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George Groslier, conservateur des arts cambodgiens

2018, Le Monde Hors-Série

Le Monde Hors Série N°62 juillet-août 2018

DÉCOUVRIR — — George Groslier, conservateur des arts cambodgiens Peintre, écrivain, explorateur, archéologue… le créateur du Musée national du Cambodge fut aussi l’un des principaux artisans de la politique culturelle coloniale de la France au Cambodge dans la première moitié du XXe siècle. PAR GABRIELLE ABBE Temples et danseuses Sa carrière, vouée aux arts khmers, fait souvent oublier qu’il n’a que très peu connu le Cambodge dans son enfance. Il rentre en France à 4 ans, son éducation et sa formation se font en métropole. A Paris notamment, où il suit les cours d’Albert Maignan à la Fondation Taylor et s’initie à la peinture dans les cercles de l’Ecole des beaux-arts. Entre 1910 et 1914, il revient en Indochine pour deux longs séjours qu’il consacre à l’étude des arts de Cochinchine, d’Annam, et surtout du Cambodge. S’intéressant autant à l’archéologie qu’à la création artistique contemporaine dont il perçoit les racines ancestrales, il consacre plusieurs mois à l’étude des temples d’Angkor, mais aussi des danseuses du Ballet royal du Cambodge. De ces observations il tire un ouvrage : 58 LE MONDE HORS-SÉRIE JUILLET › AOÛT 2018 Danseuses cambodgiennes anciennes et modernes, publié en 1913, dans lequel il déplore déjà l’abandon des arts traditionnels par les artisans cambodgiens. Il développera cette vision tout au long de sa carrière. De retour en France, il cherche à se faire une place parmi les orientalistes français, et fréquente les spécialistes du musée indochinois du Trocadéro, du Musée Guimet et de l’Ecole française d’Extrême-Orient (EFEO). Mais c’est sa rencontre avec Albert Sarraut qui lui donne l’occasion de concrétiser ses ambitions. Celui-ci, gouverneur de l’Indochine, futur ministre des colonies, est un proche de la famille de Suzanne Poujade, que George Groslier épouse en mai 1916. Sarraut et Groslier ont en commun un même dessein pour le Cambodge : une politique culturelle coloniale qui se voudrait respectueuse des traditions locales. Inspirée de la doctrine d’association, cette vision des arts indigènes se retrouve également au Maroc, à l’initiative d’Hubert Lyautey. C’est dans ce contexte qu’en 1917 les autorités du protectorat du Cambodge envisagent la reprise en main de la production artistique, en sus du patrimoine archéologique. Tandis que l’EFEO, créée en 1900, est en charge de la restauration et de la mise en valeur du patrimoine archéologique indochinois, George Groslier GABRIELLE ABBE Docteure en histoire (université Paris-I-Panthéon-Sorbonne), auteure d’une thèse sur George Groslier et le patrimoine khmer, Gabrielle Abbe enseigne à l’Ecole du Louvre et est assistante d’édition à l’Ecole française d’Extrême-Orient. En 1913, le jeune Groslier déplore déjà l’abandon des arts traditionnels par les artisans cambodgiens. Il développera cette vision tout au long de sa carrière GEORGE GROSLIER choisit de concentrer son action sur la création contemporaine. Au printemps 1917, il est mandaté par le gouvernement général pour étudier la création d’une école d’art au Cambodge. Le retour d’Angkor dans le giron cambodgien en 1907 (le territoire de Siem Reap était annexé depuis 1794 par le Siam) place l’art khmer au cœur des travaux de l’EFEO et des préoccupations des administrateurs coloniaux. Ceux-ci veulent créer au Cambodge un véritable musée national, qui conserve et met en valeur les trésors de l’art khmer. Le projet s’inscrit dans un vaste mouvement de « rénovation des arts cambodgiens », prôné par George Groslier et soutenu par les autorités. Un précédent existait alors, créé par l’EFEO, à Saïgon, en 1901. Se voulant un « musée indochinois », il présentait dans un parcours unique les arts des différents pays de la péninsule. L’expérience fut de courte durée et les collections bientôt réparties entre plusieurs musées locaux. En 1905 est fondé à Phnom Penh le premier « musée khmer », installé au nord de la ville, davantage dépôt que musée, il n’est connu que des chercheurs de passage. Néanmoins, ses importantes collections, alimentées par les fouilles et les découvertes de l’EFEO, formeront NICOLAS CORNET POUR « LE MONDE » A quelques pas du Palais royal de Phnom Penh s’élève un vaste bâtiment rouge, aux lignes inspirées de l’art khmer angkorien. Il s’agit du Musée national du Cambodge, dessiné et dirigé par George Groslier dans la première moitié du XXe siècle. Inauguré en avril 1920, il fêtera bientôt son centenaire. Cette institution bien connue des Phnompenhois est une étape indispensable pour les voyageurs désireux de découvrir la culture khmère. Son fondateur, George Groslier, fils d’un administrateur colonial en poste en Indochine, est né à Phnom Penh en février 1887, à peine vingt-cinq ans après l’établissement du protectorat. Peu de familles y étaient alors installées, et George Groslier passe ainsi pour être le premier enfant français né au Cambodge. Mais sa réputation de « khmérophile » va au-delà de cette simple anecdote. dans sa maison à Phnom Penh, en 1922. le noyau principal du musée que nous connaissons aujourd’hui. Le nouveau musée est créé en 1919, dans un bâtiment entièrement dessiné par George Groslier, inspiré à la fois d’Angkor Vat et de Preah Vihear. Groslier affirme sa volonté d’œuvrer dans le respect de la tradition, et n’emploie que des Cambodgiens pour la décoration des portes et des ventaux, inspirée des basreliefs angkoriens. Le premier état du bâtiment, un simple quadrilatère (19201923), renvoie par ailleurs à l’organisation des espaces dans une pagode : galeries et pavillons sont séparés par des cours arborées. L’accroissement rapide des collections entraîne dès 1923 des travaux d’extension du musée : deux galeries sont ajoutées, une au nord, l’autre au sud. L’emplacement du musée ne doit rien au hasard. Non seulement il symbolise la continuité d’une tradition artistique (à proximité du palais), mais il se situe au cœur du quartier de Phnom Penh le plus fréquenté par les visiteurs étrangers. Le tourisme est alors en plein essor au Cambodge, mais c’est surtout Angkor qui attire les voyageurs. Groslier souhaite faire du musée l’un des hauts lieux culturels de la capitale, et de Phnom Penh le deuxième pôle d’attraction du Cambodge. Dans son esprit, Angkor LE MUSÉE NATIONAL DU CAMBODGE, à témoigne de la grandeur passée de l’empire angkorien, quand Phnom Penh est le foyer d’un nouvel art khmer contemporain qui s’inspire des traditions. Il est en cela soutenu par les autorités coloniales, et notamment le gouverneur général Albert Sarraut, en l’honneur de qui le musée est rebaptisé en 1920. Agréable et didactique Le Musée de Phnom Penh est avant tout un lieu de conservation. De nombreuses pièces, qui risquent sur leur lieu de découverte, les vols, les dégradations ou les attaques du temps, sont accueillies au fil des mois. C’est ainsi que la monumentale sculpture de Vishnou couché en bronze provenant du Mébon y trouve refuge peu de temps après sa découverte en 1936 par Maurice Glaize. George Groslier souhaite rendre accessibles ces sculptures exceptionnelles au plus grand nombre. Tirant des leçons de l’échec du musée khmer, il conçoit une muséographie à la fois agréable et didactique, s’adressant non seulement aux spécialistes, mais aussi aux visiteurs de passage, occidentaux comme cambodgiens. Il désire ouvrir la connaissance de l’art khmer, et c’est pour cela qu’il défend l’idée d’un musée national installé à Phnom Penh plutôt qu’à Phnom Penh, en 2018. Angkor. En fait d’art national, le musée présente surtout l’art angkorien, malgré la volonté affichée et les efforts de son conservateur pour ouvrir les collections aux textiles, poteries, collections ethnographiques et arts traditionnels. S’inscrivant dans le projet global de George Groslier, le musée est par ailleurs pensé en lien avec l’Ecole des arts cambodgiens. Celle-ci occupe la galerie ouest du bâtiment. George Groslier œuvre par ailleurs à développer des liens forts avec les grands musées métropolitains (le Musée indochinois du Trocadéro, le Musée Guimet) et internationaux. Dans un contexte de forte concurrence européenne dans le domaine culturel, le musée devient la vitrine de l’action de la France au Cambodge, au même titre que les travaux de l’EFEO à Angkor. George Groslier reste pendant près de vingt-cinq ans à la tête du musée et son nom est indissociable de l’histoire de l’institution. Depuis Phnom Penh, il a toujours gardé un lien fort avec les temples, faisant du musée la vitrine de l’art khmer classique. C’est donc en quelque sorte dans la droite ligne de son père que Bernard Philippe Groslier devient, quelques années après le décès de George en 1945 durant l’occupation japonaise, conservateur des ruines d’Angkor. • 59