Le vol amphibie du moustique
Sachant qu’une goutte a une masse jusqu’à
50 fois plus grande que celle de l’insecte,
comment ce dernier n’est-il pas terrassé par
la pluie ? C’est à cette question qu’un
chercheur de l’Institut de technologie
de Géorgie à Atlanta s’est attaqué. P A G E 7
La chirurgie contre l’excision
Si les mutilations sexuelles régressent,
elles touchent encore des millions
de femmes. Une enquête française
inédite prouve que des opérations
réparatrices soulagent les victimes
et améliorent leur vie sexuelle. P A G E 2
Ircam : des instruments virtuels inouïs
L’Institut de recherche et coordination acoustique-musique a mis au point Modalys, un
logiciel épatant qui reproduit artificiellement la physique des instruments de musique pour produire une palette
de sons insoupçonnés. P A G E 3
Des virus pour combattre les bactéries
Avant la découverte des antibiotiques, la médecine avait recours à des virus, les phages, pour lutter contre les infections bactériennes.
La phagothérapie reste très utilisée en Géorgie, mais n’est guère prisée en Occident. Des chercheurs français ont entrepris de la réhabiliter.
Ils obtiennent des résultats spectaculaires sur des patients victimes de bactéries multirésistantes.
PAGES 4-5
Vue d’artiste
de bactériophages T4
(aux allures de modules
lunaires) infectant
des bactéries.
ALBRECHTGFX/PHOTOTAKE/ISM
L’esprit en rondelles
a modularité de l’esprit humain, une notion que
nous devons au philosophe Jerry Fodor, est l’un
des fondements des neurosciences. C’est l’idée
qu’une large part de notre activité mentale dépend de
compartiments spécialisés, reliés entre eux mais dédiés
à des tâches bien précises. Ce n’est pas une simple hypothèse: des faits indiscutables le démontrent. Les avancées récentes de l’imagerie cérébrale, et peut-être plus
encore les études de cas neurologiques, en apportent
tous les jours des exemples spectaculaires.
Telle patiente a perdu la capacité à reconnaître les
visages après un accident vasculaire ayant endommagé
la partie inférieure des lobes temporaux. Elle reconnaît
les objets familiers, les monuments, les animaux et les
fleurs, mais ne peut identifier son mari ou sa fille que
lorsque ceux-ci se mettent à parler. Sans module « visage», cette femme, dont le cas avait été étudié par le professeur Michel Poncet à Marseille, évolue dans un monde où tous les individus qu’elle croise se valent.
D’autres cas mettent en lumière la division cérébrale
du travail mais aussi le degré d’imperméabilité à la
L
carte blanche
Angela Sirigu
Neuroscientifique,
directrice de recherche
Centre de neuroscience
cognitive
(CNRS-université Lyon-I)
(PHOTO : MARC CHAUMEIL)
Cahier du « Monde » N˚ 20965 daté Samedi 16 juin 2012 - Ne peut être vendu séparément
conscience des opérations réalisées au sein de ces modules, comme ce patient atteint d’inattention spatiale à la
suite d’une lésion de la région pariétale. Sa vision est normale, ses membres ne sont pas paralysés, mais il semble
ignorer qu’il y a de la nourriture dans la moitié gauche
de son assiette, qu’il y a de la barbe à raser sur sa joue
gauche, qu’il dispose d’une main gauche pour aider la
droite à boutonner sa chemise. Surtout, il n’a aucune
conscience de cette anomalie: si le monde de ce patient
paraît amputé d’une partie de la réalité, de son point de
vue, ce monde, tel que son module « attention» le présente à sa conscience, est entier et complet.
Plus étonnant encore, une lésion cérébrale peut compromettre des compartiments de la personnalité de l’individu, altérant les mécanismes neuronaux servant à
réguler nos choix et désirs. Laurent Cohen, neurologue à
l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière (Paris), a décrit il y a quelques années le cas d’un homme sans histoire qui avait
présenté une cleptomanie très particulière à la suite de
la rupture d’un vaisseau sanguin irriguant le cortex orbitofrontal. A la vue d’une voiture dans la rue ou dans son
entreprise, il montait dedans, faisait un tour, puis la
ramenait chez lui ou à l’endroit où il l’avait « empruntée» ! Avant d’être reconnu comme problème médical,
ce besoin irrépressible lui occasionna des séjours en prison pendant presque vingt ans. Voilà qui nous ramène à
la question, abordée lors d’une précédente chronique,
du libre arbitre et de la responsabilité individuelle.
La société doit se protéger des imposteurs compulsifs
et escrocs en tout genre, mais, au-delà des jugements
moraux ou judiciaires, elle doit évoluer au rythme de la
compréhension du cerveau humain et du déterminisme des comportements. La prochaine fois qu’il sera
appréhendé au volant d’un véhicule qui n’est pas le sien,
le patient de Laurent Cohen pourrait déclarer au gendarme, scanner à l’appui: «Mais, m’sieur l’agent, je n’y suis
pour rien, c’est la faute à mon cerveau!» Combien de
« cas» analogues côtoyons-nous, livrés à leur sort, sans
reconnaissance ni prise en charge de leur handicap?
Nous parvenons parfois à identifier les modules défectueux. Remplacer ou réparer la « pièce d’origine» reste,
dans une large mesure, un objectif encore lointain. p
0123
2
SCIENCE & TECHNO
Samedi 16 juin 2012
ACTUALITÉ
Réparer les femmes excisées
| Une étude françaisesans précédent démontreque la reconstruction du clitoris permet
aux victimesd’excisionde moins souffrir, de retrouver leur identité et de s’épanouir sexuellement
chirurgie
Sandrine Cabut
C
’est un pas de plus
dans la lutte contre les
mutilations sexuelles
féminines, et un
espoir pour les millions de femmes qui
en ont été victimes à travers le monde. Alors qu’un couple de Guinéens
vient d’être condamné le 1er juin par la
cour d’assises de la Nièvre à des peines de prison ferme (deux ans pour le
père, dix-huit mois pour la mère)
pour l’excision de leurs quatre filles,
une étude française d’ampleur inédite confirme qu’une chirurgie reconstructrice peut diminuer sensiblement les douleurs de ces femmes et
les aider à accéder au plaisir sexuel.
Engagé depuis trente ans dans le
combat contre les mutilations sexuelles féminines, inventeur dans les
années1990d’unetechniquechirurgicale pour les réparer, l’urologue Pierre
Foldès (hôpital de Poissy - Saint-Germain-en-Laye)rapporte dans The Lan-
Les mutilations
sexuelles
concernent encore
dans le monde
130 à 140 millions
de femmes, ces dix
dernières années
cet (en ligne le 12 juin) les résultats de
son expérience auprès de près de
3 000 femmes. Cette étude humanitaire et militante, financée par l’Association française d’urologie, est cosignée par le docteur Béatrice Cuzin
(urologue, Lyon), qui a réalisé le suivi
sexologique des patientes, et par la
démographeArmelleAndro,del’Institut national d’études démographiques (INED).
Quoiqueenrégressiondanslemonde, grâce à une mobilisation internationale qui a fait progresser la préventionetappliquerdesloisplusrépressives, les mutilations sexuelles concer-
nent encore un nombre inacceptable
de femmes: 130 à 140 millions ces dix
dernières années, dont 92 millions en
Afrique. Les conséquences à long terme peuvent être lourdes sur les plans
psychologique mais aussi sexuel et
médical, avec notamment des douleurs et des complications lors des
accouchements.
Mutilationsexuellelaplusfréquente,l’excisionestdéfinieparl’Organisation mondiale de la santé (OMS) comme une « ablation partielle ou totale
du clitoris et des petites lèvres, avec ou
sans excision des grandes lèvres». L’infibulation, plus rare, correspond à un
« rétrécissement de l’orifice vaginal
par la création d’une fermeture, réalisée en coupant et en repositionnantles
lèvres intérieures, et parfois extérieures, avec ou sans ablation du clitoris ».
Réalisabledans tous les cas où le clitoris est atteint, l’intervention – elle
dure moins d’une heure – mise au
point par le docteur Foldès consiste à
reconstruire celui-ci à partir de sa partie profonde, non excisée. La portion
cicatricielle est enlevée, le clitoris restantest libéréet le gland repositionné.
Situation unique au monde, cette
chirurgie est remboursée en France
depuis 2004.
Dans une première étude, publiée
en 2006, le chirurgien français avait
démontré ses bons résultats anatomiques et l’amélioration à court terme
de la fonction clitoridienne. La série
prospective, publiée dans The Lancet,
a inclus les 2938patientesopéréespar
Pierre Foldès à l’hôpital de Saint-Germain-en-Laye entre 1998 et 2009.
Agées en moyenne de 29 ans, la plupart ont été excisées entre 5 et 9 ans
dans un pays d’Afrique de l’Ouest :
Mali, Sénégal, Côte d’Ivoire. Dans
564cas, la mutilation a été réalisée en
France. Avant l’intervention, toutes
les jeunes femmes ont été interrogées
sur leurs motivations; leurs douleurs
et leur satisfaction sexuelle ont été
évaluées par une échelle en cinq
points.
« Les attentes principales étaient,
pour 99 % d’entre elles, de retrouver
leur identité ; 81 % espéraient améliorer leur vie sexuelle, et 29 % soulager
leurs douleurs clitoridiennes», soulignent les auteurs, qui insistent sur la
complexité d’appréhender les symptômes de ces femmes. «Au départ, j’ai
opéré pour soulager les douleurs, puis
jeme suisrenducompte que beaucoup
JOËLLE JOLIVET
de choses se cachent derrière des douleurs», racontePierreFoldès.« Il peuty
avoir une discordance entre l’importance des lésions cliniques et les traces
psychologiquesqu’elleslaissent»,ajoute Béatrice Cuzin.
Un an après l’intervention,
866 femmes (29 %) ont été revues en
consultation, une proportion à première vue modeste mais déjà remarquable dans un tel contexte. Le résultat anatomique s’avère satisfaisant,
avecunclitorisexternenormalouvisible dans 70 % des cas, palpable dans
24 % des cas. Mais c’est surtout au
niveau fonctionnel que les bénéfices
sont le plus démonstratifs.
Les douleurs se sont atténuées ou
du moins ne se sont pas aggravées
chez 821 des 840femmes qui en souffraient. Plus de la moitié des patientes
ressentent des orgasmes, et 30 % du
plaisir sans orgasme. Ainsi, parmi les
368quin’avaientjamaiséprouvéd’orgasme, 129 (35 %) y ont eu accès dans
l’année qui a suivi la chirurgie. Au
total,seulement20femmesdécrivent
unedégradationdeleurplaisirsexuel.
Des complications postopératoires
(hématome,désunionde cicatrice,fièvre) sont survenues dans 5 % des cas.
« Ces résultats n’ont pas seulement
des implications chirurgicales, mais
aussi socioculturelles, anthropologiques et psychosexuelles », écrivent
Patrick Petignat (hôpital universitaire
de Genève, Suisse) et ses collègues
dans un éditorial associé à l’article.
Cette publication dans un journal
de référence, qui valide la technique,
permettra-t-elle de la diffuser dans
d’autres pays et de faire connaître cette possibilité aux principales intéressées? Pierre Foldès, qui opère de dix à
quinze femmes chaque semaine, a
déjà formé des confrères en Europe et
en Afrique. Mais pour l’instant, dans
les pays qui en auraient le plus besoin,
cette chirurgie reconstructrice n’est
pas encore une priorité.
En France, de 55000 à 60 000femmes sont excisées, et environ 4 000
ont été opérées, estime la démographe Armelle Andro. « La situation est
un peu nébuleuse dans notre pays,
sans véritable recensement des centres
qui pratiquent ces interventions, relèvele docteurBéatriceCuzin.L’idéal,en
France comme ailleurs, serait de pouvoirorganiserl’offredesoinsavecquelques chirurgiens formés et des offres
localesderééducation.Ilfautaussiprévoir un système d’évaluation.» p
Une enquête sur le vécu de l’excision
En France, plus de la moitié (55%) des femmes excisées ont déjà entendu
parler de l’intervention de chirurgie réparatrice, mais seulement 5% de
celles qui en sont informées y ont eu recours ou sont en cours de démarche. Les femmes intéressées par l’opération sont plutôt jeunes (moins de
35ans) et ont grandi en France. C’est l’un des résultats d’une étude réalisée dans cinq régions françaises par l’équipe d’Armelle Andro (INED) et
publiée en 2009. Pour cette enquête, destinée à établir un état des lieux
des mutilations sexuelles et de leurs conséquences dans notre pays,
714femmes excisées et 2168 non excisées ont été interrogées.
>Sur le Web :
Univ-paris1.fr/fileadmin/CRIDUP/Rapport_final_ExH_volet_quantitatif.pdf
Des feuilles de lumière pour filmer les débuts de la vie
Une nouvelle technique de microscopie permet de suivre le destin individuel des cellules au sein d’un embryon entier
coce de drosophile et de la suivre à travers
plusieurs cycles de division cellulaire.
«Dans un de nos films, quatre cellules sélectionnéesauhasardontpuêtresuiviesviales
divisions cellulaires ultérieures durant quatre heures », fait remarquer Philipp Keller.
Les chercheurs américains et allemands
ont filmé le développement d’un
embryon de drosophile à partir de sa
deuxième heure d’existence jusqu’au stade de l’éclosion larvaire, vingt-deux heures plus tard. Les deux équipes ont conçu
une nouvelle configuration d’une technique d’imagerie appelée « microscopie de
fluorescence à feuille de lumière ».
Marc Gozlan
n enjeu majeur en biologie du
développement est de pouvoir
suivre la dynamique complexe
des cellules qui composent un
embryon : il s’agit de décrypter le plan
architecturalquisous-tendlaformationde
l’organisme entier. Il faut pour cela disposer, d’une part, de systèmes optiques permettantde détecteret filmer les milliersde
cellules qui se déplacent et se divisent à un
rythmeeffréné;d’autrepart,d’outilsinformatiques assez puissants pour enregistrer,
restituer et analyser des images couvrant
la totalité de l’embryon.
C’est le tour de force qu’ont réalisé deux
équipes, aux Etats-Unis et en Allemagne,
dont les travaux viennent d’être publiés en
ligne dans la revue Nature Methods. « Pour
atteindre cet objectif, une haute résolution
spatiale et temporelle est essentielle pour
suivre et distinguer des cellules au sein
d’amas denses. Notre nouveau microscope
permet pour la première fois d’étudier l’ensemble des mouvements et les divisions cellulaires lors du développement embryonnaire précoce», précise Phillip Keller, chercheur au Howard Hughes Medical Institute, à Ashburn (Virginie, Etats-Unis), investigateur principal de la première étude. Des
résultats similaires ont été obtenus par
l’équipe de Lars Hufnagel, du Laboratoire
U
Embryon de drosophile onze heures après fécondation.
En haut, vue dorsale de l’embryon. En bas, vue ventrale.
PHILIPP J. KELLER, HOWARD HUGHES MEDICAL INSTITUTE
européen de biologie moléculaire (EMBL),
à Heidelberg (Allemagne).
Pour Philipp Keller, « l’imagerie quantitative à haute vitesse d’un embryon entier
représente un défi technologique en raison
de la taille importante de l’embryon et de la
dynamique cellulaire très rapide au cours
du développement précoce ». Le microscopemultivues,l’informatiqueen tempsréel
et l’infrastructure de calcul développés par
son équipe permettent de sélectionner
n’importequellecelluled’unembryonpré-
Quatre vues simultanées
Le nouveau microscope consiste à illuminerà partirde deuxsourceslaserdiamétralement opposées une fine tranche de
l’embryon. La fluorescence émise dans ce
plan par les cellules, porteuses de molécules fluorescentes préalablement introduites dans l’embryon par voie génétique, est
captée par deux détecteurs. Au total, quatre vues sont réalisées simultanément, qui
sont ensuite fusionnées pour obtenir une
image unique en trois dimensions – ce qui
permet d’acquérir vingt fois plus d’images,
sans risque de « manquer» un événement
cellulaire, comme cela était le cas avec les
techniques antérieures.
« Le volume de données acquises correspondà l’enregistrementd’unDVDtoutesles
treize secondes», précise Philipp Keller, qui
ajoute avoir «enregistré pendant une vingtaine d’heures pour chaque embryon un
volume total de données pratiquement
équivalent aux archives des livres de la
bibliothèque du Congrès ». Emmanuel
Beaurepaire, chercheur au Laboratoire
d’optiqueetbiosciencesdel’Ecolepolytechnique(Palaiseau),souligneque«parvenirà
observer simultanément toutes les cellules
de l’embryon précoce de drosophile est une
belle avancée technologique».
Des films réalisés par l’équipe américainepeuventêtreconsultéssurlesiteDigitalembryo.org. On peut par exemple visualiser la morphogenèse du cerveau, qui commence par la réunion de deux régions initialement distantes. De même, l’équipe
allemande a posté douze séquences vidéo
sur le site de Nature Methods. « La quantité
d’informations recueillies au niveau d’un
embryon entier, avec une vitesse d’acquisitionaussibrève,estimpressionnante,déclare Julien Vermot, chercheur à l’Institut de
génétique et de biologie moléculaire et cellulaire de Strasbourg. Une étape significative vient d’être franchie dans la microscopie
à feuille de lumière, technologie qui pourrait révolutionner l’imagerie microscopique du vivant dans les années à venir. Elle
ouvre une nouvelle fenêtre d’observation
sur un monde dans lequel les événements
cellulaires se produisent à un rythme extrêmement rapide.» p
actualité
SCIENCE & TECHNO
Un logiciel entre physique et musique
| Imaginépar l’Ircam, Modalys est un outil qui reproduitartificiellementles instruments
de musique pour les utiliserdans des modes de jeu inédits. Il s’appuie pour cela surla modélisation
création
Arthur de Pas
U
ne clarinette de
cinq mètres de
long, ça n’existe
pas. Un moustique qui bourdonne dans une corde
de guitare, ça n’existe pas. Un trompettiste qui souffle dans une « plaque », ça n’existe pas, ça n’existe
pas… Et pourquoi pas ?
Robert Desnos aurait apprécié le
surréalisme du logiciel Modalys,
mis au point par les chercheurs de
l’Ircam(Institutde rechercheet coordination acoustique-musique) sous
la houlette du chercheur René Caussé. L’objectif est de reproduire artificiellement les instruments de musique pour les utiliser ensuite dans
des modes de jeu insoupçonnés.
L’outil s’appuie sur la modélisation
physique. « On ne cherche pas à
reproduire le son en lui-même, comme les autres méthodes de synthèse
« On ne cherche pas
à reproduire le son
en lui-même, mais
le système physique
responsable de la
formation du son »
Le mouvement des musiciens est capté pour être modélisé.
René Caussé
responsable de l’équipe acoustique
instrumentale de l’Ircam
sonore, mais le système physique responsable de la formation du son »,
explique René Caussé.
Modalys décompose l’instrument en structures élémentaires
auxmodes de vibrationconnus (plaque, corde, tube…). Puis elles sont
assemblées, soit pour reproduire un
instrument existant, soit pour en
inventer de nouveaux. Et un algorithme résout les équations de propagation de l’ensemble. Pincer, frapper, frotter, souffler… Il ne reste plus
qu’à exciter l’instrument. « Pour
moi, le principal intérêt de la synthèse physique est de travailler sur une
matièresonore très proche de la réalité des instruments, témoignele compositeur Philippe Manoury. Quand
je compose une pièce, je veux que les
parties virtuelles soient cohérentes
avec le son des instruments réels. »
IRCAM
Ce type de synthèse est étudié
depuis une trentaine d’année, et la
première version de Modalys date de
1987. Philippe Manoury s’y est intéressé de très près dès 2007, lorsqu’il a
créé Partita, sa pièce pour alto solo.
«Je voulais que le jeu de l’altiste sur les
cordes de son instrument excite en
temps réel les cordes paramétrées
dans le logiciel », raconte-t-il. L’idée
était trop précoce par rapport aux
avancées des scientifiques: temps de
calcul trop longs, son obtenu trop
rudimentaire.Lecompositeurrenonce. Partie remise.
Car les chercheurs de l’Ircam étudient une nouvelle piste pour accroître le réalisme de Modalys : prendre
en compte le geste du musicien dans
la formation du son. Un jeune thésard et violoniste amateur, Matthias
Demoucron, utilise pour cela un
modèlesimpledeviolonqu’ilcontrôle avec les paramètressuivants: posi-
tion de l’archet, vitesse de déplacement, force d’appui.
Il effectue aussi des mesures sur
les instrumentistes grâce à des appareils spécialement conçus et à un dispositif de capture du mouvement.
Ces données sont ensuite analysées
etmodélisées.«Les gainsobtenusont
été au-delà de nos attentes, avec une
qualitédesonvraimentprocheduviolon», se réjouit René Caussé.
Les fruits de cette thèse et les progrès technologiques sur les temps de
calcul permettent à Philippe Manoury de concevoir une nouvelle œuvre
en 2010 : « J’ai composé une pièce
pour quatuor à cordes, Tensio. La
deuxième partie est basée sur le jeu
virtuel d’une corde tendue au-dessus
d’une caisse de résonance de violon. Je
suis parti de gestes physiques naturels mais extrapolés à l’extrême. J’ai
ainsiobtenudesrésultatssonoresparfaitement étonnants de la part d’un
violon en paramétrant des régimes
d’excitation inaccessibles humainement, avec une force d’appui maximaleetunevitessededéplacementde
l’archetquasinulle.Dessortesdegouttelettes sonores aiguës qui m’ont
enchanté.»
Depuis, le compositeur poursuit
son exploration de Modalys avec un
autre instrument, le piano. Il décide
d’utiliser à nouveau le logiciel pour
sa pièce Echo-Daimonon : concerto
où un pianiste dialogue avec un
orchestre et des pianos virtuels.
« Mon idée initiale était de placer, à
l’aide de la pédale du pianiste, des
doigts virtuels sur les cordes d’un des
pianosartificiels.Enappuyantsurcette pédale, on aurait obtenu un accordage complètement différent.» Mais
il se heurte à plusieurs difficultés.
D’abord, les temps de calcul lui
posent encore problème et il doit
limiter le nombre de cordes modélisées. Puis le son de l’instrument lui
paraît pauvre par rapport à un piano
normal. « Le piano est un vrai cassetêteentermesdemodélisation,confirme René Caussé. On a résolu les questions liées à l’attaque avec la frappe
du marteau et le comportement non
linéaire du feutre qui recouvre la tête.
Mais on a du mal au niveau de la résonanceaveclavibrationdescordescouplées à la structure.»
En effet, sur un piano, une grande
partiedes notesest produite par trois
cordesunpeudésaccordées.Cedésaccord entraîne un échange d’énergie
entre les cordes qui permet au son de
durer plus. Par ailleurs, une corde qui
vibrefait vibrer les autres parsympathie, rajoutant un halo sonore. Des
phénomènes acoustiques que les
chercheurs n’arrivent pas encore à
reproduire rigoureusement.
Philippe Manoury se heurte également à un problème acoustique :
poserundoigtsurunecordeenétouffe la vibration, et le son obtenu est
insuffisant pour couvrir un orchestre. Mi-mai, deux semaines avant la
création de la pièce Salle Pleyel, il
renoncefinalementàyutiliserModalys. Mais il reste optimiste : « Mes
expériences,même si elles sontinfructueuses sur le moment, me permettent de découvrir de nouvelles idées.
Et dès que les progrès de la recherche
le permettent, je les réalise. » Car un
piano avec une pédale qui actionne
des doigts appuyant sur les cordes,ça
n’existe pas. Et pourquoi pas ? p
Conférence « Autour de Tensio »,
de Philippe Manoury, le 21juin à 18 heures,
à l’Ircam, 1, place Igor-Stravinsky,
Paris 4e.
Visualiser les «tornades électriques» du cœur
Une opération délicate permet d’éviter un emballement cardiaque responsable de la mort subite
Florence Rosier
ue se passe-t-il dans un
cœur humain lorsqu’il
entre en fibrillation ventriculaire, cet hyperemballement cardiaque lié à
l’anarchie brutale du circuit électrique des ventricules cardiaques ? « De vraies tornades à
400 contractions par minute »,
précise le professeur Michel
Haïssaguerre, pionnier de la rythmologie cardiaque interventionnelle au CHU de Bordeaux, retenu pour figurer parmi les six instituts hospitalo-universitaires
(IHU) français créés en 2011.
Pourlapremièrefois, une équipe de l’IHU de Bordeaux a visualisé in vivo, dans un cœur humain
battant, cette « tornade électrique»quibalaielesventriculescardiaques.PrésentéeaucongrèsCardiostim, qui réunissait du 13 au
16 juin, à Nice, 5 000 spécialistes
de l’électrophysiologie cardia-
Q
que, cette première a été rendue
possible par un nouvel outil non
invasif de cartographie en 3D de
l’activité électrique du cœur.
«Nousavonsobservédevéritables
tourbillons, localisés à deux
endroits, dans le cœur en fibrillation ventriculaire de ce patient,
raconte le docteur Mélèze Hocini,
auteur de cette observation.Montrée début mai au congrès de la
Heart Rhythm Society à Boston,
cette vidéo a fait le buzz.»
« Cyclone » rythmique
En France, 50 000 personnes
meurent chaque année de mort
subite par arrêt cardiaque –
dont 50 % sont la conséquence
directe d’une fibrillation ventriculaire. Ce « cyclone » rythmique rend le cœur incapable de se
contracter, ce qui bloque l’éjection du sang dans l’organisme –
et entraîne le décès de la personne si elle n’est pas réanimée dans
les cinq minutes par un massage
cardiaque ou un défibrillateur.
La moyenne d’âge est de 65 ans,
mais les victimes âgées de 20 ans
à 30 ans ne sont pas rares.
Bien évidemment, les chercheurs n’ont pas déclenché une
fibrillation ventriculaire chez un
patient par seul goût de la découverte! Cet homme de 58ans avait
présenté une première fibrillation ventriculaire « ressuscitée»,
ayant bénéficié d’une réanimation rapide. La prise en charge
habituelle est la pose d’un défibrillateurautomatiqueimplantable : un petit boîtier générateur
d’impulsions, relié à des électrodes positionnées dans le cœur.
«Lorsque ce dispositif détecte une
arythmie ventriculaire, il délivre
un choc électrique de haute énergie pour restaurer un rythme normal», explique le docteur Hocini.
Après avoir posé un défibrillateur,les rythmologuesen testent
toujours l’efficacité en déclenchantunefibrillationventriculaire. C’est lors de cette procédure
classique que l’équipe bordelaise
a observé le déchaînement de ces
« cyclones ». Les médecins ont
équipé le patient d’une veste
munie de 252 électrodes couvrant toute la surface du cœur,
recueillant point par point l’électrocardiogramme de surface.
Couplé à un scanner (ou à une
IRM) qui indique l’anatomie
cœur-thorax, il permet, grâce à
des procédés mathématiques de
« signal inverse », de reconstituer une vue 3D dynamique des
signaux électriques du cœur : à
la fois très précis et non invasif,
c’est « l’électrocardiogramme du
futur », selon le docteur Hocini.
«Sans sonde intracorporelle, ce
système offre une vue panoramique de l’activité de l’ensemble du
cœur à partir d’un seul battement
cardiaque », s’enthousiasme le
docteur Philippe Ritter, président
de Cardiostim. « Cette technique
nous permettra d’identifier des
profils différents de fibrillation
ventriculaire pour mieux les traiter», espère Mélèze Hocini.
En 1998, l’équipe de Michel
Haïssaguerre localisait les foyers
àl’originedelafibrillationauriculaire, conduisant au traitement
curatif de ce trouble du rythme
très fréquent : l’ablation de ces
foyersparuncathéterderadiofréquence introduit par la veine
fémorale.Cetteablationestdésormais une opération de routine.
En 2005, cette équipe montrait
que les « étincelles » qui « allument» la fibrillation ventriculaire sont produites par les cellules
de Purkinje. D’où l’idée d’appliquer la technique d’ablation aux
2% desfibrillationsventriculaires
qui«ressuscitent ».« Avecundéfibrillateur,on éteintle feu mais pas
lamèche,tandisqu’avecl’ablation
par cathéter, c’est la mèche qu’on
étouffe! », relève le docteur Ritter.
Très délicate, l’opération est développéedepuisdeuxansparledocteurHocini:aprèsunefibrillation
ventriculaire « ressuscitée», une
centaine de patients ont été ainsi
«ablatés par cathétérisme». p
0123
Samedi 16 juin 2012
3
téléscope
Biologie
Des cellules souches
qui défient la mort
Des cellules souches peuvent survivre
sans dommage en milieu hostile, y
compris plusieurs jours après la mort, en
se mettant dans un « état dormant»,
selon les travaux d’une équipe française.
A partir de 16cadavres (dont le plus âgé
avait 95 ans), Fabrice Chrétien (Institut
Pasteur) et ses collègues ont obtenu des
cellules souches musculaires jusqu’à
dix-sept jours après le décès. Mises en
culture, celles-ci se sont multipliées et
différenciées normalement en cellules
musculaires. Ce même type de cellules
souches a été retrouvé jusqu’à seize jours
post mortem chez des souris. Les
chercheurs ont aussi mis en évidence
chez ces animaux des cellules souches de
moelle osseuse viables au quatrième jour
après la mort. En milieu hostile, ces
cellules réduisent au minimum leur
métabolisme, notamment en diminuant
leur concentration en mitochondries (les
usines de production d’énergie). Les
chercheurs ont même constaté que les
cellules souches musculaires privées
d’oxygène à 4 ˚C survivent mieux que
celles exposées à l’oxygène ambiant. Le
professeur Chrétien envisage des
recherches comparables sur d’autres
cellules souches (peau, tumeur…). Selon
lui, trois champs d’application sont
possibles. « D’abord, c’est un outil
incroyable pour étudier la capacité de ces
cellules à s’adapter à un environnement
dégradé, explique-t-il. C’est aussi une
nouvelle source potentielle, simple et
éthique, de cellules souches, en particulier
musculaires et de moelle osseuse. Enfin,
nous pourrons ainsi définir les propriétés
d’un milieu qui permet aux cellules de
s’endormir et d’être conservées dans de
bonnes conditions.»
> Chrétien, Tajbakhsh et al., « Nature
communications», 1er juin.
Préhistoire
De l’art rupestre vieux de plus
de 40 000 ans en Espagne
De nouvelles datations, à l’uranium
thorium, conduites dans des grottes du
nord de l’Espagne, indiquent que celles-ci
abritent les plus anciennes
manifestations d’art rupestre en Europe.
Dans la grotte d’El Castillo, en particulier,
des dépôts de calcite recouvrant un
disque rouge ont été datées à 40 800 ans,
ce qui indique que cette marque faite
d’ocre avait été déposée avant cette date
sur la paroi. Des « mains négatives » ont
été datées de la même manière à au
moins 37 300ans et une figure en forme
de massue (claviforme), à 35 600ans. Qui
étaient les auteurs de ces figurations, bien
antérieures aux œuvres pariétales de
Castanet (37000 ans), Chauvet
(31000 ans) et Lascaux (17 000ans) ?
Difficile de le savoir car, à l’époque, la
région était peuplée par l’homme de
Neandertal, mais l’homme moderne
venait lui aussi d’y arriver. (PHOTO : PEDRO SAURA)
> Pike et al., « Science » du 15 juin.
Innovation
Moisson de prix
L’Office européen des brevets a décerné
ses cinq prix annuels de « l’inventeur
européen», jeudi 14juin. Les Français
Gilles Gosselin (CNRS) et Jean-Louis
Imbach (université de Montpellier) ainsi
que Martin L. Bryant (mort) ont été
récompensés dans la catégorie
« recherche» pour la mise au point d’un
nouveau traitement contre l’hépatiteB, la
Telbivudine, commercialisée par Novartis.
Un autre prix de l’innovation, doté de
1million d’euros, le Millennium
Technology Prize, a, lui, été remis par
l’Académie finlandaise des technologies à
l’Américain d’origine finlandaise Linus
Torvalds, pour son développement du
système d’exploitation Gnu/Linux, et au
Japonais Shinya Yamanaka, pour sa
technique de reprogrammation des
cellules souches.
> Epo.org (Office européen des brevets)
et Technologyacademy.fi (Millennium
Technology Prize).
4
0123
Samedi 16 juin 2012
SCIENCE & TECHNO
événement
Lesphages,
des virus
guérisseurs
médecine
Avantl’avènementdes antibiotiques,les médecins
faisaient appel à ces microbespour enrayer
les infections bactériennes.La phagothérapie,toujours utilisée
en Géorgie,est introduite en France, maisen catimini
Raphaëlle Maruchitch
et Anuliina Savolainen (à Tbilissi)
U
ne date d’opération était programmée pour l’amputation du
pied droit de Caroline Lemaire.
Sa jambe devait être coupée à
12cm au-dessous du genou. « J’ai
même eu la prothèse dans les
mains», se souvient-elle. C’était en 2008. Pourtant,
cette jolie femme de 43 ans a toujours son pied
aujourd’hui. Elle a eu la chance de bénéficier d’une
thérapie utilisée dans le passé: la phagothérapie.
Alors que l’âge d’or des antibiotiques semble
être révolu,cette ancienne thérapiesuscitede nouveaux espoirs. Elle consiste à utiliser les phages,
virus naturelsdesbactéries,dans certainscas d’antibiorésistance. Ce traitement a connu ses premiers succès dans les années 1920. Mais les phages, plus précisémentles bactériophages,ont sombré dans l’oubli avec l’avènement de l’antibiothérapie, au milieu des années 1940.
Seuls certains pays de l’Est, notamment la
Géorgie, ont continué à les utiliser. C’est
d’ailleurs à Tbilissi que les médecins se sont
approvisionnés en bactériophages pour soigner
Caroline Lemaire. Le docteur Dublanchet, microbiologiste, ancien chef de service au centre hospitalier de Villeneuve-Saint-Georges (Val-de-Marne), s’emploie aujourd’hui à promouvoir la phagothérapie. Il a entraîné dans son combat le professeur Olivier Patey, infectiologue, chef de service toujours en exercice à Villeneuve-Saint-Georges. C’est dans cet établissement que Caroline
Lemaire a été prise en charge, en 2008, alors qu’elle s’apprêtait à se faire amputer.
Son calvaire débute en 1995, quand elle se luxe
trois os du pied lors d’une grave chute. Au cours de
son hospitalisation, elle contracte un staphyloco-
Chiffres
Multirésistances De 5 % à 10% des
patients hospitalisés contractent une ou
plusieurs infections lors de l’hospitalisation, selon l’Institut national de veille
sanitaire (InVS, Bulletin épidémiologique
hebdomadaire du 26 avril 2011). En Europe, 25 000décès environ par an seraient
dus à des infections liées à des bactéries
multirésistantes qui n’ont pas pu être traitées faute d’antibiotique efficace, indiquait en 2009 un rapport du Centre européen pour la prévention et le contrôle des
maladies et de l’Agence européenne des
médicaments.
Coût Pour la société européenne, la facture annuelle des infections dues aux bactéries multirésistantes, est estimé à 1,5 milliard d’euros, selon ce même rapport.
Antibiotiques De 1999 à 2009, le nombre de substances antibiotiques disponibles en France a diminué de 15 %, passant
de 101à86. Au total, 25 substances ne sont
plus commercialisées. Seules 10nouvelles
substances (ou associations de substances)
ont été mises sur le marché pendant cette
période, selon un rapport d’expertise de
l’Agence française de sécurité sanitaire des
produits de santé publié en juin 2011.
que doré. L’Augmentin, un antibiotique couramment utilisé, ne fonctionne pas et la plaie met plus
d’une année à se refermer. Elle boite, souffre ; les
complications s’enchaînent. « On a commencé à
me parler d’amputation en 2003 », se souvientelle. Hors de question. Le calvaire continue, le pied
ne cicatrise pas et, quatre ans plus tard, elle développe un DRESS (syndrome d’hypersensibilité
médicamenteuse) dû aux antibiotiques, pendant
que l’on tente une nouvelle fois de la traiter. Cette
fois-ci, l’amputation n’est plus juste une option.
C’est à ce moment qu’un ami la met en contact
avecl’hôpital de Villeneuve-Saint-Georges.Le docteurDublanchetet le professeur Patey vont identifier les bactéries responsables de son infection et
trouver les phages, commercialisés dans les pays
de l’Est, qui la soigneront.
Car, actuellement, il n’existe plus de phages
thérapeutiques officiels en Occident. La phagothérapie souffre d’une image de vieille médecine
et se heurte à beaucoup de scepticisme. Pourtant,
depuis 2006, la Food and Drug Administration
(l’administration américaine des produits alimentaires et médicamenteux) a autorisé l’usage
Il n’existe plus de phages
thérapeutiques
officiels en Occident.
La phagothérapie souffre
d’une image de vieille
médecine et se heurte
à beaucoup de scepticisme
de produits basés sur les phages en agroalimentaire. Le Listex, par exemple, une préparation hollandaise de phages qui s’attaquent aux bactéries
responsables de la listériose, a été approuvé aux
Etats-Unis, au Canada, et est potentiellement utilisable en Europe. « La démarche actuelle est plutôt d’essayer de rechercher des nouveaux mécanismes d’action pour les antibiotiques plutôt que de
s’orienter vers des thérapies nouvelles », estime
un médecin qui travaille au sein d’un service de
maladies infectieuses.
Christian Perronne, chef de service à l’hôpital
Raymond-Poincaréà Garches, présidentdela Fédération française d’infectiologie, a quant à lui redécouvert la phagothérapie grâce au professeur
Patey. « Il m’a montré ce qu’il avait fait avec le docteur Dublanchet et j’ai été impressionné par les
résultats.» Il se dit « convaincu que, dans le cas de
certaines infections osseuses difficiles à traiter, la
phagothérapie pourrait jouer un rôle important ».
Alain Dublanchet, Olivier Patey et Alain Asselineau, chef de service de chirurgie orthopédique et
traumatologique à Villeneuve-Saint-Georges, se
sont justement penchés sur le cas de plusieurs
patients, atteints d’infections ostéo-articulaires,
présentantdes bactériesmultirésistantesaux antibiotiques. Les résultats qu’ils décrivent sont épatants : tous les patients ont guéri. Le docteur
Dublanchet compte personnellement « plusieurs
dizaines de patients à [son] actif ». « Mon objectif
est de traiter les infections graves avec des phages,
comme compléments aux antibiotiques, explique-t-il. Jusqu’ici, je n’ai pas déclaré l’importation
des phages rapportés de Géorgie et de Russie, ni
demandé d’autorisation. Je suis extrêmement prudent car on m’attend au tournant.»
Les phages ont été employés en Occident et ont
figuré dans le Vidal, dictionnaire des médica-
ments le plus connu, jusque dans les années 1970,
mais aucune étude clinique n’a jamais été menée.
Pourtant, à Tbilissi, l’Institut Eliava n’a jamais cessé son activité. Toute la production des phages de
l’Union soviétique était concentrée ici. Aujourd’hui, l’Institut ne reste fonctionnel que grâce au
soutiende structuresoccidentaleset de l’Etatgéorgien. Enfant, le président géorgien a lui-même été
soigné avec succès par des phages, raconte Revaz
Adamia, le directeur d’Eliava. « L’utilisation des
phagesest complètementsansdanger. Nousne faisons que prendre dans la nature quelque chose qui
y existe déjà et le multiplier», souligne-t-il.
Les employés vont chercher des phages dans la
rivière proche, vers l’évacuation des eaux usées.
Onl’auracompris:lesphagessetrouventlàoùpullulent les bactéries. Les collections de phages de cet
institut seraient les plus importantesdu monde, et
parmi les collections bactériennes qu’on utilise
pour cultiver les phages se trouvent les redoutablesStaphylococcusaureus(staphylocoquesdorés)
ou les Yersinia pestis, responsables de la peste…
Ce n’est sûrement pas par hasard que les Américains s’y intéressent aujourd’hui. La Defense
Threat Reduction Agency (DTRA), fondée dans le
but de « protéger les Etats-Unis et ses intérêts des
armes de destruction massive », a investi dans la
rénovation du bâtiment principal d’Eliava et des
laboratoires et finance plusieurs projets scientifiques, notamment sur les bactériophages contre le
choléra.Lapartierénovéebrille,à l’imagede laMaison Blanche, mais c’est dans l’autre partie que se
trouve le laboratoirede la professeure Zemfira Alavidze, chercheur principal au sein de l’institut
depuis quarante-cinq ans. Dans les couloirs sombres, les murs sont rayés par des traces de dégâts
des eaux et la peinture verdâtre s’écaille. Zemfira
Alavidze est spécialisée dans la sélection de phages
spécifiques de bactéries de la famille des staphylocoques. Y compris les souches de Staphylococcus
aureus, résistantes à la plupart des antibiotiques,
qui avaient failli causer l’amputation du pied de
Caroline Lemaire.
Zemfira Alavidze saisit une boîte de Petri dans
laquelle est étalé un bouillon de bactéries. Elle y
applique ensuite des gouttes contenant différentes souches de phages. Quelques heures plus tard,
on peut déjà constater des trous clairs dans le tapis
de bactéries: à ces endroits, les phages ont détruit
lesstaphylocoques.«J’ai troisenfantsettrois petitsenfants,etnousnoussommestoujourssoignésavec
les phages. En Géorgie, les antibiotiques n’ont pas
été utilisés en masse, ce que je considère comme une
bonne chose. Aujourd’hui, on peut voir à quel point
les bactéries sont devenues résistantes en Occident », explique la scientifique. Des cocktails de
phages sont vendus dans la pharmacie de la clinique où l’on fait des diagnostics. Les Géorgiens y
font la queue tous les matins pour se faire prélever
des échantillons et trouver les phages correspon-
dant à leur infection, telles les otites ou les angines. Ici, la vieille cure n’a pas été oubliée!
Alain Dublanchet est lui aussi persuadé que la
phagothérapiefonctionne. Mais il est également
certain que cela ne peut se faire dans l’approximation et que la réintroduction doit être encadrée afin de ne pas reproduire les erreurs qui ont
été faites avec le mésusage des antibiotiques.
«Les phages connaissent récemment un effet de
mode», analyse le microbiologiste. « J’ai tendance à tempérer tous ces élans. Il est tellement facile
de préparer des phages! Cela pourrait conduire à
des ennuis supérieurs à ceux que nous avons
connus avec les antibiotiques. C’est notamment
pourquoi nous sommes en train de constituer le
Centre français d’étude de la phagothérapie
(Cefep), pour définir des protocoles, des procédures d’utilisation; en bref, un bon usage des phages.» La première réunion constituante du centre a eu lieu le 6 juin, avec entre autres des représentants d’associations de patients, des infectiologues et des microbiologistes…
Son objectif est d’obtenir une autorisation
temporaire d’utilisation (ATU) nominative. Les
ATU sont notamment utilisées lorsque l’efficacité et la sécurité d’emploi des médicaments en
question sont présumées, en l’état des connais-
Le pied de Caroline Lemaire a été sauvé avec l’a
des phages. Aujourd’hui, la plaie a bien guéri e
événement
Les bactériophages
détruisent la bactérie cible,
créant ainsi des plages
claires. C’est ainsi que
leur efficacité est testée
à l’Institut Eliava de Tbilissi.
SCIENCE & TECHNO
0123
Samedi 16 juin 2012
5
Des prédateurs naturels
des bactéries
ANULIINA SAVOLAINEN
Les phages n’attaquentpas les celluleshumaines
maisciblent des micro-organismesspécifiques
esbactériophages,courammentappelésphages, sont des virus spécifiques des bactéries.
Ils sont présents dans l’environnement,
dans des quantités dix fois supérieures aux
bactéries. Nous en respirons, nous en buvons et en
avalons chaque jour. Ils ont la particularité d’avoir
une étroite spécificité d’espèce bactérienne; ils attaquent des bactéries en particulier, à l’opposé des
antibiotiques qui ciblent de larges spectres.
Contrairement à d’autres virus, ils n’attaquent
pas les cellules humaines. « Certains phages peuvent
provoquer des réactions immunitaires de la part de
l’organisme, mais nous ne savons pas encore précisément comment ils sont perçus par le corps humain »,
indique Laurent Debarbieux, chargé de recherche à
l’Institut Pasteur de Paris. En présence de bactéries,
les phages les infectent et se multiplient en utilisant
le matériel de leur hôte. Puis ils détruisent la paroi
de la bactériepour se libérer, prêts à attaquerde nouvelles bactéries. Un cycle complet se déroule très
rapidement, de quelques minutes à une heure.
L
Une efficacité variable
La distinction entre les deux types de phages, tempérés et lytiques, est essentielle. A la différence des
phages lytiques, les phages tempérés ont la capacité
d’intégrer leur génome à celui de la bactérie hôte, et
de se multiplier avec elle sans la détruire.En thérapie,
seuls les phages lytiques, dits aussi « virulents», doivent être utilisés. Il faut donc s’assurer de leur nature
lytique.Toutefois,les phages ne sont pas efficaces sur
toutes les bactéries. « Ils fonctionnent assez bien pour
les bactéries extracellulaires », explique Camille
Locht, directeur de recherche à l’Inserm et directeur
scientifique de l’Institut Pasteur de Lille. Mais les bactéries intracellulaires, comme Mycobacterium tuberculosis, responsable de la tuberculose, leur restent
inaccessibles.
L’un des écueils redoutés par Alain Dublanchet,
microbiologiste, est la modification génétique
des phages. En effet, dans la nature, les phages
sances scientifiques. Car, pour le moment, le docteur
Dublanchet et le professeur Patey ont cessé de traiter
des patients. « Nous avons relancé la machine, mais
nousne voulonspas continuerà bidouillercomme ça»,
commente le professeur Patey.
Lesphages nepeuventplus se passerd’études cliniques et d’autorisations de mise sur le marché pour
être commercialisés. Ils doivent emprunter le même
chemin que s’ils étaient de toutes nouvelles molécules, jamais testées sur l’homme. Une question parlementaire avait d’ailleurs été émise à ce sujet, en
2011, demandant si le cadre réglementaire européen
actuel pour les médicaments pouvait être modifié en
vue de l’adoption en Europe de la phagothérapie. La
Commission, dans sa réponse, a argué que « les bactériophages peuvent être réglementés au même titre
que n’importe quel médicament» et que « si la substance active est une substance biologique qui est produite à partir d’une source biologique ou en est
extraite, des exigences spécifiques sont requises dans
le dossier d’autorisation de mise sur le marché ».
Or, les phages sont des virus, à la frontière du
vivant,et ils n’entrentpas dans la définition de «substance biologique produite ou extraite d’une source
biologique». Ladéputée européenneCatherineTrautmann, à l’initiative de la question parlementaire, se
dit déçue par la réponse. « Nous restons bizarrement
aide du docteur Alain Dublanchet, qui l’a traité avec
et l’ex-patiente mène une vie normale. ANULIINA SAVOLAINEN
bloqués par une vision clinique du médicament, alors
qu’il faut penser processus thérapeutique. » Mener
des essais cliniques sur les phages, c’est justement ce
à quoi s’emploie Laurent Debarbieux, chargé de
recherche à l’Institut Pasteur de Paris. Il est l’un des
seulschercheursen Franceà travaillersur leur utilisation dans un but thérapeutique. Il y a six ans, il est
tombé sur un article intitulé « Stalin’s forgotten
« Nous avons relancé
la machine, mais nous
ne voulons pas continuer
à bidouiller comme ça »
Olivier Patey
infectiologue
cure » qui traitait de l’usage des phages fait en Europe
de l’Est. Sa curiosité a été piquée, et les phages thérapeutiques sont devenus son sujet de recherche.
« Mon objectif est de mettre en place des expériences
rigoureuses», résume-t-il. Il travaille notamment sur
l’utilisationdes phagespour traiter les infectionspulmonaires, comme celles dues à la mucoviscidose. Les
poumons « présentent l’avantage d’un accès rapide
au site infectieux par les voies respiratoires, au moyen
d’un aérosol », détaille Laurent Debarbieux.
Les tests ont été effectués sur des souris sauvages,
infectées par une dose létale de bactéries au niveau
des poumons puis traitées avec des phages. Les
résultats obtenus sont excellents – toutes les souris
qui ont reçu des phages ont guéri, les autres sont
mortes. L’étape suivante permettra de réaliser les
tests chez des souris qui ont la mucoviscidose. Il est
aussi prévu que des essais soient menés sur des crachats de patients atteints de mucoviscidose, en partenariat avec trois établissements hospitaliers. Le
chercheur n’est pas le seul à trouver les résultats prometteurs. De son côté, le professeur Patey est en passe de commencer des essais précliniques sur des
modèles animaux.
Pour avoir une chance de voir les phages commercialisés, il est nécessaire que les industriels investissent. Or, les phages, issus de la nature, ne sont pas brevetables. Pherecydes Pharma, start-up opérationnelle
depuis 2007, s’est penchée sur le développement de
cocktails de phages qui, eux, sont brevetables. Trois
cocktails sont en préparation: le premier, destiné aux
infections de la peau, est en essais précliniques. Le
deuxième est voué à combattre les infections respiratoires provoquées par les bacilles pyocyaniques.
Enfin, le troisième cible le staphylocoque doré, dans
les cas d’infections osseuses et articulaires profondes.
Ce dernier cas est celui dans lequel était Caroline
Lemaire au moment où elle a atterri entre les mains
Bactériophages sur la bactérie « Escherichia Coli » 0104 :
H4, souche 55989.
INSTITUT PASTEUR/C. LE BOUGUÉNEC, L. DEBARBIEUX, P. BOMME, J-M.PANAUD
font évoluer leurs protéines de reconnaissance
des bactéries pour s’adapter aux mutations de celles-ci. Il est possible de reproduire ces mutations
en laboratoire. Les phages variants obtenus sont
donc des MGM, des micro-organismes génétiquement modifiés.
Effectuer ces mutations en laboratoire apporterait entre autres l’avantage de faire évoluer les
cocktails rapidement, plutôt que d’attendre que
les phages s’adaptent naturellement. Mais l’idée
dérange le docteur Dublanchet. « Modifier les bactériophages, c’est jouer les apprentis sorciers. Il
faut être extrêmement prudent », martèle-t-il. p
Ra. M. et An. S.
du docteur Dublanchet, du professeur Patey et du
docteur Asselineau. « Ils voulaient m’opérer d’une
certaine façon, qui impliquait six mois d’hospitalisation. Je ne pouvais pas psychologiquement… Je leur
ai proposé d’enlever la vis que j’avais à ce moment-là
à travers le pied et de mettre un drain afin de permettre d’y déposer les phages. » C’est de cette façon que
le docteur Asselineau va procéder. Caroline est opérée en avril 2009. Les phages sont administrés
d’abord quotidiennement pendant un mois et
demi, puis l’administration est espacée. En juillet, la
plaie est refermée et les douleurs ont disparu.
Aujourd’hui, le bouche-à-oreille a fait son effet et les
demandes se multiplient. « Je reçois des appels toutes les semaines pour savoir si nous pouvons fournir
des phages », explique le PDG de Pherecydes Pharma, Jérôme Gabard.
Même chose à l’hôpital de Villeneuve-Saint-Georges. Pourtant, Alain Dublanchet, Olivier Patey et
Alain Asselineau restent prudents. Ils insistent sur le
fait que la phagothérapien’est pas une solutionmiracle. Caroline Lemaire, de son côté, n’a pas eu de rechute depuis le traitement. Et n’a plus de douleurs. « Je
m’en suis quand même bien sortie », juge-t-elle
aujourd’hui. p
A l’Institut Eliava, en Géorgie, la professeure
Zemphira Alavidze teste des bactériophages sur
des souches de bactéries « Staphylococcus».
ANULIINA SAVOLAINEN
Les militaires
intéressés
La Direction générale de l’armement (DGA)
subventionne les PME innovantes à caractère dual – c’est-à-dire qui présentent des intérêts tant dans le domaine civil que militaire – avec le dispositif Rapid, autrement dit
Régime d’appui aux PME pour l’innovation
duale. Dans ce cadre, elle a récemment
octroyé 900 000 euros à la jeune société
Pherecydes Pharma, qui travaille sur la production de phages thérapeutiques selon les
bonnes pratiques de laboratoire et de fabrication.
« L’intérêt de notre soutien à Pherecydes
Pharma est de documenter l’efficacité et l’innocuité des phages, déclare Emmanuelle
Guillot-Combe, responsable du domaine
biologie et biotechnologies à la DGA. Les
blessés de guerre peuvent être rapatriés avec
des brûlures surinfectées par des bactéries
multirésistantes. Nous pouvons alors nous
retrouver face à des impasses thérapeutiques. »
A l’avenir, la DGA pourrait envisager de soutenir des recherches sur l’inhalation de phages thérapeutiques dans le traitement des
infections pulmonaires causées par des bactéries connues pour être de redoutables
armes bactériologiques.
L’intérêt des militaires n’étonne pas l’infectiologue Olivier Patey. « Ça fait longtemps
qu’ils travaillent dessus ! La guerre bactériologique n’est pas une nouveauté. Par exemple, les bactéries de la maladie du charbon
peuvent être manipulées pour être résistantes à tous les antibiotiques, donc l’armée a
tout intérêt à trouver d’autres solutions. »
Côté géorgien, le bacille de la maladie du
charbon a déjà été objet d’études scientifiques au sein de l’Institut Eliava. Son directeur, Revaz Adamia, rappelle que les phages étaient massivement utilisés par l’armée soviétique : « Il leur était obligatoire
d’en prendre en prévention contre les maladies intestinales s’ils allaient dans les
régions chaudes de l’Asie centrale, par
exemple – et cela marchait. »
6
0123
Samedi 16 juin 2012
SCIENCE & TECHNO
Trompeuses
lois des astres
et du hasard
rendez-vous
bande passante
LE LIVRE
Deux petits livres
démystifient l’astrologie
et les erreurs de perspectives
liées aux fausses coïncidences
David Larousserie
e petit éditeur du sud de la France
Book-e-book poursuit la publication
de courts manuels critiques destinés à pourfendre les croyances et
autres pseudosciences. Après une démystification en règle des effets de la Lune sur les
humains (Le Monde du 10 décembre 2011),
voici deux textes contre l’astrologie et les
pièges du hasard, des coïncidences ou des
fausses lois des séries. Comme dans le cas de
la Lune, il ne s’agit pas de pamphlets écrits
par des scientistes arrogants désireux de se
payer la tête de charlatans, mais d’ouvrages
tentantdedévelopperl’espritcritiquedulecteur en lui apportant des connaissances et
des manières de raisonner. L’opuscule sur
l’astrologie est donc aussi un minitraité d’astronomie élémentaire. Et celui sur le hasard
parle des probabilités.
Dans le premier livre, Horoskopos, le lecteur découvrira que les critiques ne datent
pas d’aujourd’hui. Quelques arguments
sont connus. Il n’y a pas douze, mais treize
constellations. Leur place dans le ciel varie
avec la rotation de l’axe de la Terre, si bien
que, en fonction des périodes, une date correspond à des signes différents. D’ailleurs,
sur ces questions, les astrologues euxmêmes sont divisés entre courants.
L’auteur pointe aussi des simplifications
dans la description du ciel, et aussi des
erreurs de calcul pour ce qui est de l’angle
entredeux planètes,censérenforcerla « force» d’un signe. Mais le gros défautde l’astrologie concerne les raisons d’un effet des planètes ou des étoiles sur les comportements,
les sentiments et les aléas de la vie. Ses partisans n’ont pas grand-chose à se mettre sous
la dent : biomagnétisme, photoréception,
synchronisation de cycles… Des mots certes
savants mais des concepts très peu étayés.
A noter que l’auteur promet un second
tome destinéà dévoiler les trucs des astrologues servant à rédiger des prévisions suffisamment floues pour n’être jamais fausses
et pour que chacun y trouve son compte.
L
Le paradoxe des anniversaires
Dans le second livre, Comme par hasard!,
le lecteur devra faire un peu de maths pour
comprendre pourquoi des coïncidences
apparemment mystérieuses ne le sont pas
toujours.Ainsiduparadoxedit«desanniversaires », qui fait s’extasier devant le fait de
rencontrer lors d’une soirée deux personnes
nées le même jour. En fait, dès qu’il y a plus
de 23 personnes, la probabilité de trouver
deux dates anniversaires identiques est de
plus de 50 %. Cela traduit la difficulté de
notre cerveau à appréhender les situations.
Dans ce cas, en reformulant différemmentle
problème, on arrive à une conclusion différente. Ainsi, la probabilité que dans l’assembléeil y ait une personneayantla mêmedate
anniversaire que « moi» est en effet très faible. Mais ce n’est pas la même question.
Les auteurs détaillent aussi d’autres biais
cognitifs comme notre tendance à « l’attente excessive d’étalement ». A pile ou face, on
voudrait par exemple que quelques tirages
aléatoires ressemblent à la situation où ce
nombreest infini, autantde pile que de face.
Et dès lors que ce n’est pas le cas on s’étonne
et on cherche des causes mystérieuses. Ces
erreurs d’appréciation auraient pourtant
des vertus. Pour la survie de l’espèce, il vaut
mieux se tromper en détectant des co-occurrences erronées de phénomènes, que de
rater celles qui sont réelles et… fatales (comme l’association entre bruit de feulement et
fauve). Pour certains psychologues évolutionnistes, si nous ne nous étonnions de
rien, nous n’aurions pas survécu longtemps.
Le regret est tout de même la brièveté de
ces stimulations intellectuelles qui gagneraient à être étoffées, quitte à développer
des arguments ou à multiplier les exemples
et les sources. p
Horoskopos, de Frédéric Lequèvre, et
Comme par hasard !, de Nicolas Gauvrit et JeanPaul Delahaye, Book-e-book, 66 pages, 11 ¤.
14
C’est, en moyenne, le pourcentage de
l’accroissement du risque de mourir
le jour de son anniversaire, selon une
étude conduite par des chercheurs de
l’université de Zurich. Ils ont analysé
les données de 2,3millions de personnes provenant des statistiques de la
mortalité suisse sur une période de
quarante ans (1969-2008). Passé l’âge
de 60ans, la probabilité de trépasser
le jour de son anniversaire est accrue
de 11 % chez les hommes et de 18 %
chez les femmes. La cause de la mort
est principalement liée aux maladies
cardiovasculaires et cérébrovasculaires (18,6%), plus souvent chez la femme que chez l’homme, ainsi qu’aux
suicides et aux accidents, en particulier les chutes chez les hommes. Il a
même été trouvé une augmentation
de 10,8% des décès par cancer ce jourlà. Ces résultats, publiés en ligne
dans Annals of Epidemiology, confortent l’hypothèse selon laquelle le
« blues de l’anniversaire» peut être
fatal. Sidney Bechet, Ingrid Bergman
et Léon Zitrone en savent quelque
chose!
Chaque semaine, des membres de l’Ouvroir de bande dessinée potentielle (Oubapo) se relaient, inspirés par la science.
Guide de la parfaite auto-stoppeuse
IMPROBABLOLOGIE
Livraisons
Santé publique
« Interdire le tabac.
L’urgence ! »
Le tabagisme tue directement chaque
année environ 5 millions de
personnes dans le monde, 60 000 en
France. Il multiplie par trois le risque
d’infarctus, est responsable de
millions de cas de bronchites
chroniques… Bref, « dans la hiérarchie
macabre du risque, du danger, de la
mortalité, le tabac éclipse très
largement tous les autres risques
sanitaires», écrit Martine Perez dans
son dernier ouvrage.
Dès lors, s’interroge ainsi la
médecin-journaliste, rédactrice en
chef de la rubrique sciences-médecine
au Figaro, pourquoi un tel poison
n’est-il pas encore interdit? A l’appui
de sa démonstration, les principaux
dangers du tabac pour la santé sont
comparés aux risques – plus
médiatisés mais infiniment moins
importants selon l’auteure – liés au
nucléaire, aux OGM, au bisphénol ou
encore aux antennes-relais.
> Martine Perez
(Odile Jacob, 256 pages, 17,90 ¤).
Pierre
Barthélémy
Journaliste et blogueur
(Passeurdesciences.blog.lemonde.fr)
(PHOTO : MARC CHAUMEIL)
ne somme conséquente d’études
a montré que, dans le choix d’une
partenaire, les hommes prenaient particulièrement en compte l’attractivité physique de ces dames – tandis que celles-ci privilégiaient plutôt un statut social élevé et de bonnes perspectives
financières (c’est ce que la science dit en
tout cas…). Reste à définir les caractéristiques qui signent le pouvoir d’attraction des
femmes. C’est là qu’entre en scène… l’autostoppeuse. Il s’agit d’un des outils d’expéri-
U
par un panel d’hommes avant l’expérience), se sont relayées sur le bord de la
route en changeant régulièrement de
perruque : brune, blonde ou châtain. Le
test a confirmé que, même s’ils ne le
reconnaissent pas toujours, les hommes
préfèrent décidément les blondes, sans
doute parce qu’ils les perçoivent comme
plus jeunes, plus fertiles et en meilleure
santé que les autres, comme l’ont montré plusieurs études.
Pour la dernière expérience, le même
protocole a été suivi à la différence que les
complices avaient la même teinte de cheveux et que seule changeait la couleur de
leur tee-shirt: noir, blanc, jaune, rouge,
vert ou bleu. Ces coloris sont arrivés plus
ou moins à égalité à l’exception du rouge,
qui a fait s’arrêter plus d’un conducteur
sur cinq, contre un sur sept en moyenne
pour les autres. Associé à la femme fatale,
le rouge est la couleur qu’exhibent, sur
leur périnée, nos cousines les femelles
babouins, macaques ou chimpanzés pendant leur phase fertile… Certains chercheurs estiment aussi que si le visage des
femmes en période d’ovulation est jugé
plus attractif, c’est peut-être aussi parce
qu’il est plus vascularisé, donc plus rouge.
Notons que les auto-stoppeuses de ces
tests ne sont montées dans aucune voiture. A chaque fois qu’on s’arrêtait pour les
prendre, les jeunes femmes expliquaient
qu’il s’agissait d’une expérience. Les études ne précisent pas combien de conducteurs leur ont répondu: «Dommage…» p
La novlangue de la recherche
Documentaires
Continents et volcans
La chaîne Arte publie, en deux coffrets,
dix documentaires sur les sciences de
la Terre. Dans Le Peuple des volcans, le
spectateur fait le tour du monde à la
rencontre de cratères de toutes sortes,
accompagné par des spécialistes.
Malgré la violence de ces phénomènes,
on découvre quelles vies, animales ou
humaines, peuvent se développer
alentour. Avec le second coffret, La
Valse des continents, les volcans sont
de retour mais ils sont associés à
d’autres colères de la Terre comme les
séismes et les tsunamis qui y sont
associés. Ces cinq films racontent en
fait nos origines à partir de
cataclysmes, éruptions, érosions,
tectoniques des plaques… Toutes les
images sont évidemment superbes et
les commentaires, accompagnés
parfois de schémas animés, sont très
pédagogiques.
> « Le Peuple des volcans »
et « La Valse des continents »
(Arte Editions, 25 ¤).
mentation favoris de Nicolas Guéguen,
chercheur en sciences du comportement à
l’université de Bretagne-Sud, qui a déjà eu
les honneurs de cette chronique sur la
science improbable.
L’homme s’est fait une spécialité de
manipuler l’apparence extérieure d’autostoppeuses complices et de mesurer leur
impact sur le nombre d’arrêts des automobilistes. Prenons les trois dernières expériences qu’il a menées, dont les résultats
ont respectivement été publiés en 2007,
2009 et 2010. Dans la première, partant de
l’idée que la taille des seins est devenue un
atout capital dans le jeu de la séduction, au
point que des millions de femmes dans le
monde ont fait augmenter leur tour de poitrine, il a eu recours à un petit stratagème.
Il a recruté une complice peu dotée par la
nature (bonnetA de soutien-gorge) et lui a
fait lever le pouce sur une route bretonne.
En ajoutant des prothèses de latex, elle
pouvait à volonté remplir un bonnetB ou
unC et avait pour instruction de changer
de taille toutes les 100 voitures. Sans trop
de surprise, le nombre d’arrêts d’automobilistes mâles a augmenté proportionnellement au tour de poitrine… Celui des
conductrices n’a pas significativement
bougé, comme cela a aussi été le cas dans
les tests suivants.
Pour la deuxième expérience, c’est la
couleur des cheveux qui variait. Cinq jeunes femmes vêtues de la même manière,
ayant le même tour de poitrine et un visage d’une attractivité équivalente (mesurée
LES COULISSES
DE LA PAILLASSE
Marco Zito
Physicien des particules,
Commissariatàl’énergieatomique
etauxénergiesalternatives
(PHOTO : MARC CHAUMEIL)
hat is the selling point of your
analysis?» («Quel est l’argument de vente de votre analyse?») La question, posée par
un chercheur américain, me laissa pantois.
C’était il y a une dizaine d’années, dans la
Californie des start-up, où l’idéologie du
marché envahissait les cerveaux et s’imposait comme norme de communication. Je
n’avais pas encore conçu mon créneau de
recherche comme une lessive à vendre. En
parallèle se développait une énorme
W
pression pour augmenter notre productivité qui transformait en profondeur notre
façon de travailler.
Il y a eu cette discussion animée sur le
fait que la calibration (étalonnage) de mon
détecteur aurait pris cinq minutes par jour.
Cinq minutes ne me semblait pas excessif,
mais rien à faire. Avec la rigidité d’un sergent de Marines, mon interlocuteur, responsable de cette partie du détecteur, voulait que le tout tienne en deux minutes.
Peu importe si cela n’était pas raisonnable.
Une collègue avait alors trouvé avec cette
personne une parade formidable. Quand la
discussion se corsait, elle passait en français et cela le rendait à l’instant plus calme,
comme si chaque langue portait avec elle
ses priorités idéologiques.
Depuis, j’ai affiné mes armes. Chaque
fois que je prépare mes demandes de financement, j’ai l’impression de me transformer en « commercial» de ma recherche. Et
je remplis des pages de «selling points»!
Mais ce processus de restructuration de la
recherche s’est accéléré lui aussi. La volonté, dans les hautes sphères, de réduire nos
budgets et nos effectifs est enrobée dans
un discours de type marketing. On introduit des éléments de concurrence et même
de marché dans un domaine où on ne produit pas de marchandises. Difficile en effet
de déterminer la valeur commerciale d’un
résultat scientifique, surtout là où il n’y a
ni brevet ni retombées économiques
immédiates. Comment estimer la découverte de la particule de Higgs par exemple?
Cette restructuration s’accompagne
d’une forte dose de novlangue, où tout
est innovation, rationalisation, dynamisme, excellence. L’excellence en particulier est devenue incontournable: laboratoires d’excellence (« labex »), initiatives
d’excellence… Voir le site de l’Agence nationale de la recherche (ANR): «L’ANR a pour
mission d’augmenter la dynamique du système français de recherche et d’innovation
en lui donnant davantage de souplesse. (...)
Elle doit favoriser l’émergence de concepts,
accroître les efforts de recherche sur des
priorités économiques et sociétales, intensifier les collaborations public-privé et développer les partenariats internationaux.»
Sur le site « Sauvons l’université», vous
trouvez « Le “parlex” sans peine», petit
manuel à l’usage des chercheurs encore
maladroits dans cette pratique de l’«excellence» à tout prix. Comment générer des
phrases creuses comme «L’innovation
rationalise les complémentarités thématiques des Labex»? Il suffit de choisir un
sujet parmi les mots « ambition», «partenariat», « innovation», « compétition»,
«performance» ; un verbe parmi « rationalise», « mobilise», « fertilise», « dynamise», « décloisonne» ; un complément d’objet direct parmi « facteurs», « processus»,
«atouts», « synergies», « transferts», etc.
Vous pouvez ainsi générer 100000inepties qui semblent cacher une profonde
réflexion stratégique. A quand un programme informatique qui génère tout seul d’excellentes demandes de financement? p
rendez-vous
D A N S
L E S
SCIENCE & TECHNO
ù puis-je trouver un miroir
parabolique? Chez qui acheter
mon laser de pompe? Quelqu’un sait-il où se fournir en vis en
molybdène? Comment est le service
après-vente de l’entreprise XXX? Savezvous comment remplir le formulaireB12-3?
Autant de questions qui pullulent
sur des listes de diffusion bien particulières, réservées aux chercheurs, ingénieurs et techniciens des laboratoires
français. Depuis 2000, le CNRS a en
effet lancé des réseaux de « ressources
et compétences technologiques» dans
plusieurs domaines aussi variés et
pointus que les hautes pressions, la
mécanique, la microscopie électronique, les plasmas froids, les lasers à
impulsions courtes ou l’administration d’un laboratoire et la démarche
qualité en recherche…
Vingt-deux de ces « laboratoires virtuels» existent aujourd’hui, concernant près de 10 000 agents (pas tous du
CNRS puisque l’initiative est ouverte
aux universitaires et autres organismes de recherche) répartis dans
500laboratoires. Deux nouveaux thèmes viennent de s’ajouter autour des
développeurs de logiciels et de la question des bases de données.
O
Ces structures « sans mur» servent
pour échanger des idées, des tuyaux ou
des offres de postes par le truchement
des listes de diffusion, mais aussi pour
des actions de formation, la rédaction
de livres de référence, la mise en ligne
de cours, le partage d’informations…
C’est surtout un moyen de rendre
concrète l’idée d’interdisciplinarité,
puisqu’une même technologie (d’imagerie, d’analyse de signal, de métrologie…) peut servir aussi bien à un biologiste qu’à un métallurgiste, un physicien ou un chimiste.
Une initiative plébiscitée
«A l’origine, à la fin des années 1990,
le CNRS m’avait demandé de faire quelque chose d’intelligent autour de l’interdisciplinarité», se souvient Gérard
Lelièvre, directeur de la mission Ressources et compétences technologiques (www.mrct.cnrs.fr), créée en
2000 à la suite de cette réflexion. « Je
me suis appuyé sur deux forces de l’organisme: sa maîtrise des technologies
et ses personnels.» « Pour lancer notre
réseau, nous étions partis du constat
qu’il y avait, à cause des départs à la
retraite, un risque de pertes de compétences. Il devenait urgent de mettre en
commun les savoirs et savoir-faire de
notre communauté », rappelle JeanPaul Itié, qui a dirigé longtemps le
réseau des hautes pressions ayant ser-
vi de modèle aux autres. Depuis, le succès de l’initiative ne se dément pas.
«A nos journées annuelles de rencontres, nous sommes obligés de refuser du
monde», constate Brigitte GaillardMartinie, qui dirige le réseau de microscopie électronique et est directrice de
recherche à l’INRA. «Ces rencontres réelles sont importantes. Des collaborations sont nées entre des biologistes qui
travaillent sur des protéines à basse
température et des métallurgistes pour
qui les températures sont bien plus élevées », témoigne Pascal Lejay, du
réseau de croissance cristalline.
Ces réseaux techniques, bâtis sur
l’échange et la formation, peuvent
donc aussi donner naissance à de véritables projets scientifiques. Ainsi, la
communauté des hautes pressions a
poussé pour que le synchrotron Soleil,
en région parisienne, soit équipé d’un
dispositif permettant d’étudier des
échantillons très contraints. « Cela
aurait été impossible sans l’existence de
ce réseau», constate Jean-Paul Itié.
Gérard Lelièvre cite aussi des brevets et
des contrats avec l’industrie issus de
collaborations improbables. Le tout
pour un budget d’environ
600000 euros.
«Tout cela est permis grâce aux spécificités du CNRS qui sont sa vocation
nationale en recherche et sa diversité
des disciplines», rappelle Béatrice Cha-
7
Agenda
L A B O S
Des réseaux pour stimuler l’interdisciplinarité
David Larousserie
0123
Samedi 16 juin 2012
tel, du réseau des lasers à impulsions
courtes. D’ailleurs, de telles initiatives
n’auraient pas d’équivalent à l’étranger. « Le CNRS a conscience de l’importance de ces réseaux
mais ne doit pas
diminuer ses
efforts. Or il y a des
baisses de crédits
formation
et nous
avons du
mal à financer notre prochaine réunion», témoigne un responsable de
réseaux. La participation des autres
acteurs de la recherche serait sans doute aussi bienvenue.
Quoi qu’il en
soit, «pour solidifier
ce tissu», comme le
dit Gérard Lelièvre,
les responsables
se retrouveront
en novembre à
Lyon pour imaginer
des connexions entre
tous ces
réseaux. p
Conférence
« Héritage épigénétique
dans le cerveau »
En 2010, l’épigénétique a découvert
que, dans le cerveau des souris,
l’expression de 1 300 gènes dépend
de leur origine, maternelle ou
paternelle. La biologiste Catherine
Dulac (Harvard), membre de
l’Académie des sciences, animera le
mardi 19 juin une conférence sur le
thème de l’épigénétique et de son
rôle dans la régulation du
fonctionnement du cerveau.
> Mardi 19 juin 2012, de 11 heures
à 12 heures, Grande Salle
des séances, Institut de France,
23, quai de Conti, Paris 6e.
Exposition
Un spécimen record
de météorite
Un an après la pluie de météorites
qui s’est abattue sur le département
de l’Essonne, le Muséum national
d’histoire naturelle présente au
public un rare spécimen. Cette
pierre de 5,2kg, le plus gros
échantillon connu, sera exposée,
dès le 14 juin, dans le hall de la
Grande Galerie de l’évolution. Elle y
restera jusqu’au printemps 2013,
puis elle sera transférée à la Galerie
de minéralogie et de géologie,
actuellement fermée pour
rénovation.
> Muséum national d’histoire
naturelle, Grande Galerie
de l’évolution, 36, rue GeoffroySaint-Hilaire, Paris 5e.
Pourquoi la pluie n’écrase pas le moustique
zoologie
MarcGozlan
Journaliste
avid Hu, chercheur au département
d’ingénierie mécanique et de biologie
de l’Institut de technologie de Géorgie à
Atlanta (Etats-Unis), explique avoir eu l’idée de
son projet de recherche un soir d’été lorsque,
sur le porche de sa maison, il vit que son fils de
six mois venait d’être méchamment piqué au
front par un de ces satanés moustiques alors
qu’il pleuvait à verse. Il voulut alors comprendre comment ces frêles insectes se jouent des
lourdes gouttes de pluie qui devraient les écraser, un moustique recevant en moyenne un
impact toutes les 25 secondes.
Sachant qu’un moustique de 3 millimètres a
une masse de 2milligrammes et que celle d’une
goutte de pluie pèse entre 4et 100milligrammes, cette dernière a donc une masse de
2à50fois plus grande que celle de l’insecte. Utilisant des caméras filmant 4000 images par
seconde, les chercheurs ont soumis six moustiques à un jet d’eau de 9 mètres par seconde,
dont les gouttes s’écoulaient à travers un fin
grillage qui recouvrait une boîte en acrylique.
La collision avec une goutte propulsait l’insecte
D
sur une distance équivalente à 13fois sa longueur, au terme de laquelle il parvenait à se
détacher de la goutte avant de toucher le fond
du récipient, en prenant la tangente pour atterrir sans encombre sur les parois de la boîte. Les
six moustiques ont tous survécu à ce déluge.
Les chercheurs ont ensuite soumis vingt anophèles à des conditions moins diluviennes. Ils
ont observé que les impacts étaient trois fois
plus nombreux sur les ailes et les pattes des
moustiques, causant, selon le point d’impact,
lacets, roulis et tangage chez le valeureux insecte. Là encore, celui-ci parvenait à retrouver sa
position initiale en un centième de seconde.
Lorsque la goutte le frappait de plein fouet,
entre les ailes par exemple, l’insecte était entraîné à la même vitesse que la goutte. A chaque
fois, le moustique parvenait à se séparer d’elle,
mais non sans avoir chuté d’une distance de 5 à
20fois sa longueur. Autant dire que l’insecte a
plutôt intérêt à ne pas voler trop près du sol s’il
veut éviter un second impact qui lui serait fatal.
Un « maître du tai-chi-chuan»
En définitive, si l’affreux moustique survit à
l’impact d’une goutte, il le doit surtout à sa faible masse. Telle est la principale conclusion de
cette étude parue dans Proceedings of the National Academy of Sciences (PNAS). Tout se passe
comme si l’insecte choisissait non pas d’éviter
les gouttes, mais de se déplacer passivement
avec elles plutôt que de leur résister. Après
impact, il devient un « passager clandestin» de
la goutte, déclare David Hu, pour qui le moustique est le « maître incontesté du tai-chi-chuan,
un art martial dont la philosophie consiste à évi-
L’exosquelette
du moustique lui
permet d’encaisser
des force
de compression
élevées.
TIM NOWACK
ter les forces de l’adversaire pour simplement les
accompagner dans la même direction». Il semble aussi que le moustique utilise ses longues
ailes et ses pattes pour faire pivoter le « couple»
qu’il forme avec la goutte afin de s’en libérer.
Au contact du moustique, la goutte ne perd
qu’une petite partie de son élan (entre 2 % et
17%), mais provoque en revanche une énorme
accélération de l’insecte de très faible masse :
entre 100 et 300g (constante gravitationnelle),
l’équivalent de 50à 150fois son poids, alors
qu’un être humain ne supporte au maximum
qu’une accélération de 25g. Les chercheurs évaluent la force d’impact qui s’exerce sur le moustique à 300à 600dynes, soit plusieurs dizaines
de fois le poids de la bestiole, qui peut aisément
la supporter. Car ces insectes ont la peau dure.
Grâce à leur exosquelette, qui soutient et protège leur corps, ils peuvent encaisser des forces
compressives de 3 000à 4000dynes. «Son
exosquelette est si résistant qu’il peut supporter
l’équivalent du poids de 1 000autres moustiques sur sa tête et être capable de revoler», souligne David Hu. Ce chercheur estime qu’il reste
beaucoup à apprendre du comportement des
insectes dans les rafales de vent, le brouillard et
autres conditions climatiques défavorables.
Son prochain projet consistera à étudier comment les moustiques s’accommodent de la
rosée du matin. Encore une histoire d’eau. p
affaire de logique
franceinter.fr
MATHIEU VIDARD
14h - La tête au carré
avec chaque vendredi la chronique de la rédaction
du cahier Science&techno
0123
8
Samedi 16 juin 2012
SCIENCE & TECHNO
technologie
Des écrans souples pour bientôt ?
Depuis plusieurs années, l’avènement d’écrans flexibles est
donné pour les mois suivants. Et puis plus rien. Début juin
à Boston, lors de la conférence SID sur les écrans, plusieurs
constructeurs, dont Sony, ont présenté des prototypes, sans
date de commercialisation. Mais l’initiative de Samsung
laisse penser que ce serpent de mer de l’électronique
pourrait enfin émerger : le géant coréen a annoncé au
printemps la mise en production de tels écrans, et le dépôt
en mars auprès du Bureau américain des brevets d’un nom
de marque pour cette technologie, baptisée Youm. Samsung
avait déjà présenté en 2010 et 2011 des prototypes de tels
dispositifs lors de foires internationales. En avril, sur son
site, il a décrit la technologie, qui diffère des écrans LCD
classiques et dérive de ceux faisant appel à des diodes
électroluminescentes organiques (OLED). Ces diodes sont
déjà intégrées dans les écrans de télévision ou
de téléphone mobile grâce à des matrices actives, appelées
Amoled, qui permettent de gérer chaque pixel, c'est-à-dire
chaque point de l’image, par le biais de transistors dédiés.
Le Youm de Samsung s’affranchit de la rigidité
de ces écrans en remplaçant les couches de verre
par des films plastiques. L’effet obtenu est certes
la flexibilité, mais aussi une robustesse à toute épreuve :
des vidéos montrent que l’écran souple résiste sans
dommage à des coups de marteau !
Les écrans des téléphones et des tablettes sont
actuellement protégés par des films en verre trempé.
La société américaine Corning Inc. fournit ainsi ses films
Gorilla à un grand nombre de constructeurs. Elle a annoncé
début juin la mise en production d’un film flexible, nommé
Willow, qui serait produit sur des rotatives,
à un moindre coût, et dont beaucoup supputent
qu’il pourrait entrer dans la production de «gadgets»
à écran souple.
Téléphone
Galaxy Skin
(prototype)
Technologies Youm
Exemple de technologies actuelles
OLED
Anode
Film polarisant
4
Film Encap
Substrat de verre
ou de plastique
Cathode
Matrice du film TFT
3
Film organique
Couche organique
(OLED)
2
Ecran d’affichage
1
Film TFT
composé de transistors
LCD
Filtres en verre avec
des films polarisants
Rétroéclairage
fluorescent
Film TFT et électrodes
Ecran
Cristaux liquides
Filtre de couleurs
Ecran
Film TFT et électrodes
Face
Dos
INFOGRAPHIE LE MONDE
SOURCE : CEA-LETI
En Israël, un œil de silicium prend le volant
uand le site de la revue Scientific
American s’interroge sur les progrès de l’intelligence artificielle au
cours du dernier demi-siècle, il
retient deux superordinateurs d’IBM
–Deep Blue (qui a battu le champion du
monde d’échecs) et Watson, vainqueur à
Jeopardy – ainsi qu’une société israélienne quasi inconnue: Mobileye. La puissance de cette dernière tient dans une puce
d’à peine un centimètre carré baptisée
« EyeQ ». Mais son algorithme est capable
d’interpréter en temps réel tout ce que
voit une simple caméra fixée sur une voiture pour empêcher les accidents ou en
réduire l’impact.
Pour voir comment ça marche, je suis
allé faire un tour avec Ofir Atia, ingénieur
de la compagnie. Faute d’essayer d’écraser
un piéton (ça fait partie des tests… avec des
mannequins), j’ai constaté que la caméra
repère les véhicules: EyeQ calcule la vitesse relative du plus proche et celle de notre
voiture et avertit par un gros bip quand on
est trop près. Elle freine (brutalement s’il
Q
TOUR DU MONDE
DE L’INNOVATION
FrancisPisani
Journaliste et blogueur
(winch5.blog.lemonde.fr)
(PHOTO : MARC CHAUMEIL)
le faut), sauf si le conducteur donne un
coup de volant. Elle détecte les piétons sur
le bord de la route et freine automatiquement s’ils traversent pour éviter l’accident
ou, si la vitesse est trop grande, pour en
atténuer l’impact.
Capable de faire plusieurs choses à la
fois, à la différence des hommes (je ne
parle pas des femmes), le système lit les
panneaux de signalisation et indique la
vitesse à respecter. Il signale quand on
change de voie sans mettre son clignotant. La nuit, il change des codes aux
phares en fonction de la circulation. La
caméra « voit tout » : la puce analyse ce
que la caméra voit et donne des ordres
aux « actionneurs » (actuators), qui avertissent, serrent les ceintures de sécurité
ou freinent. Autant de contributions à
ce que les spécialistes nomment la
« conduite autonome », quand la voiture n’aura plus besoin de nous.
Cofondateur de Mobileye, Amnon Shashua est professeur de vision par ordinateur et apprentissage machine à l’Universi-
té hébraïque de Jérusalem. Il m’a affirmé
avoir imaginé dès 1999 – date de la création de la société – qu’il serait un jour possible d’assurer la sécurité d’un véhicule
grâce à une seule caméra – «pour la même
raison que quand on ferme un œil on ne
devient pas aveugle» – quand on était
alors convaincu qu’il en faudrait deux (ce
qui coûte beaucoup plus cher).
Comme la Silicon Valley
La technologie de Mobileye se trouve
déjà sur certaines voitures de GM, Volvo
et BMW, et sera bientôt offerte en option
sur Citroën et Honda entre autres. En septembre, un total de 1 million de véhicules
en auront été équipés.
Shashua compte en outre sur les autorités états-uniennes et européennes qui
poussent à l’adoption d’appareils d’assistance à la conduite. A 150dollars, le coût
du dispositif complet se rapproche du chiffre magique de 100 dollars à partir duquel
les constructeurs automobiles peuvent
envisager de l’intégrer. Mobileye a été rete-
nue récemment lors d’une exposition
scientifique parmi les 45inventions israéliennes les plus importantes. Et pourtant,
m’a expliqué Shashua, « je savais
[dès1999] que l’algorithme pouvait être
développé, mais pas dans un milieu universitaire». Il a donc créé sa société pour pouvoir réunir les fonds nécessaires avec
l’aide de Yissum, le fonds d’investissement de l’Université hébraïque, en échange d’une participation au capital. Les affaires vont bien et la compagnie pourrait être
bientôt évaluée à 1milliard de dollars
selon le site israélien Ynetnews.com.
Shashua est convaincu que, à part
dans la Silicon Valley, l’innovation n’a
vraiment lieu qu’en Israël. « C’est dans
notre ADN comme nation, estime-t-il, à
la différence de ce
qu’on voit en Europe
ou en Inde. Nous
avons les algorithmes
Israël
les plus avancés. En
informatique, Israël
est un empire.» p
A Eurosatory, des innovations pour les militaires et les civils
Exosquelette, caméra perce-muraille, gant détecteur de métaux… Des technologies duales étaientprésentées au Salon militaire
Dominique Gallois
e Salon de la défense et de la sécurité terrestres, Eurosatory, qui a fermé ses portes le 15 juin, a été l’occasion de présenter des innovations
réalisées par de jeunes entreprises françaises. Particularité, elles sont duales :
elles peuvent servir aux militaires comme aux civils.
L
L’exosquelette qui décuple les forces
Les Américains l’ont appelé HULC, en référenceau célèbregéant vert,les Japonaisont
choisi HAL, inspiré du nom de l’ordinateur
intelligent de 2001 : l’odysssée de l’espace,
les Français auront désormais leur robot
collaboratif (« cobot ») appelé « Hercule ».
« Nous avons préféré une référence à la
mythologie», explique Serge Grygorowicz,
à l’origine de cette invention qu’il a développée dans son entreprise Rb3d, basée à
Auxerre.«LesAméricainsutilisentl’hydraulique, les Japonais des capteurs qui détectent l’influx nerveux, nous c’est intégralement électrique», précise-t-il.
Sur le stand de la Direction générale de
l’armement (DGA), une militaire soulève
sanseffortunecaissede16kg,enayantl’impression de porter 1 kg : le reste étant supporté par les bras de l’exosquelette en aluminium. Sur son dos, la charge de 40kg est
perçue comme pesant 2 kg, un sur chaque
bretelle, car ce ne sont plus les muscles qui
portent le poids mais la structure du robot.
Hercule détecte les mouvements et les
accompagne en supportant les efforts grâce aux jambes et aux bras mécatroniques,
dispositif alliant mécanique, électronique
et informatique. Le poids est ainsi transféré d’un pied sur l’autre pendant la marche,
et quand la jambe est en l’air, on ne perçoit
aucun effort. Les batteries lithium-ion ont
une autonomie de quatre heures avec une
chargede40kg. Lesperformancesd’Hercule seront augmentées, souligne Vincent
Mauvisseau, directeur adjoint de Rb3d, car
les militaires veulent 80 à 100 kg dans le
dos et 40kg pour les bras. Si ce programme
est soutenu depuis deux ans et demi par la
DGA, il intéresse aussi les industriels,
notamment ceux du BTP. Il faudra attendre2015 pour une commercialisation.
L’exosquelette Hercule a été
développé par l’entreprise Rb3d.
EUROSATORY/DGA
La caméra qui voit à travers les murs
Sur l’écran, l’image ressemble à un tableau
impressionniste aux couleurs rouge et
bleue constellées parfois de points jaunes.
Le rouge dessine et colorie la forme d’un
corps, et le bleu révèle celle d’une bouteille
portée sur l’abdomen. « Nous avons conçu
un système de détection passif », raconte
Christophe Gaquière, responsable de MC2Technologies, en commentant cette image
obtenue grâce à une caméra qui capte les
ondes électromagnétiques émises par le
corps humain… dans une autre pièce :
« C’est comme pour le téléphone portable,
les ondes traversent les murs. » Leur fréquence est plus élevée, de 40 à 50 gigahertz, contre 1 giga pour les téléphones.
Elles s’inscrivent en rouge sur l’écran, et en
bleu, une couleur froide, si le signal ne passe pas.
Outre la détection de personnes au-delà
de cloisons, la Millicam90 peut déceler les
explosifs, de la drogue et des armes. De
quoi intéresser les aéroports, car elle peut
être employée pour analyser les bagages
abandonnés. « Cela permet une levée de
doute», préciseM. Gaquière,quidéveloppe
cette caméra à Villeneuve-d’Ascq, près de
Lille, avec le soutien de la DGA. L’appareil
est portable, il ressemble à une borne de
80 centimètres de haut et de 50 centimètres de large pesant 45 kg, dotée d’un écran.
Une première caméra a été vendue à une
société pour analyser les paquets.
Le gant détecteur de métaux Sur le
stand du GIGN, Emmanuel Thaunay fait
essayer aux délégations son gant détecteur de métaux conçu par sa société Gapse, spécialisée dans la protection de biens
et de personnes et basée à Angers. Dans la
paume de la main, une bobine de détection reliée à un boîtier électrique permet
de déceler toute présence métallique. Elle
émet alors une vibration équivalant à
trois vibreurs de téléphone que seull’utilisateur perçoit dans sa main. « La discrétion est d’autant plus forte qu’il n’y pas
besoin de palper les gens, il suffit d’approcher le gant », commente M. Thaunay. Ce
résultata été permisgrâce à la miniaturisation du système de détection, divisé par
deux comparé aux systèmes des palettes
de détection utilisées pour les contrôles. p