblent ainsi nous rappeler à une ère artistique particulièrement
lointaine (quoique géographiquement la nôtre) : le moment du jeu, manette en main, les
rapproche en effet de la poésie médiévale – qui jusqu'au XIVe siècle environ n'était guère que
chantée – par l’espace qu’il dessine. Par de nombreux aspects, en fait ; Paul Zumthor dans la
préface à son Essai de Poétique Médiévale fait du reste une comparaison explicite entre la
poésie médiévale et la « pop culture » ; en filant cette comparaison, nous avons tenté de saisir
le système d’une esthétique des cultures populaires courant du Moyen-Âge jusqu’à l’époque
1
Gustave FLAUBERT, « à Louise Colet, Croisset, 9 décembre 1852 ».
3
contemporaine. « Culture populaire » réfèrera ainsi à la fois à ce qu’on appelle « culture de
masse » en référence au public – à la fois divers dans sa sociométrie et massif, mondial – qui
la consomme de fait, et à la littérature médiévale de langue vulgaire, celle qui s’incarnait dans
ce chant dont Jean de Grouchy disait qu’il était « destiné à être exécuté en présence de
vieillards, d’ouvriers et de petites gens au moment où ils se reposent de leur labeur
quotidien »2. Le pluriel de « cultures populaires » restera donc implicite, car il s’agira dans ce
travail moins de distinguer que de rapprocher, de révéler des traits communs structurant une
esthétique générale, quitte à circonscrire quelque chose comme une essence. Nous nous
intéresseront aux homologies esthétiques entre la littérature médiévale, le moment de « la
mort de l’auteur » dans la critique littéraire contemporaine, et la culture de masse dans sa
dimension transmediatique. Mais quoique nous privilégiions une analyse en termes de traits
esthétiques, d’homologie formelle, nous ne pouvons ignorer que la culture populaire se
définit également par différence avec son autre, la culture légitime 3 , qui formera pour ainsi
dire le fond oppositionnel implicite de ce que nous voulons saisir. S’il est vrai que la culture
populaire d’alors fait volontiers partie de la culture légitime d’aujourd’hui, nous n’insisterons
pas dans le présent travail sur une opposition quelque peu politique qui tendrait à entraver
l’analyse proprement esthétique, mais nous serons cependant régulièrement amené à
l’invoquer pour expliquer tel ou tel parti pris de la part de tel ou tel courant de pensée (la
nouvelle critique, par exemple), parti pris dont nous héritons nécessairement, et dont il faut
bien faire quelque chose.
2
3
Cité et traduit par Paul ZUMTHOR, La Lettre et la Voix. De la « littérature » médiévale, Le Seuil, 2016, édition
numérique, chapitre « la performance »
Au sens maintenant courant qu’a donné Pierre Bourdieu à ces mots
4
I. Tradition et lieux communs, oralité et
combinatoire
A. La répétition du même
S'il est habituel de dire que le propre du génie artistique est de transcender le genre
auquel il appartient tout en offrant une forme canonique de ce dernier, l'analyse générique
semble quant à elle réservée à la masse des productions habituelles, moyennes, non pas tant
prises individuellement qu’en tant qu'elles actualisent des caractéristiques communes
générales. Dans l’industrie vidéoludique, la question générique est centrale, le genre est
systématiquement mis en avant dans la présentation commerciale d’un jeu, ou dans les
systèmes classificatoires des plateformes métavidéoludiques (c’est-à-dire assurant les
fonctions de distribution de contenu dématérialisé, réseau social pour joueurs, interface qui se
surajoute à la partie et propose diverses fonctionnalités « méta » comme la possibilité de
diffuser ses parties en direct à ses amis, etc.) comme steam ou GOG. On aboutit bien vite à
des sous-genres et des sous-sous-genres, ou des hybridations spectaculaires, et la
classification fait volontiers référence à un jeu fondateur : doom-like a longtemps été
l’appellation des actuels « fps » (first person shooter) après que Doom (id Software, 1993) a
popularisé (et non pas certes inventé) le genre ; metroidvania un mot valise en double
référence explicite à Metroid (Nintendo, 1986) et Castelvania (Konami, 1986) servant à
qualifier des jeux généralement de type « plateformer 2D » dont le level design est structuré
par une zone de repos centrale et des espaces périphériques à débloquer progressivement. Ces
genres correspondent à ce que Zumthor appelle archétype dans La Lettre et la Voix :
« Archétype réfère à l’axe vertical, la hiérarchie des textes : il désigne l’ensemble des
virtualités préexistant à toute production textuelle. Lors même qu’une séquence linguistique
(texte) fut écrite, voire mémorisée, préalablement à la performance, elle relève encore de
l'archétype, demeure virtuelle, par rapport à ce qui sera performé. »4 : le chant actualise des
4
Paul ZUMTHOR, La Lettre et la Voix. De la « littérature » médiévale, op. cit., chapitre « mémoire et
communauté »
5
archétypes esthétiques en même temps qu’il vient en enrichir le contingent. De même, le
dispositif ludique ne constitue qu’une somme de potentialités archétypiques, réalisées ou non
par le joueur. Non seulement leur actualisation est (en partie) mesurable (c’est le fameux
« taux de complétion » que des plate-formes comme Steam vendent au prix fort aux éditeurs
pour qui ces données sont un indice précieux par son objectivité du succès réel de tel ou tel
niveau, tel ou tel embranchement scénaristique, etc.), mais l’actualisation des archétypes les
révèle comme tels, et on parlera ainsi d’« éléments rpg » dans un jeu d’un tout autre genre,
parce qu’on peut y personnaliser son personnage, ses pouvoirs, etc. Bien plus, lorsque
l’originalité d’un jeu est mise en avant, ce sera souvent en ce qu’il croise audacieusement
plusieurs genres bien définis. Ainsi le jeu Rocket League (Psyonix, 2015) fût-il acclamé
comme étant le seul jeu proposant une fusion entre un gameplay classique des jeux de stockcar (type Destruction Derby développé par Psygnosis en 1995, studio de développement
auquel Psyonix a d’ailleurs repris son nom) et un gameplay de jeu de sport du type des jeux
de la franchise FIFA (EA Games, un par an depuis 1993). Le point qui nous intéresse est que
ce jeu n’est pas tant défini comme la suite de Supersonic Acrobatic Rocket-Powered BattleCars (Psyonix, 2008) qu’il est pourtant (et dans un jeu dont la dimension narrative est si
faible, on peut davantage parler d’un portage pour la génération suivante de console que
d’une suite), que comme ce jeu unique, fusion de deux genres. Son unicité se définit ainsi par
son inscription dans une généricité.
On retrouve en somme ce que Paul Zumthor appelle « registre » dans son Essai de Poétique
médiévale : « un réseau de relations préétablies entre éléments relevant des divers niveaux de
formalisation, ainsi qu'entre ces niveaux ; ce réseau constitue une préfigure globale de la
chanson et élimine celle-ci de la pure impressivité. »5 Ce dernier est aussi, chez Zumthor, ce
qui oppose la poésie médivale au parler ordinaire 6 : de mêmes, ce sont les genres qui
caractérisent les jeux vidéo comme tels, puisque leur « ludicité » se définit et se signale par
un gameplay, une expérience ludique particulière proposée au joueur, qu’aucun jeu n’épuise
tout à fait et qui lie les productions individuelles entre elles, par des traditions, des réseaux
d’influence implicites ou des clins d’oeil appuyés (la clé à molette de Bioshok (2K, 2007),
clin d’oeil au pied de biche d’Half-Life (Valve, 1998)). A noter que dans ces deux ouvrages,
Paul Zumthor traite principalement du Grand Chant Courtois comme matrice de la littérature
5
6
Paul ZUMTHOR et Michel ZINK, Essai de poétique médiévale, Paris, Seuil, 2000, pp. 227-228
Ibid. p.278
6
médiévale. De même, nous traiterons les jeux vidéo comme paradigme de la culture dite « de
masse » contemporaine, sans toutefois l’y réduire, et nous tâcherons de rendre ce choix d’un
matériau privilégié compréhensible au fur et à mesure de notre exposé.
Toutefois, si Paul Zumthor parle d’archétype ou de registre plutôt que de genre, c’est
que la littérature médiévale de langue vulgaire abandonne totalement la classification
générique de l’antiquité, et qu’il faut attendre que la Renaissance soit bien avancée pour que
la littérature s’empare avec dévotion de la Poétique aristotélicienne. Nous utilisons à propos
des jeux vidéo le terme de genre dans le sens large d’archétype macropoétique qu’il revêt
couramment aujourd’hui. Mais, dans le même mouvement par lequel Paul Zumthor, après
avoir énuméré de manière quasi-exhaustive les genres médiévaux de langue vulgaire recensés
au Moyen-Âge tardif, balaie la pertinence de la notion de genre pour comprendre la littérature
médiévale, il évoque un phénomène propre à la culture de masse contemporaine : « Ces
distinctions n’ont rien de systématique. On pourrait du reste les multiplier; on parle parfois
d’un « cycle des Lorrains » embrassant quatre ou cinq chansons de la fin du XIIe et du début
du XIIIe siècle ; de la « geste de Nanteuil ». Beaucoup de personnages secondaires se
retrouvent dans plusieurs chansons rangées dans des cycles différents. Il s’était, dès la
seconde moitié du XIIe siècle, constitué un fonds onomastique épique où les auteurs puisaient
en commun selon les besoins de leurs récits. »7 Ce « fonds onomastique » n’est pas sans
évoquer les tropes de situation ou de fabrication de personnages recensés, pour les séries, le
cinéma ou les jeux vidéo, sur le site TV Tropes8. C'est dire qu'on retrouve la prééminence des
genres malgré l'oralité, compris cette fois comme archétypes narratifs : l’obsession médiévale
pour les noms (« nomen est omen », le nom est un destin, ce proverbe constitue à lui seul un
schème structurant de l’esthétique médiévale) fait que ce « fonds onomastique » constitue
fonds narratif et de construction de personnage des plus sériels : cherchant à dégager une
« esthétique post-moderne » des productions de masse, Umberto Eco relie les sagas actuelles,
sous-genre des séries télévisuelles, aux sagas médiévales islandaises, dont Paul Zumthor a
souligné qu’elles partagent elles-mêmes des motifs communs avec la poésie épique anglo-
7
8
Ibid. p.548
TV Tropes, http://tvtropes.org/, consulté le 22 août 2017.
7
saxonne par exemple (Gretti et Beowulf)9 : « La saga est une série déguisée. Elle diffère de
cette dernière dans la mesure où les personnages changent (y compris parce que les acteurs
vieillissent). Mais en fait, malgré sa forme historicisée qui célèbre, en apparence, le passage
du temps, la saga répète la même histoire. Comme dans les anciennes sagas nordiques, les
hauts faits des valeureux ancêtres sont les mêmes que ceux de leurs descendants. »10 Or la
prédominance d’une onomastique surdéterminée par un sens qu’on lui impose et qui indique
un destin, un caractère, un trope, est un héritage médiéval qui se retrouve particulièrement
souvent dans la culture de masse : « Les noms même des protagonistes participent de cette
nature mythologique ; par une image ou un calembour, ils révèlent de façon immuable le
caractère du personnage, dès le début, sans possibilités de changements ou de conversion,
(impossible de s'appeler Blanche Neige si l'on n'est pas blanche comme la neige, de visage
comme de cœur). Le méchant vit-il du jeu? Il s'appellera Le Chiffre. Est-il au service des
Rouges? Il s'appelera Red, et Grant s'il travaille pour de l'argent et est dûment
subventionné. »11 En effet, ce schème esthétique indique la structure d’univers clos et
cohérent à laquelle tendent ces productions, et sur laquelle nous reviendrons en III. On
retrouve ces tropes dans le jeu vidéo, où la narration obéit à des impératifs de ludicité, ce qui
implique une fonctionnalisation du récit que là encore le détour par la poésie médiévale
permet de bien saisir : « Certains de ces types, lorsqu’ils entrent dans un discours narratif, se
confondent pratiquement avec des "fonctions", au sens donné à ce mot par Propp et sa
postérité : ainsi, le messager provoquant à l'aventure, le vilain dupé, et d’autres. »12 Et Paul
Zumthor de donner comme exemple de « type-cadre » la « « quête » (recherche d'un objet
caché ou d'un personnage disparu) »13 : on pourrait décalquer ce concept accompagné de cet
exemple précis à l’ensemble des jeux vidéo qu’on appelle (de près ou de loin) « rpg » (Role
Playing Game) ; et si « Le type constitue, dans le système sémiologique de la poésie
médiévale, un paradigme. »14, il s’avère alors très proche de ce que les game designer
appellent depuis quelques années les game design patterns : « Having a collection of patterns
is in essence having a listing of concepts that other game designers have found useful for
9
10
11
12
13
14
Paul ZUMTHOR, La Lettre et la Voix. De la « littérature » médiévale, op. cit., chapitre « mémoire et
communauté »
Umberto ECO, DAEDALUS et Marie-Christine GAMBERINI, « Innovation et répétition : entre esthétique moderne
et post-moderne », Réseaux, 1994, vol. 12, no 68, p.16.
Umberto ECO, « James Bond : une combinatoire narrative », Communications, 1966, vol. 8, no 1, p.92.
Paul ZUMTHOR et Michel ZINK, Essai de poétique médiévale, op. cit.p.114
Ibid., p.116
Ibid., p.117
8
designing games. Having these concepts at one’s fingertips provides a game designer with a
knowledge base that can be used to find the core of a new game design or tweaks that make a
game different. »15
C’est que l’importance du genre dans les jeux vidéo, ou des archétypes dans la littérature
médiévale s’explique par la redondance de leurs productions respectives : « Ce qui frappe
d’abord, c’est le grand nombre d’éléments communs à tous ces textes. Leur densité diffère
d’une chanson à l’autre ; mais, dans la majorité des cas, ils constituent l’essentiel du discours.
Ce sont des éléments lexicaux et rhétoriques, des images ; mais aussi des similitudes
structurelles qui semblent provenir d’une unité intentionnelle profonde et que leur récurrence
même semble promouvoir au rang de « style-markers », pour reprendre l'expression
d’Enquist. […] Les éléments récurrents sont, par là même, comparables aux laci communes
de la rhétorique, dont Dante louait l'usage comme l’une des activités les plus hautes de la
poésie, à laquelle ils confèrent sa cohérence propre. »16
Là encore, ces lieux communs combinés et recombinés sans que la répétition ne soit un
obstacle à la création, ne caractérisent pas seulement le Grand Chant Courtois, mais
également les produits de la culture de masse ; c'est sur cette base qu'Umberto Eco distingue
ce qu'il appelle esthétique moderne (une esthétique de la création pure) de l'esthétique « postmoderne » (une esthétique de la répétition et de la combinatoire, propre aux productions
sérielles de la culture de masse) :
La question n'est pas de constater que le texte sériel varie indéfiniment sur un
schéma de base (et peut, en ce sens, être jugé du point de vue de l'esthétique
« moderne »). Le vrai problème, c'est que l'aspect le plus intéressant réside moins
dans les variations isolées que dans la « variabilité » en tant que principe formel,
dans le fait qu'on puisse produire des variations à l'infini. Cette variabilité à
l'infini possède toutes les caractéristiques de la répétition, et très peu de celles de
l'innovation. Mais c'est l'aspect « infini » du processus qui donne un sens nouveau
au procédé de variation. Ce qui doit être apprécié – suggère l'esthétique postmoderne – c'est le fait qu'une série de variations possibles est potentiellement
15 Jussi HOLOPAINEN et Staffan BJÖRK, « Game Design Patterns », Content Patterns in Game Design, p.3
16 Paul ZUMTHOR et Michel ZINK, Essai de poétique médiévale, op. cit.pp. 263-264
9
infinie. Ce qui se trouve ici glorifié est une sorte de victoire de la vie sur l'art,
avec le résultat paradoxal que l'ère de l'électronique - au lieu d'insister sur les
phénomènes de choc, d'interruption, de nouveauté et de frustration des attentes finit par produire un retour au continuum, au cyclique, au périodique, au
régulier.17
Umberto Eco, cherchant d’où vient le plaisir malgré la répétition, parle de la « série continue
de connotations »18 connue et reconnue par le spectateur, qui installe une ambiance, une
atmosphère appréciée et recherchée dans l'oeuvre populaire : c’est précisément dans le
gimmick, le déploiement de topoi récurrents, en tant que signes d’un univers connu, que
réside le plaisir, bien plus que dans la variation des intrigues, et c’est le répertoire de signes,
le « fonds onomastique » sur lequel elle s'appuie, qu’Umberto Eco appelle « encyclopédie du
spectateur » ou encore « trésor de l'imaginaire collectif »19. La filiation médiévale de la pop
culture (ou culture de masse) est ici suffisamment claire pour que, sans la mentionner
explicitement mais tout en exemplifiant ce qu’il appelle le « retake »20, Umberto Eco cite
pêle-mêle Superman, Star Wars et le cycle arthurien. Et pour illustrer à quel point selon nous
les jeux vidéo sont paradigmatiques de cette esthétique « post-moderne », signalons que dans
son article « James Bond : une combinatoire narrative », il se sert du modèle ludique pour
analyser le processus de création de Ian Fleming : « Les livres de Fleming sont dominés par
quelques situations-clés que nous appellerons "situations de jeu". »21 ou encore « Si les
parties occupent une telle place ici, c'est parce qu'elles constituent, en quelque sorte, des
modèles réduits et formalisés de cette situation de jeu plus générale qu'est le roman. Le
roman, étant données les règles de combinaisons des couples d'oppositions, se déroule
comme une suite de "coups" répondant à un code, et obéissant à un schéma parfaitement
réglé. »22 C'est bien là ce même gameplay qui définit les choix esthétiques vidéoludiques (le
développeurs doit pour créer se mettre à la place du joueur, en témoignent les longues et
nombreuses phases de test en situation de jeu, ouvertes aux joueurs ou réservées aux
développeurs, qui précèdent la sortie d'un jeu) et qui se met en place du côté de l'écriture
sérielle des genres littéraires populaires : « A côté de la séquence des coups directs, il y a
17
18
19
20
21
22
Umberto ECO, DAEDALUS et Marie-Christine GAMBERINI, « Innovation et répétition », op. cit.p.22
Ibid., p.12
Ibid., p.17
Ibid., p.15
Umberto ECO, « James Bond », op. cit., p.87
Ibid., p.87
10
place pour de nombreux coups indirects, qui enrichissent l'aventure de choix imprévus, sans
pourtant altérer le schéma de base. »23 Aboutissant finalement à la saisie du « schéma
invariable » que constitue la poétique de Flemming, Eco retrouve les problématiques qu’il
développera trente ans plus tard dans l’article que nous avons déjà cité : « C'est à se
demander comment cette mécanique rigide est compatible avec une recherche de sensations
et de surprises imprévisibles. En réalité, ce qui caractérise le roman policier, fût-il enquête ou
action, ce n'est pas tant la variation des faits que le retour d'un schéma habituel dans lequel le
lecteur pourra reconnaître quelque chose de déjà vu et qui lui a plu. »24
C’est bien pour cette raison que les jeux vidéo nous semblent paradigmatiques de cette
« esthtétique post-moderne » dont parle Umberto Eco, et qui concerne tout aussi bien
l’ensemble de la culture de masse : Umberto Eco, menant sa comparaison ludique, passe des
échecs au Basket-ball.25 Nous n’aurons guère l’occasion d’aborder le cas du sport, nous nous
contenterons de signaler, que, quoiqu’il se situe à une extrêmité suffisamment périphérique de
notre problématique pour demander un développement spécifique qui excède le cadre de ce
travail, le sport moderne entre également dans ce que nous tentons de circonscrire ici sous le
concept général de culture de masse.
Or, cette poétique combinatoire qu’analyse ici Umberto Eco caractérise tout aussi bien la
littérature médiévale, et ce qui se retrouve sans cesse combiné et recombiné, ce sont les
« types » de la chanson médiévale : « Un type sera ici tout élément d’ "écriture" à la fois
structuré et polyvalent, c’est-à-dire comportant des relations fonctionnelles entre ses parties,
et réutilisable, indéfiniment, dans des contextes différents. »26 Ainsi dans le chant courtois ou
la chanson de geste « Compte tenu du fait que toutes les chansons comportent quelque éloge,
les interférences que 1’on constate entre les éléments de ce micro-système révèlent à quel
point la liberté de choix est limitée, mais les possibilités de variation abondantes, et combien
la puissance associative de chaque terme s’en trouve accrue. »27
23
24
25
26
27
Ibid., p.88
Ibid., p.90
Ibid., p.90
Paul ZUMTHOR et Michel ZINK, Essai de poétique médiévale, op. cit.p.105
Ibid. p.280 Plus loin, page 281, Paul Zumthor écrit : « Les éléments non-récurrents en effet s’organisent,
soit en brèves séquences intercalaires, soit dans des combinaisons mixtes constituant de libres modulations
sur une mélodie fondamentale. » : ces espaces de liberté créative ne s’opposent pas à la répétition mais
s’appuient sur elle : qu’on pense au solo instrumental dans le jazz ou le rock et ses multiples dérivés. Nous
reviendrons sur cette question ultérieurement, en I.A
11
Ce régime esthétique particulier, Umberto Eco l’oppose au régime de la métaphore, qui est
celui de la création (celui de l'esthétique « moderne »). La métaphore, c’est l’aboutissement,
le paroxisme de l’esthétique mimétique qui redevient la formule de la littérature de langue
vulgaire, de la littérature tout court, et des arts, à partir de la fin de la Renaissance. Que
l’obsession romantique et avant-gardiste (à partir du XIXe siècle et jusqu’à nous jours, donc)
pour la création pure constitue pour ainsi dire le dépassement dialectique de ce régime
d’imitation, ce paradoxe nous pouvons le comprendre avec Proust :
On peut faire se succéder indéfiniment dans une description les objets qui
figuraient dans le lieu décrit, la vérité ne commencera qu’au moment où
l’écrivain prendra deux objets différents, posera leur rapport, analogue dans le
monde de l’art à celui qu’est le rapport unique de la loi causale dans le monde de
la science, et les enfermera dans les anneaux nécessaires d’un beau style, ou
même, ainsi que la vie, quand, en rapprochant une qualité commune à deux
sensations, il dégagera leur essence en les réunissant l’une et l’autre, pour les
soustraire aux contingences du temps, dans une métaphore, et les enchaînera par
le lien indescriptible d’une alliance de mots. La nature elle-même, à ce point de
vue, ne m’avait-elle pas mis sur la voie de l’art, n’était-elle pas commencement
d’art, elle qui souvent ne m’avait permis de connaître la beauté d’une chose que
longtemps après, dans une autre, midi à Combray que dans le bruit de ses cloches,
les matinées de Doncières que dans les hoquets de notre calorifère à eau ?28
Métaphore et vérité, nature et recherche du Beau, ces termes ne sont finalement antagoniques
qu'en apparence, et tous également exclus de la poésie médiévale. Dans le chant lyrique
médiéval, « Les types [dont nous avons parlé plus haut] conservent une sorte d’autonomie ;
ils se groupent assez librement en séries variées entre lesquelles s’établissent des relations de
contiguïté plutôt que de métaphore. » p.370 Et au niveau micro-poétique : « En dépit des
différences que nous constaterons entre les divers codes poétiques, leur caractère général, par
opposition avec la littérature moderne, est leur relative pauvreté substantivale et leur
indigence adjectivale. C’est là un monde à dominante verbale : un monde de mouvements et
de nombres... »29
28 Marcel PROUST, Le Temps retrouvé, Paris, Gallimard, 1927, édition numérique, chapitre III
29 Paul ZUMTHOR et Michel ZINK, Essai de poétique médiévale, op. cit., p.135
12
Cette pauvreté métaphorique et adjectivale qui caractérise le dépouillement stylistique de la
littérature médiévale s’ajoute à une structure hachée et minimaliste des différents chants : « A
l'intérieur de ces périodes, le discours s’organise selon le schème Principale-Relative ou
Complétive-Circonstancielle, dont les éléments sont toujours de structure simple, et dont la
dimension n’excède que rarement celle d’un hémistiche (4 ou 6 syllabes). »30 Cette structure
poétique très hachée, très resserrée est aussi celle des animations de gameplay (sauter-coup
de pied, avancer-sauter, combos etc.), qui contrastent avec la complexité chorégraphique et
narrative des cinématiques. La « dissonance ludo-narrative » qui représente le défis par
excellence de tout concepteur de jeu un tant soit peu narratif, vient de ce que la narration se
déploie de manière privilégiée dans des cinématiques qui empruntent son langage et ses
codes au cinéma, permettant une maîtrise absolue du rythme et des effets de mise en scène,
tandis que les phases de jeu à proprement parler, dans lesquels le joueur contrôle son avatar,
se caractérisent au contraire par ces hachures dans l’animation, caractéristiques d’une
succession de potentialitées d’action finalement réalisées, déterminées à la suite de microhésitations, d’essais, d’erreurs de contrôle nécessaires à la (re)prise en main du gameplay, et
qui condamnent semble-t-il les phases de gameplay à être des « ventres mous » sur le plan
narratif, un remplissage ludique : d’où l’expression ironique courante selon laquelle « mon
personnage joue à un meilleur jeu que moi » (blague récurrente du streamer à succès
Benjamin Daniel de la chaîne youtube BenzaieLive), les animations de l’avatar « cinématisé »
étant nécessairement plus fluides et plus spectaculaires que celles de l’avatar « pantin » que
l’on contrôle.31 Ainsi cette esthétique propre aux phases de gameplay, hachurée et minimale,
pure action verbale sans modalisateur de situation (adjectifs, etc. et leurs équivalents
chorégraphiques : expressions faciales, posture corporelle adaptée au plus près à la situation,
et qui dénote son inscription involontaire, organique, vivante dans celle-ci), est bien ce qu’on
lit dans le texte médiéval, forme appauvrie et cristallisée d’un chant qui se caractérisait
d’abord par des potentialités réalisées en situation, au cours de la performance du poète. En
effet, ce n’est qu'à partir du XVe siècle que musique et langage littéraire se distinguent, tandis
que « dans le texte poétique médiéval, l'énoncé est indissociable de l'énonciation, et celle-ci
implique des facteurs personnels ou situationnels partiellement étrangers au système
30 Ibid., p.239
31 La résolution de cette dissonance, qui reste possible et qui est réalisée dans un jeu comme The Last of Us
(Naughty Dog, 2013), implique d’ailleurs l’abandon de cette prétention au spectaculaire d’une part, et
l’adoption d’une narration lente, au plus proche du rythme organique de la vie réelle, d’autre part.
13
linguistique. Geste et voix constituent une certaine manière, pour le texte, d’être présent. La
fonction situationnelle du langage s’en trouve fortement valorisée, résultant d’une tension
infligée au discours pour qu’il se dépasse vers le difficile à dire, le sensible, 1'action
transformatrice »32
C’est cette même raison, que l’action est au centre du chant, qui explique également ce
caractère conventionnel, combinatoire et répétitif, dont nous avons parlé : « Chaque strophe,
on le voit en lecture verticale, possède sa propre configuration, qui ne diffère des autres que
par de menus changements. L’unité de l’ensemble tient à ce qu’il n’y a là (à l'exception des
deux se conditionnels) que des relations externes et descriptive définissant le cadre d’une
action plutôt que le procès interne d’une pensée. »33 Notons que cette description micropoétique pourrait bien s’appliquer aux niveaux d'un jeu de plateformes ou d’un
« SCHMUP »34, jeux dans lesquels les changements de niveau ou de décors sont aussi
graphiquement divers (couleurs dominantes, animation du fond, etc.) que fondamentalement
semblables : le gameplay, fort minimaliste, ne change jamais, et chaque niveau diffère du
précédent en cela seul qu’un peu plus d’ennemis qu’au précédent attaquent le joueur.
B. La création traditionnelle
Si par manque de recul, la chose est n’est guère encore possible pour la culture de
masse, malgré de récentes esquisses, par exemple, d’histoire de la transmedialité 35, un point
sur l’histoire de la recherche en littérature médiévale en France nous apparaît nécessaire à ce
stade de l'analyse. La redécouverte du corpus littéraire médiéval a lieu en France au XIXe
siècle, dans une atmosphère romantique influencée par le Sturm und Drang allemand. S'il
charrie un mysticisme de l'esprit collectif d'inspiration divine, ce dernier a justement permis,
parfois, de saisir le caractère éminemment collectif de l'oeuvre littéraire médiévale.
Probablement la critique de l'Aufklärung et de son individualisme rationnel, portée par le
courant artistique et intellectuel allemand, aura-t-elle favorisée, en pleine explosion de
32 Paul ZUMTHOR et Michel ZINK, Essai de poétique médiévale, op. cit., p. 56
33 Ibid. p.241
34 « Shoot’em up », genre de jeu popularisé par Space Invaders (Taito, 1978) dans lequel l’avatar, souvent un
vaisseau spatial, est situé à l’extrémité basse de l’écran et fait face à des ennemis qui arrivent par le haut, en
masse toujours plus imposante et diverse, et qu’il doit éviter et/ou empêcher de traverser l’écran.
35 Henry JENKINS, Yes, Transmedia HAS a History!: An Interview with Matthew Freeman (Part One),
http://henryjenkins.org/blog/2017/01/yes-transmedia-has-a-history-an-interview-with-matthew-freemanpart-one.html, consulté le 25 août 2017.
14
l'industrie éditoriale française et malgré la prolifération d'auteurs qui l'accompagne, cette
redécouverte finalement assez lucide. Le début du XXe siècle littéraire français en est encore
imprégné, ce qui explique en partie ces lignes aussi justes que lyriques de Gaston Paris, qui
écrit en 1900 à propos de Tristant et Iseult : « la première période de la vie française de cette
légende dut être caractérisée par des lais ou de courts poèmes épisodiques, et surtout par les
récits des conteurs de profession qui charmaient les réunions des jours de fête, se répandaient,
essaim bourdonnant, de château en château et, comme les abeilles transportent le pollen sur
les fleurs, dispersaient la matière épique qui devait être au loin féconde. »36
Par la suite, Bédier ramène la critique littéraire des œuvres médiévale à une conception
classiciste de la littérature, privilégiant l'oeuvre comme unité autonome. S'il retranche ainsi
beaucoup à la compréhension de la littérature médiévale, du moins réussit-il à imposer le
respect des traces textuelles contre la libre recomposition philologique d'un poème à partir de
ses variantes, jusqu'ici en vigueur.37 Bédier en s'éloignant des conceptions romantiques
cherche en fin de compte un génie commun à Tristan & Iseut et aux chefs-d'oeuvre de
Racine, c'est-à-dire un génie français, ses positions étant contemporaine du grand débat, sur
fond de conflit politique, entre « Kultur » et « Civilisation ».
C'est, dit Paul Zumthor, d'outre-manche que nous parviennent les découvertes qui vont
replacer la critique littéraire médiéviste sur un rail scientifiquement fécond, qui défrichent la
difficile question de la matière orale de la poésie médiévale, découvertes dont Paul Zumthor
sera avec d'autres l'héritier dans le champ médiéviste française :
Des habitudes héritées du romantisme poussaient à ranger globalement de telles
œuvres sous l’étiquette d’ « épopée » ; et celle-ci renvoyait à Homère, chasse
gardée des poéticiens de formation classique. La découverte, déjà ancienne, de la
multiplicité des couches textuelles dans l'Iliade et l’Odyssée n’avait rien enlevé à
ces poèmes de leur caractère exemplaire : avait à peine distendu le lien, intime et
irrationnel, qui les attachait à une conception de la poésie, générale en Europe
depuis le XVIe siècle. D’où une valorisation des « épopées » médiévales, dans le
contexte des révolutions romantiques. L’exemple français est le plus clair : de
36 Gaston Bruno Paulin PARIS, Poèmes et légendes du Moyen-Âge, Nabu Press, 2013, p.136-137
37 Eugène VINAVER, « À la recherche d’une poétique médiévale », Cahiers de civilisation médiévale, 1959,
vol. 2, no 5, p.7
15
Francisque Michel (en passant par Victor Hugo) jusqu’à Joseph Bédier, on assiste
à une récupération des chansons de geste, reçues et déchiffrées comme les
documents originels de la littérature nationale. D'où la force du choc quand, deux
ans après le Romancero de Menendez Pidal, parut en 1955 la Chanson de geste,
essai sur l’art épique des jongleurs, de Rychner. Celui-ci s'inspirait des
communications présentées en 1936, puis en 1951, par A. B. Lord à l’Association
américaine de philologie : exploitant les recherches de son maître Parry,
prématurément décédé, Lord expliquait les particularités du texte homérique par
les nécessités propres à la transmission orale chez les aèdes, et rendait compte de
celles-ci en décrivant la pratique de guslar serbes et bosniaques observés vers
1930. Autour de Lord, Rychner rameutait d’autres sources, plus anciennes et
demeurées inconnues des médiévistes, tels le livre de L. Jousserandot sur les
Bylines russes (1928) et — beaucoup plus important à celui de Marcel Jousse sur
le Style oral et mnémotechnique chez les verbo-moteurs (1925).38
Reste que ces vicissitudes de la recherche littéraire médiéviste, de la célébration pseudomystique par les romantiques d'un Esprit collectif jusqu’à sa dégradation nationaliste au
début du XXe siècle, et la tentative d’intégration individualisante de la littérature médiéval à
un Panthéon d’auteurs français, sont cause qu’il a fallu attendre la situation contemporaine
pour réussir à intégrer tant bien que mal (en l'absence, par définition, de trace positive)
l'oralité et la spontanéité propre à la littérature médiévale. Ce sous l'influence des théories de
la réception certes (nous reviendrons sur ce point en III.A.), mais aussi grâce à
l'interdisciplinarité et l'ouverture du champ des études médiévistes à des collaborations
internationales, et l'ouverture des définitions qui en a résulté (temporellement, c'est l'idée de
« long Moyen-Âge » popularisée par Jacques le Goff, et géographiquement, un « Occident »
qui va des balkans jusqu'en Islande, qui s'arrête au monde Slave à l'est et à l'Andalous au sud,
mais qui ne s'interdit pas d'emprunter des concepts au monde arabe ou du Japon de cette
même période).
Ainsi donc, si l'énoncé médiéval est indissociable de l'énonciation, c'est que ces textes
avaient « titre de communication entre un chanteur ou récitant ou lecteur, et un auditoire » ce
qui implique que « parmi les facteurs qui, entre le IXe et le XIIe siècle, déterminèrent
38 Paul ZUMTHOR, La Lettre et la Voix. De la « littérature » médiévale, op. cit. « introduction »
16
l'émergence des divers codes poétiques, on ne saurait sous-estimer l'importance de la
mémoire et de la voix comme moyen principal de transmission. »39 C'est dire que le fait que
le texte s’assimile pour nous à l’objet-livre, écrit, est une chose bien récente :
Le texte, pour nous, s'identifie avec le livre, objet fabriqué, matériel, visuel. Pour
la majorité des hommes du Moyen Âge et durant la plus grande partie de cette
époque, il est objet auditif, donc fluide et mouvant. Oralité et écriture s’opposent
comme le continu au discontinu, comme la pratique à la théorie. Aux XIVe-XVe
siècles, une confusion se produisit entre les mots auteur et acteur : quel que soit le
sens dans lequel s’opéra cette attraction paronymique, elle n’est pas dénuée de
signification.40
Nous l'avons dit, l’oralité de la littérature médiévale est un fait fondamental, qui ne sera
pleinement saisi que par des études ultérieures à l’Essai de Poétique Médiévale – y compris
celle de Paul Zumthor lui-même (la Lettre et la Voix) – dans les années 1980, mais sur
laquelle déjà Roger Dragonetti en 1960 dans La Technique poétique des trouvères dans la
chanson courtoise insistait : le jeu formel du texte médiéval ne peut être compris qu'à travers
le dialogue qu'il met en forme entre le poète et l'auditoire, et qui est proprement la
performance.41 Ainsi le texte médiéval « s'écrit dans l'espace », « la chanson de geste se situe
sur la place ou dans la cour où l'on interpelle les badauds »42 ; le théâtre médiéval se joue à
l'extérieur, en ville : d'où une labilité du texte médiéval liée à sa spatialité propre. Et
l’incompréhension dont il a largement été l’objet, le sentiment d’étrangeté qu’il a provoqué
sur les lecteurs modernes évoque puissamment celle de qui est exclu du dispositif
vidéoludique et passe près, incidemment, pour entendre la cacophonie des gimmick sonores
dont le joueur ne perçoit plus le caractère répétitif ; celle de qui passe devant ce dispositif
pour si peu distinguer l’univers fictif sous les informations de jeu (dégats, points de vie, etc.),
informations que le joueur quant à lui ne perçoit plus tant leur transitivité informative est
pour lui efficace. Ce spectateur sceptique est semblable au lecteur contemporain du texte
39 Paul ZUMTHOR et Michel ZINK, Essai de poétique médiévale, op. cit.p.52
40 Ibid. p.57 Les accents très barthesiens de ce passage ne sont pas non plus dénués de signification Michel
Zink souligne bien que Paul Zumthor représente l'heureuse rencontre du formalisme critique et du
formalisme médiéval. Ce qui allait culminer avec la mort de l'auteur sous la plume de Roland Barthes était
l'organon privilégié pour appréhender la littérature du Moyen-Âge. Cf. II.
41 Roger DRAGONETTI, La Technique poétique des trouvères dans la chanson courtoise : Contribution à l’étude
de la rhétorique médiévale, Génève, Editions Slatkine, 1979, 701 p.
42 Paul ZUMTHOR et Michel ZINK, Essai de poétique médiévale, op. cit.p.53
17
médiéval, de la trace écrite d’un chant depuis longtemps passé, qui « enregistre des yeux ce
qui fut destiné à une perception conjointe de l’ouïe, de la vue, du toucher même – à une
cénesthésie. La performance passée échappe, comme telle, irrémédiablement, à notre
observation. »43 Le jeu qu’il regarde a sa spatialité propre, tout comme le chant médiéval
avait la sienne : il est pour lui – un « espace externe, auquel correspond un espace interne,
engendré par le rayon visuel ou sonore qui, se déplaçant dans l'oeuvre, ne cesse de la révéler
sous des angles différents, successifs et rarement mis en perspective. »44 De fait, même si
l’« espace externe » du jeu est plutôt pour le joueur l’espace intime et domestique d’une
chambre ou d’un salon que la place d’une ville, le lien avec la culture de masse est explicite :
« La poésie médiévale, en dépit (…) de sa diffusion relativement faible, s'apparente ainsi aux
modernes mass media plus qu'à une littérature vouée à la consommation individuelle par la
lecture »45, et le jeu en ligne, particulièrement le MMORPG (Massively Multiplayer Online
RPG), à propos desquels Sophie Balbo invoque : « Les "creusets d'imagination objective dans
la synergie réseautée de dizaines de milliers de gens" que décrit Derrick de Kerckhove pour
parler des "cités virtuelles en ligne" (L'intelligence des réseaux, Paris, Odile Jacob)
engendrent un effet que l'on retrouve dans les vraies villes »46 semblent transporter le joueur
connecté dans de véritables foires bourgeoises (au sens de ce qui se déroule au centre d’une
ville, au bourg) du Moyen-Âge.
D’ailleurs, le manichéïsme narratif strict de la plupart des jeux de ce genre – signalée
en permanence et motivée en termes de gameplay par la possibilité d’affrontements PvP
(joueur contre joueur) et la frontalité évidente qu’elle implique – continue celui de l’épopée
médiévale et de la chanson de geste : « au monde lumineux et plein du Bien s'oppose le
monde noir et vide du Mal, symétrique de l’autre. Toute parole est dédoublée : ce qui est
église dans une proposition, est "mahomerie" dans la proposition parallèle ; à l'empereur
correspond l’"amiral" ; au chevalier, des Sarrasins aux armures identiques, aux coursiers
semblables, à la bravoure suscitant les mêmes éloges. Aux rares qualificatifs près de couleur
(ombre vs lumière), la plus grande partie du vocabulaire, des formules, des motifs, sert ainsi à
43
44
45
46
Paul ZUMTHOR, La Lettre et la Voix. De la « littérature » médiévale, op. cit. « la performance »
Paul ZUMTHOR et Michel ZINK, Essai de poétique médiévale, op. cit. p.53
Ibid. p.53
Sophie BALBO, « Les communautés de jeu en réseau ou la reconnaissance des émotions : vers un nouveau
type de rapport au corps », in La pratique du jeu vidéo : réalité ou virtualité ?, Editions L’Harmattan, 2003,
p. 91
18
double fin, en vertu d’une ambiguïté pathétique du discours qui est l’une des beautés de cette
poésie. »47 C’est évidemment là une caractéristique fondamentale du registre épique, dont la
culture de masse est aussi friande que l’était le public médiéval :
En termes abusivement abstraits, on pourrait dire que le thème général et
commun des chansons de geste, par opposition aux chansons de saint, est
1'"héroïsme". Ce mot, vague et quasi incolore, désignerait ici l'émerveillement
suscité dans la communauté humaine par la reconnaissance de son pouvoir
d’agir : pouvoir qui ne procède plus de quelque dynamisme externe, magique ou
divin, mais d’une source où se reflète l’image même de l'homme. L'action narrée
conserve ainsi quelque chose d’impersonnel : le sujet en est Guillaume ou
Roland, mais aussi bien l’épée Durandal (laisses 171-174 du Roland d’Oxford).
Or, cette action est sans pareille, elle est modèle d’action, et l'épopée en réitère
indéfiniment la formule. D’où l’hyperbole ; d’où l’absence quasi totale de
métaphores. »48
On retrouve ici les caractéristiques formelles distinguant la poésie médiévale de son aînée
romantico-lyrique, et dont nous avons déjà signalé qu'elles distinguaient en général un régime
mimético-romantique d'avec un régime combinatoire – et nous sommes ici prêts d'ajouter
traditionnel – de l'esthétique. L’absence de métaphore, la prédominance de l’action sur la
création, ainsi que son opacité pour les lecteurs modernes, viennent enfin de ce que la poésie
médiéval, le chant, est articulée au plus près de la vie, et qu’elle célèbre la communauté
sociale qui constitue son auditoire privilégié. Dans son livre, devenu classique, sur l’Oeuvre
de François Rabelais et la culture populaire au Moyen-Âge, Mikhaïl Bakhtine n’explore pas
tant le carnaval seul que la festivité médiéval au sens le plus large que peut recouvrir le terme
de culture que nous ne cessons d’employer ici, et pour lequel le carnaval stricto sensu joue le
rôle d’exemple paradigmatique que nous avons ici attribué aux jeux vidéo. Il écrit à son
propos :
le carnaval n'était pas une forme artistique de spectacle théâtral, mais plutôt une
forme concrète (mais provisoire) de la vie même qui n'était pas simplement jouée
sur une scène, mais vécue en quelque sorte (pendant la durée du carnaval). Cela
47 Paul ZUMTHOR et Michel ZINK, Essai de poétique médiévale, op. cit.p.388
48 Ibid. pp. 384-385
19
peut s'exprimer de la manière suivante : pendant le carnaval, c'est la vie même qui
joue et interprète alors – sans scène, sans rampe, sans acteurs, sans spectateurs,
c'est-à-dire sans les attributs spécifiques de tout spectacle téhâtral – une autre
forme libre de son accomplissement, c'est-à-dire sa renaissance et sa rénovation
sur de meilleurs principes. Ici, la forme effective de la vie est dans le même temps
sa forme idéale ressuscitée.49
Ce que Bakhtine écrit à propos du carnaval au Moyen-Âge peut se dire en fin de compte de
toute performance orale, chantée, interprétée devant un public populaire. Dans le chapitre
« mémoire et communauté » de son livre La lettre et la Voix, Paul Zumthor rend compte de
cette articulation entre l’art poétique médiéval et la vie des communautés d’alors : « Au
temps du repliement féodal sur les petites communautés de base où 1’Occident allait refaire
ses énergies, ces fonctions de la voix poétique eurent sans doute un aspect vital : elles
contribuaient à la protection de groupes isolés, fragiles, qu’elles resserraient autour de leurs
rites et du souvenir des ancêtres. »50 Et encore « La voix poétique assume la fonction
cohésive et stabilisante sans laquelle le groupe social ne pourrait survivre. »51. Ailleurs,
rendant compte de ce fait à un niveau plus général qu’il articule pourtant à une analyse
micropoétique52, Paul Zumthor cite Daniel Poirion, Robert Guiette et Roger Dragonetti dans
la même courte phrase, ce qui indique assez clairement un consensus historiographique très
fort. Ce fait est d’ailleurs suffisamment structurant de l’esthétique du chant pour résister
longtemps à sa mise à l’écrit, qui commence au XIIIe siècle et aboutira à une mutation du
lyrisme vers ses formes actuelles, contemplatives :
Dans la chaleur des présences simultanées en performance, la voix poétique n’a
d’autre fonction ni d’autre pouvoir que d’exalter cette communauté, dans le
consentement ou dans la résistance. Or, le triomphe de l’écriture fut contrarié,
tardif, et les mentalités scripturales demeurèrent, jusqu’au XVIe ou XVIIe siècle,
très minoritaires.53
49 Mikhail BAKHTINE, L’oeuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la
Renaissance, Paris, Gallimard, 1982, p.16
50 Paul ZUMTHOR, La Lettre et la Voix. De la « littérature » médiévale, op. cit.chapitre « mémoire et
communauté »
51 Ibid.
52 « L’art n'instaure pas un contraste avec la vie : c’est comme d’un élément de la vie qu’on en jouit ; sa
source est l'ivresse d’un vœu, qu’expriment de strophe en strophe ces mots intraduisibles de vouloir, talent
et désir. » Paul Zumthor, Essai de Poétique médiévale, op. cit. p.262
53 Paul ZUMTHOR, La Lettre et la Voix. De la « littérature » médiévale, op. cit. chapitre « mémoire et
20
Or, même si elle finira par se prévaloir d’une créativité dont la condition de possibilité
serait l’élaboration désintéressée et absolument libre d’un pur esprit composant dans sa tour
d’ivoire poietique (semblable dans sa conception de la liberté créatrice à la colombe
d’Emmanuel Kant qui cherche à s’affranchir de l’air et des frottements qu’il génère, pour
mieux voler), l’originalité formelle du langage poétique est alors précisément impliquée par
son inscription communautaire et organique : « Les voix quotidiennes dispersent les paroles
dans le lit du temps, y émiettent le réel ; la voix poétique les rassemble en un instant unique
— celui de la performance —, aussitôt évanoui qu’elle se tait : du moins se produisit-il cette
merveille d’une fugitive mais totale présence. »54 C’est ainsi que l’esthétique médiévale doit
en passer par une notion souple et dialectique de « tradition », qui doit rendre compte à la fois
de la permanence, de la répétition du même, et d’une liberté créatrice bien différente de celle
que l’on comprend habituellement, laquelle a bien ses propres contraintes, qu’elle tait
pourtant, celles de la mimesis et d’une auctorialité envahissante. Avant d’en arriver à cette
notion de tradition, il nous faut faire un détour paradigmatique par le plaisir de l’oeuvre, dont
Barthes signalait que la théorie était désormais possible, théorie qui n’est pas vraiment arrivée
depuis. Le plaisir tiré de la culture populaire est intense, immédiat, et entre volontiers dans sa
définition même, distincte en cela de l’ascèse contemplative qu’implique ordinairement la
culture légitime, désintéressée ou peut-être d’abord intéressée par ce souci de distinction qui
implique l’ascèse comme épreuve et preuve de l’élection sociale qu’il entend signifier. Là où
la culture légitime tire sa légitimité sociale de sa capacité à tenir les masses en respect, au
contraire « L’art de masse doit séduire en dépit des divisions. Il a toujours vécu spontanément
d’un idéal d’inclusivité ou de consensualité. C’est une intelligence qu’on peut prêter à
n’importe quel artiste opportuniste, et ce bien avant l’âge industriel. Le talent de l’artiste pop
est celui du bateleur. Il consiste à agréger ce public, tel le magicien d’Oz, par toutes les
promesses possibles. L’artiste ici fraye avec le cœur machiavélique et palpitant de la
politique. »55 Difficile de ne pas voir cette intelligence du bateleur dont parle Mèmeteau à
l’oeuvre chez le poète-chanteur médiéval, quand on constate l’impressionnant essaimage tant
spatial que temporel des œuvres médiévales une fois cet essaimage rapporté à la difficulté de
leur diffusion, extrême en regard de nos interfaces connectées au world wide web : « La
vitalité, l'avidité inventive et la mobilité intellectuelle de l'esprit médiéval associent, en fait, à
communauté »
54 Ibid.
55 Richard MÈMETEAU, Pop culture, Paris, Zones, 2014, édition numérique, introduction
21
l'exploitation systématique des legs du passé une grande perméabilité aux influences
exotiques les plus diverses ainsi qu'une notable capacité de redécouverte et de réutilisation
d'un vieux fonds culturel, autochtone et paysan, demeuré sous-jacent à la civilisation
romaine. »56 C’est ainsi que :
L’ensemble des textes français et allemands racontant, en tout ou en partie,
l'histoire de Tristan et Iseut illustre l’universalité de cette mouvance : de fragment
à texte complet et à d’autres fragments, de roman à conte, à « lai » ou l’inverse,
dans ce vide entre Thomas d’Angleterre, le jongleur Béroul et Marie de France,
entre Gottfried et Eilhart, puis Ulrich von Türnheim, de ceux-ci aux anonymes de
toute origine, comme la ballade Tistrams tattur encore chantée de nos jours aux
îles Faerœ, dans un chaos d’apparentes incohérences dont aucune tradition écrite
ne rend compte.
(...)
c’est ainsi que se répandit en chrétienté le zéjel arabe, forme strophique d’origine
persane, qui (peut-être par l'intermédiaire du pizmon juif) passa dans la poésie
liturgique de l’Eglise latine. Le plus ancien exemple, au nord des Pyrénées, n’est
autre que la belle aube bilingue dite de Fleury, du Xe siècle. Les premiers
troubadours adopteront cette forme, ainsi que les auteurs italiens de laudi, et les
traces qui en subsistent dans les folklores européens témoignent de l’amplitude de
cette diffusion. Apparemment la différence des langues n'y fait pas obstacle : c’est
de bouche à oreille, dans l’émission et la perception des rythmes et (puisque le
zéjel comporte obligatoirement rime) des homophonies, que s’est opéré le
transfert ou l'emprunt.
(...)
[Du] Lai de l'unicorne ou [de] celui de L'oiselet, [il existe] des équivalents
japonais : par combien de bouches ont-ils transité ? Parfois, l’on a pu repérer la
série des intermédiaires, comme ceux qui, d'une Vie de Bouddha, finirent par tirer
en français une histoire de saint Josaphat, très en faveur aux XIIe et XIIle siècles !
(...)
En 1963 encore, B. A. Rybakov mettait en lumière l'étroitesse du lien historique
attachant plusieurs bylines héroïques à la personne du prince Vladimir de Kiev, au
56 Paul ZUMTHOR et Michel ZINK, Essai de poétique médiévale, op. cit.p.96
22
XIIe siècle. Peu importe l’archéologie du genre : comment se constitua-t-il, où,
quand ? Cela seul compte, qu’une langue poétique organisée véhicula, sans
médiation autre que la voix, sans autre public qu’en performance, sans autre
existence que présente, pendant sept ou huit cents ans, les figures stylisées d’Ilia
de Murom, d’Alecha Popovitch et de bien d’autres, s’enrichissant peu à peu au
cours du temps, sans changer de nature, de nouveaux souvenirs collectifs : d’un
lvan le Terrible à Pierre le Grand, et à Lénine que chantait vers 1930 Marfa
Kryukova !57
Jacques Berlioz, Claude Brémond et Catherine Velay-Vallantin dans l’introduction à leur
recueil de Formes médiévales du conte merveilleux signalent que le caractère cosmopolite,
mélangé de leur recueil n’est pas tant un choix éditorial qu’une caractéristique propre à la
littérature médiévale de langue vulgaire, par différence avec la référentialité antique
omniprésente et obligatoire de la littérature savante, scolastique 58. Or c’est bien là une
caractéristique des « traditions orales » en tant qu’articulées à la vie sociale : « celles-ci, plus
libres envers les techniques scribales, collent d’autant plus près à l'existence collective
qu’elles ne cessent de gloser en la révélant à elle-même. »59 C’est ainsi que le plaisir
socialement déterminé devient paradoxalement le véhicule privilégié de l’originalité et du
foisonnement créatif de la culture populaire.
C’est pourquoi nous aboutissons à une définition paradoxale de la tradition, entre
clôture formelle du texte et intertextualité :
La tradition apparaît abstraitement comme un continuum mémoriel portant la
trace des textes successifs qui réalisèrent un même modèle nucléaire, ou un
nombre limité de modèles fonctionnant en tant que norme. Elle se confond avec
ces modèles mêmes, lieu idéal où s’établissent les rapports intertextuels, au point
que la production du texte est plus ou moins clairement conçue comme une
reproduction du modèle. Socialement, la tradition fonde la communauté liant
57 Paul ZUMTHOR, La Lettre et la Voix. De la « littérature » médiévale, op. cit. chapitre « la performance »
58 Jacques BERLIOZ, Claude BRÉMOND et Catherine VELAY-VALLANTIN, Formes médiévales du conte merveilleux,
Stock, 1989, p.15
59 Paul ZUMTHOR, La Lettre et la Voix. De la « littérature » médiévale, op. cit. Chapitre « mémoire et
communauté »
23
l'auteur à ses auditeurs dans le texte : moins encore en vertu d’une adhésion à
celui-ci même qu’à un système poétique virtuellement immuable.60
C’est que cette inscription dans une tradition commune relève bien moins de l’imitation des
auteurs les uns des autres, qui est davantage le régime de la littérature savante en langue
latine, que d’une participation à un langage commun :
Un examen comparatif des textes montre que le facteur d'invention personnelle
peut intervenir efficacement au niveau de l’organisation des ensembles (macrocontextes), mais qu’il reste très faible et diffus au niveau des micro-contextes : il
consiste dans la distribution, entre des limites du reste assez étroites, de faits
particuliers dont l'espèce et le genre appartiennent à un langage poétique
communautaire qui les détermine et les fonctionnalise. D’où l'ambiguïté des
concepts d’imitation ou d’emprunt ; la vanité des recherches tendant à
reconstituer une source prototypique. Certes, les relations entre certains auteurs
ont pu être étroites, le rapport de maître à élève est l’un de ceux qui fondent, au
moins implicitement, cette société. Pourtant, parler de l’imitation de l’Énéas par
Chrétien de Troyes, de Gantier de Coincy par Rutebeuf, dénature probablement
les faits, estompant leur aspect principal : la participation à un langage.61
Cette inscription dans un langage commun est bien distincte de l’imitation proprement dite,
ce qui fait qu’en s'interrogeant d’une manière toute rhétorique sur la raison pour laquelle,
malgré qu'elles sont toutes cinq des « abbayes cisterciennes répondant aux mêmes nécessités
originelles, aux mêmes normes de fondation, et aux mêmes plan », l'abbaye de Fontenay, de
Thoronet de Silvacane et de Sénanque (ces trois dernières étant en sus des « abbayes
ssoeurs ») sont si différentes, malgré leur appartenance à l'art roman, qui se caractérise par
son dépouillement ornemental, Régine Pernoud écrit :
Or, d'un monument à l'autre, c'est tout l'art roman qui se trouve réinventé. Le
bâtisseur a su mettre son sens créateur au service des formes nécessaires. Disons
mieux : des fonctions nécessaires, d'où naissaient des formes à la fois semblables
et sans cesse renouvelées. On savait alors que l'homme ne conçoit pas de forme à
proprement parler, mais qu'il peut inépuisablement imaginer des combinaisons de
60 Paul ZUMTHOR et Michel ZINK, Essai de poétique médiévale, op. cit. p.97
61 Ibid., p.90
24
formes. Tout lui était prétexte à création ; tout ce que sa vision lui suggérait
devenait pour lui thème d'ornement.62
Cette dialectique entre respect d’une forme traditionnelle et innovation est également
caractéristique de la culture de masse contemporaine, et Umberto Eco, qui tient absolument à
faire valoir la créativité propre à une esthétique post-moderne dont il s’attache pourtant à
montrer qu’elle se débarrasse de la mystique de la création pure, écrit : « En ce sens, la
sérialité et la répétition ne s'opposent pas à l'innovation. Il n'y a rien de plus "sériel" qu'un
motif de cravate et pourtant, rien ne peut être plus personnalisé qu'une cravate. L'exemple a
beau être primaire, il n'en est pas moins instructif. Entre l'esthétique élémentaire de la cravate
et la "grande" valeur artistique reconnue aux Variations Goldberg, il existe un continuum
gradué de stratégies répétitives, visant à faire réagir le destinataire "averti". »63
Dès lors, loin des ruptures avant-gardistes, dont on peut situer les prémisses conceptuelles à
la querelle des anciens et des modernes, la poésie médiévale n'évolue que par altérations
successives, progressives, sur un temps long. Les modifications de la tradition littéraire
médiévale « ont un caractère infinitésimal et continu »64 et sont le fait d’une « oscillation
incessante entre information et redondance »65. Que cette dynamique évolutive particulière
soit essentielle à l’esthétique médiévale est visible dans sa survivance tardive aux débuts de
notre actuelle poésie lyrique :
L’enchaînement des motifs s’embrouille quelque peu dans ces structures plus
complexes, les effets de variation y sont plus nombreux, mais les types restent
bien reconnaissables. Tout se passe comme si un énoncé lyrique était enté sur une
forme narrative, facultative et mobile, de sorte qu’il suffit de l’introduire ou de la
retrancher pour transférer le chant d’un plan de discours dans un autre.
L’existence de tels cadres narratifs servant à présenter des discours personnels est
un phénomène général dans cette variété de poésie... quoique le fonctionnement
du système ne soit pas toujours identique. On a supposé qu’il s’agit de formules
de composition archaïques, retrouvées et exploitées plus ou moins artificiellement
aux XIIe et XIIIe siècles (Schossig, Der Ursprung der altfranzöschen Lyrik,
62
63
64
65
Régine PERNOUD, Pour en finir avec le Moyen Age, Seuil., Broché, 1979, p.32-33
Umberto ECO, DAEDALUS et Marie-Christine GAMBERINI, « Innovation et répétition », op. cit., p.20
Paul ZUMTHOR et Michel ZINK, Essai de poétique médiévale, op. cit. p.127
Ibid., p.286
25
1957 ; Joly, « les chansons d’histoire », Romanistisches Jahrbuch 12, 1961, p.5966, cités par l’auteur).66
Dès lors, si pour le poète médiéval, « c'est le caractère conventionnel de la forme qui en
fonde l'expressivité »67, il n’est guère étonnant que la littérature médiévale revête un « style
proverbial », « existant pour ainsi dire hors du temps, et dont le caractère traditionnel lui est
si essentiel que l'idée même d’une « origine » du proverbe semble avoir quelque chose de
contradictoire. »68 Cette esthétique de l’oeuvre sans origine, produit combinatoire de
manipulations parfois originale, mais sans doute toujours fondamentalement anonymes, est
bien celle d’un triomphe de la tradition sur l’auteur : « A toutes époques, le rapport auteurtradition a été dialectique, l'auteur reproduisant, déformant ou refusant un certain donné à lui
transmis. Mais la distance entre les deux termes du rapport, leur poids respectif, leur
résistance réciproque, diffèrent beaucoup selon les cultures. Jusque dans le cours du XIIIe, ou
même du XIVe siècle, tout, dans la civilisation médiévale, joua en faveur d’une suprématie de
la tradition. »69
66
67
68
69
Ibid., p.342
Ibid., p.136
Ibid., p.100
Ibid., p.104
26
II.
Mort de l’auteur et culture populaire
Ce poids de la tradition et de la vie quotidienne sur les conditions de réception comme
de production a un effet décisif dans la manière dont l’esthétique populaire se donne comme
sans origine. La notion classique d’auctorialité semble même n’y avoir eu jamais cours que
très marginalement, et lorsque la critique littéraire a proclamé dans les années 70 la mort de
l’auteur, ce fut, nous l’allons montrer, pour amorcer (mais ne pas achever) un mouvement de
traction de la littérature en général vers le fond populaire, folklorique, d’un Texte sans père
dont le Lecteur est maître.
A. Oralité et impersonnalité du « je » dans la canso
médiévale
Si le Grand Chant courtois est central dans les études de poétique médiévale, cet état
de fait a longtemps été attribué à une difficulté d’accès aux traces. 70 Le renouveau de
l’historiographie en la matière dans les années 80 ayant permis de remettre au centre de
l’esthétique médiévale l’oralité de ses productions, on a alors compris que cette centralité du
Grand Chant courtois dans notre appréhension contemporaine du corpus médiéval était tout
simplement homologue à sa centralité réelle, « au "lieu géométrique, comme l'écrit Gérard de
Vot, de la musique, de la langue et du récit, unis dans et par l'action physiologique d'un
homme qui chante" (Gérard le Vot, 1983 Les Chansons de Troubadour du ms fr. 200050 de la
BN, thèse 3e cycle, université de Paris-IV, p.264-268 cité par l’auteur). Le "grand chant
courtois" occupe ainsi, parmi les traditions poétiques de cette époque, une situation non pas
70 Ainsi Paul Zumthor : « Le grand chant-courtois éclaire à nos yeux tout ce qui subsiste de la poésie "lyrique"
médiévale chantée : effet de perspective, peut-être trompeur, dû aux hasards de la fabrication et de la
conservation des manuscrits, non moins qu’au caractère oral de la transmission. Nous ne percevons que la
pointe émergée de l’iceberg; et sans doute est-ce dans la seule mesure où ils s’apparentaient au chant courtois
que d’autres poèmes "lyriques" furent recueillis par les compilateurs de "chansonniers", ou par les romanciers
qui en ornèrent leurs récits : ce sont là, on le sait, les sources presque uniques de notre documentation. Je
m’abstiens de faire ici l’histoire d’une "influence" qu’en tout état de cause doit précéder une classification des
textes. » - Essai de Poétique Médiévale, op. cit., p.291
27
exceptionnelle, mais centrale, en ce qu'il est possible de définir par rapport à lui à peu près
tous les autres genres attestés. »71 Or les auteurs de littérature courtoise signent
particulièrement peu leurs textes, et quand les auteurs médiévaux de langue vulgaire signent,
c’est volontiers par un nom propre sous forme de devinette charriant le « fonds
onomastique » dont nous avons déjà parlé ; en d’autres termes, la signature signale moins une
paternité qu’une référence interne au texte et à l’intertextualité dans laquelle il est prise : si le
monde médiéval est obsédé par les noms propres, c’est au point de les intégrer à ses histoires.
L’auteur réel quant à lui fait preuve d’humilité, une qualité cardinale au Moyen-Age : c’est
dire que si le nom propre peut être très présent, c’est toujours paradoxalement avec une
valeur de nom commun. Il en est de même de la première personne grammaticale, qui ne
renvoie à aucune subjectivité : « Nulle part dans ces récits, le je n’a vraiment de valeur autoréférentielle sur le plan du discours. Il se substitue à quelque figure typique, normalement
impersonnelle, et qui reste innommée, mais qu’il désigne implicitement. »72 Le sujet lyrique
est aussi effacé que la voix est structurante du chant :
Tout texte médiéval dont la finalité principale est une narration relève du discours
impersonnel. Son sujet est un éléments nominal du texte, y agissant comme une
force unifiante et structurante : Roland de la Chanson ou le Renard de la fable, le
Chevalier, une Dame, l’Epée du roi Arthur... Ce sujet n’est jamais réflexif de
l'instance de discours, il est démonstratif et non, au sens fort du mot, possessif.73
Mais ce n’est pas vraiment là une spécificité du registre épique : dans l’art dramatique
médiéval également, « je cesse d'être je : il est un signifiant parmi les autres. »74 p.515 Et que
ce fait d’oralité s’accompagne d’un culte de l’écrit ne fait que le renforcer, la figure de
l’oeuvre livresque devenant un trope parmi d’autres : « Très tôt, les auteurs français les plus
divers, du poète de la vieille Chanson de sainte Foy à celui du Roland et aux romanciers du
XIIIe siècle, affectent un culte de l’écrit, non pas relatif à leur propre texte, mais à quelque
source autorisée et authentifiante : "je l’ai trouvé dans un livre", lieu commun intégré à la
technique du chant et du dire; à l’égard de cette source, souvent sans doute fictive, la fonction
du poète est de "gloser la lettre", de "mettre le surplus du sens". Tout cela relève de la
71 Paul ZUMTHOR, La Lettre et la Voix. De la « littérature » médiévale, op. cit. chapitre « mémoire et
communauté »
72 Paul ZUMTHOR et Michel ZINK, Essai de poétique médiévale, op. cit.p.212
73 Ibid. p.210
74 Ibid. p.515
28
topique. »75 Or si « la poésie médiévale ignore le récit à la première personne »76, la poésie ne
sort de son oralité que pour éventuellement se retrouver dans la position du texte orphelin,
fort semblable à celui dont Platon à la fin du Phèdre s'oppose justement à la mise en écrit. Et
si la littérature savante en langue latine jouit quant à elle d’une « individualité bien délimitée
du texte »77, le régime d’imitation qui y a cours, encore loin d’être le lieu d’une dynamique de
la belle lettre et de la création pure, fait peu de cas de l’individualité de l’auteur : « Ces
"auteurs", bien commun et comme dépersonnalisé, sont inlassablement cités, imités, refaits,
découpés en Sententiae, glosés, au point qu’une partie des textes latins écrits jusqu’au XIIe
siècle et même plus tard apparaît comme une littérature engendrée par la littérature et y
retournant. »78
Cet état de fait confère à l’éditeur un rôle décisif, qui nous apparaît, à nous modernes,
disproportionné (pourtant, qu’il est tout à fait semblable au rôle de l’éditeur dans l’industrie
du jeu vidéo, c’est ce que nous montrerons par la suite) : « Le je y est dépourvu de tout nom
propre auquel faire référence : c’est là justement ce que ne purent comprendre les fabricants
de Chansonniers qui, au Xeme siècle, se donnèrent pour tâche de mettre, en tête de chaque
chanson, dans la mesure du possible, le nom d’un auteur. Le je constitue la seule unité du
discours, sa source typique (et non empirique). »79 Cet effacement du « je » empirique, c’està-dire de l’auteur, est le plus souvent total ; mais même lorsque ce dernier est connu, l’éditeur
du livre n’a pas les scrupules des éditeurs actuels de littérature, et il ajoute ou retranche au
texte selon son bon vouloir :
Fauvel, roman allégorique et violemment satirique achevé en 1314 par Gervais de
Bus, fut réédité deux ans plus tard par le musicien Chaillou de Pestaing qui
l'interpola de près de 150 morceaux lyriques, en français ou en latin, certains
comptant jusqu'à 20, 30, 50 vers et qui constituent une sorte d’anthologie
poétique anticonformiste.80
Une illustration particulièrement probante de ce développement, de l’effacement d’un auteur
75 Ibid.,p.69
76 Ibid. p.210
77 Ibid. p.65 contrairement donc à la littérature de langue vulgaire, même écrite, dont Paul Zumthor signale la
rareté des titres, dont la fonction déictique individualisante est évidente : cf Zumthor EMP p. 94
78 Ibid. p.62
79 Ibid. p.213
80 Paul ZUMTHOR, La Lettre et la Voix. De la « littérature » médiévale, op. cit. Chapitre « la peformance »
29
autorisé et autorité à qui il faudrait renvoyer par la citation, mais ne surtout pas voler, une
illustration de l’impersonnalité de l’instance narrative et auctoriale, c’est le cas du Roman de
la Rose : publié pour la première fois en 1275, œuvre de Guillaume de Loris (dont on ne sait
rien), poursuivie par Jean de Meung et qui reprend le titre d’un autre Roman de la Rose, texte
anonyme attribué à Jean Renart et datant du premier tiers du XIIIe siècle (soit 150 ans plus
tôt). Dans ce dernier (celui attribué à Jean Renart), le portrait du personnage secondaire (au
sens du second personnage principal) Guillaume, est une citation sans guillemet (donc sans
signe de citation, donc une copie pure et simple qu’on appelerait aujourd’hui « plagiat ») de
la description de Mennon du Roman de Troie que Benoit de Sainte-Maure dédie à Aliénor
d'Aquitaine, laquelle donne son nom à Liénor dans le Roman de la Rose de Renart (ce qui
selon Jean Dufournet à qui l’on doit l’édition du texte chez Garnier-Flammarion, est
intentionnel81). Enfin, le Roman de la Rose de Guillaume de Loris est adapté au tout début du
XVIe siècle en prose (l'original fait une vingtaine de milliers de vers) par Jean Molinet. Et au
sein même du texte, le je est immédiatement impersonnalisé, ce qui en fait un exemple
paradigmatique de l’usage médiéval de la première personne narrative, celle dont nous avons
parlé et qui fait dire à Paul Zumthor « Par l’acte où il s’affirmait grammaticalement dans le je,
le sujet s’abolissait »82 :
Ce long récit a pour sujet un je qui, dès l’exorde, est projeté parmi les éléments
d’un songe puis, à partir des premières séquences narratives, s’intègre à un
univers de figures allégoriques qui l'assument, le haussent à leur plan de
signification, de sorte qu'il pose devant l'auditeur l’omniprésence d’un moi
grammatical, anonyme et universalisé. Plusieurs autres poèmes allégoriques,
comme le Songe d’Enfer de Raoul de Houdan, utilisent le même procédé.83
Avec le Roman de la Rose nous nous trouvons face à la copie de copie, la reprise sans
indication d’origine d’éléments en partie référenciels, de l’ordre du clin d’oeil, et en partie de
l’ordre de l’appropriation pure et simple ; c’est-à-dire, non seulement face à un régime
d’auctorialité qui nous est étranger, mais aussi face à cette esthétique post-moderne dont
Umberto Eco dit qu’elle est faite de références, de reprises et de renvois perpétuels vers une
« encyclopédie » commune des récepteurs : or n’est-ce pas le propre des encyclopédies que
81 Guillaume de Lorris et Jean de Meun, Le Roman De La Rose, Edition bilingue., Paris, Flammarion, 1999,
p.24
82 Paul ZUMTHOR et Michel ZINK, Essai de poétique médiévale, op. cit.p.370
83 Ibid. p.212
30
de ne pas exhiber de nom d’auteur (et tout juste un nom d’éditeur) ?
C’est dire que notre conception actuelle de l’auteur individuel est circonscrite à la société qui
l’a vu naître : une conception bourgeoise, au double sens où la paternité et l’individualité
qu’elle implique est d’abord un acte de propriété et une responsabilité devant les lois de l’État
de droit, d’une part, mais au sens également où l’apparition de cette conception coïncide avec
l’importance croissante, progressive mais inéluctables de la domination de la bourgeoisie
comme classe sociale, d’autre part.
B. Une pure parole
La figure romantico-bourgeoise, actuelle, de l’auteur, se donne d’abord comme une
transcendance. L’auteur n’est pas un simple nom : « 1° Le nom d’auteur : impossibilité de le
traiter comme une description définie ; mais impossibilité également de le traiter comme un
nom propre ordinaire. »84 La notion d'auctoritas qui est l’une des étymologies constituantes
du concept et se traduit volontiers par « droit de possession, garantie, autorité » sort
effectivement l’auteur du commun des noms propres. Judith Butler, évoquant son passage à
l’auctorialité la présente comme le produit d’une élection, d’une prise de pouvoir, pouvoir de
dire et de dire je :
En effet, je ne peux dire « je » que dans la mesure où j'ai auparavant fait l'objet
d'une interpellation, cette interpellation ayant mobilisé ma place dans le discours ;
paradoxalement, la condition discursive de la reconnaissance n'est pas conférée à
un sujet, mais forme ce sujet. De plus, l'impossibilité d'une reconnaissance
entière, l'impossibilité d'habiter entièrement le nom par lequel notre identité
sociale est inaugurée et mobilisée, implique que la formation du sujet est instable
et incomplète. Le « je » est ainsi une citation de la place du « je » dans le
discours, cette place ayant une certaine antériorité et un certain anonymat par
84 Michel FOUCAULT, Dits et Ecrits, tome 1 : 1954-1975, Gallimard, 2001, édition numérique, texte n°69 :
« qu’est-ce qu’un auteur ? »
31
rapport à la vie qu'elle anime : il est la possibilité historiquement modifiable d'un
nom qui me précède et m'excède, mais sans lequel je ne peux parler.85
Ce « je » ordinaire subit par l’auctorialité une sorte de transmutation : « Enfin, le nom
d’auteur fonctionne pour caractériser un certain mode d’être du discours : le fait, pour un
discours, d’avoir un nom d’auteur, le fait que l’on puisse dire "ceci a été écrit par un tel", ou
"un tel en est l’auteur", indique que ce discours n’est pas une parole quotidienne, indifférente,
une parole qui s’en va, qui flotte et passe, une parole immédiatement consommable, mais
qu’il s’agit d’une parole qui doit être reçue sur un certain mode et qui doit, dans une culture
donnée, recevoir un certain statut. »86
Cela dit, l’affirmation de Butler selon laquelle sans nom, je ne peux parler, en dit sans doute
davantage sur les aspirations propre à Judith Butler et à sa classe sociale que sur l’essence de
la parole, du dire en général. Ce qui fit événement pour la critique littéraire, la mort de
l’auteur, est l’ordinaire de la culture populaire : « Parfois, il est vrai, quelqu’un à quelque
méandre de ce discours décline son nom : ce n’est là pas plus qu'un nom, insuffisant à
suspendre la règle de l'anonymat. »87 On insiste souvent à cet égard (concernant la littérature
médiévale du moins) sur une absence de source et il faut en effet lui faire sa part : « Jusque
dans le cours du XIVe siècle un très grand nombre de textes restent, dans l'état de notre
documentation, c'est-à-dire en vertu du mode de leur transmission, anonymes. Lors même
qu’un nom, par "signature" ou par la tradition des copistes, y est attaché, il s’agit le plus
souvent de prénoms si fréquents dans l'onomastique, Pierre, Raoul, Guillaume, que 1’on ne
peut en tirer grand-chose. »88
Mais cette difficulté historiographique ne suffit pas à rendre compte de l’anonymat de la
littérature médiévale, qui a son lieu dans des éléments formels internes aux textes dont nous
disposons : « Souvent, l'auteur se désigne par il, effet de distanciation rendant pour ainsi dire
au texte son autonomie »89 Dès lors :
Toute origine s’efface, la voix s’étouffe dans un texte composite, neutre, oblique,
85 Judith BUTLER et Charlotte NORDMANN, Ces corps qui comptent : De la matérialité et des limites discursives
du sexe, Paris, Editions Amsterdam, 2009, p.228
86 Michel FOUCAULT, Dits et Ecrits, tome 1, op. cit. « qu’est-ce qu’un auteur ? »
87 Paul ZUMTHOR, La Lettre et la Voix. De la « littérature » médiévale, op. cit. chapitre « mémore et
communauté »
88 Paul ZUMTHOR et Michel ZINK, Essai de poétique médiévale, op. cit.p.84
89 Ibid. p.85
32
destructeur des identités personnelles. Pourtant, ce texte est dit par quelqu’un, à
qui il n’a pas cessé d’appartenir même si la silhouette s’en est effacée. Un
déplacement s’est donc produit, dont il faut tenir compte sans en être dupe.
L’auteur a disparu : reste le sujet de l’énonciation, une instance locutrice intégrée
au texte et indissociable de son fonctionnement : « ça » parle.90
On retrouve ici incarnée – sans doute plus finement car précisément articulée à un corpus
large mais défini – l’autonomie discursive du Texte chère à Barthes :
(…) la linguistique vient de fournir à la destruction de l’Auteur un instrument
analytique précieux, en montrant que l’énonciation dans son entier est un
processus vide, qui fonctionne parfaitement sans qu’il soit nécessaire de le
remplir par la personne des interlocuteurs : linguistiquement, l’Auteur n’est
jamais rien de plus que celui qui écrit, tout comme je n’est autre que celui qui dit
je : le langage connaît un « sujet », non une « personne », et ce sujet, vide en
dehors de l’énonciation même qui le définit, suffit à faire « tenir » le langage,
c’est-à-dire à l’épuiser.
(…)
En France, Mallarmé, sans doute le premier, a vu et prévu dans toute son ampleur
la nécessité de substituer le langage lui-même à celui qui jusque-là était censé en
être le propriétaire ; pour lui, comme pour nous, c’est le langage qui parle, ce
n’est pas l’auteur.91
La spécificité de l’esthétique populaire, en tant que lieu d’une dialectique entre
tradition et actualisation, implique une analyse en terme de pure parole autonome,
paradoxalement appelée par une esthétique systématiquement aux prises avec les
circonstances particulières de son déploiement. Mais le phénomène devient particulièrement
intéressant lorsqu’il apparaît que cette esthétique médiévale se rapproche du geste poétique
tenté par une certaine avant-garde contemporaine de la nouvelle critique, le Nouveau Roman.
90 Ibid.p.89
91 Roland BARTHES, Le Bruissement de la langue. Essais critiques IV, Points, 2015, édition numérique, chapitre
« de l’oeuvre au texte »
33
On retrouve ainsi des inflexions néo-romanesques très blanchotiennes dans cette analyse
micro-poétique de du Grand Chant courtois par Paul Zumthor :
Une distinction stricte des niveaux de sens et d’analyse, telle que je 1'ai proposée
plus haut, s’impose ici absolument : l’absence de figuration (sinon, çà et là, par
allusion peu explicite), l’absence de tout élément de récit, interdit l'usage de la
fiction critique en vertu de laquelle on demanderait d’abord : de quoi parle-t-il ?
Simplement, il parle. L’analyste n’a de recours que dans les critères linguistiques,
assumés sur un plan spécifique : fonctionnalisés dans une intention particulière,
qui sera pour nous le seul équivalent de l’intention créatrice du poète. Il est en
effet inexact de parler de la forme de la chanson ; ce de possessif est abusif : la
chanson est forme et, sans doute, ne fut-elle que cela pour ceux qui la chantèrent
et ceux qui l’entendirent. C’est pourquoi chacun de ces poèmes, thématiquement
si semblables, est aussi particulièrement et solitairement motivé que (si j'ose
employer une comparaison ici bien ambiguë) le dialogue en apparence banal d’un
couple d’amants, dont les puissants motifs proviennent de la savoureuse et
incommunicable habitude de leur passion.92
Cette « absence de figuration » qui est ici mis en avant à la fois comme un fait esthétique et
comme un élément de méthodologie à appliquer pour aborder les textes médiévaux, c’est
proprement le geste poétique adopté par le Nouveau Roman, traduction esthétique et
poietique de ce que la mort de l’auteur fut sur le plan théorique :
Sous couvert de convenance et de craintes techniques, on voit donc ce qui
manoeuvre ici : une idéologie bien précise; celle, dominante, de l'Expression.
Pour la faire succinctement paraître, nous observerons le paradoxe de l'interview.
Selon l'idéologie régnante, l'écrivain est le sujet propriétaire d'un sens que son
texte a pour charge d'exprimer. C'est pourquoi les interviews traditionnelles
consistent à demander non pas « Comment avez-vous travaillé? » mais plutôt,
sous diverses formes, sempiternellement, « Qu'avez-vous souhaité dire? ».
(...)
Or, loin de ce mythique personnage, tout-puissant d'un côté (et qui projetterait sur
92 Paul ZUMTHOR et Michel ZINK, Essai de poétique médiévale, op. cit.p.233
34
la feuille, avec un bonheur inégal, tel sens dont il aurait la propriété), très
incertain de l'autre (en ce qu'il ne saurait détenir l'exacte vue de soi), l'écrivain est
peut-être celui qui, par l'écriture, se lie si étrangement au langage qu'il se trouve
aussitôt immensément démuni et de soi et du sens. Par cette expropriation
immédiate, l'expérience même de l'écriture, ce n'est plus en position maîtresse
qu'il se trouve engagé. Bien qu'il le concerne, son texte lui apparaît comme une
bizarrerie : autre chose que simplement issu de soi. Et lui-même s'y découvre
comme une excentricité : non au centre mais aux frontières. Moins une cause
qu'un résultat. Quand il est écrit le langage n'est pas un instrument qui lui permet
de communiquer plus ou moins bien tel sens antécédent, c'est une étrangeté qui le
divise, l'évide, le transforme. Il peut se lire, se relire : tel texte, irrécusablement de
lui, c'est aussi, d'une certaine façon, comme s'il avait été écrit par quelque autre.93
Une figure exemplaire de cette recherche esthético-théorique, de ce processus de perte
d’identité auctoriale où l’on rejoint une pure parole, c’est la série de trois romans de Samuel
Beckett publiés entre 1951 et 1953 : Molloy, Malone Meurt et l’Innommable. Ce triptyque est
intéressant par la dynamique qu’il enferme. Molloy reprend ainsi les codes d’une littérarité
plaçant l’auteur et sa subjectivité en son centre. La narration en première personne permet
même de jouer avec le topos romantique de la relation intériorité-cosmos :
Les traîtres collines où avec effroi il s’engageait, sans doute ne les connaissait-il
que pour les avoir vues de loin, de la fenêtre de sa chambre peut-être, ou du
sommet d’un monument un jour de chagrin où, n’ayant rien de spécial à faire et
cherchant dans l’altitude un réconfort, il avait payé ses trois ou six pence et gravi
jusqu’à la plate-forme l’escalier en colimaçon. De là il devait tout voir, la plaine,
la mer et puis ces mêmes collines que d’aucuns appellent montagnes, indigo par
endroits dans la lumière du soir, se pressant les unes derrière les autres à perte de
vue, traversées par des vallées qu’on ne voit pas mais qu’on devine, à cause du
dégradement des tons et puis à cause d’autres indices intraduisibles en mots et
même impensables. Mais on ne les devine pas toutes, même de cette hauteur, et
souvent là où on ne voit qu’un seul flanc, qu’une seule crête, en réalité il y en a
deux, deux flancs, deux crêtes, séparés par une vallée. Mais ces collines,
93 Jean RICARDOU, Le nouveau roman, Paris, Seuil, 1990, p.27
35
maintenant il les connaît, c’est-à-dire qu’ils les connaît mieux, et si jamais cela lui
arrive de les contempler à nouveau de loin ce sera je pense avec d’autres yeux, et
non seulement cela mais l’intérieur, tout cet espace intérieur qu’on ne voit jamais,
le cerveau et le cœur et les autres cavernes où sentiment et pensée tiennent leur
sabbat, tout cela bien autrement disposé.94
C’est ce respect joué du romantisme qui fait dire à Maurice Blanchot que « Molloy est encore
un livre où ce qui s’exprime essaie de prendre la forme rassurante d’une histoire, et certes ce
n’est pas une histoire heureuse, non seulement par ce qu’elle dit, qui est infiniment misérable,
mais parce qu’elle ne réussit pas à le dire. »95 Reste que la prise de distance vis-à-vis des
codes narratifs est bien celui d’un jeu formel dont l’ironie brouille le signal narratif : l’usage
de la troisième personne pour désigner soudainement le personnage-narrateur vient parasiter
celui de la première personne narrative adoptée au début du « récit ». « Je » s'est déjà
estompé, pourtant la précision du récit des faits et gestes de ce « B », dont il est question juste
avant rend confuse la distinction entre intériorité romantique ou auctorialité narrative (un
« je » qui est une mise en scène diffuse de l'écrivain) d’une part et narration omnisciente de
type épique (où l'intériorité disparaît au profit de l'événement) de l’autre. L’intention
parodique, le dur sourire beckettien sont déjà là et prennent volontiers le véhicule de la
culture populaire de l’époque : « c'était deux hommes, impossible de s'y tromper, un petit et
un grand »96 : Molloy est publié en 1951, Laurel et Hardy arrêtent leur activité en 1956, la
référence est explicite, et son grotesque violente la construction du récit de soi. Ainsi se
mettent place les jeux littéraires malicieux qui aboutissent, au long d'une laborieuse mais
inexorable érosion, à la disparition de l'intériorité romantique, à la mise en scène, au
déploiement paradoxal de la fameuse « disparition élocutoire du poète »97. Le processus est
lent et progressif : « si irrégulière que soit la vue que nous recevions de lui, Molloy demeure
un personnage identifiable, un nom sur qui nous protège d’une plus trouble menace. Il y a
pourtant dans le récit un mouvement de désagrégation inquiétant : c’est ce mouvement qui,
ne pouvant se satisfaire de l’instabilité du vagabond, exige encore de lui qu’à la fin il se
dédouble, devienne un autre, devienne le policier Moran, lequel le poursuit sans l’atteindre et
94 Samuel BECKETT, Molloy, Paris, Editions de Minuit, 1982, édition numérique
95 Maurice BLANCHOT, Le livre à venir, Paris, Gallimard, 1986, édition numérique, chapitre « Où maintenant ?
Qui maintenant ? »
96 Samuel BECKETT, Molloy suivi de « Molloy », op. cit.
97 Stéphane MALLARMÉ, Œuvres complètes, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », n˚ 65, 1945, p.366
36
dans cette poursuite entre à son tour dans la voie de l’erreur sans fin. »98 Au contraire, le tome
final du triptyque, l’innommable, est bien cette parole pure, à la fois destructrice de toute
expressivité et toujours là, sorte de vanité humiliant toute prétention à l’autorité, parole
autotélique et tautologique, pointant le fait commun qu’elle constitue : « L’Innommable est
précisément expérience vécue sous la menace de l’impersonnel, approche d’une parole neutre
qui se parle seule, qui traverse celui qui l’écoute, est sans intimité, exclut toute intimité, et
qu’on ne peut faire taire, car c’est l’incessant, l’interminable. »99
Le fait semble être, si dans la situation où je suis on peut parler de faits, non
seulement que je vais avoir à parler de choses dont je ne peux parler, mais encore,
ce qui est encore plus intéressant, que je, ce qui est encore plus intéressant, que je,
je ne sais plus, ça ne fait rien. Cependant je suis obligé de parler. Je ne me tairai
jamais. Jamais.100
Ce caractère autotélique et vide, tautologique de l’écriture beckettienne inspire à Foucault sa
conception de l’écriture comme d’un pur jeu de signe sans égard pour la signification :
Le thème dont je voudrais partir, j’en emprunte la formulation à Beckett :
« Qu’importe qui parle, quelqu’un a dit qu’importe qui parle. » Dans cette
indifférence, je crois qu’il faut reconnaître un des principes éthiques
fondamentaux de l’écriture contemporaine. (...) On peut dire d’abord que
l’écriture d’aujourd’hui s’est affranchie du thème de l’expression : elle n’est
référée qu’à elle-même, et pourtant, elle n’est pas prise dans la forme de
l’intériorité ; elle s’identifie à sa propre extériorité déployée. Ce qui veut dire
qu’elle est un jeu de signes ordonné moins à son contenu signifié qu’à la nature
même du signifiant ; mais aussi que cette régularité de l’écriture est toujours
expérimentée du côté de ses limites ; elle est toujours en train de transgresser et
d’inverser cette régularité qu’elle accepte et dont elle joue ; l’écriture se déploie
comme un jeu qui va infailliblement au-delà de ses règles, et passe ainsi audehors.101
98 Maurice BLANCHOT, Le livre à venir, op. cit. chapitre « où maintenant ? Quand maintenant ? »
99 Ibid.
100 Samuel BECKETT, L’innommable, Paris, Les Editions de Minuit, 2004, p.8
101 Michel FOUCAULT, Dits et Ecrits, tome 1, op. cit. « qu’est-ce qu’un auteur ? »
37
La disparition de l’auteur expressif prend la forme d’un jeu ; que le jeu en général implique la
disparition de l’auctorialité, nous tâcherons de le montrer plus tard. Nous pouvons rappeler en
revanche que cette expressivité d’un auteur-sujet était tout à fait absente de la poésie
médiévale, même lyrique. Robert Guiete signale ici la raison d’un malentendu : si le lyrisme
médiéval nous paraît facilement convenu et monotone, c'est que nous y cherchons à tort une
originalité et une sincérité auxquels il ne prétend pas et auxquels la poésie romantique nous a
habitué102. La littérature médiévale de langue vulgaire, nous l’avons vu, est bien plutôt faite
d'une inscription dans un code et des transgressions marginales à ce code qu'elle s'autorise à
inscrire textuellement mais qui ne visent qu’à leur actualisation dans un chant. Reste que ce
n’est pas de cette littérature-là que Foucault choisit de se mettre pour ainsi dire sous le
patronage, sans doute à cause de ce même malentendu, et peut-être à cause d’une adhésion
implicite à cette théologie de l’auteur qu’il s’attache pourtant à mettre à jour. Trente-cinq ans
après cette conférence célèbre, Antoine Compagnon ne manque pas d’ironiser sur le fait que
l’une des principales figures du meurtre de l’auteur (ce que pourtant Foucault conteste à la fin
de cette même conférence, au moment des questions et réponses avec le public) se place ainsi
sous le patronage de celui qui est devenu un classique :
Ce faisant, il citait Beckett, non sans ironie puisque, au moment de proclamer
l'anonymat de la parole dans la littérature contemporaine, il en empruntait la
formulation à un auteur canonique. Ainsi la prise de position critique de Barthes
et de Foucault, si elle les dressait contre la descendance de Sainte-Beuve et
Lanson, signalait-elle d'emblée qu'elle se voulait en phase avec la littérature
d'avant-garde, celle d'un Beckett, ou encore d'un Blanchot, qui avaient décrété la
disparition de l'auteur, défini l'écriture par l'absence de l'auteur, par le neutre,
environ deux décennies plus tôt.103
Reste que Beckett est un auteur isolé, y compris au sein du Nouveau Roman auquel on le
rattache volontiers (en tant qu’il opère la « contestation du récit » dont parle Jean Ricardou104)
en même temps qu’au théâtre de l’absurde, rattachement qu’il refusait d’ailleurs. Un auteur
isolé, c’est-à-dire un auteur assez semblable finalement à son écriture, laquelle semble
102 Robert GUIETE, « Le style est tout et l’argument idéologique n’est qu’un matériau », Revue de sciences
humaines, 1949, no 54, pp. 61-68.
103 Équipe de recherche FABULA, Qu’est-ce qu’un auteur ? 1. Introduction : mort et résurrection de l’auteur,
https://www.fabula.org/compagnon/auteur1.php, consulté le 24 août 2017.
104 Jean RICARDOU, Le nouveau roman, op. cit., p.43
38
toujours comme vouloir se détacher de lui et du nom Beckett, et incarne assez franchement la
caractérisation barthesienne : « l’écriture est destruction de toute voix, de toute origine.
L’écriture, c’est ce neutre, ce composite, cet oblique où fuit notre sujet, le noir-et-blanc où
vient se perdre toute identité, à commencer par celle-là même du corps qui écrit. »105
(BARTHES, Le Bruissement de la langue, « De l’œuvre au texte »)
C. La mort de l’Auteur-Dieu
Finalement, ce dont il s’agit de se débarrasser avec la figure de l’auteur, c’est de celle
de Dieu. Le Dictionnaire universel de Furetière donnait ainsi, en 1690, à l’entrée « Auteur » :
« Qui a créé ou produit quelque chose. On le dit par excellence de la première cause qui est
Dieu. L'Auteur de toute la nature. le Souverain Auteur du monde. »106 D'où le corpus, plus
concret et matériel que l’« oeuvre », mais qui relève des mêmes connotations de paternité et
de divinité : ce corps, c’est aussi avant tout le corps du Christ, fils de Dieu. La cible est dès
lors fort explicite : « pour "retrouver" l'auteur dans l'oeuvre, la critique moderne use de
schémas fort voisins de l'exégèse chrétienne lorsqu'elle voulait prouver la valeur d'un texte
par la sainteté de l'auteur. »107 D’où ce geste nietzschéen dont on connaît aujourd’hui le fracas
d’alors : « refuser d’arrêter le sens, c’est finalement refuser Dieu et ses hypostases, la raison,
la science, la loi. »108 Quitte à assumer la déréliction radicale du personnage beckettien et sa
solitaire nudité.
C’est bien en regard du « Nouveau Roman » comme corpus certes hétérogène mais mû par le
même geste d’exploration linguistique et par le même positionnement « anti-corpus » qu’on a
pu parler des « nouveaux critiques », dans une de ces généralisations abusives qui s’avère
tout de même fort pratique pour éviter des tournures comme les-tenants-de-la-mort-del’auteur-qu’ils-rescucitèrent-plus-tard-à-demi, et qui, ayant au moins le mérite de se signaler
105 Roland BARTHES, Le Bruissement de la langue. Essais critiques IV, op. cit. chapitre « de l’oeuvre au texte »
106 AUTEUR, http://xn--furetire-60a.eu/index.php/non-classifie/25907058-, consulté le 23 août 2017.
107 Michel FOUCAULT, Dits et Ecrits, tome 1, op. cit. « qu’est-ce qu’un auteur ? »
108 Roland BARTHES, Le Bruissement de la langue. Essais critiques IV, op. cit. « de l’oeuvre au texte »
39
comme étiquette historique (et donc généralisation), préserve les spécificités de chacun
davantage qu’elle ne les résorbe. Or ces nouveaux critiques font abondamment référence au
Moyen-Âge pour relativiser la notion d’auteur, mais comme une généralité, c’est-à-dire sans
pour autant dégager, comme nous tâchons de le faire, une esthétique générale : « Il y eut un
temps où ces textes qu'aujourd'hui nous appellerions « littéraires » (récits, contes, épopées,
tragédies, comédies) étaient reçus, mis en circulation, valorisés sans que soit posée la
question de leur auteur ; leur anonymat ne faisait pas difficulté, leur ancienneté, vraie ou
supposée, leur était une garantie suffisante. »109 ou encore :
L’auteur est un personnage moderne, produit sans doute par notre société dans la
mesure où, au sortir du Moyen Age, avec l’empirisme anglais, le rationalisme
français, et la foi personnelle de la Réforme, elle a découvert le prestige de
l’individu, ou, comme on dit plus noblement, de la « personne humaine ». Il est
donc logique que, en matière de littérature, ce soit le positivisme, résumé et
aboutissement de l’idéologie capitaliste, qui ait accordé la plus grande importance
à la « personne » de l’auteur. L’auteur règne encore dans les manuels d’histoire
littéraire, les biographies d’écrivains, les interviews des magazines, et dans la
conscience même des littérateurs, soucieux de joindre, grâce à leur journal intime,
leur personne et leur œuvre.110
Le Moyen-Âge est bien cette limite non explorée et qui sert principalement à circonscrire et à
historiciser le phénomène dont il s’agit de se débarrasser. Or s’il s’agit au fond pour les
nouveaux critiques de réitérer la mort de Dieu à travers celle de l’Auteur, il nous semble
qu’ils passent quelque peu à côté des pleines conséquences de cette mort, en maintenant
largement une attention à la Création, au corpus dei plutôt qu’au corpus large et commun de
la culture populaire, qu’elle fût médiévale ou leur contemporaine, humaine, trop humaine.
Barthes se réfère ainsi abondamment au commentaire par Bonnaventure de Bognoregio des
Sentences de Pierre Lombard, comme étant fondateur d’une conception de l’auteur (auctor)
se substituant à Dieu dans le processus de création du discours (certes, Pierre Lombard n’est
pas à l’origine de la doctrine qu’il expose, cette origine est la Révélation et donc le Christ, dit
Augustin ; mais répond Bonaventure, Pierre Lombard n’est pas simplement scriptor, celui qui
se contente d’écrire les mots des autres sans rien y ajouter ; ni compilator, qui résume la
109 Michel FOUCAULT, Dits et Ecrits, tome 1, op. cit. « qu’est-ce qu’un auteur? »
110 Roland BARTHES, Le Bruissement de la langue. Essais critiques IV, op. cit. « de l’oeuvre au texte »
40
parole des autres ; ni commentator, qui ajoute sa parole à celle des autres, mais toujours de
manière inféodée à cette dernière qui constitue la partie principale de son texte ; mais auctor,
car ses propres mots forment la partie principale de son discours). Cela signifie deux choses :
d’une part, Barthes illustre la conception médiévale de l’auctorialité à partir d’un texte du
Moyen-Âge tardif. En cela, il obéit sans aucun doute aux impératifs historiographiques que
nous avons déjà évoqués, du fait de la rareté des sources médiévales écrites. Mais d’autre part
et justement, il néglige ainsi l’ensemble du corpus oral qui est également le corpus de langue
vulgaire. Et il ne s’agit pas tant de blâmer un Barthes aveuglé par ses propres goûts littéraires
pour comprendre pleinement le phénomène qu’il décrit avec fracas, que de signaler une ligne
de séparation, sorte de commutateur ferroviaire dédoublant une voie théorique qui aurait sans
doute gagné à rester unie pour ne pas céder sous ses propres contradictions. Car si
l’élaboration barthesienne affirme que « la naissance du lecteur doit se payer de la mort de
l’Auteur »111, elle fait tout aussi bien dans le même mouvement de la lecture une forme
d’écriture, et de création :
Certes, la critique est une lecture profonde (ou mieux encore : profilée), elle
découvre dans l’œuvre un certain intelligible, et en cela, il est vrai, elle déchiffre
et participe d’une interprétation. Pourtant ce qu’elle dévoile ne peut être un
signifié (car ce signifié recule sans cesse jusqu’au vide du sujet), mais seulement
des chaînes de symboles, des homologies de rapports : le « sens » qu’elle donne
de plein droit à l’œuvre n’est finalement qu’une nouvelle efflorescence des
symboles qui font l’œuvre. Lorsqu’un critique tire de l’oiseau et de l’éventail
mallarméens un « sens » commun, celui de l’aller-et-retour, du virtuel, il ne
désigne pas une dernière vérité de l’image mais seulement une nouvelle image,
elle-même suspendue. La critique n’est pas une traduction, mais une périphrase.
Elle ne peut prétendre retrouver le « fond » de l’œuvre, car ce fond est le sujet
même, c’est-à-dire une absence : toute métaphore est un signe sans fond, et c’est
ce lointain du signifié que le procès symbolique, dans sa profusion, désigne : le
critique ne peut que continuer les métaphores de l’œuvre, non les réduire.112
Ce qui permet à Barthes d’écrire finalement que « Donner un Auteur à un texte, c'est imposer
111 Ibid.
112 BARTHES, Critique et vérité, Paris, Seuil, 1999, édition numérique, chapitre II
41
à ce texte un cran d'arrêt, c'est le pourvoir d'un signifié dernier, c'est fermer l'écriture. »113
Mais on retrouve dans ce passage de manière centrale l’idée de métaphore, si centrale chez
Proust et qui définit la littérarité de son style par ailleurs si prosaïque dans la narration d’une
vie quotidienne émaillée de soirées mondaines si semblables les unes aux autres ;
métaphores, rappelons-le, dont Paul Zumthor dit qu’elles sont si rares dans le texte
médiéval114, et dont Umberto Eco souligne qu’elles caractérisent l’esthétique moderne (par
opposition à l’esthétique post-moderne de l’âge industrielle) dans son obsession pour
l’originalité115. C’est pourquoi, avec beaucoup de sévérité sous les précautions oratoires
(Barthes parle pourtant d’« écritures variées, dont aucune n’est originelle »116), et quoiqu’il ait
lui-même choisi de se mettre sous le patronage d’une figure auctoriale reconnue, Foucault
s’en prend implicitement (mais clairement) à cette centralité de l’écriture dans le « meurtre
fondateur » barthesien :
Je me demande si, réduite parfois à un usage courant, cette notion ne transpose
pas, dans un anonymat transcendantal, les caractères empiriques de l’auteur. Il
arrive qu’on se contente d’effacer les marques trop visibles de l’empiricité de
l’auteur en faisant jouer, l’une parallèlement à l’autre, l’une contre l’autre, deux
manières de la caractériser : la modalité critique et la modalité religieuse. En
effet, prêter à l’écriture un statut originaire, n’est-ce pas une manière de retraduire
en termes transcendantaux, d’une part, l’affirmation théologique de son caractère
sacré, et, d’autre part, l’affirmation critique de son caractère créateur ?117
Au contraire, un anonymat empirique (et non pas transcendantal) semble bien
caractériser en propre la culture populaire, dont la lecture est largement absente de son versan
médiéval, et fort éloignée du lieu de haute noblesse où la maintient Barthes lorsqu’il parle de
critique littéraire. Un bon indice de ce que le tarissement des sources ne suffit pas à expliquer
la prééminence de l’anonymat dans la littérature médiévale (et finalement dans la culture
populaire en général) est le sort réservé aux auteurs de les jeux vidéo : ça ne fait que quelques
années maintenant (plus précisément, à partir de 2008 et de l’émergence d’une « scène indé »
113 Roland BARTHES, Le Bruissement de la langue. Essais critiques IV, op. cit. « de l’oeuvre au texte »
114 Paul ZUMTHOR et Michel ZINK, Essai de poétique médiévale, op. cit.p. 385
115 Umberto ECO, DAEDALUS et Marie-Christine GAMBERINI, « Innovation et répétition », op. cit.p.11
116 Roland BARTHES, Le Bruissement de la langue. Essais critiques IV, op. cit.« de l’oeuvre au texte »
117 Michel FOUCAULT, Dits et Ecrits, tome 1, op. cit. « qu’est-ce qu’un auteur ? »
42
vidéoludique) qu’on peut évoquer l’idée d’auteur de jeu vidéo sans faire rire. A cette
occasion, les auteurs de jeux devenus classiques sortent parfois a posteriori de l’anonymat,
mais le phénomène est nouveau et « Si dans l’industrie cinématographique la figure du
réalisateur s’est imposée, la question de l’auteur est encore assez incertaine dans les jeux
vidéo. »118 C’est que, si l’on peut avancer que la Nouvelle Vague et particulièrement les
Cahiers du Cinéma ont contribué à ce qu’il soit aujourd’hui convenu qu'un réalisateur de
cinéma est l'auteur de son film, c'est bien depuis les origines du 7e art que le nom du
réalisateur apparaît clairement dans le générique ou sur l'affiche du film. Le nom d’auteur ne
se réduit peut-être pas au nom propre, mais un nom propre est du moins requis pour mettre en
avant une auctorialité ; or retrouver le nom du ou des développeurs à partir d’un boitiers de
jeu ou de sa « page magasin » sur une plateforme comme steam relève le plus souvent de la
gageure.
Ce n’est qu’à partir de 1983, avec la première crise d'envergure dans l'industrie du jeu
vidéo119, que des développeurs revendiquent le statut d'auteur. Avant cette crise, un éditeur
phare comme Atari interdisait à ses concepteurs de faire figurer leur nom dans les crédits des
jeux, alors même que les équipes de production d’alors étaient volontiers bien plus réduites
que celles d’aujourd’hui (le développement d’un jeu ne demandant pas tant la programmation
et la coordination d’un nombre considérables d’assets et de moteurs qu’un simple programme
ad hoc demandant concision et maîtrise du langage de développement). Dans ce contexte, il
était déjà suffisamment délicat de signer son ouvrage pour au surplus se mettre en avant
comme auteur :
Le cas du jeu Adventure (Atari, 1978) conçu par Warren Robinett nous semble à
ce titre particulièrement signifiant. Warren Robinett, souhaitant passer outre
l’interdiction, décida d’inclure une pièce secrète dans le jeu, lieu dont la
découverte n’était pas nécessaire pour progresser dans l’intrigue mais que le
joueur chevronné pouvait tout de même mettre à jour. Cette chambre cachée
contenait bien sûr la signature de son concepteur. Il instaura ainsi une nouvelle
118 Sébastien GENVO, « LudoLogique.com - L’art du game design, caractéristiques de l’expression
vidéoludique ».
119 crise de surproduction, l'industrie était la première industrie culturelle devant toutes les autres, faisant croire
à une possibilité d'écoulement infini de n'importe quelle production. Daniel ICHBIAH, La saga des jeux
vidéo : De Pong à Lara Croft, Paris, Vuibert, 2017, p.33
43
tradition au sein des jeux vidéo, celle des easter eggs (bonus cachés), qui se
renouvela sans cesse par la suite, faisant d’ailleurs l’objet d’exploitation
commerciale quasi systématique par Nintendo (l’intérêt d’un jeu comme Super
Mario Bros. étant notamment de découvrir les pièces cachées au joueur)120
L’affirmation de certains développeurs comme auteurs de leur jeu coïncide avec la
caractérisation du jeu vidéo comme un art, pour la première fois par Chris Crawford en 1983,
sous forme non pas d’un constat de fait, mais de l’ouverture de perspectives, d'un appel à
explorer plus avant les potentialités du medium. Il est d’ailleurs intéressant de noter que
trente ans après cette crise, une auctorialité vidéoludique a effectivement vu le jour, non pas
au coeur de l’industrie, mais à sa marge, là où les développeurs ressemblent le plus à ceux
qu’on appelait les « hackers », mot qui signifiait alors virtuoses du code informatique, aux
développeurs des tout premiers jeux, ceux dont Stéphane Vial pouvait avec enthousiasme
affirmer les qualité démiurgiques quasi-divine « Au pays du code, le programmateur est roi :
tel un démiurge, il peut tout simuler, synthétiser, recréer. Il peut même fabriquer, lui aussi, des
images virtuelles, images qui n'existent pas en dehors de l'appareillage informatique où elles
viennent au monde. »121 Pour autant, 30 ans plus tard, l'Auteur-Dieu de jeu vidéo est toujours
une figure marginale d’une industrie dont les idoles sont ailleurs.122
Le monde des jeux vidéo est aujourd’hui scindé en deux pôles distinct, deux espaces certes
poreux mais qui tendent à recouvrir la dichotomie culture légitime / culture de masse que
nous avons posée en introduction. L'auctorialité classique est ainsi davantage la norme dans
les jeux dit « indé » (jeux qui correspondent à cette « nouvelle vague » dans le jeu vidéo qui a
commencé en 2008, et qui est fort analogue à ce qu'on a appelé la nouvelle vague dans le
cinéma), généralement autoproduits ou du moins reçus comme tels, et développés en équipe
restreinte. Dans un entretien filmé pour la plateforme en ligne Critical Path, Amir Rao
souligne qu’entre jeux Indie et « AAA »123, « there is a pretty big difference » en cela qu’en
développant un jeu indé, « you can kinda have a signature… And you know maybe in fifty
120 Sébastien GENVO, « LudoLogique.com - L’art du game design, caractéristiques de l’expression
vidéoludique », op. cit.
121 Stéphane VIAL, L’être et l’écran, Paris, PUF, 2013, p.158
122 Sébastien GENVO, « LudoLogique.com - L’art du game design, caractéristiques de l’expression
vidéoludique », op. cit.
123 l’équivalent vidéoludique des « blockbusters » cinémato-graphiques : l’assimilation de la qualité à la
quantité d’argent investie est ici totalement assumée, « AAA » ne faisant référence qu’à la notation scolaire
américaine, A-B-C-D en ordre décroissant.
44
years in classroom they’ll be able to dissect what this signature is, but at least as a player you
can kinda feel the difference »124. Non seulement une signature mais également la propriété
intellectuelle de ce qu’on produit, qui avant l’émergence de cette « scène indé » revenait
intégralement à l’éditeur (ce qui est toujours le cas sur les grosses productions) : « Alors que
la recherche de fonds pour le développement de jeux vidéo revenait traditionnellement à
l’éditeur, l’arrivée de nouvelles formes de distribution et de mécanismes de financement
inédits tels que le financement participatif se traduit par une évolution du rôle des éditeurs et
des développeurs. Il s’ensuit que les droits de propriété intellectuelle, dont les titulaires
étaient habituellement les éditeurs, peuvent désormais être partagés avec un éditeur ou
appartenir à un développeur ou à un véhicule d’investissement. »125 Que l’éditeur se confonde
ainsi dans l’attribution de l’oeuvre avec un auteur-producteur effacé lui confère le rôle
structurel qu’avait volontiers l’éditeur médiéval, qui – jusqu’au Moyen-Âge tardif où la
littérature de langue vulgaire commença à passer à l’écriture et de ce fait, à se mêler à la
littérature latine, savante – pouvait s’accaparer la production d’un auteur sans que la moindre
distinction conceptuelle ne fût instituée d’aucune façon pour l’y reprendre.
De fait, le rôle de l’éditeur126 dans la production AAA est absolument central. Nous l’avons
vu, lorsqu’Atari était en telle position de monopole qu’il était en situtation d’imposer ses
propres règles ubuesques à un secteur industriel lui appartenant quasi-intégralement, il
interdisait aux concepteurs du jeu de signer leur production. Mais encore aujourd’hui, pour
Ken Levin, game designer et écrivain, l’auctorialité dans le secteur vidéoludique se réduit à
du « branding » : « authorship, it’s just a brand, right ? »127 C’est là un point – c’est très
étonnant si l’on prend la mesure de la distance énorme qui sépare les deux époques en termes
de mode de production – qui rapproche tout à fait les jeux vidéo de la littérature médiévale :
« Le nom en effet, quand l'auteur le déclare, s'intègre au texte, y remplissant une fonction en
quelque sorte publicitaire, créant entre l'auditeur et ce qu’on lui fait entendre la fiction d'une
connivence personnelle. »128
124 CRITICAL PATH, AAA vs. Indie, Critical Path.
125 OMPI, Jeux vidéo et propriété intellectuelle : une perspective mondiale,
http://www.wipo.int/wipo_magazine/fr/2014/02/article_0002.html, consulté le 23 août 2017.
126 parfois du développeur, toujours cependant de l’entité collective, puisque « développeur » réfère
indifféremment à une (ou l’une des) personne(s) physique(s) et au studio de développement, c’est-à-dire à la
marque – « brand » – qui le signale.
127 CRITICAL PATH, Auteurship is Branding.
128 Paul ZUMTHOR et Michel ZINK, Essai de poétique médiévale, op. cit. p.85
45
Au contraire du cinéma où les films sont associés à leur directeur et leurs acteurs, les jeux
vidéo sont associés à des marques, notamment parce que les « visionaries » (il est assez
significatif que, en dépit de la manière dont Critical Path a titré cette vidéo, le game designer
Rod Pardo n’utilise à aucun moment les termes « auteur » ni « author » ni leurs dérivés)
peuvent changer de company « anytime », et ne sont pas suffisamment attachés à leur
création pour qu’une auctorialité émerge, pour qu’elle s’institue :
I think that there are visionary designers out there that are very similar to film
directors. I just think that we're just a different industry in how we celebrate that.
You know, I think in film, for a lot of reasons, it really becomes more about who's
in the film or who directed the film than it is about the rest of the people in the
team behind it. And I think that's just because as a society we're very attached to
the people behind the entertainment and we really want to be fans; we don't
typically like to just be excited about logos. But the game industry, we've kind of
rebelled against that idea, you know, we really want it to be about the team, and I
think if you start looking at publishers, they are almost are disincentivized to raise
the big personalities and put them on boxes and things like that, because those
people leave and go to other studios, and publishers really want to create brands.
They want to create brands that the public is excited about the next Call of Duty
game. They don't necessarily care who is behind it or that person now is making
another game.129
Dans ce contexte, le game director n’est qu’un salarié parmi d’autres, en position de
contremaîtrise : un cadre, un chef d’équipe, qui doit être humble (nous avons évoqué déjà le
rôle cardinal de cette valeur au Moyen-Âge), qui ne doit pas être surévalué, et doit
essentiellement travailler à la cohésion de l'équipe, c'est à peu près tout. A peu près tout,
même dans les petits studios visiblement, et Ryan Payton, qui vient de quitter le secteur du
triple A pour fonder son propre studio à l’époque où ces propos sont recueillis, n’est pas
vraiment à l’aise avec l’idée d’auctorialité au sens fort :
And, and you don’t want to give people opportunities to, uh, to become almost
bigger than they - than they really are. I think that’s a really dangerous path. And
to me I find it encouraging actually that there’s not a lot of game director’s names
129 CRITICAL PATH, Game Brand vs. Auteur.
46
on boxes. Um, but that said, a lot of my favorite games come from very strong
figures in the industry and it’s something I really struggle with. Um, when I look
at all of my favorite games, the vast majority of them came from people that had
relentless visions and oftentimes didn’t listen to their peers. And so it’s something
that I - I constantly struggle with. Um, and, uh, we’ll see where we end up with
our - with our little company, you know.130
C’est que la norme de medium reste le régime d’anonymat qui est celui des œuvres
collectives, produits « en équipe ». L’auctorialité plus classique des « indé » peut certes
exister dans les productions AAA, mais de façon bien plus marginale (ainsi dernièrement du
très attendu The Last Guardian auquel est associé davantage son concepteur Fumito Ueda
que Sony, l’éditeur). Et encore aujourd’hui, sans que les développeurs aient forcément à
cacher leur nom dans le code du jeu, le nom qui apparaît parfois n’est pas tant celui des
développeurs du jeu que celui de l’initiateur éventuellement identifié de la série voire de la
licence dont les jeux sont tirés : Sid Meier ne participe plus au développement des
Civilization depuis le second opus (MicroProse, 1996), qui continuent pourtant à porter son
nom (on en est aujourd’hui au « Sid Meier's Civilization VI ») ; Tom Clancy de la série
prolifique des « Tom Clancy's » n'est pas le développeur ni le concepteur ni même le
directeur artistique, mais tout simplement l'auteur de la série de romans dont les jeux sont
plus ou moins lointainement inspirés (et pour certains d’entre lesquels il fait appel à un prêteplume). Ils jouent moins le rôle d’un auteur au sens moderne du terme que celui des heuretès
dont parle Jean-Marie Schaeffer à propos des fables : une figure fondatrice d’une tradition,
d’une série d’oeuvres allant d’Ésope (le fondateur) à Jean de la Fontaine. 131 Le plus souvent,
ces heuretès vidéoludiques s’incarnent dans un premier, un second opus ou même un
« retake », et plus largement dans le nom d’une franchise (qui donnera parfois son nom à tout
un genre, comme nous l’avons déjà mentionné). C'est alors la saga, la franchise qui joue le
rôle de l'auteur.
Le cas Fallout est à cet égard emblématique, et le titre du livre que Théo Dezalay lui a
consacré porte fort bien son nom (d’autant que l’univers du jeu, cela au moins ne varie pas « war never changes » - est un univers « post-nucléaire ») : Fallout : les mutation d’une saga,
130 CRITICAL PATH, Vision and the Auteur.
131 Jean-Marie SCHAEFFER, « Aesopus actor inventus », Poétique, 1985, no 62, p.362
47
publié l’an dernier rend compte des viscissitudes d’une série développée par 4 studio
différents, avec des équipes chaque fois recomposées, y compris souvent les chefs exécutifs,
et éditée par 3 éditeurs différents.132 La question foucaldienne de l’attribution se voit alors
attribuer une réponse aussi claire qu’insatisfaisante :
Comment donc attribuer plusieurs discours à un seul et même auteur ? Comment
faire jouer la fonction-auteur pour savoir si on a affaire à un ou plusieurs
individus ? Saint Jérôme donne quatre critères : si, parmi plusieurs livres attribués
à un auteur, l'un est inférieur aux autres, il faut le retirer de la liste de ses oeuvres
(l'auteur est alors défini comme un certain niveau constant de valeur) ; de même,
si certains textes sont en contradiction de doctrine avec les autres oeuvres d'un
auteur (l'auteur est alors défini comme un certain champ de cohérence
conceptuelle ou théorique) ; il faut également exclure les oeuvres qui sont écrites
dans un style différent, avec des mots et des tournures qu'on ne rencontre pas
d'ordinaire sous la plume de l'écrivain (c'est l'auteur comme unité stylistique) ;
enfin, on doit considérer comme interpolés les textes qui se rapportent à des
événements ou qui citent des personnages postérieurs à la mort de l'auteur
(l'auteur est alors moment historique défini et point de rencontre d'un certain
nombre d'événements). (Foucault qu'est-ce qu'un auteur?)
On répondra à cette série de questions « c’est Fallout », dont on exclura généralement un
certain nombre d’opus comme Fallout Tactics : Brotherhood of Steel, par omission ou dédain,
ou encore Fallout Online qui n’était en fin de compte qu’un mod du jeu Fallout 2 (mais
malgré tout considéré par beaucoup de joueurs comme le meilleur opus de la série, nous
reviendrons ultérieurement sur la notion de modding). On répondra parfois Tim Cain, Brian
Fargo ou Feargus Urquhart, peut-être Leonard Boyarsky, Jason Anderson ou Scott Everets et
Chris Avelonne pour les plus pointus, alors même que Tim Cain, Leonard Boyarsky ou Jason
Anderson n’ont participé qu’aux Fallout 1 et 2 (les seuls, selon les puristes), que le troisième
n’a participé qu’à Fallout 2 et New Vegas. On ne répondra sans doute pas Emil Pagliarulo,
pourtant lead designer de Fallout 3, d’une part parce que ce dernier déçut énormément,
d’autre part parce qu’il fut développé par Bethesda, éditeur privilégiant ses propres studios
Bathesda Softworks ou Zenimax, ce qui renforce l’anonymat des concepteurs (« c’est
132 Théo DEZALAY, Fallout : les Mutations d’une saga, Paris, Presse Non-Stop, 2016, 208 p.
48
Bethesda »).
Enfin, c’est Wasteland, l’un des tous premiers jeux produit par Interplay (studio de
développement et éditeur des deux premiers Fallout et de Fallout Tactics) qui est le jeu
fondateur de la lignée : pour autant, s’il ne joue pas ici la figure d’heurétès, le cas Wasteland
nous permet d’aborder la question de la mort de l’auteur dans la culture de masse sous l’angle
du plagiat. Si l’anonymat est l’absence d’auteur, le plagiat révèle au contraire sa présence,
son trop-plein gênant, et l’aborder permet ainsi de rendre compte du phénomène auctoriale
sous un angle différent, contraposé. Wasteland fut bien développé par Interplay, mais édité
par Electronic Arts à une époque où Interplay n’était qu’un studio de développement, de taille
très réduite, incapable d’éditer et distribuer lui-même son jeu. Au moment où la nouvelle
équipe formée autours de Tim Cain (surnommés les Jason) décide de développer son propre
jeu, ils projettent tout simplement de réaliser un Wasteland 2 et contactent EA Games
(détenteurs des droits sur Wasteland) pour obtenir leur autorisation ; lorsque ces derniers
refusent, le développement de ce qui deviendra Fallout est déjà bien avancé. Dès lors, des
changements cosmétiques profonds (ou moins profond : les Gardiens deviennent la Confrérie
de l’Acier, et voilà) ajoutés aux innovations déjà mises en place en termes de gameplay
suffiront visiblement à éviter les poursuites pour plagiat, alors même que l’idée selon laquelle
« pas de Fallout sans Wasteland » est acquise aux membres de l’équipe de développement
d’alors, qui le répètent à l’envi. 133 Cinq ans avant Fallout sort Alone in the Dark (Infogrames,
1992) sur PC, et un an avant Fallout, Resident Evil sur Playstation :
Alone in the Dark sort donc en 1992, avec le succès que vous savez. En raisons de
différends profonds avec son éditeur, Frédérick Raynal partira créer un nouveau
studio et ne travaillera pas sur les épisodes suivants. Mais qu'importe : il a déjà
signé l'acte de naissance d'un genre qui engendrera d'autres jeux culte, tels Silent
Hill ou directement dans son sillage en 1996, le premier Resident Evil sous l'égide
de Shinji Midami. A son propos, Frédérick Raynal explique être « impatient de le
rencontrer ». Quand le jeu sort, il n'est plus chez Infogrames depuis longtemps
mais a encore pas mal de copains sur place. « Ils me rapportaient que les
dirigeants étaient furax contre Capcom, qui aurait piqué le concept d'Alone. Pour
le coup c'était vrai : on retrouvait les mêmes plans de caméra, les mêmes puzzles,
133 Ibid.
49
des chiens qui font irruption par les fenêtres … Et puis, quelque temps plus tard,
le discours a changé d'un coup, c'est devenu « Ah non, y a plus aucun problème
avec Capcom, ils assurent que l'équipe n'a jamais vu Alone in the Dark avant, c'est
une coïncidence ». Je ne cherchais ni les honneurs, ni rien, mais entendre ça, ça
faisait mal. »134
Frédéric Raynal finit par entrer en contact avec le dévloppeur japonais : «Le premier
truc qu'il a fait quand son contrat avec Capcom a pris fin (en 2005, NDLR), ça a été
de dire qu'au départ, son jeu devait être un FPS, mais que dans le studio, ils étaient
tous tombés dans Alone et s'étaient dit « il faut qu'on fasse ça ». Et donc Resident Evil
n'aurait jamais été ce qu'il est sans Alone in the dark. J'espère donc le rencontrer pour
le remercier de m'avoir ôté l'une de ces douleurs que l'on peut accumuler dans ce
métier. »135 L’absence de rancoeur et de revendication autre que symbolique de la part
de Frédéric Reynal, qui frise la candeur, ainsi que la réaction de Shinji Midami à la
rupture de son contrat avec Capcom, qui s’empresse d’écrire à Frédéric Raynal pour lui
faire une espèce de confession sans toutefois démonstration de culpabilité ou remord,
sont toutes deux éloquentes sur le régime d’auctorialité propre à l’industrie
vidéoludique : le plagiat y relève du service juridique de grosses enseignes négociant
entre elles leurs marges de profits respectives. La déconnexion entre l’appropriation
économique d’une création et son appropriation symbolique semble totale, cette
dernière se faisant au mieux en dépit de l’absence de la première et relevant de la
conscience individuelle voire de la respectabilité restreinte aux pairs, davantage que de
la reconnaissance par un public. C’est dire que la notion de plagiat est des plus effacées.
Et elle est totalement absente dès lors que l’on descend de la phénoménalité du jeu à
son infrastructure informatique : ainsi des « moteurs », sorte d'outil clé en main,
d'éléments préprogrammés alloués à la gestion d'un aspect particulier du programme.
Certains sont exclusifs à une entreprise et secrètement gardés (ce sont les « moteurs
propriétaires »), mais il est de plus en plus rare qu'un jeu n'utilise pas au moins un
moteur générique. Certains disposent même d'une interface utilisateur et de tutoriels
conçus par la communauté des utilisateurs, qui permettent aux non-programmeurs de se
134 « Canard PC hors-série spécial interviews », avril-mai 2017, p.7
135 Ibid., p.7
50
familiariser avec cette dernière et de développer éventuellement leur propre jeu (la
plupart de ces moteurs interfacés proposent des versions gratuites) : c’est le cas du
moteur Unity, de l’Unreal Engine (qui est également open source, nous reviendrons sur
cette notion en III), ou de Game Maker Studio, le plus accessible des trois en termes
d’interface. Non seulement les studio de développement travaillent de la sorte sur une
base logicielle commune, mais certains choisissent de collaborer spécifiquement sur le
développement d’un moteur commun, comme très récemment et de façon inédite Ideo
Kojima (l’un de ces grands noms du jeu vidéo AAA qui figure dans la liste des
exceptions que nous avons évoquées précédemment), qui a choisi de travailler avec
Guerilla Games sur le moteur de son prochain jeu, Death Stranding : Si Ideo Kojima
est bien un auteur de jeu vidéo, c’est à la manière dont Michel-Ange signait ses œuvres,
œuvres collectives de tout un atelier, de toute une école : dans le cas qui nous intéresse,
Ideo Kojima a choisi de mettre en avant cette collaboration, collaboration avec une
autre école, pourrait-on dire.
Figure 1 : le moteurs ID Tech 2.0 d’Id Software et les licences sur lesquelles il fut
utilisé (source : Pause Process #41, https://youtu.be/D_pw841ZR1E)
51
Figure 2 : réutilisabilité des moteurs de jeu avec quelques exemples pour chaque cas,
où l’on voit en quoi les jeux sont des œuvres collectives, dont les éléments
infrastructurels sont conçus pour être le plus possible sérialisés
52
Figure 3 : Généalogie des moteurs issus de l’Id Engine d’Id Software (source : ibid.)
53
Le droit des brevets vient s’articuler au régime de propriété intellectuelle de telle sorte que
lorsqu’une franchise est produite sui generis pour une série de jeux à venir elle ne tombe pas
sous le régime juridique de « l’oeuvre dérivée »136 malgré ce « fonds commun » des moteurs
de jeu. Mais la construction juridique segmente fort arbitrairement une réalité des plus
composites, et ce, d’ailleurs, au prix d’acrobatie juridiques et de zones d’ombres qui ne
semblent pas prêtes d’être éclairées.
Figure 4 : différents régime de propriété intellectuelle dont relève un jeu vidéo. Source :
http://www.wipo.int/wipo_magazine/fr/2014/02/article_0002.html
136 OMPI, « Jeux vidéo et propriété intellectuelle », op. cit.
54
Cette absence de la notion de plagiat qui est absence d’auteur est également une
caractéristique évidente du chant médiéval :
C’est ainsi que perd toute substance le mythe positiviste des « sources », autant
qu’une série de notions issues de notre pratique classique de l’écriture : stabilité
du texte, authenticité, identité — et toutes les métaphores stériles de nos
« histoires littéraires » : origine, création, destin d’une œuvre ; évolution, apogée,
décadence d’un genre... et sans doute l’image paternelle d'auteur.
(…)
Dans la notion de « texte authentique », la plus perverse mais encore vigoureuse
en dépit de remises en question périodiques, perdure une pensée théologique,
relative (paradoxalement) à la tradition de la Parole de Dieu. Toutes les fois
qu'une pluralité de manuscrits nous permet d'en contrôler la nature, la
reproduction du texte nous apparaît, fondamentalement, comme ré-écriture, réorganisation, compilation. Durant les mêmes siècles, les théoriciens arabes firent
expressément de ces caractères l’être même de la poésie, qu’ils désignèrent du
nom de saripât (littéralement, « plagiat »). L’ère ontologique du poème est la
tradition qui le supporte. Une voix l’actualise, mais n’a ni origine ni destin, elle
n’évolue ni ne décline, elle ne revendique aucune filiation : elle est formalisée par
les mouvements physiques d’un corps autant et plus que par les paroles
prononcées. »137
En somme, à l’aune des développements précédents, nous pouvons affirmer que c’est
aujourd’hui dans les jeux vidéo que se réalise pleinement ce que Foucault imaginait comme
un murmure :
On peut imaginer une culture où les discours circuleraient et seraient reçus sans
que la fonction-auteur apparaisse jamais*] Tous les discours, quel que soit leur
statut, leur forme, leur valeur, et quel que soit le traitement qu’on leur fait subir,
se dérouleraient dans l’anonymat du murmure. On n’entendrait plus les questions
si longtemps ressassées : « Qui a réellement parlé ? Est-ce bien lui et nul autre ?
137 Paul ZUMTHOR, La Lettre et la Voix. De la « littérature » médiévale, op. cit. « mémoire et communauté »
55
Avec quelle authenticité, ou quelle originalité ? » (Foucault, « qu'est-ce qu'un
auteur ?)138
C'est que l’esthétique vidéoludique et plus généralement mass-mediatique est un univers
moins peuplé d’individus-auteurs que de mondes (les franchises), de personnages, d’objets
desquels les producteurs font davantage office de médiateurs que de créateurs :
Peter Sanderson lit des comics depuis toujours et a étudié la littérature à
Columbia University. Pendant son temps libre, il attaque directement les auteurs
de ses comics favoris, sans craindre l’arrogance. Il leur reproche d’être
incohérents, incapables de proposer des relectures dignes de ce nom des origines
des héros de l’âge d’or. Étant un fan des premières heures, il se sent légitime à
reprocher aux rédacteurs en chef de ne pas comprendre les héros pour lesquels
écrivent les auteurs. La Kulturindustrie est ainsi faite que le personnage compte
plus que les auteurs.139
Or si la culture populaire en général, au Moyen-Âge comme aujourd’hui, tue ainsi l'AuteurDieu, c'est sans doute avant tout par la participation des récepteurs qu'elle permet de par une
attention qui va davantage à l'espace qu'elle ouvre qu'à sa propre origine, toujours
insaisissable.
Nous savons maintenant qu’un texte n’est pas fait d’une ligne de mots, dégageant
un sens unique, en quelque sorte théologique (qui serait le « message » de
l’Auteur-Dieu), mais un espace à dimensions multiples, où se marient et se
contestent des écritures variées, dont aucune n’est originelle : le texte est un tissu
de citations, issues des mille foyers de la culture.140
Nous proposons donc à présent d'examiner de quel bois se chauffe le foyer de la culture
populaire, quel espace dessinent les propriétés formelles que nous lui avons déjà reconnues.
138 Michel FOUCAULT, Dits et Ecrits, tome 1, op. cit. « qu’est-ce qu’un auteur ? »
139 Richard MÈMETEAU, Pop culture, op. cit. Chapitre « Prophétie et Communauté »
140 Roland BARTHES, Le Bruissement de la langue. Essais critiques IV, op. cit. « de l’oeuvre au texte »
56
III. Participation à un autre monde
La mort de l’Auteur-Dieu, c’est, nous l’avons dit avec Barthes, l’avènement du
Lecteur ; et de fait, une théorie de la réception émerge à la fois de ce geste inaugurale, et de
l’étude de la littréature médiévale qui, à la même époque, connaît un nouvel essor dont nous
sommes encore aujourd’hui les héritiers (là où l’auteur, dans le champ de la critique littéraire
proprement dite, a quelque peu rescuscité 141). Mais là encore, la culture populaire reconfigure
et revitalise autant qu’elle appelle cette théorie de la réception.
A. Les théories de la réception et leurs limites
Hans Robert Jauss, qui a beaucoup travaillé sur les textes médiévaux pour élaborer sa
théorie, souligne dans son Esthétique de la Réception la nouveauté des littératures médiévales
par rapport aux canons latins et grecs, ainsi que, comme Paul Zumthor, l'absence de
« document poétologique ». Il cite H. Kuhn (« Gattungsprobleme der mittelhochdeutschen
Literatur », Sitzungsberichte der Bayer. Akad. d. Wiss. (Phil.-hist. Kl), 1956, H. 4, p.8) pour
se prévaloir de la nouveauté d’un champ encore insuffisamment exploré : « Les langues
vulgaires et les modèles qu'elles ont dévelopés depuis longtemps ne retiennent l'attention des
théoriciens qu'à partir de 1300, avec Dante, Antonio da Tepo, Eustache Deschamps. »142
Mais par différence avec les formalistes russes, l'historicité de la littérature ne s'épuise pas,
aux yeux de Jauss, dans une « succession de systèmes esthétiques formels »143, l'histoire de la
littérature ne se réduit pas à une histoire des auteurs et des œuvres, et les oeuvres n'ont une
histoire que dans la mesure où elles sont lues : « Seule la médiation du lecteur fait entrer
l'œuvre dans l'horizon d'expérience mouvant d'une continuité. »144 La tradition « présuppose
141 Équipe de recherche FABULA, Qu’est-ce qu’un auteur ? 10. La disparition élocutoire du poète,
http://www.fabula.org/compagnon/auteur10.php, consulté le 24 août 2017.
142 COLLECTIF, Théorie des genres, Paris, Seuil, 1986, p.39
143 Hans Robert JAUSS, Literaturgeschichte als Provokation der Literaturwissenschaft, p.167 cité et traduit par
Isabelle KALINOWSKI, « Hans-Robert Jauss et l’esthétique de la réception », Revue germanique
internationale, 15 juillet 1997, no 8. Nous devons à Isabelle Kalinowski, dans cet article, notre accès à ces
passages non-traduits et pourtant importants de l’oeuvre d’Hans-Robert Jauss
144 JAUSS, Literaturgeschichte als Provokation der Literaturwissenschaft, p.169, cité et traduit par Ibid.
57
la réception », et « les modèles classiques eux-mêmes ne sont présents que lorsqu'ils font
l'objet d'une réception »145. C'est la série des réceptions, et non celle des œuvres, qui constitue
le fil conducteur de l'histoire littéraire. En cela Hans Robert Jauss se rapproche de l’un de ses
contemporain, Félix Vodicka, pour qui aucune œuvre n’existe sans « concrétisation », c'est-àdire sans tension entre l'oeuvre et ses publics, tension qui est à l'origine selon lui de
l'évolution littéraire. Le lien avec l'histoire réelle n'est qu'esquissé : « Dès qu'une œuvre est
intégrée dans de nouveaux contextes de perception (état de la langue modifié, nouveaux
postulats littéraires, structure sociale modifiée, nouveau système de valeurs intellectuelles et
pratiques, etc.), on peut ressentir comme esthétiquement efficaces des propriétés de l'œuvre
qui n'étaient pas perçues de cette manière auparavant » 146 (Felix Vodicka, Die
Rezeptionsgeschichte literarischer Werke, in Rezeptionsästhetik, éd. par R. Warning, op. cit.,
p. 71 , cité et traduit par ibid).
Jauss adresse ce manque en invoquant, dans « Esthétique de la réception. Bilan
Intermédiaire » le « lecteur implicite », différent du lecteur réel, « prescrit » ou « orienté »
(mais non déterminé) par le texte. C'est quelque peu retourner à une simple théorie du texte,
là où une théorie de la réception implique au contraire, sous peine d'être fondamentalement
lacunaire, une étude des conditions historiques de réception, laquelle indique les limites d'une
conception de la littérature comme « sphère séparée » du monde social : « Tel est le paradoxe
de 1'"herméneutique éclairée" de l'esthétique de la réception : revendiquant la nécessaire prise
en compte de l'historicité du fait littéraire, elle recule devant la difficulté de son
appréhension. » (Isabelle Kalinowski, « Hans-Robert Jauss et l’esthétique de la réception,
revue internationale germanique », numéro 8, 1997, p.158). Jauss dénie à des élèves de lycée
la capacité à interpréter un texte, à être des lecteurs capables d'en discerner les qualités
littéraires, exemple qui selon lui interdit toute appréhension empirique de la réception. En
somme il retourne à une définition classique de la littérature, dans laquelle l’excellence
formelle de ce qui constitue en propre la « littérarité » prescrit une lecture avertie, définition
qui est sans doute le reflet de son positionnement spécifique (de théoricien de la littérature
partageant les valeurs de sa classe).
145 Ibid. p.169, cité et traduit par ibid.
146 Felix VODICKA, Die Rezeptionsgeschichte literarischer Werke, in Rezeptionsästhetik, éd. par R. Warning, p.
71, cité et traduit par Isabelle KALINOWSKI, « Hans-Robert Jauss et l’esthétique de la réception », op. cit.
58
Son geste théorique est en cela très proche de celui de Barthes, qui entendait libérer la lecture
et rhéabiliter le lecteur – non pas un lecteur empirique mais une « fonction-lecteur » – et
voyait dans le critique un autre écrivain, finalement co-créateur du Texte : dans son bilan,
Hans Robert Jauss conçoit lui aussi sa fonction de chercheur en littérature comme une
fonction créatrice : « Le chercheur serait alors créateur et pourrait être comparé à l'écrivain,
comme créateur d'attentes nouvelles. »147 Il est difficile de ne pas voir sous l’esthétique de la
réception telle que formulée par Jauss ou Barthes une forme d’autopromotion sociale,
promotion de la fonction-critique reconduisant par là-même une liturgie de l’Auteur, à travers
le maintien d’un lecteur habilité d’une part, et d’une hiérarchie des œuvres corrélativement :
puisque ce lecteur habilité, lecteur noble si l’on préfère, n’est autre que le « lecteur
implicite », « orienté » par l’oeuvre, et plus encore probablement par les bancs de l’institution
scolaire, les « classiques » de la littérature étant sans doute d’abord ces textes-là que l’on
étudie en classe.
S’il est vrai que le meurtre inaugural de Barthes était aussi bien une rupture avec la critique
littéraire « à la française » de Gustave Lanson (le continuateur de Sainte-Beuve) 148, il est
assez singulier de retrouver sous la plume de Lanson de forts accent jaussiens : « Le propre
de l'oeuvre littéraire est de provoquer chez le lecteur des réactions du goût, de la sensibilité et
de l'imagination : mais plus ces réactions sont intenses et fréquentes, moins nous sommes en
état de nous distinguer de l'œuvre. Dans l'impression littéraire que nous fait Iphigénie, qu'estce qui est de Racine ? qu'est-ce qui est de nous ? comment extraire de notre modification
personnelle une connaissance valable pour d'autres ? La définition même de la littérature ne
nous enferme-t-elle pas dans l'impressionnisme ? »149 Et en fin de compte, avec le concept de
« lecteur implicite », Hans Robert Jauss semble s’en tenir là, à ce véritable seuil critique qui
n’est autre que l’une des entrées du temple de la Littérature.
Encore s’agit-il d’une vision de la littérature fort éloignée de sa conception médiévale,
et l’on peut dire qu’Hans Robert Jauss est quelque peu passé à côté de son objet de
prédiléction. Paul Zumthor se moque ainsi de Scholz qui voit dans les textes médiévaux des
147 Hans Robert JAUSS, Rezeptionsgeschichte oder Wirkungsästhetik, Konstanzer Diskussionsbeitrâge zur Praxis
der Literaturgeschichtsschreibung, éd. par Heinz-Dieter Weber, Stuttgart, 1978, cité et traduit par Ibid. p.160
148 Équipe de recherche FABULA, « Qu’est-ce qu’un auteur ? », op. cit.
149 La Revue du mois, Paris, Libraire Félix Alcan, 1910, p. 391
59
traces d'« auditeurs fictifs », essentiel au fonctionnement de l'art médiéval, et qui occupent la
même fonction conceptuelle que le « lecteur implicite » jaussien : « une pichenette »150 suffit
à faire s'effondrer cette notion et à la remplacer par l'auditoire réel du chant poétique. Scholz
tout comme Hans Robert Jauss sont prisonniers d'une conception muséale de l'esthétique : il
faudrait, pour comprendre la réception littéraire, neutraliser le lecteur / auditeur / récepteur
réel au profit d'un récepteur-fonction du texte, négatif poétique d'une œuvre qui lui donne sa
forme idéale. L'herméneutique jaussienne, après l'affirmation fracassante qu'il n'y a pas
d'oeuvre sans réception, réaffirme qu'il n'y a pas de réception adéquate qui ne reconnaisse les
propriétés esthétiques objectives de l'oeuvre. Il n'est pas indifférent à cet égard que le passage
de la théorie barthesienne qui échappe le plus à cet écueil est celui où la comparaison avec le
jeu est la plus évidente :
La lecture la plus subjective qu’on puisse imaginer n’est jamais qu’un jeu mené à
partir de certaines règles. D’où viennent ces règles ? Certainement pas de
l’auteur, qui ne fait que les appliquer à sa façon (elle peut être géniale, chez
Balzac par exemple) ; visibles bien en deçà de lui, ces règles viennent d’une
logique millénaire du récit, d’une forme symbolique qui nous constitue avant
même notre naissance, en un mot de cet immense espace culturel dont notre
personne (d’auteur, de lecteur) n’est qu’un passage. Ouvrir le texte, poser le
système de sa lecture, n’est donc pas seulement demander et montrer qu’on peut
l’interpréter librement ; c’est surtout, et bien plus radicalement, amener à
reconnaître qu’il n’y a pas de vérité objective ou subjective de la lecture, mais
seulement une vérité ludique.151
150 Paul ZUMTHOR, La Lettre et la Voix. De la « littérature » médiévale, op. cit. « la performance »
151 Roland BARTHES, Le Bruissement de la langue. Essais critiques IV, op. cit. « écrire la lecture »
60
B. La participation des récepteurs
Nous avons déjà signalé l’oralité propre à la poésie médiévale. Paul Zumthor parle
également de théâtralité : « Pour nous modernes, le théâtre est un art que seul un abus de
langage permet de classer parmi les genres littéraires. La situation médiévale originelle était
inverse : toute poésie y participait plus ou moins à ce que nous nommons théâtre. Cette
situation évolua lentement, à partir du XIVe siècle, vers celle que nous connaissons. »152 ou
encore « le caractère général le plus pertinent peut-être de la poésie médiévale est son aspect
dramatique. »153 Cette théâtralité est le lieu de libération des frustrations individuelles ou
collectives à travers un « psychodrame de groupe », dont Paul Zumthor compare la
spontanéité à celle des happenings contemporains (années 70) :
Déconnecté du réel quotidien, l’auditeur accomplit un transfert de réalité
beaucoup plus puissant et efficace qu’il ne peut l’être dans une situation de
dialogue ordinaire, où l’opposition entre le contenu du discours et son référent est
moins nettement tranchée. Ce transfert provoque chez l'auditeur une activité
perceptive, affective, intellective qui constitue une intense participation : celle-ci,
dans son dynamisme déborde souvent en activité corporelle, en geste, en cri, en
danse... On pourrait invoquer ici, non seulement toutes les formes textuelles
postulant l'action physique de 1’auditeur (chansons de rondes, certaines formes de
« théâtre », genres poétiques dialogués), mais l’usage même de techniques de
refrain, comportant un stimulus particulier qui tend à provoquer cette adhésion.154
Dans sa forme proprement dialogique – les sous-genres littéraires médiévaux en contiennent
beaucoup – la littérature médiévale prend les allures du jeu « La tenso (du bas-lat.: tentionem,
« discussion ») est un dialogue où l'un des interlocuteurs doit soutenir l'opinion contraire à
celle qu'on lui propose, ou l'une de celles qui ont été proposées comme objet du débat
("partimen" ou "jeu parti". Ces petits poèmes qui n'étaient peut-être à l'origine qu'un jeu de
société, ont beaucoup d'intérêt pour l'histoire de la littérature, celle des moeurs et celle de
l'Amour. »155 C’est du reste à cette littérature que toute la production de RPG reprend ses
152 Paul ZUMTHOR et Michel ZINK, Essai de poétique médiévale, op. cit.p.509
153 Ibid. p.52
154 Ibid. p.60
155 COLLECTIF, Poésie des troubadours - Anthologie, Paris, Points, 2009, p.29
61
traits fondamentaux ; René Nelli parle ainsi du pouvoir que le chant courtois doit donner au
chevalier via la représentation chantée de sa dame 156, très symétrique aux « buffs », ces états
positifs conférés à l’avatar par une invocation tierse ou réflexive. L’Amour chevalersque en
particulier, qui a cours jusqu’au XIIe siècle avant de donner lieu à l’amour courtois (lequel
installe la vision de l’amour qui est aujourd’hui la nôtre 157) est à l’origine du motif de la
« damsel in distress », trope sexiste surabondant dans la culture vidéoludique 158 comme dans
celle des blockbusters. Nous signalons donc ici encore, comme nous l’avons fait avec les
comparaisons ludiques employées par Umberto Eco pour rendre compte de la poétique
combinatoire d’Ian Flemming, l’intérêt paradigmatique des jeux vidéo en tant qu’il
permettent de relier de manière privilégiée la culture de masse contemporaine à la culture
populaire médiévale, dans laquelle le jeu en général jouait un rôle central.
Le caractère ludique de la performance orale, sa théatralité, font de la participation des
récepteurs un élément essentiel à la poétique médiévale :
La chanson est un dialogue virtuel dont l’une des parties implique l'autre. Les
motivations du discours sont aussi doubles : extrinsèques et constantes, dans la
mesure où elles proviennent de la collectivité ; intrinsèques et variables provenant
du texte même. Tantôt les unes, tantôt les autres prédominent : d'où (du moins, de
notre point de vue moderne) les différences qualitatives considérables de texte à
texte. Un témoignage souvent discuté de Pierre le Chantre (fin du XIIe siècle),
fait ironiquement allusion à la promptitude et à la facilité avec laquelle le
chanteur répond aux incitations de son public, entendons : à la disponibilité qui
constitue sa fonction sociale. Quelle que soit la rigueur avec laquelle il applique
les règles propres de son texte, jamais le chanteur de geste (bien différent en cela
du trouvère) n’impose à ses auditeurs sa propre conscience artistique ; il
subordonne, à l'accomplissement d’une tâche qui est de raconter une fois encore
une fable héritée, le dessein particulier de sa parole. D’où la concentration
lexicale, la relative pauvreté syntaxique, la prédominance de la parataxe, cette
sorte d’ascèse du dire, si frappante dans les chansons de geste les plus
156 Ibid.
157 Louis-Georges TIN, L’invention de la culture hétérosexuelle, Paris, Editions Autrement, 2008
158 Feminist Frequency, Damsel in Distress: Part 1 - Tropes vs Women in Video Games.
62
anciennes.159
Ce que dans l’Essai de poétique médiévale, Paul Zumthor avait quelque peu circonscrit à la
chanson de geste de langue romane, il le généralise dans La lettre et la voix :
Dès qu’elle excède quelques instants, la communication orale ne peut être pur
monologue : elle requiert impérieusement un interlocuteur, même réduit à un rôle
silencieux. C'est pourquoi le verbe poétique exige la chaleur du contact ; et les
dons de sociabilité, l'affectivité rayonnante, le talent de dérider ou d’émouvoir,
sinon un certain pittoresque personnel firent partie intégrante d’un art, et
fondèrent plus d’une réputation : ne sont-ce pas là les vertus mêmes que tant
d’hommes d’Église dénoncent comme vices d’histrions ? Mais c’est aussi
pourquoi l’auditeur-spectateur est en quelque manière coauteur de l'œuvre.160
Cette co-auctorialité du spectateur peut aller jusqu’à l’inversion des rôles161, ainsi :
Scholz rappelait l'existence en Allemagne, du XIIIe au XVe siècle, d’un lieu
commun introductif engageant à « lire ou chanter » le texte proposé ; un Daniel
yiddish du XVe siècle contient, strophe 8, une allusion plus claire encore : Que
celui qui sait chanter le chante. On entend bien : que les autres le lisent à voix
parlée, ce que confirme un passage ultérieur (Scholz, « On Presentation and
Reception Guidelines in the German Strophic Epic of the Late M. », New
Literary history, XVI, 1984). Ici, l’auditoire non seulement est promu interprète
mais, par le choix qui lui est laissé, participe pleinement à la création de 1’œuvre.
L'interprète, en effet, en tant qu’il remplit son rôle et que sa présence est
physiquement perçue, signifie.162
Avec un tel manque de spécialisation du travail poétique, on comprend assez bien que la
notion d’auteur soit aussi absente. Or cette participation des récepteurs est un autre trait
caractéristique de l’esthétique populaire en général, et si l’interaction est évidemment centrale
dans les jeux vidéo, cette dernière implique également une co-auctorialité, une co-création.
159 Paul ZUMTHOR et Michel ZINK, Essai de poétique médiévale, op. cit.p.399
160 Paul ZUMTHOR, La Lettre et la Voix. De la « littérature » médiévale, op. cit. « la performance »
161 c’est là encore une différence entre la Lettre et la Voix et l’Essai de poétique médiévale, par exemple p.514,
ce qui donne un bon indice de la vitalité de ce champ de recherche à l’époque
162 Paul ZUMTHOR, La Lettre et la Voix. De la « littérature » médiévale, op. cit. « la performance »
63
Roger Caillois distingue la paidia, « principe de turbulence », du ludus, arsenal de règles et
de dispositifs contraignant et disciplinant la paidia163 ; D. W. Winnicott, quant à lui, distingue
le jeu comme dispositif (« play ») de l’activité de jouer (« playing »)164 , distinction reprise
aujourd’hui dans le champ des game studies et reformulée, avec d’un côté le « game » (le
dispositif) et de l’autre le « play » (l’activité ludique). Cette distinction constitutive est celle
de deux pôles absolument complémentaires : pas de game sans play, pas de jeu vidéo sans
gameplay. Notons que cette distinction recouvre assez finament la distinction établie par Paul
Zumthor entre tradition et performance, que nous avons déjà abordée (A).
Or, c’est bien cette distinction qui permet de comprendre la co-auctorialité dont il est
question : la multiplication des « playthrough » ou « live gaming » sur les plateformes de
vidéo en ligne a permis de mesurer à quel point, quand je regarde quelqu’un d’autre jouer à
mon jeu préféré, j’ai l’impression de le regarder jouer à un autre jeu. Laisser jouer un ami à
son jeu, a fortiori à sa sauvegarde, accentuera encore ce sentiment d'aliénation, pouvant faire
passer l'impression qu'il joue à un autre jeu à celle qu'il transforme notre jeu à travers notre
partie, parfois jusqu'à l'agacement. Si l’auctorialité renvoie, depuis son apogée romantique, à
une expression de soi, à l’expression d’une identité subjective, alors il y a peut-être autant de
jeux que de joueurs, et la chose est particulièrement claire lorsque c’est un « progamer »
(joueur professionnel) qui joue, la virtuosité révélant, par l’exceptionnalité du régime qu’elle
impose à l’expression ludique, l’idiosyncrasie du joueur : « the game become a sport when
the individual way that you play within the rules is an obvious personnal expression », et
Richard Hilleman d’ajouter, se rappelant un match de Quake auquel il avait assisté et où les
challengers avaient fini par échanger leurs contrôleurs (pour les mêmes raisons qu’on change
de côté du terrain à la mi-temps), échangeant par là-même les « skins » (l’apparence visuelle)
de leurs personnages, mais sans l’annoncer (ils auraient très bien pu changer de contrôleur en
gardant les mêmes skins mais ont voulu entretenir la confusion) : « you could, in five frames
[instantanément], tell who was who, in spite of the fact they were wearing the other’s
skin »165, et ce sans être pour autant capable de dire précisément en quoi ces deux joueurs
étaient différents l’un de l’autre dans leur style de jeu.
C’est là une spécificité du jeu vidéo, que la vidéo, c’est-à-dire sa phénoménalité propre, soit
163 Roger CAILLOIS, Les jeux et les hommes: Le masque et le vertige, Ed. rev. et augm., Paris, Folio, 1992, p.48
164 D. W. WINNICOTT, Jeu et realité - l’espace potentiel, , GALLIMARD, 1974, p.58
165 CRITICAL PATH, Game vs. Sport, Critical Path.
64
toujours amenée là par le gameplay qui la conditionne ; contrairement au film ou au livre,
dont on pourra éventuellement dire qu’il a autant de lectures que de lecteurs, quoiqu’il reste
néanmoins toujours ce bon vieux bouquin, fidèle à lui-même dans sa pesanteur têtue d’objet
tangible.
À propos du joueur de rpg qui doit activer la quête sous peine de ne pas jouer et/ou
d’être disqualifié, Richard Mèmeteau écrit : « Sa tâche consiste à actualiser cette histoire, à
être un activateur culturel. » (Mèmeteau, Pop culture, III. Prophétie et Communauté) : c’est
là ce que Joost Raessens appelle « reconfiguration » : « l’actualisation de quelque chose qui
est virtuel, dans le sens de potentiel, et déjà disponible comme une des options, créées par les
développeurs du jeu vidéo » (par Sébastien Genvo166). Le concept recouvre deux principaux
cas de figure : d’une part l’exploration d’une base de donnée préexistante ou d’une
arborescence scénaristique, d’autre part « une forme de création qui repose sur la sélection
d’actions et d’objets à partir d’un système de possibilités internes préprogrammées. Le jeu
Spore de Will Wright (2008) se fonde en grande partie sur ce principe, en proposant au joueur
un éditeur de créatures (de la simple cellule moléculaire à un organisme vivant complexe)
permettant de construire sa propre forme de vie à partir de différents paramètres et choix (qui
augmentent au fur et à mesure de l’évolution de l’organisme). »167 Si le jeu cité par Sébastien
Genvo met la reconfiguration au centre de son gameplay, cette dernière est aujourd’hui
omniprésente à travers la personnalisation de l’avatar. Quoique ce soit là un élément
esthétique dont la centralité varie en fonction des jeux mais qui reste toujours marginal au
regard du gameplay proprement dit, c’est le joueur, certains joueurs davantage que d’autres
(« when you play GTA… I’m embarassed to say how long I flipped through the show options
in the store » confesse Todd Howard, game designer168) qui choisira d’y accorder une
importance centrale, de moduler identification - contre-identification et fantasmagorie. Le cas
des MMORPGs est particulièrement probant, le fait de cotoyer les avatars de centaines de
joueurs sur un même serveur, et corrélativement de pouvoir se montrer sous ses plus beaux
166 Joost Raessens, « Computer games as participatory media culture », in : Joost Raessens, Jeffrey Goldstein,
Handbook of computer game studies, MIT Press, 2005, p.381 cité et traduit par Sébastien Genvo,
« Comprendre les différentes formes de « faire soi-même » dans les jeux vidéo », Ludologique.com
167 Sébastien Genvo, « Comprendre les différentes formes de « faire soi-même » dans les jeux vidéo »,
Ludologique.com
168 CRITICAL PATH, Character Customization, Critical Path.
65
atours porte cette activité créative marginale au rang de stylisme : en témoigne des sites
amateurs comme TOR Fashion, TESO Fashion, Sephora’s Secret Closet, attribuant
respectivement des espaces aux joueurs de Star Wars -The Old Republic (Bioware, 2011),
The Elder Scrolls Online (Zenimax, 2014) et The Secret World (Funcom, 2012), espaces où
ces joueurs peuvent chiner des objets à acquérir ensuite dans le jeu (le site constitue
généralement une base de donnée exhaustive et régulièrement mise à jour), poster des
captures d’écran de leurs avatar posant de manière à ce que son look soit le mieux valoriser
possible, spécifier les pièces d’équipement vêtues, commenter les créations des autres, leur
attribuer des « likes », etc.
Figure 5: Vushi, personnage soumis au site Tor Fashion par Damask Rose du serveur Jedi
Covenant. Source : https://torf.mmo-fashion.com/vushi-jedi-covenant/
66
Figure 6 : idem, posant sur la planète Quesh.
Figure 7 : Siox, personnage soumis au site Tor Fashion par Siam du serveur The Red Eclipse
67
Figure 5 : Siox, personnage soumis au site Tor Fashion par Siam du serveur The Red
Eclipse, dans le contexte du site, avec la liste des objets portés et les « likes » attribués par la
communauté. Source : https://torf.mmo-fashion.com/siox-the-red-eclipse-3/
Ce que Josst Raessnens nomme reconfiguration et qui consiste en l’actualisation de
potentialité interne à l’oeuvre, laissées telles quelles pour le récepteur, concerne également le
68
chant médiéval, au premier chef : « le "texte" existe de façon latente, la voix du récitant
l’actualise pour un instant, puis il retombe à son état, jusqu’à ce qu’un autre récitant s’en
empare. Menendez Pidal [théoricien des « états latents » ayant travaillé sur l’épopée
espagnole ancienne] envisageait ainsi une tradition purement orale. Mais sa conception
s’applique aussi bien aux traditions complexes, où des textes écrits sont transmis par la
voix. »169Ainsi le chant se multiplie-t-il à travers ses actualisations successives :
« L’information se transmet ainsi dans un champ déictique particulier, jamais exactement
reproductible, et selon des conditions variables dépendant du nombre et de la qualité des
éléments non linguistiques en jeu. »170
Joost Raessnens distingue la reconfiguration de ce qu’il appelle la « contruction », qui
se caractérise par l’addition de nouveaux éléments à l’entité originale. Cette distinction est
moins valable pour la poésie médiévale où la clôture formelle du texte, avérée, contraint
certes bien moins son actualisation (interprétation) que ne le fait le programme d’un jeu. Cela
dit, il faut relativiser cette distinction posée par Raessnens également dans le cas des jeux
vidéo en tant qu'ils participent d'une transmedialité propre à la culture de masse d'une part
(nous reviendrons sur cet aspect), et qu'ils permettent des interactions entre joueurs d'autre
part. Ce dernier point est particulièrement évident : dès lors que des joueurs interagissent
dans un jeu, notamment via un serveur et un système de chat integré, ils apportent
nécessairement une quantité importante d'éléments inédits à l'espace du jeu. Le phénomène
du roleplay171 est particulièrement éloquent à cet égard : les roleplayers interagissent via le
chat qui devient un élément non plus (relativement) secondaire mais bien central du jeu : le
chat, élément du HUD (head up display), c'est-à-dire du dispositif extradiégétique (pour
reprendre la terminologie genettienne) délivrant au joueur les informations nécessaires à la
partie (renseignement sur l'environnement du jeu, sur l'équipement de l'avatar, son état de
santé, etc.), est intégré pour ainsi dire à la diégèse, en devient le lieu privilégié, prenant
parfois le dessus sur les éléments homodiégétiques classiques des jeux vidéo 172 (les assets
visuels et sonores, les animations, etc.) :
169 Paul ZUMTHOR, La Lettre et la Voix. De la « littérature » médiévale, op. cit. « mémoire et communauté »
170 Ibid. « la performance »
171 « “Roleplaying” is about embodying a character the same way an actor does. It also implies creating a
character coherent enough with the fictional universe of the game and to make it live. » - Edwige LELIÈVRE,
Roleplay as a creation form and a source of inspiration in RPG virtual worlds | OMNSH, p.2
http://www.omnsh.org/ressources/429/roleplay-creation-form-and-source-inspiration-rpg-virtual-worlds
172 SWTORISTA, The Academy - « How to Roleplay ».
69
Online role-playing games have very complex rule systems, but they rarely are
about roleplay. To fill this lack, players create additional rules that are placed
above the real rules of the game. These new rules are only conventional: they are
not written in the game code. Using self-made rules is way more common in
online role-playing games than any other media, but as James Newman notes, it
also exists in video games in general: “The gamer may even impose their own
ludus upon the play and create their own bespoke minigame that may even be
shared with other gamers as we will note below.” (Newman, Playing With
Videogames, Routledge, 2008)173
C'est dire que les créations des joueurs débordent alors littéralement le jeu, et ce au sens
également le plus littéral, où le roleplay s'étend à des forums qui entrent en complément,
souvent indispensables, de ce qui se passe in game : « “With the MMO, I have found an
excellent support for writing: interesting, abounding worlds, rich stories. Then I began to put
a lot of myself into roleplaying communities and in my own characters” (explanations given
by Charlotte Vidal, a roleplayer, during an email exchange about her roleplay writings). Thus,
roleplaying, that is half way between writing and acting, could be considered as a creation
form. »174 La notion de roleplay nous introduit à celle de création communautaire de contenu,
que nous développerons ultérieurement, mais par rapport à laquelle nous pouvons déjà dire
que le jeu d'origine n'est qu'un support, un support nécessaire et incitateur, certes – que l'on
peut à cet égard rapprocher au prix d'une personnification de la figure de l'heuretès que nous
avons déjà évoquée – mais qui n'est plus vraiment le centre substantiel l'oeuvre : « This
investment is mainly motivated by the community interest and feedback on those. According
to a survey made in 2010, 76% of players want to see game-master created events and even
more players (82%) said they want tools to create their own roleplay events. More than the
need for tools, this result reveals the players’ desire to see events created by them or their
peers in online role-playing games. »175
Bien plus, le caractère écrit de ces pratiques communautaires renvoie à l'archéologie du jeu
de rôle vidéo, le jeu de rôle sur table, c’est à dire en fin de compte au caractère
173 Edwige LELIÈVRE, « Roleplay as a creation form and a source of inspiration in RPG virtual worlds |
OMNSH », op. cit., p.4
174 Ibid. p. 2-3
175 Ibid., p.5
70
transmediatique et labile de la culture de masse, sur lequel nous reviendrons (III.C) :
This collective writing is sometimes an introduction to a roleplay scenario, a
romanticized rewriting of previous events that happened in game, or even
sometimes an exchange between characters considered by the players as if they
have happened in game. Background writing is a more solitary writing practice,
without ever being completely solitary. This is a very common form of text in
online role-playing games, directly inherited from tabletop games, though most
background writers in MMORPG never played tabletop. In this type of relatively
short story – from a few lines to a dozen pages – the player tells the past of his
character, before the game begins.176
Mais la création communautaire dans les jeux vidéo n'est pas nécessairement
trasmédiatique et s'exprime volontiers à même le code, ce que Raessens appelle
« contruction » : après avoir indiqué que la frontière entre reconfiguration et construction
était poreuse, il nous faut maintenant nous attarder sur ce deuxième phénomène, qui est est un
phénomène courant des jeux vidéo, y ayant pris une place considérable lorsque la
dématérialisation de ces derniers s’est généralisée. Le modding commence ainsi sur PC (les
supports physiques des jeux console ne permettent pas de modifier le code source du jeu). Le
premier mod de l’histoire du jeu vidéo fut sans doute une version de Castle Wolfenstein
(Muse Software, 1981) dans laquelle les nazis avaient été remplacés par des Schtroumpfs. Id
Software va s'inspirer de castle wolfenstein pour sortir Wolfenstein 3D en 1992 et le jeu est
très rapidemment « moddé » (l’apparence du boss final est par exemple remplacée par celle
de Barney le dinosaure) : une partie de l'équipe de développement se préoccupe alors des
droits d'auteur, mais John Carmack et John Romero, les fondateurs, sont ravis : Doom (id
Software, 1993), qui sort peu après est ainsi conçu pour faciliter le travail des moddeurs, qui
n'ont qu'à « aposer » pour ainsi dire leurs fichiers en format .wad, sans modifier le code du
jeu lui-même (plus pratique, plus fluide). Ce dernier principe est plus tard repris par Bethesda
Softworks, s’étend, et est abondamment utilisé encore aujourd'hui, tandis que les « kits de
modding », livrés avec le jeu à sa sortie ou quelques mois plus tard, fleurissent.
176 Ibid. p.6
71
Or l’équipe de Pause Process ouvre sa vidéo consacrée aux mods en soulignant que « les
mods ont un lien très étroit avec les joueurs, car c'est souvent les joueurs, les fans d'un jeu,
qui les font »177 : l’expression « PC », Personal Computer prend alors tout son sens,
l’individualité du joueur-moddeur faisant ployer le produit-jeu à la manière dont la pensée,
dans l’expressivité, fait ployer le langage constitué et le transmute en « langage
constituant »178 : « Nous sommes invités à retrouver sous la pensée qui jouit de ses
acquisitions et n'est qu'une halte dans le processus indéfini de l'expression, une pensée qui
cherche à s'établir et qui n'y parvient qu'en ployant à un usage inédit les ressources du
langage constitué. »179 La porosité entre le studio de développement du jeu et le moddeur est
alors extrêmement élevée : certains moddeurs produisent un travail sur tel ou tel jeu déjà sorti
qui sera davantage reconnu par la communauté des joueurs, non seulement parce qu’il est
gratuit (la tentative de Steam pour proposer des mods payants, en 2015, fut un échec complet)
mais surtout parce qu’il est mieux optimisé et mieux conçu que le contenu original ou
l’équivalent (les DLCs par exemple, downloadable contents le plus souvent payants) proposé
par les développeurs (qui manquent de temps) ; certains développeurs font des mods pendant
leur temps libre (librement, donc : c'est à dire sans la contrainte du cahier des charges très
strict d'une grosse production)180 ; d’autres enfin finissent embauchés par des studio de
développement.181 Enfin, des mods finissent par devenir des jeux à part entière et parfois des
classiques : à l'époque de la sortie de Half-Life (Valve, 1999), un mod avait donné lieu à un
autre jeu, à part (standalone), qui fut ajouté plus tard par Valve à l'achat d'Half-Life, et est
toujours jouable en ligne : Counter-Strike. Defense of the Ancients (DotA) fut d’abord un
mod de Warcraft III (Blizzard, 2002) avant d’être approprié par Valve dans un mouvement
typique d’accumulation primitive résultant du régime de plagiat généralisé propre à
l’industrie (cf II), et de donner lieu à son propre jeu (DotA 2, 2013), puis à son propre genre,
le DotA-like ou MOBA (multiplayer online battle arena), dont le jeu emblétatique n’est pas
tant DotA lui-même ni DotA 2 que League of Legend développé par un Riot Game, avec dans
l'équipe des développeurs du mod d'origine, et sorti en 2009.
177 PAUSE PROCESS, PAUSE PROCESS #18 Les Mods.
178 Maurice MERLEAU-PONTY, « Le langage indirect et les voix du silence », in Signes, Folio, 2001, p.
179 Maurice MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, [Paris], Gallimard, 1945, p.449
180 PAUSE PROCESS, PAUSE PROCESS #18 Les Mods, op. cit.
181 « Canard PC hors-série spécial interviews », op. cit., p.58
72
La participation des récepteurs est un phénomène structurel de la culture de masse
contemporaine : c'est ce qu'Henry Jenkins, dans son livre éponyme fondateur, appelle la
« convergence », convergence entre les acteurs traditionnels de l'industrie (studios de cinéma,
ou de développement, éditeurs, etc.) et les « grassroot communities » de fans ou le
consommateur lambda. Le lieu de la convergence, c'est cette « participatory culture » : « The
term, participatory culture, contrasts with older notions of passive media spectatorship.
Rather than talking about media producers and consumers as occupying separate roles, we
might now see them as participants who interact with each other according to a new set of
rules that none of us fully understands. »182 C'est cet aspect, davantage que la transmedialité
auquel on a trop volontiers tendance à vouloir réduire son travail, qui est au centre de ce
dernier : « This circulation of media content – across different media systems, competing
media economies, and national borders – depends heavily on consumers' active participation.
I will argue here against the idea that convergence should be understood primarily as a
technological process bringing together multiple media functions within the same devices.
Instead, convergence represents a cultural shift as consumers are encouraged to seek out new
information and make connections among dispersed media content. »183 Dès lors, dans les
transmedia comme dans le chant médiéval, toute idée d'ontogénèse est vaine : pas d'auteur
fondateur, ni d'oeuvre ultimement génératrice, mais une « masse critique qui performe
l'émergence », écrit David Peyron :
Le but sera non pas de trouver la forme première de ces récits éclatés en plusieurs
supports comme une ontogenèse de l’objet. Il s’agit comme le titre l’indique de
retrouver ce qui pourrait être certaines des fondations modernes d’une
convergence entre médias qui rencontre une génération d’individus qui vont en
faire ce que cette forme narrative est aujourd’hui. On pourra parler alors de masse
critique qui performe l’émergence, plutôt que d’invention véritable ; d’un fil qui
permet en partant d’aujourd’hui de remonter à ce qui a laissé un espace au
transmédia. Cela implique de donner des critères de ce qu’est le transmédia ou de
ce qui dans la culture populaire médiatique permet son émergence. Cela induit
l’existence d’éléments qui ont habitué le public à des croisements entre supports
ou à un plus grand engagement vis-à-vis de la fiction. De ce fait, pour
182 Henry JENKINS, Convergence Culture: Where Old and New Media Collide, Updated., New York, NY, New
York University Press, 2008, p.3
183 Ibid. p.3
73
appréhender ce phénomène [des transmédias], séparer production et réception est
plus vain que jamais.184
Pas d'origine fixe, ni du côté de l’auteur, ni du côté de l’oeuvre, pas plus que de
contemplation passive du spectateur, c’est ce qui conduit Jenkins à proposer un continuum
entre les mass media et la « folk culture » américaine traditionnelle, continuum que nous
étendons pour notre part au Moyen-Âge :
If, as some have argued, the emergence of modern mass media spelled the doom for the
vital folk culture traditions that thrived in nineteenth-century America, the current
moment of media change is reaffirming the right of everyday people to actively
contribute to their culture. Like the older folk culture of quilting bees and barn dances,
this new vernacular culture encourages broad participation, grassroots creativity, and a
bartering or gift economy. This is what happens when consumers take media into their
ownhands. Of course, this maybe altogether the wrong way to talk about it – since in a
folk culture, there is no clear division between producers and consumers. Within
convergence culture, everyone's a participant – although participants may have different
degrees of status and influence.185
Et la contre-culture étant bien un élément particulier (particulier en ce qu'il recherche le plus
souvent explicitement une autonomie maximum de sa propre production d'avec le marché) de
la culture populaire, Jenkins n'hésite pas à rapprocher ce qu'il appelle « convergence » du
DIY (do it yourself) : « Fan digital film is to cinema what the punk DIY culture was to music.
There, grassroots experimentation generated new sounds, new artists, new techniques, and
new relations to consumers which have been pulled more and more into mainstream practice.
Here, fan filmmakers are starting to make their way into the mainstream industry, and we are
starting to see ideas—such as the use of game engines as animation tools—bubbling up from
the amateurs and making their way into commercial media. »186 Du DIY collectif à l'échelle
mondiale, cela ressemble fort à ce phénomène assez inédit par lequel des logiciels distribués
gratuitement par des organisations à but non lucratifs ont pu dépasser en efficacité les suites
184 David PEYRON, Les pulp fictions et la fondation des formes contemporaines du transmedia storytelling: |
OMNSH, http://omnsh.org/ressources/546/les-pulp-fictions-et-la-fondation-des-formes-contemporaines-dutransmedia, consulté le 25 août 2017.
185 Henry JENKINS, Convergence Culture, op. cit. p.132
186 Ibid. p.131
74
logicielles des leaders du marché187, en donnant la possibilité à n'importe quel développeur
amateur ou professionnel d'accéder au logiciel-source pour y corriger des bugs, l'améliorer ou
proposer sa propre version, ce que l'on appelle « open source » :
Shane Faleux used an open source approach to completing his forty-minute opus,
Star Wars: Revelations (2005), one of the most acclaimed recent works in the
movement. As Faleux explained, "Revelations was created to give artisans and
craftsmen the chance to showcase their work, allow all those involved a chance to
live the dream, and maybe—just maybe—open the eyes in the industry as to what
can be done with a small budget, dedicated people, and undiscovered talent." (« a
word with Shane Felux », TheForce.net ; Clive Thompson, « May the Force be
with You, and You… : Why Star Wars Fans Make Better Movies than Georges
Lucas », Slate, April 29, 2005, cités par l’auteur) Hundreds of people around the
world contributed to the project, including more than thirty different computergraphics artists, ranging from folks within special effects companies to talented
teenagers. When the film was released via the Web, more than a million people
downloaded it.188
Mais si, comme le disait Barthes, en finir avec l'auteur c'est en finir avec les lois, la chose
n'est pas tout à fait acquise ici et Jenkins va un peu vite sur ce rapprochement avec la culture
punk, qui se voulait éminemment contestatrice et subversive, voire volontierss hors-la-loi. Ou
plutôt, c'est ailleurs qu'il rend compte des tensions et contestations effectivement à l'oeuvre au
sein de la convergence :
Fans reject the idea of a definitive version produced, authorized, and regulated by
some media conglomerate. Instead, fans envision a world where all of us can
participate in the creation and circulation of central cultural myths. Here, the right
to participate in the culture is assumed to be "the freedom we have allowed
ourselves," not a privilege granted by a benevolent company, not something they
are prepared to barter away for better sound files or free Web hosting. Fans also
reject the studio's assumption that intellectual property is a "limited good," to be
187 le présent travail a d'ailleurs été rédigé sur LibreOffice et Openoffice, et non pas sur le Word de Microsoft ni
le Pages d'Apple
188 Henry JENKINS, Convergence Culture, op. cit.p.144
75
tightly controlled lest it dilute its value. Instead, they embrace an understanding
of intellectual property as "shareware," something that accrues value as it moves
across different contexts, gets retold in various ways, attracts multiple audiences,
and opens itself up to a proliferation of alternative meanings.189
La chose, cependant, ne va pas sans vive tension :
Initially, the computer offered expanded opportunities for interacting with media
content and as long as it operated on that level, it was relatively easy for media
companies to commodify and control what took place. Increasingly, though, the
Web has become a site of consumer participation that includes many unauthorized
and unanticipated ways of relating to media content. Though this new
participatory culture has its roots in practices that have occurred just below the
radar of the media industry throughout the twentieth century, the Web has pushed
that hidden layer of cultural activity into the foreground, forcing the media
industries to confront its implications for their commer- cial interests. Allowing
consumers to interact with media under con trolled circumstances is one thing ;
allowing them to participate in the production and distribution of cultural goods –
on their own terms – is something else altogether.190
Lawrence Lessig décrit bien la manière dont le foisonnement de la « grassroot creation » à
partir de ses œuvres est le motif principal pour lequel Disney, prétendant défendre par là les
créateurs, fit pression à la fin des années 90 pour la réécriture des droits d'auteur (effective en
1998), réécriture dans laquelle, notamment, le fair use fut largement entravé et l'entrée dans
le domaine public retardée.191
Henry Jenkins mentionne quant à lui la tentative d'appropriation pure et simple menée par
Lucasfilm en 2000 et la lutte qui s'en suivi de la part d'une partie des fans de Star Wars:
In 2000, Lucasfilm offered Star Wars fans free Web space (www.starwars.com)
and unique content for their sites, but only under the condition that whatever they
created would become the studio's intellectual property. As the official notice
189 Ibid., p.256
190 Ibid. p.133
191 Lawrence LESSIG, Free Culture: Lawrence Lessig Keynote from OSCON 2002 - O’Reilly Media,
http://archive.oreilly.com/pub/a/policy/2002/08/15/lessig.html, consulté le 30 août 2017.
76
launching this new "Homestead" explained, "To encourage the on-going
excitement, creativity, and interaction of our dedicated fans in the online Star
Wars community, Lucas Online (http:// www.lucasfilm.com/divisions /online / ) is
pleased to offer for the first time an official home for fans to celebrate their love
of Star Wars on the World Wide Web." Historically, fan fiction had proven to be a
point of entry into commercial publi- cation for at least some amateurs, who were
able to sell their novels to the professional book series centering on the var- ious
franchises. If Lucasfilm Ltd. claimed to own such rights, they could publish them
without compensation, and they could also remove them without permission or
warning. Elizabeth Durack was one of the more outspoken leaders of an
campaign urging her fellow Star Wars fans not to participate in these
newarrangements : "That's the genius of Lucasfilm's offering fans web space – it
lets them both look amazingly generous and be even more controlling than
before... Lucasfilm doesn't hate fans, and they don't hate fan websites. They can
indeed see how they benefit from the free publicity they represent – and who
doesn't like being adored? This move underscores that as much as anything. But
they're also scared, and that makes them hurt the people who love them."
(Elizabeth Durack, « fan.starwars.con », Echo Station, March 12, 2000, citée par
l’auteur) Durack argued that fan fiction does indeed pay respect to Lucas as the
creator of Star Wars, yet the fans also wanted to hold onto their right to
participate in the productionand circulation of the Star Wars saga that had become
so much a part of their lives: "It has been observed by many writers that Star
Wars (based purposely on the recurring themes of mythology by creator George
Lucas) and other popular media creations take the place in modern America that
culture myths like those of the Greeks or Native Americans did for earlier
peoples. Holding modern myths hostage by way of corporate legal wrangling
seems somehow contrary to nature." Today, relations between Lucas Arts and the
fan fiction community have thawed somewhat. [nous verrons pourquoi]192
La participation des récepteurs dans les transmedia rejoint les éléments saisis par
l'esthétique de la réception, notamment une activité qui s'apparente fortement à la critique
192 Henry JENKINS, Convergence Culture, op. cit. p.152-153
77
littéraire au sens le plus classique, avec son érudition et ses débats, constitue une part
importante de la participation dont nous nous efforçons de rendre compte ici. Si une franchise
comme Star Wars s'évertue à maintenir une cohésion à l'univers qu'elle déploie, malgré la
profusion de produits dérivés193, ce n'est pas seulement, loin s'en faut, grâce aux propriétaires
de la licence, ni aux auteurs des centaines de scénario Star Wars obéissant à cette consigne de
cohérence avec l’univers. Une bonne douzaine de chaînes youtube dédiées se font ainsi
référence et concurrence pour couvrir l'univers Star Wars (Captain Tabouret, Bessy,
Stupendous Wave, Star Wars Theory, Star Wars Reading Club, Star Wars Explained, Star
Wars History, Star Wars HQ, Fact Free, Geetly's, GreyJedi91, The Scoudrel's Cantina, …), et
il suffit d'un aperçu des titres de – par exemple – Stupendous Wave, pour constater que
l'écrasante majorité prend une forme interrogative : « Why Darth Maul Was BORN With Sith
Eyes », « How Darth Vader Eats », « How the Jedi Found Out Darth Maul Was a Sith »,
« Why Force Users Don't Deactivate Each Other's Lightsabers With the Force », « Why Jedi
Don't Use the Force on Grievous », « Why Darth Vader Couldn't Find Obi-Wan », « Why
Obi-Wan Didn't Train Luke on Tatooine », « Why the Sith Broke the Rule of Two », « Why
Kylo Ren Lost The Duel With Rey In-Depth Analysis », « Why Palpatine Didn't Train Darth
Vader », etc. C'est bien qu'il s'agit de redoubler les productions Star Wars par des liens, des
explications, des théories échaffaudées par la communauté des fans : « Le critique dédouble
les sens, il fait flotter au-dessus du premier langage de l’œuvre un second langage, c’est-àdire une cohérence de signes. »194
Face à cela, l'une des réponses possibles de l'industrie est d'inscrire la participation de la
fanbase et de la communauté des futurs acheteurs au cœur du processus de création. En effet,
lorsqu'un univers fictionnel est développé dans un nombre important de supports différents,
sur des années, il se densifie nécessairement (nous y reviendrons en III.C) ; lorsqu'en plus, ce
qui arrive nécessairement, une communauté de fans et d'amateurs enrichit le contenu en
adoptant notamment la position du critique dont parle Barthes, la prise en compte de cette
communauté et de son travail collectif est indispensable au maintien de la qualité diégétique
de cet univers et des produits afférents. C'est que, « There's no denying it—the fans know
Star Wars better than the developers do. They live and breathe it. They know it in an intimate
193 Si le terme et la chose ont vu le jours dans les studio de Disney en 1932, c'est bien Georges Lucas qui lui
ont donné leur pleine extension ; avec l'aquisition par Disney de la licence Star Wars en 2015, la boucle, comme
on dit, est bouclée.
194 BARTHES, Critique et vérité, op. cit. Chapitre II
78
way. On the other hand, with something as large and broad as the Star Wars universe, there's
ample scope for divergent opinions about things. These are the things that lead to religious
wars among fans and all of a sudden you have to take a side because you are going to be
establishing how it works in this game. »195 : l'enjeu est presque politique. Dès lors,
To ensure that fans bought into his version of the Star Wars universe, Koster
essentially treated the fan community as his client team, posting regular reports
about many different elements of the game's design on the Web, creating an
online forum where potential players could respond and make suggestions,
ensuring that his staff regularly monitored the online discussion and posted back
their own reactions to the community's recommendations.196
Cela signifie que la crise du droit d'auteur197 porte en elle les germes de sa résolution
vertueuse, et certains acteurs de l'industrie, principalement des développeurs de jeux vidéo,
l'ont bien compris : ce que le régime de propriété que permet le droit d'auteur donne en
termes de profit immédiat198, il le reprend sur le moyen et le long cours en termes de vitalité
d'une fanbase, vitalité essentielle à celle de toute la franchise, y compris sans doute, et
quoique la chose soit plus difficile à mesurer dès lors qu'elle est aussi médiate, en termes de
profits pour une entreprise. Que la résolution dont on parle soit une résolution horizontale et
le régime de propriété qu'elle appelle une propriété collective, que la culture de la
convergence et ce qu'on appelle ici culture populaire soit superstructurellement en avance sur
la vieille infrastructure économique, « rapport inégal entre le développement de la
production matérielle et celui de la production artistique par exemple » qui était pour Marx
« à ne pas oublier de mentionner »199, nous le mentionnons pour notre part ici, en passant, le
cadre de ce travail ne nous permettant guère les longs développements nécessaires à faire
passer cette intuition au stade de thèse argumentée. Reste que lorsque le rapport de force le
permet, c’est bien la mort de l’Auteur-Dieu et l’avènement d’une appropriation-participation
195 Raph Koster, lead designer du MMORPG Star Wars Galaxies (LucasArt, 2003) propos recueilli par Henry
JENKINS, Convergence Culture, op. cit., p.162
196 Ibid., p.162
197 qui bien en même temps celle de l'auteur : « S'il est tant question de droit d'auteur (...), il se peut que ce soit
parce que nous avons le sentiment d'assister à la fin de la culture de l'auteur, au sens pluriséculaire qui a été
le sien. » www.fabula.org/compagnon/auteur8.php
198 ou si l'on préfère, ce que l'exclusivité qu'il octroie sur une saga lui permet comme appropriation ; ou si l'on
préfère encore, ce qu'il permet comme lutte contre l’esionnage industriel, contre le détournement ou contre
cette forme de piraterie numérique multiplicatrice des pains culturels
199 Karl MARX, Introduction à la critique de l’économie politique,
https://www.marxists.org/francais/marx/works/1857/08/km18570829.htm, consulté le 30 août 2017.
79
collective qui advient : un épisode éloquent à cet égard est celui qui opposa Justin, publié sur
Edmuind Yeo à l’autrice de romans d’heroic fantasy Robin Hobb, après que cette dernière eut
écrit un long billet d’opinion attaquant avec une grande violence les auteurs de fanfictions en
général, et en particulier ceux travaillant à partir de ses propres œuvres. La réponse de Justin,
d’une grande virtuosité, eut un succès inattendu qui poussa Robin Hobb à dépublier son
billet. Or entre autre chose, cette dernière affirmait que « Fan fiction is like any other form of
identity theft. It injures the name of the party whose identity is stolen. » Ce qui lui valu cette
réponse à la fois simple et sans appel : « Your literary creations are not your identity ; or at
least, they shouldn't be, lest you have some kind of eggshell psyche. »200 Ainsi, le vol n’est
certainement pas le fait des auteurs largement anonymes de fanfiction : après tout, « I cared
enough to work in your world! »201 L’oeuvre-monde échappe totalement à l’auteur, se prît-il
pour Dieu. A peine l’usufruit de ce monde lui est-il alloué : à Robin Hobb se désolant de
l’outrecuidance des auteurs de fanfictions à utiliser « that author's characters and world »,
Justin répond ainsi, agacé : « Implicit in this is the assumption that an author somehow owns
their 'characters and world' to the extent that no one else is allowed to play with them. But
why? Once you publish work, it enters into the public arena. People begin to engage with it.
It becomes the property of the readers. »202 Manifestement, Judith Butler a fait preuve de
davantage de sagacité que Robin Hobb, et d'une conception plus « populaire » de sa propre
écriture en écrivant :
C’est l’une des conséquences ambivalentes du décentrement du sujet que de voir
sa propre écriture devenir le site d’une expropriation nécessaire et inévitable.
Mais cet abandon de notre droit de propriété sur ce que nous écrivons a une série
de corollaires politiques importants, car l’adoption, la reformulation, la
déformation de nos propres mots ouvrent à un difficile domaine de communauté
future, dans lequel l’espoir de jamais se reconnaître entièrement dans les termes
par lesquels nous signifions est sûr d’être déçu.203
200 JUSTIN, IN DEFENSE OF FANFICTION: GUESTBLOGGER JUSTIN GOES ROBIN HOBBNOBBING,
http://www.edmundyeo.com/2005/11/in-defense-of-fanfiction-guestblogger.html, consulté le 30 août 2017.
201 Ibid.
202 Ibid.
203 Judith BUTLER et Charlotte NORDMANN, Ces corps qui comptent, op. cit., p.243-244
80
C. Des univers parallèles
Cette participation du récepteur, c’est la participation à un second monde, d’autant
mieux distinct du monde de la vie qu’il lui est articulé, à la manière dont l’imaginaire est,
chez Freud, articulé au principe de réalité qu’il s’attache à fuir, auquel il s’oppose. La
capacité de la culture de masse à élaborer de véritable mondes ou univers fictionnels, elle
l’emprunte à l’art médiéval de deux manières. Tout d’abord, en terme de contenu : tout un
genre tentaculaire de la fiction populaire que l’on appelle heroic fantasy ou « médiévalfantastique » reprend, à la suite de Tolkien, des pans entiers de l’imaginaire médiéval. Mais
surtout, le rapport à l’image des cultures populaires contemporaines, en tant que les
récepteurs tendant à s’abymer, à s’immerger dans les mondes de fiction qu’elles proposent,
est très semblable à l’iconodoulie ordinaire qui avait cours massivement dans les populations
chrétiennes jusqu’au second iconoclasme au IXe siècle, et, plus sporadiquement, encore
après. Pour comprendre de quoi il s’agit, il convient d’en passer par un examen, avec Jean
Wirth204, de la première querelle des images au VIIIe siècle : l'Empereur Constantin (détesté
pour ce positionnement et surnommé notamment pour cette raison "le Copronyme"),
mécontent de l'importance que prend le pouvoir spirituel sur le pouvoir temporel (lui), espère
un retour à l’ancien régime de l’idolâtrie, le régime d’une époque où les idoles ne
représentaient que l’Empereur et pas encore Jésus Christ. L’intérêt de la querelle qu’il
provoque, et qui le dépasse pour le moins, est qu’elle pousse les deux parties en présence à
théoriser leur position. Ainsi Jean Damascène va-t-il produire trois traités « contre ceux qui
décrient les Saintes Images », plus tard rassemblés dans un volume unique intitulé Défense
des icônes. Il faut insister ici sur le fait qu’il théorise de façon très docte une pratique qui
n’avait pas eu jusqu’ici besoin de théorisation pour se répandre largement parmi les
populations : c’est bien l’attaque de cette pratique par l’Empereur Constantin qui provoque la
réaction de défense théorique. Selon Jean Damascène donc, le culte de doulie (culte moins
fervent que le culte de lâtrie, qui est l'adoration pure de Dieu) envers les images de Jésus est
une bonne chose : Jésus est à l'image de Dieu son père, c’est-à-dire Dieu fait homme et
descendu parmi les hommes. Ainsi, même s'il est vrai que Dieu est incirconscriptible (il est
Infini et ne peut être enclos, pas plus dans une image que dans quoique ce soit d’autre), il
s'est lui-même circonscrit à la chair de son fils pour descendre parmi les hommes. Dès lors, il
204 Iconoclasme, vie et mort de l’image medievale (version allemande) catalogue de l’exposition, Zürich,
Musées de Strasbourg, 2000.
81
est possible de reproduire une version moindre de cette image divine qu'est Jésus : ce sont les
icônes, qui sont le plus souvent des peintures sur bois. « Image » a ici un sens très particulier,
fort éloigné du nôtre, qu’il faut comprendre à partir de l’ontologie que déploie Platon dans le
Parménide : l’image participe de la substance de ce dont elle est l’image, en d’autres termes
il n'y a qu'une différence de degré entre Jésus et une image de Jésus, par rapport à Dieu, et
non une différence de nature (ou de substance). Ainsi, le culte de lâtrie est réservé à Dieu luimême, mais il est possible de lui rendre un juste culte en vouant un culte de doulie à l'image
de Jésus. Or, le culte des images de Jésus est une dérivation du culte des images impériales,
solution trouvée pour palier l'absence physique de l'Empereur dans son vaste Empire.
Constantin, pour affermir voire rétablir son pouvoir, cherche à réduire la prolifération des
images qui ne sont pas des images de l’Empereur ; mais la chose est délicate, car ces images,
ce sont tout de même des images de Jésus et il est lui-même chrétien. Son stratagème va
consister à souligner que Dieu et Jésus ne sont qu'une seule et même substance, qu'ainsi Jésus
partage avec Dieu son infinité : lui et son image sont donc également incirconscriptibles. Dès
lors, mettre Jésus en image relève de l’hérésie (par ailleurs, le culte de lâtrie voué à Dieu
suffit déjà). Par cet argument, Constantin rencontre une contradiction, puisqu’il est alors
obligé d’admettre, par le mouvement même de son raisonnement, que l’incarnation de Dieu
en Jésus est une hérésie, que Dieu s’est corrompu en se faisant chair et parole messianique.
C’est ce qui conduira Théodore Studite ou encore Nicéphore 1 er à développer une théorie de
l'image comme relation (donc représentation et non plus participation), pour défendre une
position inconoclaste non-contradictoire lors de la seconde querelle des images au IXe siècle.
Mais leur conception représentative de l’image, qui est aujourd’hui la nôtre, n’aura pas cours
parmi les populations médiévale, et leur positionnement passe même assez inaperçu à
l’époque (à partir de 813 pour Nicéphore 1er).
En insistant sur la participation substantielle de l’image à son modèle, Constantin illustre son
propos en rappelant qu'insulter l'image de l'Empereur, c'est insulter l'Empereur lui-même. Il le
fait parce qu’il sait bien que cet exemple correspond à la norme du rapport à l’image que ses
sujets entretenaient alors. Mais la réciproque de l’exemple pris par Constantin est vraie :
avoir un rapport à l'image de Jésus, c'est entretenir un rapport à Jésus lui-même. A l’époque,
les iconodoules vont régulièrement jusqu’à gratter la peinture de l’icône, voire la mélanger à
un breuvage destiné à une pieuse consommation.
82
Paul Zumthor écrit ainsi dans l’introduction à La Lettre et la Voix :
L’univers de sens qui s’était constitué à partir des lVe, Ve siècles en Occident
reposait sur une vision symbolique qui distinguait mal entre la réalité des choses
et leur iconicité. Le XIIe siècle éprouva, sporadiquement, les premiers doutes [en
fait dès le VIIIe siècle avec l’Empereur Constantin]. C'était grave, et on le fit
sentir aux novateurs, tel Abélard. Alors se répandit, en un temps assez bref, la
vogue universelle de l’allégorie, jusqu’alors simple technique de lecture et
d'interprétation exégétique.205
En d’autres termes, le régime médiéval de l’image ne vaut pas seulement pour les icônes,
mais également pour la littérature de cette époque :
Au moment qu'elle l’énonce, la voix transmue en « icône » le signe symbolique
délivré par le langage : elle tend à le dépouiller, ce signe, de ce qu’il comporte
d’arbitraire ; elle le motive de la présence de ce corps dont elle émane ; ou bien,
par un effet contraire mais analogue, avec duplicité elle détourne du corps réel
l’attention, dissimule sa propre organicité sous la fiction du masque, sous la
mimique de l’acteur à qui pour une heure elle prête vie. A l’étalement prosodique,
à la temporalité du langage la voix impose ainsi, jusqu’à les gommer, son
épaisseur et la verticalité de son espace.206
Selon nous, l’idée que l’image mass mediatique participe d’un univers fictif substantiel,
second, entrant parfois en concurrence avec l’univers physique pour un spectateur qui adopte
alors la posture de l’iconodoule, est davantage qu’un jeu de mot. Le récepteur boit la coupe
pleine de la substance de l’image qui est tout aussi bien celle de l’univers qu’il chérit. C’est
ce que nous allons nous attacher à montrer maintenant.
Nous avons déjà montré, dans un précédent travail, en quoi les jeux vidéo permettaient une
forme d’immersion aboutie qui est une immersion dans un monde clos, riche et vivant, qui est
celui du jeu. La commercialisation récente de dispositifs de réalité virtuelle particulièrement
efficaces n’est pas pour nous contredire, aussi, plutôt que de nous répéter, nous renvoyons à
la partie III.A de notre mémoire de M1. Nous insisterons ici sur des aspects spécifiques du
205 Paul ZUMTHOR, La Lettre et la Voix. De la « littérature » médiévale, op. cit., introduction
206 Ibid.
83
phénomène, pour ensuite aborder l’idée d’« immersion mondaine » dans d’autres media.
Puisque nous venons de parler de religiosité et de dévotion, que notre comparaison implique
thématiquement, nous commencerons par évoquer cette conséquence de l’immersion dans le
jeu, qui est une spiritualisation de l’activité ludique. Dans « Spiritual play : Encountering the
sacred in World of Warcraft » Stef Aupers fait référence à la notion de cercle magique de
Huizinga pour montrer qu'aux yeux des joueurs, majoritairement athées et rationnalistes, ce
cercle ludique relève du territoire sacré. Son enquête auprès de ces joueurs l'amène à parler de
« spiritualité mythopoétique » : « a manifestation of spirituality that fully acknowledges the
constructed, fictitious nature of supernatural claims, but, at the same time, maintains that such
claims have real spiritual value. »207 Et c'est justement le lien entre l'esthétique populaire et la
vie quotidienne, c'est justement parce que le monde fictionnel se définit avant tout par
différence et par rapport au monde réel, que cette forme de spiritualité est rendue possible :
« To emphasize the self-referential and the sublime or even sacred nature of play, Huizinga
used the concept of a “magic circle”. This “magic circle”, he argued, protects the freedom of
play so as to enable it to bring “a temporary, a limited perfection [...] into an imperfect world
and into the confusion of life” (Huizinga, Johan, 1955, Homo ludens: A study of the playelement in culture, Boston, cité par l'auteur). For Huizinga, the concept of a “magic circle”
was not just a loose metaphor. »208
C'est également avec une certaine ferveur religieuse que J.R.R. Tolkien dans son essai
de 1939 On fairy stories affirme que la création d'un « secondary world » mythologique n'est
pas à prendre à la légère, que c'est une chose sérieuse qui apporte consolation aux hommes.
Or le mythe ainsi compris est une composante essentielle de la culture de masse : « Nous
pourrions alors dire que la série néo-baroque amène à son premier niveau de jouissance
(impossible à éliminer) le mythe pur et simple. Le mythe n'a rien à voir avec l'art. C'est une
histoire, toujours la même. Si ce n'est pas celle d'Atrée, ce peut être celle de J.R. : pourquoi
pas ? Chaque époque a ses faiseurs de mythes, son propre sens du sacré. »209 Et pour Richard
Mèmeteau, « la forme du mythe est devenue la forme standard de la culture pop »210 depuis la
véritable révélation collective que selon lui a constitué à la publication par Richard Campbell
207 Michiel de LANGE, Sybille LAMMES, Joost RAESSENS, Jos de MUL et Valerie FRISSEN, Playful Identities: The
Ludification of Digital Media Cultures, 01 éd., Amsterdam, Amsterdam University Press, 2015, p.77
208 Ibid. p.75
209 Umberto ECO, DAEDALUS et Marie-Christine GAMBERINI, « Innovation et répétition », op. cit. p.19
210 Richard MÈMETEAU, Pop culture, op. cit.
84
de son Héros au Mille Visages ; que le fait que ce livre ait constitué une l'opportunité pour
Hollywood d'avoir une recette clé en main pour produire des récits en série, ce n'est que
déplacer la question du plaisir des millions de spectateur à s'intaller dans une mythologie,
qu'Hollywood s'est nécessairement posé. Enfin de compte, la capacité de la culture populaire,
et singulièrement des rpg à offrir l'expérience d'un monde et l'intérieur d'un cercle sacré,
aboutit à cette situation paradoxale que c'est précisément au stade le plus avancé de la
destruction de l'aura que cette dernière est pour ainsi dire retrouvée, retrouvée dans cette
culture populaire si proche du chant médiéval. D'ailleurs, Paul Zumthor dans son
introduction à la poésie orale joue sur la sonorité d'« orale » pour créer un néologisme,
l'adjectif « aurale », pour parler du chant comme d'une une poésie aurale. Et puisqu'il y
développe la manière dont la poésie médiévale emploie au premier chef les fonctions
phatiques du langage mises au jour par le linguiste et médiéviste Roman Jakobson dans son
Essai de linguistique générale, signalons que le langage du jeu vidéo repose sur une sorte de
passage à la limite des fonctions phatiques, l'appel continu à jouer constituant la condition de
possibilité de l'interaction (sans laquelle il n'y a pas de jeu) et, quand cet appel est
particulièrement fort, le tremplin vers l'immersion.
Les clichés de la séparation strict entre réel et virtuel, entre « real life » et « virtual
life », celui, connexe, du « no life » sont bien établis dans les esprits. Notre problème n'est
pas tant ce cliché en lui-même, qui finalement rend assez compte d'une réalité
phénoménologique que tout joueur aura expérimenté plus d'une fois (en sortant de
l'immersion), que de son caractère exclusif : comme tout opposition structurante, il jette
l'ombre sur d'autres oppositions semblables ; par exemple, au sein de la « real life », entre
loisir et travail, semaine et week-end... Des séparations structurantes entre la dureté du monde
et son évasion, qui étaient au centre de la culture populaire au Moyen-Âge : « Les hommes du
Moyen Âge participaient à titre égal à deux vies : la vie officielle et celle du carnaval, à deux
aspects du monde : l'un pieux et sérieux, l'autre comique. »211 Certes « une frontière interne
stricte délimite les deux aspects [du carnaval ou plus généralement de la fête médiévale d'une
part, de la vie quotidienne d'autre part] : s'ils existent côte à côte, ils ne fusionnent pas, ne se
211 Mikhail BAKHTINE, L’oeuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la
Renaissance, op. cit. p.103
85
mêlent pas »212, et dans le cas qui nous intéresse, cette frontière est sans doute bien celle,
matérielle, entre l'écran (l'ensemble du dispositif) et notre corps propre, notre vie. Mais
Tolkien – dont on peut certes dire qu'il est une référence en la matière – dit bien que pour
qu'une construction mythologique soit réussie, son contenu doit autant rompre avec la
« réalité moderne » qu'en être dérivée, reproduire « the inner consistency of reality ».213
C'est ainsi que le réalisme (ou « photoréalisme » dans le cas des images vidéoludiques AAA)
constitue le dénominateur commun de l’essentiel des productions de masse qui y cherchent
toujours de quoi fonder leurs univers sur des lois causales logiques (voire scientifique, c’est
là le propre de la science-fiction et de son versan mythologique, le space opera), qui
cherchent à en tirer un effet de cohérence sous-jacent au spectaculaire fantaisiste qui est par
ailleurs déployé. Le réalisme en tant que registre esthétique constitue alors un élément de
tradition, au sens que Paul Zumthor donne à ce mot, qui permet l’immersion par la tension
paradoxale qu’il entretient avec la réalité, émaillée de transgressions spectaculaires d’autant
plus efficaces qu’elles semblent justifées par le réalisme et permettent une identification
facile : « In short, in line with the approach set out by Tolkien, MMOs are both extremely
realistic and distinctly otherworldly. »214 Or ce réalisme, compris à la fois comme homologie
esthétique entre le monde fictionnel et le monde réel, et comme souci de cohérence d’univers,
constitue bien l’une des conditions nécessaires à l’immersion : « Three conditions create a
sense of immersion in a virtual reality or 3-D computer game: (1) the user's expectations
ofthe game or environment must match the environment's conventions fairly closely; (2) the
user's actions must have a non-trivial impact on the environment; and (3) the conventions of
the world must be consistent, even if they don't match those of "meatspace." »215 Il est
d’ailleurs intéressant de noter ici l’usage du terme « meatspace » pour désigner l’espace
dessiné par le corps biologique du joueur et par ses impératifs propres. C’est que le corpspropre, ou même ce que Merleau-Ponty appellera à la fin de sa vie « la chair » renvoie à une
réalité plus large et plus complexe que la simple « viande » organique qu’elle nécessite et
implique tout aussi bien. Cette complexité du corps-propre immergé se traduit par le fait que
le réalisme compris comme schème traditionnel a plusieurs dimensions, qui renvoient en fin
de compte au régime transmédiatique des images :
212 Ibid. p.104
213 J.R.R Tolkien, On fairy stories, brainstorm-services, p.16
214 Edward CASTRONOVA, Synthetic Worlds – The Business and Culture of Online Games, New edition., Chicago,
University of Chicago Press, 2005, p.80
215 Alison MCMAHAN, « Immersion, Engagement, and Presence, A Method for Analyzing 3-D Video Games »,
in , 2003, p.68-69
86
"Social realism is the extent to which a media portrayal is plausible or 'true to life'
in that it reflects events that do or could occur in the nonmediated world."38
Perceptual realism is what is usually vaguely meant by "realism" or
"photorealism"—how well the environment looks and sounds like the real world.
An animated cartoon, for example, could have a low degree of perceptual realism
but a high degree of social realism. Social realism is achieved by designing the
world to match the real one, with streets and stores and homes and parks, as well
as organizing rituals and ceremonies that enable players to identify their social
place in the world. In most MUDs, for example, ceremonies such as
"beheadings," funerals, and MUD weddings are common practices. »216
Ce régime transmediatique est tout aussi bien un facilitateur particulièrement puissant de la
sensation d’être entouré de ces univers fictionnels, d’être entouré par leur substance qui va
s’incarner dans une multitude de produits dérivés, ces sortes d’icônes contemporaines. C’est
bien cela, le transmedia : le fait pour une entité fictionnel de se déployer dans de multiples
écrans, de multiples media, le fait pour un univers imaginaire de se montrer par ses multiples
facettes à l’aide de la diversité des supports existants. Or qu’est-ce qu’une facette sinon une
petite image, autrement dit une icône, une image dont la petitesse indique qu’elle participe
d’un univers bien plus large qu’elle : « Transmedia storytelling represents a process where
integral elements of a fiction get dispersed systematically across multiple delivery channels
for the purpose of creating a unified and coordinated entertainment experience. Ideally, each
medium makes it own unique contribution to the unfolding of the story. »217
Nous l’avons dit, Star Wars a porté l’idée de « produit dérivé » à son paroxysme. Il est peutêtre temps d’illustrer cette affirmation avec un exemple particulièrement transmediatique : en
1996 sort le projet Shadows of the Empire. Le roman éponyme est écrit par Steve Perry qui
sert de consultant sur les autres supports, à savoir le jeu vidéo réalisé par LucasArts, la bande
dessinée scénarisée par John Wagner et Kilian Plunket, et dessinée par John Nadeau, et des
figurines de la marque Micromachines, représentant des véhicules. Plus tard, Kevin J.
Anderson intègre à un recueil de nouvelles Star Wars une histoire ambitieuse mais
absolument cohérente avec le projet d’origine, consacrée à l’un des personnages secondaires
216 Ibid. p.75
217 Henry JENKINS, Transmedia Storytelling 101,
http://henryjenkins.org/blog/2007/03/transmedia_storytelling_101.html, consulté le 25 août 2017.
87
du projet, IG-88 (la nouvelle s'intitule « Therefore I am », en référence à la formule du cogito
cartésien). Dans le jeu X-Wing Alliance publié trois ans après le projet Shadows of the Empire
par LucasArt, le personnage-joueur (pilote rebelle) se voit attribuer une mission qu’il avait
mené dans jeu console de Shadows of the Empire du point de vue d’un autre pilote cette fois,
Dash Rendar. La mission consiste à prendre d'assaut avec Luke Skywalker le cargo de
l'empire qui contient les plans de l'Etoile de la mort. La mission de Shadows of the Empire
donne à voir et à effectuer la partie "infiltration" dans le cargo, et celle de X-Wing Alliance, le
combat spatial entre l'Alliance et l'Empire qui joue le rôle de diversion pour que la mission
d'infiltration puisse se dérouler. Captain Tabouret souligne que dans ce projet, inédit à
l’époque, aucun support n’est le support principal de la narration ; au contraire, chaque
support est exploité selon ses perfections propres218 : les romans et nouvelles abordent
davantage la psychologie des personnages, et apportent de la complexité au tout (diversité de
points de vue, descriptions plus fines, etc.). On y suit Luke Skywalker, Dark Vador, la
princesse Leia et le prince Xizor ; le personnage principal du jeu, Dash Rendar, n'y est
présent qu'à titre de personnage secondaire. La bande dessinée permet d'affiner l'imaginaire
graphique de l'ensemble (les jeux vidéo d'alors ne permettaient pas autant de finesse
graphique et l'esthétique visuel y obéissait à un principe d'économie, non pas dérangeant en
soi – le « pixel art » d'aujourd'hui en témoigne – mais rendant ces dernières productions bien
éloignées du style « comics » dont il est ici question) : on suit les aventures de Boba Fett et de
l'agent Jix. Le jeu permet une immersion dans l'action, immersion facilitée par un point de
vue unique sur une histoire linéaire, celui de Dash Rendar. Les micromachines impliquent de
nouveaux vaisseaux, chacun étant livré avec une courte bande dessinée exclusive.
Et si chaque histoire se suffit à elle-même, l'ensemble de l'aventure, le « chronotype »219
complet de l’univers Star Wars pendant la période où se déroule la diégèse du projet, requiert
l’ensemble des supports, l’ensemble des produits, pour être complété. Pour ce chronotype, les
différents produits joueront le rôle de ces « être inférieurs » qui dans les croyances celtiques,
nous dit Proust dans « Combray », enferment les âmes de ceux que nous avons perdus (qui
jouent ici le rôle que tiennent moins tragiquement ces univers lointains dont nous parlons) :
Je trouve très raisonnable la croyance celtique que les âmes de ceux que nous
218 CAPTAIN TABOURET, A la poursuite de la carbonite - LGE07.
219 au sens que Paul Zumthor donne à ce mot, c’est à dire au sens où le texte médiéval peut être le « lieu de
confluence et de transmutation globale des éléments d’une culture » - Paul ZUMTHOR et Michel ZINK, Essai
de poétique médiévale, op. cit.p.37 Dans le cas qui nous intéresse, qu’il suffise de remplacer « culture » par
« monde imaginaire »
88
avons perdus sont captives dans quelque être inférieur, dans une bête, un végétal,
une chose inanimée, perdues en effet pour nous jusqu’au jour, qui pour beaucoup
ne vient jamais, où nous nous trouvons passer près de l’arbre, entrer en
possession de l’objet qui est leur prison. Alors elles tressaillent, nous appellent, et
sitôt que nous les avons reconnues, l’enchantement est brisé. Délivrées par nous,
elles ont vaincu la mort et reviennent vivre avec nous.220
L’on retrouve également nos images médiévales, « êtres inférieurs » au modèle sans doute,
mais participant à sa substance.
Or c’est bien la mort de l’auteur qui permet l’autonomie des signes qui les transmute
en choses, et finalement, en matière d’un univers :
Le Texte est pluriel. Cela ne veut pas dire seulement qu’il a plusieurs sens, mais
qu’il accomplit le pluriel même du sens : un pluriel irréductible (et non pas
seulement acceptable). Le Texte n’est pas coexistence de sens, mais passage,
traversée ; il ne peut donc relever d’une interprétation, même libérale, mais d’une
explosion, d’une dissémination. Le pluriel du Texte tient, en effet, non à
l’ambiguïté de ses contenus, mais à ce que l’on pourrait appeler la pluralité
stéréographique des signifiants qui le tissent (étymologiquement, le texte est un
tissu) : le lecteur du Texte pourrait être comparé à un sujet désœuvré (qui aurait
détendu en lui tout imaginaire) : ce sujet passablement vide se promène (c’est ce
qui est arrivé à l’auteur de ces lignes, et c’est là qu’il a pris une idée vive du
Texte) au flanc d’une vallée au bas de laquelle coule un oued (l’oued est mis là
pour attester un certain dépaysement) ; ce qu’il perçoit est multiple, irréductible,
provenant de substances et de plans hétérogènes, décrochés : lumières, couleurs,
végétations, chaleur, air, explosions ténues de bruits, minces cris d’oiseaux, voix
d’enfants de l’autre côté de la vallée, passages, gestes, vêtements d’habitants tout
près ou très loin ; tous ces incidents sont à demi identifiables : ils proviennent de
codes connus, mais leur combinatoire est unique, fonde la promenade en
différence qui ne pourra se répéter que comme différence. C’est ce qui se passe
pour le Texte : il ne peut être lui que dans sa différence (ce qui ne veut pas dire
220 Marcel PROUST, Du côté de chez Swann, Gallimard, 1946, édition numérique
89
son individualité).221
La transmedialité donne ainsi une toute autre dimension à l’intertextualité, elle opère vis-àvis de ce dernier concept, cher à la nouvelle critique et que l’on voit développé à la fin de ce
passage, un passage à la limite. Cette intertextualité paroxystique est tout aussi bien celle qui
avait cours au Moyen-Âge, à une époque où « discours social diversifié, homogène et
cohérent dans ses profondeurs, la poésie englobe et figure toutes les pratiques symboliques du
groupe humain : dans cette mesure même, elle ne peut, sinon fictivement, être rapportée à
aucun sujet. »222 Paul Zumthor, LeV, « mémoire et communauté »
La littérature contemporaine y a certes sa place, mais pas n’importe quelle littérature. Celle,
précisément, dans laquelle l’auctorialité est la plus baroque, celle où la pratique du prêteplume a toujours eu cours, celle où la critique littéraire laisse plutôt la place aux séances de
dédicace dans les grands centres commerciaux. Celle, enfin, dont la lecture fut dégradée au
rang de simple pratique consommatoire à une époque où l’essor de l’édition comme industrie,
associée au triomphe politique de la bourgeoisie, avait considérablement déterioré les
conditions matérielles d’existence des auteurs romantiques qui s’empressèrent de hisser leur
misère économique en style de vie (la bohème) et de rattrapper ainsi cette pauvreté réelle par
une revendication du monopole de la violence légitime symbolique dans les arts 223. C’est bien
le roman-feuilleton du XIXe siècle en tant que production sérielle destinée à un public le plus
large possible, dont furent héritières les pulp fictions du XXe siècle, qui parvint peut-être le
premier à immerger les récepteurs dans un univers bien plus vastes et persistants que, pour
prendre un exemple d’époque, une vivante mais bien courte représentation théâtrale :
Ceci permet de revenir sur l’un des aspects singuliers de ce genre de production
fictionnelle à nulle autre pareille que constitue le feuilleton, et qui se retrouve
encore dans certaines de ses formes actuelles, comme le feuilleton radiophonique
ou télévisuel, dont l’auditeur ou le spectateur se demande jour après jour ce qui
va bien pouvoir arriver aux héros de « son » feuilleton » : il a ainsi l’impression
de partager leur destinée, dont il suit la trajectoire pas à pas, comme si elle
s’improvisait librement sous ses yeux. Le feuilleton met en œuvre, l’exploitant
221 Roland BARTHES, Le Bruissement de la langue. Essais critiques IV, op. cit. « de l’oeuvre au texte »
222 Paul ZUMTHOR, La Lettre et la Voix. De la « littérature » médiévale, op. cit. « mémoire et communauté »
223 Pierre BOURDIEU, Les règles de l’art : Genèse et structure du champ littéraire, Points, 2015
90
jusqu’à ses dernières conséquences, la formule magique « la suite au prochain
numéro », par laquelle est sans cesse, et éventuellement sur un assez long terme,
relancé le déroulement d’une narration distendue, disloquée, du fait d’être sans
cesse interrompue puis reprise : elle paraît ainsi se projeter en avant d’elle-même
et s’inventer au fur et à mesure qu’en avance la communication, dans la
perspective propre à une temporalité ouverte, où tout à la limite peut ou pourrait
se produire en termes d’événement, temporalité bien différente de celle qui, une
fois un livre refermé, paraît enclose entre ses pages où elle a été littéralement
imprimée et comprimée, ce qui ôte définitivement la possibilité d’en infléchir les
manifestations dans un nouveau sens. De ce fait, semble s’instaurer un passage
permanent entre le message transmis par le texte, sous une forme
systématiquement morcelée, et un résidu inexprimé qui est renvoyé dans les
intervalles muets séparant les successives livraisons, où parait revenir
partiellement, épisodiquement, en surface un processus se poursuivant en
continuité par-dessous, dans le secret, en dehors même de ce qui est écrit. C’est
ainsi que les consommateurs d’un feuilleton, qui se laissent prendre à sa logique
propre, finissent par se persuader que les personnages et les lieux de l’intrigue
existent en vrai « dans la vie », où ils pourraient éventuellement les rencontrer,
indépendamment même de ce qui en est raconté, ce qui instaure, à même le
médium qui en assure la transmission, la page de journal par exemple, les
conditions d’un échange réciproque entre la fiction et la réalité qui, au terme de
cet échange, finissent par se confondre : c’est comme si le numéro du jour où
elles sont publiées donnait des nouvelles du Chourineur, de la Chouette ou du
Maître d’école, personnages de la bizarre épopée des Mystères de Paris, de la
même manière qu’il fait connaître n’importe quel autre événement intéressant,
par exemple l’issue d’un engagement militaire, des décisions ministérielles ou les
résultats des élections. En lisant le chapitre 8 de La Sainte Famille, où Marx
paraît à un certain moment s’emballer personnellement pour la destinée de Fleurde Marie, comme si celle-ci n’était pas seulement un personnage du roman de Sue
mais existait réellement et était même l’une de ses proches, nous verrons qu’en
dépit de ses réserves à l’encontre du genre, dans lequel il diagnostique une forme
particulièrement nocive d’endoctrinement contre-révolutionnaire, il n’est pas
91
resté lui-même insensible à cet aspect de son fonctionnement, et qu’il est, si on
peut dire, entré dans le jeu de la fiction feuilletonesque, qui a fini par le rattraper,
tant ses ressorts sont efficaces et imparables. »224
Sur les pulp fictions, ces formes littéraires dont la dégradation est matériellement palpable à
travers la pulpe grossière du papier de mauvaise qualité sur lesquelles elles sont imprimées,
David Peyron reprend Henry Jenkins pour faire valoir une filiation par « l’attention au
monde » :
Et c’est au travers des pulps fictions puis de leur revival, du retour de « l’esprit
pulp » dans les années 1960 et 1970 qu’on pourra trouver ces éléments qui
permettent à la fois de définir en grande partie le transmédia mais aussi de
montrer quel est le contexte qui a fourni un terreau fertile à son existence. Jenkins
explique dans son ouvrage Convergence Culture et dans d’autres articles que
c’est dans le domaine spécifique des œuvres de genre, c'est-à-dire de la sciencefiction, du fantastique, de la fantasy que s’est développé le transmédia
storytelling. Cela serait lié d’un côté au fait que l’attention au monde, à l’univers
y est une question particulièrement importante depuis longtemps et aussi que ces
domaines sont pionniers concernant le développement de communautés de fans
très soudées et actives ce qui est le versant social du transmédia.225
En somme, si nous pouvons dire avec Gilles Bougères que « Tolkien, et là sans doute se situe
la raison de son influence contemporaine, n’a pas écrit de livres, il a produit un univers
complexe et large dont les livres publiés ne sont que des aperçus partiels (…) derrière
l’histoire racontée, il existe un univers dont les traces sont sans cesse visibles »226, c'est pour
ajouter immédiatement que Tolkien fut l'un des rares heuretès contemporains, c’est-à-dire
l’un des rares écrivains à avoir pu donner son nom à tout un genre, non pas pour restreindre
les productions de ce genre par la lourdeur d’une auctorialité paternelle, mais au contraire
pour faire (bien involontairement d’ailleurs) figure d’inspirateur volontiers adulé comme tel.
224 Pierre MACHEREY, Idéologie : le mot, l’idée, la chose (6) - SUE, SZELIGA, MARX : des Mystères de Paris à
La Sainte Famille, http://stl.recherche.univlille3.fr/seminaires/philosophie/macherey/macherey20062007/macherey08112006.html, consulté le 25 août
2017.
225 David PEYRON, « Les pulp fictions et la fondation des formes contemporaines du transmedia storytelling: |
OMNSH », op. cit.
226 Gilles BROUGÈRE, « De Tolkien à « Yu-Gi-Oh » », Communications, 2005, vol. 77, no 1, p.170
92
Le Seigneur des anneaux ayant été publié successivement entre 1954 et 1955, et entre 1972 et
1973 en français, à une époque où l'univers était déjà abondamment étoffé, non seulement du
Hobbit dont la publication avait précédé d'une vingtaine d'année celle du Seigneur des
Anneaux, mais déjà de nombreux fanzines (le support originel des fanfictions, ancêtre papier
des plateformes actuelles), nous ne pouvons que déplorer qu'un critique comme Barthes,
pourtant sensible à la culture de masse (que l'on se rappelle son analyse enthousiaste du
personnage de Charlot dans « le Pauvre et le Prolétaire », in Mythologies), n'ait pas repéré
l'importance du phénomène. N'affirmait-il pas pourtant dans Critique et Vérité que « Le livre
est un monde » ?
93
Nous pensons avoir exposé des éléments pour une poétique de la culture populaire ;
ces éléments sont bien ceux d’un système poétique : le poids de la tradition et la redondance
des productions s’explique par l’articulation de ces dernières à la communauté sociale dont
elles émanent et qu’il s’agit de séduire ; cette séduction explique le succès qui font volontiers
des cultures populaires des cultures de masse de la même manière que la poésie orale du
Moyen-Âge s’est diffusée à une échelle mondiale. Mais le plaisir est celui d’une participation
détachée du labeur et des aléas de la vie ordinaire, paradoxe d’une esthétique qui s’attache à
la fois à impliquer le récepteur empirique au maximum, et à l’évader de la réalité empirique
dans laquelle il s’inscrit : d’où la capacité des cultures populaires à tracer des seconds
mondes clos, des mondes hors du mondes (qu’en cela ils portent une charge critique du
monde réel à de nombreux niveaux, c’est ce qui nécessiterait un autre volume à montrer, mais
dont nous sommes convaincu). Nous pensons également avoir exposé comment cette
esthétique populaire serait finalement la résolution – quelque peu tardive mais qui aurait le
mérite de n'être pas un retour en arrière (pour ne pas employer le terme fort pompeux de
capitulation) – des contradictions de la nouvelle critique, qui fut peut-être moins aux prises
avec la question de l'auctorialité qu'avec celle, inquestionnée, entravante, et éternelle sinon
immortelle, de la littérarité, et du Beau. Que cette résolution heureuse n'ait pas eu lieu plus tôt
tient sans doute au ban sous-culturel qui reste largement réservé à la culture de masse,
laquelle se définit par rapport à sa cible de la même façon que cette dernière n'est « la
masse » que pour un Être surplombant, doté et sûr de son bon droit : la culture légitime est
celle qu'on se vante de connaître, la culture de masse, celle qu'on se vante de ne pas
connaître. La première l’on ne saurait consommer, et son exposition élogieuse porte le nom
de critique (critique littéraire, critique d’art, critique de cinéma) ; la seconde l’on
consommera volontiers dans l’ombre tandis qu’on lui réservera un point de vue critique. Et si
la vraie culture fonctionne comme une « sphère séparée », le « monde de la culture » aura son
autonomie et quelque chose à dire sur le monde-monde, le monde « réel », son existence
quotidienne, sa politique, ses événements, son histoire ; la culture de masse, quant à elle,
serait immédiatement articulée à la vie corporelle et sociale, intégrée à la physiologie du
monde capitaliste, tout entière signe extérieur d’une aliénation qu’on aura renoncé à chercher
au niveau de la production, puisque les pratiques consommatoires des autres nous offrent le
spectacle facile des goûts que l'on réprouve et dont personne ne pense à se vanter, ce qui
invite affablement au doux confort du snobisme. Qu'à cela ne tienne : que la culture populaire
94
s'articule au plus près à la vie quotidienne et à son immédiateté, ce peut bien être ce qui lui
donne ses traits propres, après tout Marx et Engels en rédigeant L'Idéologie Allemande par
quoi ils opéraient l'ultima reductio de la superstructure culturelle à l'infrastructure
économique, ont pourtant oublié de dénier aux productions artistiques leurs qualités
esthétiques : qu'il nous suffise de faire de même.
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2017.
Table des matières
Introduction (p.2)
I. Tradition et lieux communs, oralité et combinatoire
A. La répétition du même..........................................................................................................4
B. La création traditionnelle....................................................................................................13
II. Mort de l’auteur et culture populaire...................................................................................26
A. Oralité et impersonnalité du « je » dans la canso médiévale..............................................26
B. Une pure parole....................................................................................................................30
C. La mort de l’Auteur-Dieu....................................................................................................38
III. Participation à un autre monde...........................................................................................56
A. Les théories de la réception et leurs limites.........................................................................56
B. La participation des récepteurs............................................................................................60
C. Des univers parallèles..........................................................................................................80
Conclusion (p.94)
Références utilisées..................................................................................................................94