Langues & Usages est une revue en ligne publiée par le Laboratoire LESMS (Les langues étrangères
de spécialité en milieux socioprofessionnels : préparation à la professionnalisation) à raison d’un
numéro par an et se présente comme un espace de réflexion sur toutes les manifestations du
langage dans son milieu naturel. La revue se propose de prendre en charge toutes les publications
inédites dans les domaines de la linguistique interne, de la sociolinguistique, de la
psycholinguistique, de la sémiologie, de la didactique des langues et de la littérature. Elle
privilégiera les recherches interdisciplinaires, mais diffusera aussi les contributions relatives à un
seul domaine.
Rédacteur en chef
M. Soufiane LANSEUR – Laboratoire LESMS- Université de Béjaia
Comité scientifique et de lecture
Pr. Abdenour Arezki (Béjaia/ Algérie), Dr. Amar Ammouden (Béjaia/ Algérie), Pr. Amokrane
Saliha (Alger 2/ Algérie), Pr. Danièle Moore (Simon Fraser Universiyé/ Canada), Pr. Francis
Yaiche (Paris V René Descartes/ France), Pr. François Gaudin (Rouen/ France) , Pr. François
Maniez (Lyon, CRTT/ France), Pr. Gudrun Ledegen (Renens 2/ France), Pr. Hafida El Baki
(Alger 2/ Algérie) , Dr. Hamida Ben Brahim (Ain Témouchent/ Algérie), Dr. Ibtissem Chachou
(Mostaganem/ Algérie), Pr. Irina Kovalevskaya (Université de Moscou, Russie), Dr. Jean-Baptiste
Atsé N'cho (Université de Bouaké/ Côte d’ivoire), Pr. Jean-François Sablayrolles (Paris 13, LDI/
France), Pr. Karima Ait Dahmane (Alger 2/ Algérie), Pr. Leila Messaoudi ( Iben Tofail, Kénitra,
Maroc), Dr. Kaci Moualek (Tizi-Ouzou/ Algérie) , Dr. M’Hand Ammouden (Béjaia / Algérie),
Pr. Marina V. Melnichuk. (Université de Moscou/Russie), Pr. Marie-Luce Honeste (Rennes 2/
France), Dr. Mourad Bektache (Béjaia/ Algérie), Pr. Mourad Yelles (INALCO/ France), Dr.
Nabil Sadi (Béjaia/ Algérie), Pr. Nabila Benhouhou (ENS Bouzareah/ Algérie), Pr. Pierre
Roturier † (Paris-Sorbonne/ France), Pr. Philippe Selosse (Lyon 2/ France), Pr. Samir Merzouki
( Manouba / Tunisie), Dr. Soufiane Lanseur (Béjaia/ Algérie), Dr. Souhila Remdane (Béjaia/
Algérie), Dr. Souad Benali (Alger 2/ Algérie), Pr. Assia Kacedali (Alger 2/Algérie), Dr. Farida
Boumedine (Alger 2/ Algérie), Dr. Nadia Grine (Alger 2/ Algérie), Dr. Salah Ait Challal (TiziOuzou/ Algérie), Dr. Karim Ouaras (Mostaganem/ Algérie), Dr. Essafia Amorouyach (Alger 2/
Algérie), Dr. Azedine Mehieddine (Tlemcen/ Algérie), Dr. Réda Sebih (Bouira/ Algérie), Pr.
Gabrielle Le Talleuc (Paris 13-LDI/France).
Comité d’édition
Abdelouhab Fatah, Benamer Belkacem Fatima, Benblaid Lydia, Benchabane Lyazid, Bennacer
Mahmoud, Bessai Bachir, Bourkani Hakim, Beddar Mohand, Mahfouf Smail, Mokhtari FiziaHayette, Nasri Zoulikha, Seghir Athmane, Sidane Zahir, Touati Radia, Boubir Nawel.
Contact de la revue :
[email protected]
Site institutionnel de la revue : http://univ-bejaia.dz/leu
« Les articles publiés dans cette revue n’engagent que leurs auteurs qui sont seuls responsables du contenu de leurs
textes. La revue se réserve le droit de retirer tout article contenant des sources non mentionnées (plagiat) même après
la publication. Les conditions de soumission, les recommandations aux auteurs, la charte typographique sont
consultables sur le site institutionnel de la revue ».
TABLE DES MATIÈRES
I. SCIENCES DU LANGAGE
6
Mohamadou OUSMANOU
Quand la chute se fait attendre :
7
la gestion du droit à la parole et ses ressorts intonatifs et posturo-mimo-gestuels.
Ambemou Oscar DIANE
Créations discursives et emplois terminologiques dans la médecine traditionnelle :
23
quand les usages linguistiques en Côte d'Ivoire contribuent à la sauvegarde du patrimoine culturel.
Paul ZANG ZANG & Euloge Thierry BISSAYA BESSAYA
Dynamique des langues au Cameroun : entre glottophagie et émergence.
33
Hassan CHAHBARI
Mille ans d’existence de la lexicographie amazighe : une quête identitaire inachevée.
46
Konan lazare N’GUESSAN
De la violence énonciative dans « dans ce foutu pays » : aspects discursifs.
75
Ikram Aya BENTOUNSI
La question rhétorique et l’exclamation dans le discours journalistique
90
de la presse écrite francophone algérienne.
Gilbert Willy TIO BABENA
Communiquer la corruption : les déclinaisons de l’acte de corrompre.
102
Boni Hubert IDOHOU& Moufoutaou ADJERAN
Typologie syntaxique des constructions sérielles en cábɛ.
123
Gilbert TOPPÉ
Le nouchi dans les médias en Côte d’Ivoire.
136
II. LITTÉRATURE ET ANALYSE DE TEXTES LITTÉRAIRES
150
Modibo DIARRA
Tabou et violation dans L’Étrange destin de WANGRIN.
151
Mervette GUERROUI
La représentation de l’histoire algérienne au féminin
dans l’œuvre de Yamina MECHAKRA La grotte éclatée.
161
Adou BOUATENIN
La psychocritique de Charles MAURON : une méthode à redécouvrir.
174
Guilioh Merlain VOKENG NGNINTEDEM
André BRINK, est-il un écrivain francophone? À propos d’une déroutante affaire de traduction.
184
Rachida SADOUNI & Fatiha RAMDANI
Intertextualité entre réalité et fiction dans l’œuvre de
196
Fadhma AÏTH MANSOUR AMROUCHE et Taos AMROUCHE.
Arnaud N. MANDY DIBANGOU
Barcelone dans l’œuvre de Manuel VÁZQUEZ MONTALBÁN:
entre rupture et personnification.
207
Faika SACI
La mobilité comme fuite dans le texte romanesque de Salim BACHI :
pour une redéfinition de l’espace-temps du mouvement.
218
Aziza BENZID
Le personnage khadraien entre réalité romanesque et effet de réel.
232
Christophe COSKER
L’élève de Mayotte entre deux écoles : comparaison didactique de l’école coranique à l’école française.
242
II. DIDACTIQUE ET APPRENTISSAGE DES LANGUES
253
Aymen HAMDAOUI
Pour un apprentissage actif de l’activité de révision de texte :
cas d’étudiants de troisième année licence de français rédigeant un texte explicatif à caractère scientifique.
254
Yassine BAGGAR
La production des textes descriptifs en classe de français :
question de renforcement de la compétence scripturale et lexicale chez l’apprenant du cycle qualifiant.
264
Mathieu KOFFI KOUAKOU
L’entreprise en Afrique :
de la motivation de l’analphabète à l’émergence d’un projet d’alphabétisation en contexte ivoirien.
273
Dame KANE
Tic et littérature : espoirs et craintes d’une union tacite.
287
Langues & Usages : n°1 (2017)
CREATIONS DISCURSIVES ET EMPLOIS TERMINOLOGIQUES DANS LA
MEDECINE TRADITIONNELLE: QUAND LES USAGES LINGUISTIQUES
EN CÔTE D'IVOIRE
D'IV’IRE
CONTRIBUENT A LA SAUVEGARDE DU
O
PATRIMOINE CILTUREL
CULTURE
L
U
Ambemou Oscar DIANE
Université Alassane Ouattara, Bouaké, RCI
[email protected]
Résumé
En Côte d’Ivoire, des pratiques linguistiques hybrides abondent de plus en plus dans le milieu publicitaire. Le
présent article s’intéresse à l’hybridisme lexical dans la médecine traditionnelle en partant de celles que l’on relève
dans la publicité en général. Il note que les mots et expressions des langues locales dans les pratiques publicitaires
constituent une mise en discours de connaissances et de pratiques ethnomédicinales. La substitution de ces mots et
expressions par des vocables français est, dans certains cas, évitée à dessein pour des questions de
traduction/signification. Dans d’autres cas, les termes endogènes sont employés intentionnellement pour marquer un
rapprochement de la patientèle. Au-delà de de la transmission de savoirs, il s’agit d’une méthode de pérennisation
de connaissances voire de conservation du patrimoine culturel et linguistique.
Mots clés : Contact de langues, pratiques discursives, hybridisme linguistique, patrimoine
linguistique et culturel.
Le contact des peuples a, dans certains cas, pris l’allure de colonisation. Cette situation a dans
bien des scénarios laissé des traces, à des degrés variables, dans les peuples en contact. L’on peut
citer, entre autres, les interférences linguistiques, les métissages culturels, les brassages
architecturaux.
Si l’on déplore parfois certains avatars nés du contact des peuples, telle que la déconstruction de
quelques valeurs sociales, d’autres fois, il faut relever des formes d’enrichissement lorsqu’une
sorte d’équilibre est réussie. C’est le cas en terre d’éburnie où des mots des langues locales et du
français populaire ivoirien font une invasion dans le milieu publicitaire, particulièrement dans la
publicité appliquée à la médecine traditionnelle.
Phénomène de bilinguisme ou de plurilinguisme, l’hybridisme linguistique constitue un sujet
d’intérêts depuis des décennies pour la science. Appelé dans certains cas code-mixing, dans d’autres
cas code-switching (selon que certains auteurs tentent d’en tracer des frontières et que d’autres les
utilisent concomitamment), il a une histoire que Das Amitava et Björn Gambäck (2013) résument
ainsi : « In the 1940s and 1950s, code-switching was often considered a sub-standard use of
language. However, since the 1980s it has generally been recognized as a natural part of bilingual
and multilingual language use 14(p 43) ».
A notre niveau, nous jetons un regard, sur le code mixing tel qu’il est observé dans la médecine
traditionnelle, à travers quelques pratiques discursives et publicitaire.
Traduction : Dans les années 1940 et 1950, le code switching était souvent considéré comme une utilisation
inférieure à la norme. Cependant, depuis les années 1980, il a généralement été reconnu comme une partie
naturelle de l'utilisation de la langue bilingue et multilingue.
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Cette étude considère que ces pratiques linguistiques apparaissent comme le lieu d’une double
expression. Elles sont la mise en discours de connaissances et de pratiques. Ces connaissances et
Sciences du langage
ces pratiques mises en discours dans le domaine de la médecine traditionnelle constituent, à n’en
point douter, un patrimoine. Il s’agit également d’une tentative de pérennisation de ce patrimoine.
Aussi, la donne linguistique dans le domaine concerné se présente-elle comme l’expression d’une
véritable appropriation du français par les ivoiriens avec des caractéristiques particularisantes.
Que l’on s’arrête à la publicité en général, ou que l’on s’intéresse spécifiquement à la forme
qu’elle prend dans la médecine traditionnelle, il y a une affirmation identitaire.
Qu’est-ce qui favorise l’hybridisme linguistique que l’on observe au niveau de la publicité dans la
médecine traditionnelle ? Comment interpréter cet état des choses ? Qu’est-ce qui caractérise le
code-mixing dans la publicité de la médecine traditionnelle ? Le choix d’un mot ou d’une
expression d’une langue dans le mixing est-il fortuit/accidentel ou intentionnel ?
Le phénomène du français populaire ivoirien a été analysé par plusieurs auteurs tels que Akissi
Boutin (2002), Jérémie Kouadio (2008), Alain Aboa (2014), comme une appropriation « locale »
du français. Mais pourquoi s’approprier une langue étrangère ? En d’autres mots, quels sont les
enjeux de cette appropriation linguistique ?
Dans cette étude, notre objectif est d’effectuer, en relation avec la notion de patrimoine, une
autre lecture de la question de l’appropriation linguistique.
Dans une approche morphosyntaxique avec un clin d’œil à la pragmatique culturelle, la réflexion
se présente en trois points. Le premier évoque le contexte d’usage d’une hybridité linguistique
dans la médecine traditionnelle. Le deuxième point traite des enjeux de cette hybridité linguistique
et le troisième point analyse l’appropriation linguistique comme une affirmation identitaire.
1. L’hybridité linguistique dans la publicité de la médecine traditionnelle : la
pratique, le contexte et quelques exemples
Le paysage linguistique de la Côte d’Ivoire est caractérisé par la cohabitation de plusieurs langues
locales avec le français, la langue du colon devenue la langue officielle que les ivoiriens se sont
appropriée. Le français standard est la norme administrative, scolaire, universitaire, médiatique et
publicitaire. Mais de nos jours, l’on note un véritable affranchissement des pratiques linguistiques
de cette norme. En effet, de plus en plus, l’on assiste à une « démocratisation » des pratiques
linguistiques qui gagnent du terrain et s’invitent dans presque tous les espaces d’échanges, oraux
ou écrits, visuels ou non visuels.
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Ainsi, la communication visuelle, spécifiquement la publicité par affichage est le lieu de
prédilection du français populaire ivoirien, voire du nouchi. Les exemples suivants attestent cette
affirmation.
(1)
(2)
(3)
(4)
(5)
(6)
(7)
Faut laisser affairage au gaou ;
Bockinou ;
Paquinou obligé avec number one.
Abidjan enjaille, coca cola enjoy (Coca cola);
Buvez Awadji ;
Fanico, le savon qui dure.
Gervais le yêrê a trouvé un bon ken;
(8)
Maggi, une seule goutte et ça va te sciencer !
Ces textes publicitaires laissent entrevoir l’hybridisme au niveau textuel. Ainsi, dans un même
énoncé, l’on relève le français populaire ivoirien et le nouchi. C’est le cas de (5), où l’on note des
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Langues & Usages : n°1 (2017)
caractéristiques propres au français populaire ivoirien. A savoir, l’omission de « il » dans « il
faut laisser», la morphologie de « affairage », construite par analogie, copie morphologique avec
balayage en exemple. Le nouchi est présent dans (5) par le mot gaou qui se traduit « naïf, sot ».
Sur le modèle d’emprunts lexicaux faits par le baoulé15 et adaptés à sa lexiculture, les marketeurs
de solibra16 ont créé « bockinou ». Ce mot est généré sous le même schème morphologique que
« paquinou », l’appellation de la pâque par les baoulé. A travers le vocable « bockinou », il y a un
rapprochement avec le peuple baoulé, voire avec toute la population de la Côte d’Ivoire au regard
de l’envergure nationale de cette notion.
Dans la même dynamique, Coca-cola utilise la forme appropriée par les ivoiriens de « to enjoy »
qui est « enjaille ». La mise en apposition des deux syntagmes verbaux (Abidjan enjaille, coca
cola enjoy (Coca cola)) spécifie la forme prise par ce mot anglais dans l’espace géographique
abidjanais, voire ivoirien.
L’approche onomasiologique des marketeurs consiste à utiliser des termes couramment employés
dans les parlers locaux. Elle part des noms communs aux patronymes. C’est ainsi que l’on note
dans notre corpus Awadji composé de «Awa (prénom feminin malinké) » et dji « eau (en
malinké) ». Le terme Fanico, mot malinké signifiant littéralement « laver habit », était auparavant
utilisé pour désigner les lavandiers. Aujourd’hui, ce terme s’étend par métonymie pour désigner
une marque de savon.
Dans les textes, l’on note certains mots empruntés aux langues locales tels que « yêrê », « soutra ».
D’autres mots sont empruntés au français, recatégorisés et/ou resémantisés tels que « sciencer ».
La force illocutoire du discours publicitaire et sa place dans la construction contemporaine du
vocabulaire est irréfutable. B. Irié (2016) appuie cette affirmation en notant : « la publicité est
aujourd’hui un maillon important de la production et de la diffusion des discours dans la
société (p 1) ».
Indiscutablement, loin d’être un simple effet de mode, le choix des entreprises d’élaborer des
affiches à contenus hybrides, au regard de leur raison d’être, est réaliste. En effet, les entreprises
propriétaires des affiches publicitaires en question ont un but lucratif. Le meilleur moyen pour
elles de se rapprocher de leur clientèle est tout trouvé. Ce choix traduit l’état contemporain des
usages discursifs nés du brassage linguistique.
Les pratiques linguistiques semblables à celle du domaine de la publicité se notent dans le
domaine médical en Côte d’Ivoire. Ce secteur enregistre deux médecines : la médecine
traditionnelle et la médecine moderne.
La première est l’ensemble des pratiques médicinales dont font usage les peuples de Côte
d’Ivoire depuis des temps immémoriaux. La seconde est la médecine hippocratique, mieux
organisée, enseignée dans les universités et grandes écoles, bénéficiant de l’encadrement d’une
législation.
Le baoulé est une langue kwa parlé dans au centre de la Côte d’Ivoire.
Solibra est l’abréviation de Société de limonade et de brasserie, une brasserie installée en Côte d’Ivoire,
propriétaire de la bière bock.
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Selon l’Organisation Mondiale de la Santé, 80% de la population africaine a toujours recours à la
médecine traditionnelle en matière de soins de santé primaires (OMS, 2001). La Côte d’Ivoire ne
déroge pas à cette proportion. En effet, les ivoiriens de toutes les couches sociales ont recours à
la médecine traditionnelle. Elle constitue pour certains, une alternative. Pour d’autres, elle est le
Sciences du langage
premier recours. Elle est soutenue par une « littérature écrite et/ou orale ». Cette « littérature » a
un caractère hybride.
La médecine traditionnelle a été transmise oralement, de génération en génération. Elle était à
l’origine pratiquée par des analphabètes.
Mais de plus en plus, l’on retrouve des
scolarisés/déscolarisés dans les rangs des praticiens et l’on note des initiatives privées de
modernisation qui restent faibles.
Pour attirer leur patientèle, certains praticiens de la médecine traditionnelle produisent des textes
que l’on retrouve sur les emballages des produits. D’autres les vantent à travers des discours.
Ainsi, l’on retrouve sur les emballages du produit atoté, un produit fabriqué à Korhogo, au nord
de la Côte d’Ivoire, vendu avec une réputation qui va crescendo dans toutes les villes du pays, les
inscriptions suivantes :
(9)
Atoté : Médicament miraculeux pour : faiblesses sexuelles, vision floue, maux de ventre, brulure du bas
des pieds (mara), l’appétit sexuel,…
Le texte sur l’emballage de ce produit est introduit par « atoté », un mot dioula17 qui se traduit par
« remettons à demain ». Il fait allusion à l’effet d’endurance sexuelle que produirait la
consommation du médicament. Dans le même texte, l’on note entre parenthèses : « mara » qui
précède sa traduction française : brulure du bas des pieds. Cette mise entre parenthèse est une reprise
qui en dit beaucoup.
En effet, cette partie du texte met en présence deux notions d’origines différentes mais qui d’un
point de vue sémantique s’équivalent. Si équivalence il y a, pourquoi choisir de présenter les deux
écritures ? Il faut partir du principe que celui qui écrit le texte s’adresse intentionnellement à deux
publics potentiels. Un public qui comprend uniquement le français ou un public qui parle le
français et le dioula. Pour le client locuteur des deux langues, l’expression « brulure du bas de pied »
ne traduirait pas fidèlement l’idée à transmettre. Le mot dans une langue locale serait plus
explicite, véhiculerait mieux les informations sur la maladie.
L’idée que les informations médicales seraient mieux transmises par des mots et/ou expressions
des langues endogènes ou encore des signifiants endogénéisés , est partagée par plus d’un
tradipraticien. Ainsi sur les emballages des produits (2) et (3), il s’observe des pratiques similaires.
(10)
Produit (2) Baume David : Rhumatisme, fracture, araignée poilue, plaie incurable, mal de dos…
Dans ce texte, l’expression « araignée poilue » renvoie à la tarentule, et ce remède combattrait son
venin. L’on utilise l’être pour ses propriétés. Bien plus, l’on utilise un référent pour évoquer tout
phénomène qui, en terme d’effet, aurait des traits de ressemblance avec l’effet de la morsure de
l’insecte en question.
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Si pour le produit (2), le nom commercial « Baume David » est un composé (type de produitanthroponyme), l’appellation du troisième produit est seulement anthroponymique.
17
Le Dioula est une langue mandingue de la famille Niger Congo, parlée dans le Nord de la Côte d’Ivoire.
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Langues & Usages : n°1 (2017)
(11) Produit 3) Drobo18 : huile miraculeuse : sève de plante « Drobo ». l’huile « Drobo » est une huile
miraculeuse qui vient de la forêt profonde. Reconnue pour ses vertus thérapeutiques, cette huile va relever tous les
défis liés aux maladies dites incurables. Indications thérapeutiques :
Traitement préventif et curatif des maladies telles que :
Pertes blanches et démangeaisons vaginales ;
Furoncle, enflure, ceinture (zona), teigne, plaie, brulures, panaris ;
Toutes les maladies d’yeux ;
Règles douloureuses, bobodouman, koko dans l’anus, corps chaud,…
-
L’anthroponyme est suivi, aux moyens de syntagme nominaux, de structures averbales et de
phrases, de l’énumération des qualités et des propriétés du produit. Au niveau du texte de ce
produit (3), il y a usage d’un terme « étranger » au champ notionnel des pathologies : le terme
« ceinture ». Sa présence se justifie par un emploi analogique. En effet, telle une ceinture qui
entoure la hanche (pour parler de la forme la plus connue de cette maladie), les éléments
symptomatiques de cette maladie entourent à un moment de son évolution, la partie affectée.
Aussi, cette structure « ceinture (zona) » est-elle la pure illustration de la cohabitation de deux
formes de français. D’une part, nous avons le français populaire ivoirien « ceinture » dans lequel
le mot n’est pas adapté à la terminologie, de l’autre, le français standard « zona ».
Sur la quatrième ligne énumérative ci-dessus, l’on relève des mots issus du baoulé, une langue kwa
de Côte d’Ivoire : bobodouman, koko. Le mot koko est l’appellation du Colocasiaesculenta, un
féculent. Sa sève a des propriétés urticantes. Dans l’imaginaire populaire, toute personne qui en
consomme régulièrement une certaine quantité manifeste les mêmes démangeaisons que celles
causées par le contact avec la sève, dans certaines parties du corps tels que les yeux, la gorge,
l’anus, etc.
Le quatrième produit ci-dessous, est également évocateur :
(12) Produit 4) Médicament de bosse19 : le corps du malade est chaud, il est toujours anémié mais ne fait pas le
paludisme ; parfois la personne maigrit. La couleur des cheveux change comme ceux de quelqu’un qui ne mange
pas bien. Il y a plusieurs types de bosses. Il y a « àfú » lorsque la déformation sort dans le dos et « tortue »
lorsqu’elle sort sur la poitrine.
boire deux fois par jour, matin et soir ;
Canari : se laver tous les matins après le bain normal avec un morceau de pagne (chiffon).
Massage à base d’huile rouge et de plantes et une éponge. Après le bain, masser tout le corps.
Dans le syntagme désignant ce produit, le complément du nom « bosse » est un emprunt à la
langue française, précisément au domaine de zoologie. Il fait allusion à la bosse des zébus et son
choix est, pour les tradipraticiens, le moyen de faire l’unanimité au niveau de la référence qui
faciliterait la connaissance de la maladie concernée.
En effet, le terme endogène « àfú » est issu de l’Akyé. Cette langue ne bénéficie pas de la même
véhicularité que le Baoulé et le Dioula. Et le deuxième terme « tortue », qui évoque une forme de
cette maladie, ne rend pas non plus évidente la perception de la maladie.
19
Ce texte est la transcription que nous avons faite du discours d’une tradipraticienne.
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Drobo est le patronyme d’un ex célèbre tradithérapeute d’origine ghanéenne, qui aurait découvert des
traitements pour le VIH-SIDA. L’appellation Drobo, au-delà du patronyme, est, sur les emballages, un gage
d’efficacité du produit vu la légende que porte ce nom dans le milieu des tradipraticiens.
27
18
Sciences du langage
Le code mixing en pratique dans la médecine traditionnelle est, à un degré moindre,
en usage dans la médecine moderne.
En réalité, dans leurs officines, à l’oral, les praticiens de la médecine d’Hippocrate se retrouvent
face à la l’implacable réalité du « multilinguisme obligé ». Ils utilisent en fonction du niveau
d’instruction de leur patientèle, soit le français populaire ivoirien, soit le français standard, soit les
langues locales avec l’appui d’un interprète qui ne donne pas toujours satisfaction.
Communiquer à l’oral ou à l’écrit avec la forme hybride devient presque incontournable.
1.
Les enjeux de l’hybridisme linguistique
Sous la colonisation, les colonies françaises d’Afrique frôlaient l’assimilation linguistique. En Côte
d’Ivoire, l’interdiction de parler les langues locales était fortement réprimée par des pratiques
humiliantes et la bastonnade. Cela a contribué à considérer les langues de Côte d’Ivoire comme
des langues de second rang et a fait du français la langue de prestige.
La scolarisation n’a pas réalisé un taux de 100% d’alphabétisés. En effet, selon les statistiques de
l’Unesco rapportées par Augustin Tapé sur Gender links le 23 février 2015, le taux
d’analphabétisme en Côte d’Ivoire est 51%. Dans cette situation, les langues locales sont très
sollicitées dans les conversations dans certains milieux.
Dans ce contexte, les non scolarisés et les déscolarisés se retrouvent dans une quête
d’appartenance à une « communauté linguistique ». L’une des solutions qui s’offrent à eux est
l’ensemble des pratiques linguistiques que l’on observe çà et là en Afrique, que Carole de Féral
(2014), dans le préambule de français en Afrique et discours électroniques, appelle « certaines pratiques
linguistiques à fort symbole identitaire (comme, par exemple, le camfranglais/francanglais des Camerounais, le
nouchi des Ivoiriens) ».
L’appropriation d’une langue est la résultante d’une réorganisation, d’une adaptation, d’une
reconstruction à un ou plusieurs niveaux : phonétique, syntaxique, morphologique, lexicale et
sémantique. Une langue appropriée s’écarte sur les points sus-indiqués, de la langue d’origine.
Deux enjeux se dégagent. Le premier enjeu est que s’approprier la langue du colon permet de
préserver sa langue contre toute velléité « de disparition ».
En effet, selon l’anthropolinguiste L-J. Dorais (1979):
Depuis que l'humanité a élaboré l'ensemble de techniques, de rapports sociaux et de croyances
qui forment la société, il lui a fallu concevoir à l'intention de ses descendants un instrument
pour la transmission des connaissances ainsi acquises. Cet instrument, c'est le langage (p 6).
Il est également à souligner sur le premier enjeu, que le langage fait partie du bagage biologique
de l’homme (J. Y. Bogny, 2007 : 1). Elle se décline en compétence et performance. La
compétence est la connaissance théorique que l’individu a d’une langue et la performance, l’usage
qu’il en fait. Autrement dit, perdre sa langue qui est une extériorisation du langage, c’est perdre
une partie de soi, si ce n’est peu dire que d’affirmer : c’est perdre des repères cognitifs.
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Cette posture établit le langage comme un moyen de transmission des savoirs/connaissances,
d’une génération à une autre. La conscience de la nécessité de la transmission des
savoirs/connaissances implique leur conservation.
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Langues & Usages : n°1 (2017)
Le contexte général des pays francophones en voie de développement est celui de l’exode massif
des populations vers les villes où selon A. Lipou (2007) : « les modes de vie urbains influent
également sur la dépossession partielle ou totale des anciens patrimoines linguistiques et
culturels (p 50)».
C’est ici que le deuxième enjeu trouve sa place dans cette réflexion. Il se pose en termes de
mixage linguistique, de brassage linguistique, en termes d’échange interlinguistiques. Il s’agit d’une
dynamique linguistique qui donne « naissance » à des formes linguistiques tels que les pidgins, le
créole, etc. La nouvelle forme linguistique se met en place au fil du temps et devient dans certains
cas la langue la plus utilisée dans les échanges quotidiens. Elle gagne de l’importance au point de
s’introduire et se développer dans la littérature avec des auteurs comme Ahmadou Kourouma et
Patrice Nganang. A propos du premier, E. Ebongue (2013) note qu’ :
Ahmadou Kourouma a inventé un français et un style d’écriture qui lui permettent de
traduire les schèmes culturels malinké. Il s’est beaucoup inspiré de sa langue et de sa culture
maternelles malinké dans lesquelles il puise l’essentiel des marques de l’oralité qu’il intègre
dans sa production littéraire (p 163).
Cette approche permet à la langue « en danger » de transposer certains culturèmes dans la
« superlangue ». C’est ainsi qu’en Côte d’Ivoire, l’on trouve des notions comme akwaba
« bienvenue », Yako « condoléances », dans tous les registres du français. Ces mots entrent dans les
discours en français avec la charge sémantique qu’ils portent dans les langues ivoiriennes.
Au niveau des dénominations médicales, l’usage de certains termes traduit la volonté affichée des
tradipraticiens d’affirmer leur savoir-faire pour des maladies autrement perçues par la médecine
moderne. C’est le cas de la « bosse » évoquée plus haut. La médecine moderne la considère
comme une malformation et la traite comme telle. Quant à la médecine traditionnelle, elle la
considère comme une maladie « ordinaire » et déclare qu’elle guérit les patients qui en souffrent.
Aussi, les tradipraticiens affirment-ils ne pas connaitre dans le cadre de leur collaboration avec la
médecine moderne, de nom à cette maladie.
Aussi, la mise entre parenthèses de certaines notions (exemple mara, plus haut) précédant
l’indication en Français, traduit-elle la recherche de la précision informative. Elle exprime
également une déclaration de proximité avec la patientèle, une intégration des réalités et des
pratiques anthropo-médicinales.
La démarche discursive et dénominationnelle des tradipraticiens est intentionnelle, motivée.
Ainsi, lorsque les tradipraticiens ne trouvent pas de terme(s) venant de la médecine moderne
pour présenter un produit à leur patientèle, ils opèrent un choix. Soit dans une langue endogène ;
dans ce cas ils s’assurent de la véhicularité de la langue. Soit ils emploient un terme du français
populaire ivoirien. Le choix d’un terme ou d’un autre s’appuie sur la volonté de faire connaitre un
produit, mais surtout d’être précis, pertinent et convaincant.
Cette démarche aboutit à la particularisation d’une terminologie porteuse de savoir et de savoirfaire.
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Que signifie ce mot dans ma langue ? A quoi renvoie ce concept dans l’autre langue ? Est-ce que
tel mot qui est employé dans telle langue exprime clairement ce que l’on entend dans cette autre
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3. Langue et (inter)culturalité : quand l’appropriation linguistique apparait comme une
affirmation identitaire
Sciences du langage
langue, etc. ? Autant de questions qui permettent d’aborder la problématique
l’intercompréhension vue sous l’angle signifiant – signifié et de la pragmatique culturelle.
de
La langue est un moyen dont se servent les hommes pour communiquer. Elle est aussi un moyen
de regroupement ou dégroupement social, un élément identitaire. La langue est pour la culture, ce
que la tête est pour le chapeau. C’est-à-dire que la langue porte la culture d’un peuple et chaque
peuple se retrouve d’abord à travers sa langue et sa culture.
S’exprimer dans une langue autre que la sienne, ou précisément utiliser la langue d’autrui pour
s’adresser à autrui, c’est (parfois) se livrer à un exercice de construction et de traduction.
En effet, il s’agit dans certaines conversations, de trouver les mots et expressions adéquates pour
se (faire) comprendre. Il s’agit aussi d’interpréter son interlocuteur pour se comprendre.
L’exercice cognitif de recherche d’équivalent sémantique ou pragmatique se heurte parfois aux
culturèmes. Les culturèmes apparaissent dans ces cas comme des barrières à la fluidité de la
« fusion » linguistique. Comment ce blocage qui favorise le phénomène de l’emprunt dans
certains cas se met-il en place ?
Le locuteur a le souci d’utiliser le mot le plus adéquat au cours de l’interaction. Ainsi, lorsqu’il
estime que le mot ou l’expression de la langue « étrangère » ne rend pas suffisamment compte de
ce qu’il veut exprimer, il introduit un mot de sa langue qu’il estime portant la (plus grande) masse
sémique qu’il veut transmettre. Il s’approprie la langue. Ainsi, lorsqu’un ivoirien veut souhaiter la
bienvenue, il use généralement de (a)kwaba. Ce mot, en termes de civilité d’accueil, traduirait
mieux l’émotion liée à la vue et à l’idée d’avoir un étranger avec soi que bienvenue.
C’est le même phénomène qui s’observe dans la médecine traditionnelle où le tradipraticien
estime qu’un terme endogène traduit plus certaines spécificités, certaines qualités de son produit
qu’un terme français.
S’approprier une langue, c’est produire un output C avec deux inputs A et B, A étant différent de
B. L’activité cognitive du locuteur/interlocuteur apparait comme le lieu de la transformation
linguistique.
Cette activité a des contraintes telles que rendre fidèlement ce qui est dit. Une traduction ne
concerne pas seulement un passage entre deux langues, mais entre deux cultures de sorte que le
traducteur tient compte aussi des éléments culturels U. Eco (2003, p 190). Or, il est évident que
les peuples ou les langues n’appréhendent pas le monde de la même manière. Il ressort de cette
évidence que les charges sémantiques attribuées aux concepts sont proportionnelles à la
perception/conception de ce monde par les peuples. Ainsi, un peuple qui parle une autre langue,
voire qui s’approprie une langue ne procède pas à des commutations paradigmatiques
systématiques, mot contre mot, expression contre expression. Mais l’on recherche les
interprétations les plus justes ou les plus proches.
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Au-delà de la capacité de transformation linguistique, l’appropriation apparait comme l’expression
d’un dynamisme d’entités, de langues capables de se brasser, le résultat du brassage étant le reflet
même de cette dynamique.
Une langue vivante crée des concepts, « s’adapte » aux « mouvements » sociaux et aux progrès
technologiques. Ainsi, les langues qui créent des concepts et les intègrent à des pratiques
discursives dans des domaines donnés véhiculent les connaissances anthropo-sociologiques et
sociales. La langue est dans ce cas, le creuset de la création et de la conservation patrimoniale.
Ainsi perçue, la métalangue de la médecine traditionnelle permet de conserver des connaissances
médicales étant donné que chaque terme porte en lui, les savoirs de ses usagers.
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Langues & Usages : n°1 (2017)
Au terme de cette réflexion, les créations discursives et terminologiques que l’on note çà et
là dans les pratiques linguistiques en Côte d’Ivoire sont l’expression d’un dynamisme des langues
en contact. Les expressions et mots propres aux langues locales qui se retrouvent dans la
médecine traditionnelle véhiculent des connaissances anthropo-médicales. L’on pourrait penser à
une ignorance liée à la non-scolarisation de quelques acteurs. Il s’agit plutôt d’un usage qui expose
la véhicularité identitaire adossée à un substrat cognitif du savoir d’un peuple. L’usage des mots
ou expressions dans le discours publicitaire de la médecine traditionnelle est motivée. Le
tradipraticien puise dans les codes à sa portée pour produire un mixage qui le rapproche de sa
patientèle.
Si le nouchi s’affiche aujourd’hui comme un parler propre à la Côte d’Ivoire, les emplois de
termes propres à la médecine traditionnelle constituent une terminologie qui s’affirme dans sa
coexistence avec la modernité.
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