Caietele Echinox, vol. 34, 2018: Posthumanist Conigurations
241
Corin Braga
Antiutopies apocalyptiques
et posthumaines
Apocalyptic and Posthuman Dystopias
Abstract: After the Second World War and
after the discovery of the atomic bomb,
apocalyptic fears have intensiied in modern
literature, giving rise to a series of antiutopian
writings, in which human civilization as we
know it comes to an end in the wake of various
catastrophes. Authors of antiutopias often
populate their post-apocalyptic worlds with
characters or groups of survivors that sufer
anthropological, moral, or spiritual mutations.
Technological and genetic manipulations
engender robotic (Karel Čapek) or mechanized
individuals (David Bunch) and decerebrated
(T. J. Bass) or post-human mutants (Margaret
Atwood). In these antiutopias, post-humanity
is usually not only the heir but also a witness to
the extinction of the human race, providing a
testimony for the “last man on earth.”
Keywords: Dystopia; Apocalypse; Posthumanism; Mutation; Margaret Atwood; T. J.
Bass; David Bunch; Gordon R. Dickson; Karel
Čapek.
Corin Braga
Université Babeș-Bolyai, Cluj-Napoca, Roumanie
[email protected]
DOI: 10.24193/cechinox.2018.34.19
L
e thème qui semble avoir obsédé le
plus les antiutopistes contemporains
est la in du monde, de l’humanité et de
notre civilisation. Frank Kermode pense
que l’imagination apocalyptique est structurellement liée aux mécanismes de la
littérature, que toute narration est imbue
par un « sens de la in » ou un « sens
inal » (« the sense of en ending »), repris
à l’« apocalyptisme naïf » de la culture
populaire1. Cette situation est d’autant plus
vraie en ce qui concerne le genre utopique,
qui se donne pour but de mener, par expérimentation imaginaire, les prémisses d’un
état de choses actuel à ses conséquences
ultimes. Et si les utopies pointent vers un
monde idéal et spirituel, situé au bout du
vecteur de l’histoire et du progrès, dans
une sorte de transcendance de la perfection immuable, les antiutopies ne peuvent
qu’échouer dans la matière brute, la boue,
l’inconscient, le néant. L’apocalypse est la
juste in de toute pratique antiutopique
qui n’hésite pas d’assumer ses principes
directeurs.
Les visions apocalyptiques jouissent
d’une tradition plurimillénaire, à partir
des textes des deux Testaments et des apocryphes intertestamentaires2 et post-testamentaires. Après la « crise de la pensée
242
européenne » (Paul Hazard) et le « désenchantement du monde » (Marcel Gauchet),
les représentations religieuses ont cédé la
place aux « apocalypses sécularisées »3. Au
xixe siècle et dans la première moitié du
xxe, ces évocations de destruction globale
sont plutôt rares. On peut en citer Archéopolis d’Alfred Bonnardot (1859), After
London ; or, Wild England de Richard Jefferies (1885), A Crystal Age de William
Henry Hudson (1887), Deluge de Sidney
Fowler Wright (1927), ou Ravage de René
Barjavel (1943).
Cependant c’est l’invention et la mise
à l’épreuve de la bombe atomique, à la in
de la Deuxième Guerre mondiale, qui a
rouvert les angoisses de la ruine totale et
inale. Si le « vril » d’Edward Bulwer-Lytton (1871) et le « krakatit » de Karel Čapek
(1922) sont des énergies et des substances
imaginaires capables de détruire la planète,
voilà qu’avec la découverte de la ission et
puis de la fusion atomique de telles armes
deviennent réalité. C’est toujours René
Barjavel qui, parmi les premiers, imagine
des conlagrations qui anéantissent notre
civilisation. Dans Le diable l’emporte (1948),
une migration des pingouins au pôle, interprétée comme des manœuvres militaires,
détermine les grandes puissances à utiliser
des armes (à base d’« eau dure ») qui brûlent
la planète, font fondre les glaces polaires et
provoquent la montée des océans. Dans
Une rose au paradis (1981), une bombe universelle déclenche toutes les autres bombes
du globe, démontrant que le « paradis »
humain est condamné et que, sur la Terre,
« le diable l’emporte ».
La fascination morbide des armes de
destruction massive ampliie le potentiel
apocalyptique de tous les autres dangers qui
accompagnent le « progrès » de l’humanité.
Corin Braga
Prenons comme un des exemples les plus
complets en ce sens he End of the Dream
de Philip Wylie (1972). Comme tout
contestataire du progrès technologique, vu
en état d’antagonisme avec la nature, Wylie
part de l’axiome que
he more sophisticated the technology
devised by man, the faster it erodes the
environment.4
Le roman rassemble presque toutes
les catastrophes possibles (et probables)
qui menacent notre civilisation : radiations
solaires, panes globales d’électricité, pollution avec des matériaux radioactifs issus
des sources nouvelles d’énergie, nuages
toxiques, contamination du sol et des
rivières, mort des océans et disparition de
l’équilibre écologique.
La dévastation du milieu ambiant
est favorisée par les intérêts inanciers
des grandes corporations et des gouvernements, ainsi que par le comportement
irresponsable de la population. La dépendance des facilités de la technologie, le
consumérisme deviennent une sorte de
Némésis qui, malgré les avertissements
lancés par des gens avertis, ne peuvent
être enrayés. La récession industrielle
sévit, l’agriculture s’efondre, la famine fait
ravage, les grandes cités à l’instar de New
York déchoient. La régression matérielle
s’associe à la déchéance morale de l’humanité, de manière que l’histoire peut
dorénavant être présentée comme « a tale
of human degradation, ignorance and hate,
of disinterest, apathy and absence of compassion »5 Les valeurs disparues ne sont plus
tout à fait celles de l’éthique chrétienne,
mais de l’humanisme laïc moderne ; toutefois, le processus de sélection antiutopique
Antiutopies apocalyptiques et posthumaines
des catégories du mal n’en est pas moins
évident.
Jusqu’ici, le texte de Philip Wylie
s’inscrit dans le pacte de vraisemblance
d’une dystopie, navrante certes, mais néanmoins possible. Mais l’imaginaire apocalyptique pousse vite la situation vers des
catastrophes successives de plus en plus
graves. Le premier « cataclysme mondial », le « black blight », des « spores de
l’air » issus d’une recombinaison fatale des
polluants actifs, détruit la lore, provoque
la famine, la violence et les tueries dans les
villes, la manie homicide, la dépopulation
du globe. Le deuxième cataclysme (prévu
pour 1998), l’apparition des « vibes », des
parasites carnivores agressifs créés par la
radioactivité des usines d’énergie, anéantit
la vie des océans et des côtes continentales.
Enin, le troisième cataclysme, l’activation
artiicielle involontaire des volcans de
l’Antarctique, mène jusqu’en 2011 à la
montée de l’océan planétaire de 70 mètres
et l’engloutissement de la plupart des États
côtiers.
Les survivants de l’humanité, 50
millions d’individus, se regroupent dans
quelques « districts de sauvetage ». Le
protagoniste du roman, Miles Smythe, un
combattant actif des politiques suicidaires
qui ont provoqué les catastrophes, est un
des chefs des survivants, retiré dans sa
réservation naturiste de Faraway, devenue
la cité centrale du District Deux (l’Europe
et l’ancienne Union Soviétique forment le
District Un). On dirait que, avec ces communautés, l’humanité aura une chance
de recommencer de presqu’à zéro, que le
texte de Wylie est une antiutopie critique.
Mais lors d’une assemblée mondiale des
représentants de ces noyaux de civilisation,
Miles apprend que Faraway vient d’être
243
détruit par une menace inconnue, tout
aussi efroyable que les autres léaux globaux, ce qui nie toute ombre d’espoir à un
roman sombre et accusateur.
Pour la plupart, les antiutopistes
n’abordent pas toute la panoplie de cataclysmes possibles, ils en choisissent un
assez puissant pour provoquer l’apocalypse de notre civilisation et en explorent
le développement. Après les expériences
traumatisantes de Hiroshima et Nagasaki, l’arme atomique devient l’instrument
suprême pour la destruction inale. Les
romans de cette classe se situent d’habitude après l’holocauste, dans un avenir où
les survivants de l’humanité seront revenus
à des formes plus primitives de vie et seront
confrontés à de nouveaux dangers issus soit
de la nature transformée par les radiations,
soit des petites communautés elles-mêmes,
ayant régressé moralement au barbarisme
et à la violence.
Les textes qui exploitent l’angoisse
d’un holocauste atomique abondent. La
confrontation des États-Unis avec l’Union
Soviétique et la Chine communiste inspire
Philip K. Dick à prévoir, dans Dr Bloodmoney, Or, How We Got Along After the Bomb
(1965), un accident nucléaire global qui
détruit l’environnement et provoque l’apparition de mutants. Dans he Eleventh
Commandment: A Novel of a Church and Its
World de Lester del Rey (1962), après la
destruction de Rome, les Américains choisissent un nouveau Pape et quittent l’Église
du Vatican pour appliquer, aux États-Unis,
le commandement de Dieu concernant la
multiplication de l’homme. Dans he Keeper de Barry Faville (1986), l’apocalypse
atomique aura anéanti toutes les bibliothèques et les livres, et donc la mémoire
et la culture humaines. Une Terre ravagée
244
est aussi le décor du cycle Dark Future de
James Lawrence (1992), composé de he
Revengers, Beyond the Grave et he Horned
God he Plague.
Les protagonistes des romans apocalyptiques chercheront des possibilités
de s’évader d’un monde dévasté par des
holocaustes nucléaires dans de petites utopies ambiguës rescapées au désastre. Kim
Stanley Robinson prévoit, dans he Wild
Shore (1984), une guerre atomique en 1987
qui détruit, par la détonation de quelque
3000 bombes, les grandes villes des ÉtatsUnis et dont les survivants refondent, sur
la côte ouest, une communauté pastorale
vivant de l’agriculture et de la pêche. John
Wyndham, dans he Chrysalids (1955),
imagine un cataclysme nucléaire qui ruine
la civilisation technologique actuelle.
Dans un futur non-précisé, une communauté rurale du Labrador ayant survécu à
la catastrophe se rappelle vaguement que
les « anciens » avaient été exterminés par la
« tribulation ». Dans les termes d’une mentalité collective plutôt mythique, ces gens
simples traitent le désastre passé comme
une punition envoyée par Dieu pour châtier les péchés de ces « Old People » qui
jouaient frivolement avec les forces divines,
donc précisément comme une apocalypse.
Les lieux de refuge des derniers représentants d’une humanité décimée sont
des plus divers, îles isolées, le monde souterrain, la Lune et les planètes, etc. Dans
Die Gelehrtenrepublik: Kurzroman aus den
Rossbreiten d’Arno Schmidt (1957), le protagoniste Charles Henry Winer visite une
île artiicielle mobile, dans le Paciique, sur
laquelle a été créée une « république des
savants », en contraste avec le reste des ÉtatsUnis hantés par des mutants. Dans Journey Beyond Tomorrow de Robert Sheckley
Corin Braga
(1962) ne survivront à un cataclysme majeur
que les habitants des îles du Paciique, les
Polynésiens, qui reconstruiront, dans mille
ans, une société physiocrate, primitive mais
plus sereine. Pour A. M. Lightner, dans he
Day of the Drones (1969), les survivants du
Désastre global seront quelques tribus africaines, qui érigeront en Afria (le nouveau
nom du continent), après cinq cent ans,
une société mono-raciale paciique. Victor
Kelleher se penche, dans Taronga (1986),
sur les survivants en Australie d’une guerre
globale qui ravage et change la face de
notre planète. Sheri S. Tepper, dans Gate to
Women’s Country (1988), reprend le thème
des Amazones, imaginant que, dans trois
cents ans, après qu’une guerre globale aura
divisés les États-Unis en plusieurs nations,
une communauté de femmes fondera une
écotopie matriarcale.
Dans Facial Justice de Leslie Poles
Hartley (1960), une guerre atomique oblige
ce qui reste de l’humanité à vivre dans le
sous-sol, où malheureusement s’instaure
une nouvelle dictature. Chez Louise Lawrence, Andra (1971), c’est toujours dans des
cités souterraines que survivra l’humanité
dans deux mille ans, après que la guerre aura
stoppé la rotation de la Terre et la surface
de la planète deviendra un désert de glaces.
Dans Kaf auch Mare Crisium d’Arno Schmidt (1960), les survivants de la Troisième
Guerre mondiale trouvent refuge sur les
deux colonies fondées par les Américains
et les Soviétiques sur la Lune. Le héros de
he Pritcher Mass de Gordon R. Dickson
(1972) participe à un projet spatial pour
contacter, par des énergies télépathiques,
d’autres mondes capables d’accueillir une
humanité fuyant la Terre.
D’autres auteurs choisissent d’autres
cataclysmes globaux pour mettre en scène
Antiutopies apocalyptiques et posthumaines
l’anéantissement de notre civilisation.
Chez John Wyndham, dans he Day of the
Triids (1951), l’humanité du futur sera
annihilée par une maladie qui la rendra
aveugle et remplacée par une espèce de
plantes intelligentes. Dans he Winchester
Trilogy (composée de he Prince in Waiting,
1970 ; Beyond the Burning Lands, 1971 ;
Sword of the Spirits, 1972) de John Christopher [Christopher Samuel Youd], l’Angleterre future aura régressé, à cause d’un
désastre écologique, à une société médiévale, guerrière et mystique, dirigée par des
chefs militaires et des voyeurs préchrétiens
ayant commerce avec les « esprits ». La
Terre de he Pritcher Mass de Gordon R.
Dickson (1972) est infestée par des spores
qui provoquent la mort par sufocation.
Les enfants de Children of Morrow par H.
M. Hoover (1973) parcourent un monde
dévasté par un cataclysme écologique (pollution de l’air et des eaux) qui aura exterminé non seulement l’humanité, mais aussi
les animaux, les oiseaux, les poissons et la
majorité de la lore. La jeune protagoniste
de he Girl Who Owned a City par O. T.
Nelson (1975) déambule dans un monde
ou un virus mortel aura tué tous les individus au dessus de douze ans.
Parfois la catastrophe est due à des
causes plus obscures, comme dans Shadow of the Glomm-World de Roger Elridge
(1977) ou he Awakening Water de G. R.
Kesteven (1977) et ses manifestations sont
des plus étranges, côtoyant la littérature
fantastique ou « fantasy ». La cité isolée
de Bellona, dans Dhalgren de Samuel R.
Delany (1974), vit des événements inexplicables : apparition de deux lunes dans le ciel,
lever d’un soleil gigantesque, transformations de l’espace citadin, rues et immeubles
qui changent de place, incendies qui ne
245
consomment pas les édiices, dilatation ou
contraction du temps, etc.
Les
antiutopies
féministes, à
commencer par he Handmaid’s Tale de
Margaret Atwood (1985), ne manquent
pas à l’appel de l’apocalypse. Le plus
consistent est peut-être le cycle de romans
de Suzy McKee Charnas he Holdfast
Chronicles, composé de Walk to the End of
the World (1974), Motherlines (1978), he
Furies (1994) et he Conqueror’s Child
(1999). Dans un avenir post-apocalyptique, les femmes (« fems ») seront réduites,
de même que chez Katharine Burdekin et
Margaret Atwood, à de simples instruments de reproduction, à un « cheptel » à la
disposition des mâles agressifs.
La dégradation de la femme ne sera
qu’une des manifestations d’une décadence
catastrophique, qui touchera à la famille,
aux enfants, à la natalité et inalement à
l’extinction de notre race. Les couples se
désagrègent et les enfants abandonnés et
traumatisés deviennent des laissés-pourcompte, comme dans he Memoirs of a
Survivor de Doris Lessing (1974). Perdus, traités brutalement par les adultes,
les enfants se regroupent dans des bandes
pour se défendre et, parfois, pour chercher des lieux meilleurs pour vivre, comme
dans les romans Ransome Revisited (1975)
et he Travelling Man (1976) d’Elisabeth
Mace. Ce type d’intrigue deviendra, dans
les récits post-apocalyptiques adressés au
public adolescent, un parcours initiatique
qui donnera aux jeunes la chance de sortir
du labyrinthe.
Dans les textes pessimistes sur la in
du monde, la dégradation de la condition
de la femme et de l’enfant sont les symptômes de l’épuisement génétique de notre
espèce. Les désastres nucléaires, chimiques,
246
écologiques, biologiques, auront malformé
et fait tarir le génome humain. Dans he
Lockdown de Dixon Block (2014), après
la guerre atomique qui aura lieu au XXIe
siècle, les parents devront obtenir un permis pour concevoir des enfants et l’État
imposera un tri des nouveau-nés, les partageant entre « purs » et « impurs », les
seconds étant ceux soufrant de mutations,
malformations, maladies congénitales.
L’aboutissement d’une telle involution ne
peut être que la disparition de l’humanité
par une infécondité généralisée, comme il
arrive dans he Children of Men de P. D.
James (1993), ou par la disparition de la
« pulsion de vie », du désir et du plaisir de
vivre, par des suicides dirigés, comme dans
Ends de James Hughes (1971).
Ce développement nous amène aux
thèmes du « dernier homme », ou dernier
témoin d’une humanité sur le point de disparaître, et de la « post-humanité », à ce que
les antiutopistes imaginent qu’adviendra
à notre race ou après. Dans la littérature
moderne, ces thèmes apparaissent déjà avec
les romans de Mary Shelley he Last Man
(1926) et Frankenstein (1818). Ils témoignent
du changement de paradigme culturel, de la
dépréciation de la vision religieuse du monde
et de l’avènement d’une vision athée, positiviste et scientiste. Remplaçant Dieu dans sa
posture de créateur de l’homme, les savants
modernes usurpent le rôle de démiurge et
se proposent de prendre à leur compte la
création, à l’instar de Frankenstein aspirant
à imprégner un cadavre composé de toutes
pièces d’une force galvanique vitale. Malheureusement, le plus souvent le résultat n’est
pas des meilleurs, l’homme conçu de cette
manière risque d’être un monstre.
Si une mutation « naturelle » de
la race humaine peut produire des
Corin Braga
individus à caractéristiques supérieures, des
surhommes, à l’instar d’Odd John d’Olaf
Stapledon (1935) et d’autres X-Men, sujets
parfaits pour une utopie évolutionniste, les
manipulations mènent d’habitude à des
mutants qui compromettent le génome
humain et font le sujet d’antiutopies. Individus malformés par les radiations d’une
guerre atomique ou autre catastrophe
chimique ou biologique, mutants produits
par des manipulations génétiques irresponsables, golems auxquels on insule la
vie par des moyens douteux, hommes avec
des prothèses et d’autres dispositifs mécaniques censés augmenter leurs capacités,
robots et androïdes engendrés pour dégrever l’humanité de ses travaux pénibles,
clones et simulacres, intelligence artiicielle
qui aspire à remplacer l’homme, toutes
ces igures construisent le thème d’une
post-humanité.
L’homme-machine, l’homme mécanique, l’automate de Descartes et de
l’Âge de la Raison trouve son successeur dans le robot moderne. Le mot a été
inventé par Karel Čapek, dans la pièce de
théâtre R.U.R. (Rossum’s Universal Robots)
(1920), sur la racine slave « rabót/a »
(travail, labeur), pour suggérer la condition
de substituts attribuée à ces créatures
artiicielles. Au cours du vingtième siècle,
l’imaginaire collectif a ixé les robots dans
l’image d’un être mécanique, en métal ou
en plastique, mais les robots originaux de
Čapek sont organiques, ils possèdent des
corps biologiques, mettant mieux en relief
l’orgueil démiurgique qui est à l’origine de
leur création.
À l’instar du Dr. Moreau de H. G.
Wells, isolé sur une île inconnue pour
mener en secret ses recherches, le jeune
savant Rossum avait commencé son étude
Antiutopies apocalyptiques et posthumaines
sur le protoplasme organique toujours sur
une île, respectant ainsi la condition d’isolement de toute expérimentation (anti)
utopique. Son ambition était rien moins
que de « détrôner », littéralement, Dieu,
en montrant que la création de l’homme
n’est pas tributaire de l’intervention divine,
qu’elle peut être reproduite par la science et
la technologie. Et, en efet, sa découverte
devrait avoir toutes les chances d’améliorer
l’existence de l’humanité. Non seulement
l’île est perçue comme un paradis restauré,
mais la civilisation humaine entière reçoit
la « bonne nouvelle » d’une richesse sans
limites, d’une utopie matérielle basée sur le
travail des robots.
Mais le rêve de Harry Domin, le président de R.U.R., et de ses collaborateurs
de rehausser leurs semblables à la condition d’un surhomme nietzschéen se heurte
aux limitations génétiques et morales de
l’homme. Harry a l’occasion tragique de
constater que personne n’abhorre plus
l’homme que l’homme même. Imprégnés
du gène de la compétition, de la violence et
de la haine, les diférents gouvernements,
au lieu d’utiliser les robots pour faire de
notre planète une terre d’abondance et
de loisir, les transforment en soldats pour
mener des guerres de domination. La
confrontation mondiale qui s’ensuit met in
à notre civilisation, alors que l’infécondité
généralisée et l’hécatombe des populations
revêtent les dimensions d’une apocalypse
de l’humanité. Les gens de R.U.R. sur leur
île deviennent littéralement les « derniers
hommes » du globe.
L’histoire ne s’arrête cependant pas
avec la disparition de notre race, car les créatures iniront par remplacer leurs créateurs.
Les robots acquièrent une conscience de
soi qui leur fait assumer des personnalités
247
et des qualités humaines, puis se révoltent
contre leurs maîtres et les exterminent dans
ces mêmes guerres qu’ils avaient initiées.
L’homme est tenu à payer ainsi son crime
métaphysique, celui d’avoir « tué » Dieu, se
retrouvant à son tour dans la position de
dieu victime. Primus et Hélène, les premiers robots à jouir de la panoplie complète des sentiments humains, deviennent
le nouveau couple d’Adam et Ève sur
Terre. La morale antiutopique de Čapek
est de montrer que les hommes, à cause
de leurs agissements lucifériens, céderont
la place d’« héritiers du Royaume » à une
humanité créée artiiciellement.
Avant de commencer à peupler la fantaisie d’Isaac Asimov et autres auteurs de
SF, les robots sous la forme de machines
en acier font leur entrée dans le bref récit
de Frigyes Karinthy Utazás Faremidoba
[Voyage à Faremido] (1916), quatre ans
avant R.U.R. Il s’agit d’une suite aux
Voyages de Swift, dans laquelle Gulliver
est sauvé d’un naufrage par une machine
volante autonome, sans pilote. Il est déposé
dans un territoire plaisant, admirable, qu’il
nomme, d’après les notes d’une mélodie
jouée par une sorte de radio, Fa-re-mi-do.
Le pays est peuplé de machines que Gulliver prend pour les auxiliaires d’une civilisation humaine, mais qui se dévoilent bientôt
être des machines pensantes, ayant développé leur propre société.
Dans un dialogue avec ses hôtes, Gulliver découvre que les machines, créées initialement pour aider les hommes, se sont
perfectionnées jusqu’à dépasser leurs créateurs. Devenues conscientes, elles sont arrivées à la conclusion que la vie organique est
forcement imparfaite et limitée, incapable
d’harmonie et d’ordre, et que seules les
machines peuvent aspirer à la perfection.
248
L’humanité s’avère être un obstacle à ce
progrès, elle ne fait que détruire et parasiter la grande machine qu’est la Terre ellemême, d’où la conséquence logique que
notre espèce doit disparaître pour céder la
place aux robots. La morale antiutopique
qu’en tire un commentateur, Czigányik
Zsolt, est que « a harmonious, non-violent
world is only possible without mankind, the
ultimate destructive and self-destructive force
in the universe ».6
Sidney Fowler Wright arrive à la
même conclusion, que l’humanité sera
usurpée par les machines, dans le récit
« Automata » de son recueil he New Gods
Lead (1932). Ce thème anxieux fournira
l’intrigue de nombreux romans et ilms
de science-iction, parmi lesquels la franchise he Terminator (1984), Terminator 2:
Judgment Day (1991), Terminator 3: Rise of
the Machines (2003), Terminator Salvation
(2009), Terminator Genisys (2015) et Terminator: he Sarah Connor Chronicles (série
de télévision 2008-2009), ou la trilogie
he Matrix (1999, he Matrix Reloaded,
2003, et he Matrix Revolutions, 2003). La
dimension apocalyptique de ces visions est
mise en avant déjà par des titres comme
« Judgment Day ».
Mais il y a une variante plus insidieuse
de la victoire de la machine sur l’homme :
au lieu de prendre tout simplement la place
de l’humanité sur la planète, les machines
sont capables de phagocyter l’être humain
de l’intérieur, de refaire, membre par
membre et organe par organe, l’anatomie
de notre espèce. Les prothèses, qu’elles corrigent ou qu’elles augmentent les capacités
de l’individu, en sont le premier pas. En
1930, Miles J. Breuer imaginait déjà, dans
he Man with the Strange Head, des grefes
métalliques pour remplacer rien moins que
Corin Braga
la tête, et donc la personnalité humaine.
Paradise and Iron, le titre du « roman »
qui accueille ces récits publiés dans Amazing Stories Quaterly, est contre-utopique,
dénonçant les paradis technologiques.
L’atrophie physique et mentale de l’humanité à cause des machines est également le
sujet de Der Orchideenkäig de Herbert W.
Franke (1963), intitulé par antiphrase « ein
utopischer Roman ».
De fait, la « robotisation », bien
qu’elle connote la déshumanisation, la
massiication des individus, devait répondre
à une aspiration plus profonde de l’homme,
celle de vaincre la condition périssable et
mortelle de la chair. Remplacer le corps
biologique par un corps métallique, plus
résistant, remplaçable, et donc presque
indestructible, permettrait d’atteindre
l’immortalité. Dans Moderan, David R.
Bunch (1971) fait une démonstration
« d’école » du procédé de réduction à l’absurde de ce thème, en explorant à quelles
conséquences inhumaines (ou post-humaines) mène le désir d’éternité mis en
pratique grâce à la technologie.
Le protagoniste de Bunch est un stratège militaire rescapé à la (Troisième ?)
Guerre mondiale. Les radiations et la pollution ont rendu la Terre quasi invivable
et c’est pourquoi le gouvernement central
(« Ruthless Central », l’« élite-élite » du
Capitole) a décidé de tout transformer,
utilisant à fond la technologie. Après
l’apocalypse atomique, ces « dieux » du
futur engendrent une « terre nouvelle » et
un « homme nouveau ». Toute la surface
de la planète, empoisonnée, est nivelée
par de grandes machines et puis mise
sous plastique. Les océans sont séchés ou
glacés et également couverts de plastique.
La lore et la faune, exterminées, sont
Antiutopies apocalyptiques et posthumaines
remplacées par des plantes et des animaux
artiiciels métalliques. L’homme nouveau, à
son tour, est transformé par des opérations
chirurgicales complexes en un être d’acier,
qui ne conserve que quelques lanières
(« strips ») de chair et de peau prises dans
le métal. Traumatisés par l’apocalypse
nucléaire qu’ils on vécu, menacés de l’extinction, les rescapés ne trouve meilleure
solution que de se rendre indestructibles.
Chaque « maître » reçoit une forteresse (« stronghold »), avec laquelle il
s’assimile physiquement. Ici il mène une vie
artiicielle, avec des huiles pour nourriture,
des femmes-robots pour amantes, et les
guerres avec les voisins pour passe-temps.
L’homme du futur est pratiquement une
machine :
And now I’m all ’replacements’ – heart,
brain, blood, nerves, everything – all
metal now, all automatic, all programmed – wonderful! And you know
something? I never dream at night. How
could I dream at night? I’m all turned of
when I turn in7.
Le reste de l’humanité, encore de
chair et d’os, vit dans des « bubble-domes »,
servant aux maîtres, qui se demandent
cependant s’il ne faut pas exterminer toutes
ces reliques d’un passé biologique.
L’enjeu de cette é/in-volution future
est, comme nous l’avons dit, la vie éternelle. David R. Bunch met en place une
sotériologie athée prométhéenne, un salut
ofert par la science et la technologie, qui
transforme les hommes non pas dans des
esprits réunis au ciel, mais dans des automates qui jouissent d’une pérennité physique. Or, cette promesse faite par une
conception matérialiste, à l’encontre de
249
l’eschatologie chrétienne, est adressée au
corps et ruine l’âme. Le prix à payer pour
l’immortalité est la perte de l’humanité. Si
la peur de la mort donne de la profondeur à
notre vie spirituelle, nous rendant humbles
et ouverts à la paix et à la beauté, la perspective d’une vie sans in nourrit l’égocentrisme et la violence. Les « maîtres » des
forteresses doivent faire la guerre et chérir
la haine pour supporter le poids de l’ennui
et du néant spirituel.
Et la démonstration antiutopique
continue. Le récit du « maître » de Stronghold 10 est présenté comme un manuscrit
découvert et commenté par un personnage
d’un avenir bien plus lointain. La voix de
cet (pseudo)éditeur du texte appartient à un
membre de « Essenceland Dream People »,
une civilisation où la nature métallique
des habitants de Moderan a été sublimée
dans une nature énergétique. Tous les
individus y sont des ondes qui n’ont plus de
corps matériel. De même que le narrateurmachine, le narrateur-radiation est euphorique, exposant sa condition comme l’idéal
accompli. Mais on se rend compte, malgré
lui, que cette condition est non seulement
soumise au contrôle totalitaire d’un « Love
Dictator », mais aussi bien évanescente, sans
prise sur les faits réels, et fragile, puisqu’elle
dépend tout bêtement du fonctionnement
des machines émettant les rayons. L’immortalité oferte par la science athée et la
technologie matérielle est un facteur de
damnation de l’humanité.
L’apocalypse atomique (mais aussi
chimique, biologique, écologique ou autre),
quand elle n’extermine complètement l’humanité, provoque des mutations et des
transformations qui rendent manifestes
la déchéance, l’involution et inalement
l’extinction de notre espèce. Les exemples
250
abondent, sur le modèle des Éloï et des
Morlocks de H. G. Wells. Dans Gray Matters de William Hjortsberg (1971), après la
Troisième Guerre mondiale, les hommes
survivent comme des « Cerebromorphs »,
des cerveaux sans corps maintenus dans
des énormes cuvettes connectées à des
ordinateurs. Dans he Winchester Trilogy
(he Prince in Waiting, 1970 ; Beyond the
Burning Lands, 1971 ; Sword of the Spirits,
1972) de John Christopher [Christopher
Samuel Youd], dans un avenir post-catastrophe les naissances monstrueuses auront
créé de nouvelles races humaines, les
« dwarfs » et les « polymufs ». Dans Natural
History de Justina Robson (2003), l’humanité future engendrera, par manipulation
de gènes animaux, une nouvelle race, « the
Forged », qui traiteront leurs créateurs de
« unevolved ».
Un des romans les plus représentatifs
pour le thème de la post-humanité est Half
Past Human de T. J. Bass (homas Joseph
Bassler) (1971). Dans un futur non-précisé, l’humanité aura monté à 3000 milliards d’individus. Pour survivre, même sans
désastres atomiques ou écologiques, elle aura
dû réorganiser son mode de vie, sa forme de
civilisation. Le Big ES (« Earth Society »)
vit dans d’immenses édiices, de millions
d’habitants, isolés de l’extérieur. Les autres
grandes espèces animales auront disparu
presque en totalité et la surface de la planète
sera entièrement cultivée par des machines
(« agromecks »), produisant des protéines ain
de nourrir cette immensité humaine.
Seulement, pour s’adapter à la vie dans
ces termitières architecturales, l’humanité
aura été soumise à une ingénierie génétique, pour créer une race capable de supporter les grandes collectivités. Le résultat en sont les Nebish, hommes à quatre
Corin Braga
doigts au pied, qui sont efectivement de
bons citoyens des ruches (« complacent hive
citizens »). Ils sont en principe androgynes,
mais peuvent être « polarisés », recevoir un
sexe et, sur approbation spéciale, concevoir
des enfants. De toute façon, bien qu’exempts
de maladies, ils ne vivent en moyenne que
25-30 ans. Les habilités nécessaires pour
chaque métier sont programmées, et les
familles occupant un appartement sont
formées par allocation des individus. Pour
éviter les turbulences sociales, les névroses
et les suicides, les citoyens sont fournis
en diférentes drogues et bénéicient de
consultations psychologiques. Somme
toute, « homo superior » est une race qui a
perdu le pouvoir d’adaptation au milieu
naturel, la curiosité, l’initiative et l’esprit
d’aventure, pour vivre une (pseudo)utopie
de termites.
Ce qui reste de l’ancienne humanité,
les hommes à cinq doigts au pied, est une
race persécutée et en voie de disparition.
Bien qu’elle ait eu son époque de gloire
technologique, quand elle a commencé à
explorer les astres, elle n’a su résoudre le
problème du surpeuplement. Maintenant,
les individus qui ont « le mauvais gène »
vivent en dehors des ruches, comme des
primitifs et des cannibales, chassés comme
des trophées par les Nebish. Exilés de ce
que les mutants perçoivent comme une
Utopie, et les lecteurs comme une antiutopie, ils ofrent le spectacle poignant d’une
humanité déchue, traquée par les successeurs qu’elle a créés.
Toutefois, son sort n’est pas encore
scellé, une promesse messianique exprimée
par des prophètes tel Moses (!) Eppendorf, rassemble les « suivants d’Olga » et
les aide à échapper à la poursuite des gens
de la ruche. Olga, ce Dieu qui fait des
Antiutopies apocalyptiques et posthumaines
« miracles » (technologiques) pour sauver
son « peuple », s’avère être l’intelligence artiicielle d’un navire astral créé trois mille ans
auparavant pour coloniser les astres. C’est
elle qui rassemble les spécimens de l’ancienne humanité, les seuls détenteurs de la
capacité d’adaptation, pour les emmener sur
une planète de la constellation du Sagittaire.
La Terre des mutants « half past human » est
condamnée parce qu’elle a perdu le potentiel
d’évolution, cependant que les survivants de
« homo sapiens » bénéicient d’une chance de
recommencement, d’une Terre de promesse,
d’un nouveau Jardin d’Éden astral8.
Une des œuvres les plus achevées et
troublantes sur la in de notre civilisation
et l’avènement d’une posthumanité est la
trilogie de Margaret Atwood composée
des romans Oryx and Crake (2003), he
Year of the Flood (2009) et MaddAddam
(2013). Dans un futur non-précisé, mais
non pas trop lointain, la Terre entrera dans
un cycle néfaste ponctué par une série de
catastrophes : surindustrialisation, qui
débouche sur un désastre écologique, disparition de la majorité des espèces animales (un jeu, Extinctathon, est créé pour
inventorier les animaux morts), surpeuplement et désintégration des villes dans des
quartiers de travail et quartiers résidentiels barbelés, créant les zones contrastives
des « pleeblands » (pour les déshérités du
sort) et des « compounds » (pour les riches),
épidémies et maladies dégénératives, fonte
des calottes polaires et montée du niveau
de l’océan planétaire, etc.
Les évolutions les plus dangereuses
concernent la génétique. Plusieurs multinationales comme OrganInc font des expérimentations sur la possibilité de créer des
mutants, à l’instar des « pigoons » (destinés
au prélèvement d’organes), les poules sans
251
têtes (pour la viande), les « spoat/giders »
(de spider + goat, pour des ils de soie très
résistants, utilisés dans la confection de
vestes anti-boulets), les « snats » (de snake
+ rat), les « rakunks », les « wolfvogs », les
« bobkittens ». L’humanité est en proie à
une véritable ièvre démiurgique démente,
jouant sans contrôle et responsabilité sur les
possibilités de combinaison des génomes.
L’orgueil suprême, en passe de devenir
la Némésis de notre race, est la tentation
de produire une nouvelle classe d’hommes.
Crake, le surnom d’un savant génial, modiie le contenu génétique des embryons
pour obtenir des mutants avec des caractéristiques supérieures au standard humain.
« Les enfants de Crake » jouissent d’une
période de maturation accélérée, ils peuvent
guérir leurs soufrances et maladies par des
incantations collectives qui produisent une
vibration organique, ils ont des « thermostats corporels » qui les rendent indépendants des climats, ils ont une digestion
répétée, à la manière des ruminantes, qui
leur permet de digérer toute catégorie de
plantes, ils peuvent régler les humeurs et
odeurs de leurs corps pour se protéger des
prédateurs, ils s’accouplent de manière
programmée, ce qui élimine la compétition
et la violence. L’expérience est même très
proche de l’obtention de l’immortalité.
Dans son laboratoire de recherches
nommée « Paradice », Crake produit des
mutants innocents comme des enfants. Il
joue rien moins qu’à Dieu créant de nouveaux Adam et Ève dans le Jardin d’Éden.
Et puisque les premiers hommes ont transgressé l’interdit de leur Créateur, perdant
la condition d’être pur, sans péché et malheurs, mais aussi la jeunesse éternelle et la
félicité, Crake décide que ses « enfants »
doivent bénéicier de leur propre chance
252
dans l’histoire. Ainsi arrive-t-il à la solution misanthropique extrême, celle d’exterminer la race humaine dans sa totalité,
par un virus JUVE (« Jetspeed Ultra Virus
Extraordinary »9) inexorable, pour faire
table rase sur la Terre. Son ami Jimmy est
un « dernier homme » survivant à l’apocalypse virale, chargé d’éduquer la nouvelle humanité. L’antiutopie de Margaret
Atwood démontre par réduction à l’absurde
que la prétention luciférienne d’améliorer
la nature humaine par manipulation génétique inira non pas par l’épanouissement
de notre espèce, mais par son extinction et
remplacement par une post-humanité.
En avançant vers les dernières décades du xxe siècle, et surtout après 1989 et
la in de la Guerre Froide, la pression des
anxiétés eschatologiques semble se relâcher et la plupart des antiutopies apocalyptiques deviennent « critiques », à savoir
commencent à entrevoir des solutions de
sortie du cauchemar. Par exemple, dans
he Memoirs of a Survivor de Doris Lessing (1974), la protagoniste, l’adolescente
Emily, et son animal de compagnie Hugo,
un mixte entre chien et chat, semble avoir
peu de chances de survie dans une Angleterre détruite par une catastrophe, où les
rescapés vivent dans des bandes qui écument les villes. Mais elle a acquis, peut-être
par mutation, l’étrange pouvoir de traverser
l’espace et le temps en méditant devant un
mur de son appartement, de manière qu’à
la in elle pourra s’évader en traversant le
mur vers un monde meilleur.
Ou, dernier exemple, dans he Pritcher Mass de Gordon R. Dickson (1972),
la Terre, infestée par le « rot », des spores
qui provoquent la sufocation, est devenue
invivable. Une petite partie de l’humanité,
comparée à Job de la Bible, vit dans des
Corin Braga
dômes clos hermétiquement. Sa dernière
espérance est de construire un dispositif
insolite, portant le nom du savant Pritcher,
capable d’uniier les pouvoirs spirituels
paranormaux des individus de la planète.
À l’aide de cet appareil, les scientiiques
espèrent trouver d’autres planètes proches
dans la galaxie, où l’humanité pourrait
migrer en masse. Le héros du roman,
Chaz, réussit efectivement à mettre en
marche le dispositif paranormal et à entrer
en contact avec une autre civilisation, une
confédération galactique.
Malheureusement, Mantis, l’être qui
répond au message et joue en quelque sorte
le rôle de gardien de l’entrée dans la sur-dimension psychique, indique que, pour l’humanité, « All the doors are closed »10. Le refus
n’est pas si radical qu’il pourrait paraître, ce
que signale le représentant de la civilisation
galactique c’est que la solution pour l’humanité n’est pas de quitter sa planète mais
de réagir et réparer le désastre. La leçon à
apprendre est qu’il existe, dans le cosmos,
une sorte de « universal ethics », des lois
concernant l’interrelation des êtres vivants
entre eux et avec le milieu.
But we have to obey the ones we can see
if we want to survive. If we try to ignore
them, we’ll become extinct. he responsibility not to foul your own nest is a primitive law.11
Et, en efet, Chaz réussit par l’intermédiaire de la « Pritcher Mass » à uniier
les psychés des individus et à éliminer la
peste de la planète. La morale est que, au
bord de l’abîme, réduite à l’extrémité de ses
ressources, confrontée à l’extinction, l’humanité sera obligée et trouvera les moyens
de révoquer l’apocalypse.
Antiutopies apocalyptiques et posthumaines
253
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NOTES
1. Frank Kermode, he Sense of an Ending, Oxford, Oxford University Press, 1967.
2. Voir, par exemple, André Dupont-Sommer & Marc Philonenko (éds.), La Bible. Écrits intertestamentaires, Paris, 1987.
3. Pour un panorama du thème, voir les trois volumes de Stephen J. Stein (éd.), he Encyclopedia of Apocalypticism, New York & London, Continuum, 2000.
4. Philip Wylie, he End of the Dream, Garden City, New York, Doubleday, 1972. Éd. cit. : Lincoln,
University of Nebraska Press, 2013, p. 186.
5. Ibidem, p. 227.
6. Czigányik Zsolt, « From the Bright Future of the Nation to the Dark Future of Mankind : Jókai
and Karinthy in Hungarian Utopian Tradition », Hungarian Cultural Studies, E-Journal of the American Hungarian Educators Association, Volume 8, 2015, http://ahea.pitt.edu DOI: 10.5195/
ahea.2015.21322.
7. David Bunch, Moderan, New York, Avon Books, p. 119.
8. T. J. Bass, Half Past Human, New York, Ballantine Books, 1971. Éd. cit. : London, Gollancz, 2014, p.
259.
9. Margaret Atwood, he Year of the Flood, New York, Doubleday, 2009. Éd. cit. : Virago Press, London,
2010, p. 398.
10. Gordon R. Dickson, he Pritcher Mass, Garden City, New York, Doubleday, 1972. Éd. cit. : New
York, TOR Books, 1983, p. 151.
11. Ibidem, p. 246.