Centre Français de Recherche sur le Renseignement
NOTE D’ACTUALITÉ N°502
VERS UN RETOUR EN POLITIQUE DE SAÏF AL-ISLAM QADDHAFI ?
Laurence-Aïda Ammour
Analyste en sécurité et défense pour l’Afrique du Nord-Ouest
Consultante pour The Africa Center for Strategic Studies (Washington D.C.)
Auteur de La pénétration wahhabite en Afrique, Rapport de recherche n°23, CF2R, 2018.
Libéré en juin 2017 après six ans de détention dans une prison de Zintan (djebel
Nefoussa) dans le cadre de la loi d’amnistie générale adoptée par le Parlement libyen,
Saif al-Islam Qaddhafi a immédiatement fait savoir qu'il entendait bien jouer un rôle
dans la future Libye. Il a annoncé qu'il participerait aux prochaines élections
présidentielles prévues en 2018 et qu'il mobiliserait des troupes pour mener une
campagne militaire contre les groupes terroristes sévissant autour de Tripoli.1
Sa libération survient quelques mois seulement avant avec la déclaration de
Ghassan Salamé, envoyé spécial de l'ONU en Libye depuis juillet 2017, pour qui le
processus politique de reconstruction doit inclure toutes les parties et les élections
parlementaires et présidentielle être ouvertes à tout le monde, car "l’accord politique
(n'est) la propriété privée de tel ou tel. Cela peut inclure Saïf al-Islam, cela peut inclure les
partisans de l’ancien régime que je reçois ouvertement dans mon bureau".2
Saif al-Islam a promis de restaurer la stabilité et la sécurité dans son pays, en
accord avec les différentes factions politiques. Pour ce faire, il entend lancer un
programme de réconciliation nationale sur la base d'une plateforme élaborée par ses
soins durant sa captivité qu'il compte soumettre aux Nations unies afin d'organiser la
période de transition politique.3
1
"Gaddafi's son Saif al-Islam to run for Libyan presidency", Middle East Eye, 19 décembre 2017.
Ghassan Salamé, "Le processus politique en Libye est ouvert à tout le monde sans exception", France24,
22 septembre 2017.
3 Hanne Nabintu Herland, "Could Muammar Gaddafi’s son Saif al-Islam Solve the Libya Crisis?", Foreign
Policy Jounal, 10 février 2017.
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2
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2
Des atouts réels...
Son premier atout est d'être soutenu par les tribus libyennes les plus influentes.
En septembre 2015, bien avant sa libération, Saïf Al-Islam avait été nommé chef du
Conseil suprême des tribus libyennes c'est-à-dire représentant légal des tribus
largement qaddhafistes. Un choix qui atteste sa proximité avec des acteurs
incontournables de la vie politique, dans un pays où les institutions tribales jouissent
d'un poids social formel et informel non négligeable et restent un facteur de stabilité. En
dépit du mandat d'arrêt de la Cour pénale internationale (CPI) qui vise à le traduire
devant la justice internationale pour crimes contre l'humanité, cette assise tribale
pourrait jouer en sa faveur pour arbitrer le duel entre Khalifa Haftar et Fayez Al-Sarraj.
La tribu est considérée comme une composante essentielle de la société libyenne
et du système politique fondé davantage sur des alliances tribales que sur les élites
urbaines.1 En effet, les alliances tribales ont toujours permis au pouvoir libyen d'asseoir
sa suprématie et sa puissance, même si l'allégeance des tribus est toujours restée
fluctuante et circonstancielle: le colonel Qaddhafi fut lui-même porté au pouvoir par une
junte militaire multi-tribale dans laquelle dominaient les Warfallah de Cyrénaïque et
Tripolitaine et les Meghara de Tripolitaine, ce qui lui permit plus tard de favoriser sa
propre tribu, les Qaddhafa (région de Sabha).2 La plupart des tribus de Cyrénaïque
demeurant attachées à la monarchie, le colonel Qaddhafi réussit à s'assurer le ralliement
de l'Est irrédentiste en épousant une fille du clan des Firkèche membre de la tribu
royale des Barasa.3
De plus, financièrement parlant, Saïf al-Islam aurait à sa disposition 20 milliards
de dollars ayant échappé au gel des avoirs de Qaddhafi décrété par l'ONU, pour une
fortune familiale estimée à quelque 300 milliards de dollars.
Son second atout est qu'il a plaidé pour de réelles réformes économiques
auxquelles beaucoup de Libyens étaient et restent favorables. Il a été l'instigateur du
processus de modernisation de la Libye qui a conduit à une certaine détente avec
l’Occident, et ce en dépit de l'hostilité de sa famille. Il a permis une certaine
libéralisation du marché visant à ouvrir l'économie libyenne aux investisseurs
étrangers. Comme le notait en 2011 un diplomate américain: "Saïf al-Islam al-Qhaddafi
était réellement intéressé par d'authentiques réformes en Libye, mais son père l'en a
empêché. Mouammar a signifié à Saif que s'il continuait à parler de réformes il le mettrait
sur la touche et nommerait son frère Qamis à sa place. C'est pourquoi Saif a soudainement
changé son fusil d'épaule et a menacé les rebelles que la Libye n'était ni la Tunisie ni
l'Egypte, et que des rivières de sang couleraient s'ils continuaient à s'opposer à son père.
Les relations entre Saïf et son père ont pourtant continué de se détériorer. Qamis, qui
dirige les troupes d'élites, est le seul fils sur lequel Mouammar peut compter. Saïf s'est
1
A tel point qu'une centaine de chefs de tribus libyens a été invitée au Caire en mai 2015 par le
gouvernement égyptien qui craignait que le conflit ne déborde sur sa frontière occidentale.
2 Entre 1975 et 1993, l’alliance Qadhafa-Warfallah s'est transformée en véritable force hégémonique,
permettant aux Warfallah d’infiltrer les institutions étatiques, l’administration, l’armée, les structures
diplomatiques, la sécurité et les Comités révolutionnaires. Voir Mohammed Ben Lamma, La structure
tribale en Libye: facteur de fragmentation ou de cohésion?, Observatoire du monde arabo-musulman et du
Sahel, Fondation pour la Recherche Stratégique, juillet 2017.
3 Pourtant, en 1993, Qaddhafi sera visé par une tentative de coup d’Etat menée par les puissants
Warfallah qui furent ensuite les premiers à se révolter en février 2011.
3
apparemment retiré de la scène même s'il lui arrive de faire des apparitions dans les
médias. Il est d'humeur maussade et pense que son père a laissé passer une opportunité
historique de réformer le système pour donner un nouveau souffle à son pouvoir afin qu'il
bénéficie d'une légitimité populaire."1
Ayant défendu à maintes reprises l'idée d'une Constitution, il avait été question
qu'il puisse occuper un poste au sein du gouvernement afin d'acquérir la légitimité
indispensable à la rédaction de ce texte.2 Il était favorable la création de médias privés,
lançant, lui-même, un groupe médiatique, Al-Ghad, composé de la première chaîne de
télévision non-gouvernementale et des deux premiers journaux privés de Libye.
A partir de 2007, il a mené à bien le projet de réconciliation entre le
gouvernement et l'opposition islamiste par le biais de la Fondation Qaddhafi pour la
Charité et le Développement qu'il dirigeait : un dialogue fut amorcé avec le Groupe
islamique combattant libyen (GICL) afin d’encourager la déradicalisation de ses
membres. Au terme de deux années de discussions, l’organisation djihadiste a corrigé sa
vision de la religion dans un "Code" de 417 pages intitulé "Etudes correctives dans la
compréhension du Djihad"3 où les dirigeants du GICL reconnaissaient que le recours à la
lutte armée contre leurs coreligionnaires - et donc contre le régime de Qaddhafi à
l’époque - était contraire à la loi islamique, à l’exception notable des cas d’occupation
étrangère. Pour concrétiser la réconciliation, d’anciens membres du GICL furent insérés
dans le jeu politique libyen. Ce type de reniement est inédit dans les milieux djihadistes.
En contrepartie, entre 2009 et 2011, le régime libyen a libéré près d'un millier de
militants du GICL - dont Abdelhakim Belhadj devenu en 2011 gouverneur militaire de
Tripoli - détenus dans les prisons du régime, et Saïf al-Islam a entrepris de dédommager
les familles des islamistes tués lors du massacre de la prison d'Abou Salim (1996).4
Convaincu de la nécessité d'entreprendre également des réformes politiques,
contre l'avis de son père, Saïf al-Islam avait exposé ses intentions dans un discours
prononcé lors de la fête annuelle de la jeunesse en 2009: il "a implicitement critiqué les
décisions prises par le régime de son père, en a appelé à des changements profonds du
système de gouvernance, a plaidé pour son programme de réformes sociales, politiques et
économiques et a déclaré qu'il entendait se retirer de la politique afin de concentrer son
action sur la société civile et le développement. Constatant que la Libye avait souffert de
"stagnation" durant la période des sanctions, il a insisté sur l'ambitieux programme
gouvernemental de développement (...) Il a plaidé pour une société civile plus forte, une
réforme judiciaire, un plus grand respect des droits humains et plus de liberté pour la
presse."5
Cependant, face à l'opposition de nombreux membres de sa famille soucieux de
maintenir le statu quo politique, il avait préféré se retirer de la politique. Un télégramme
diplomatique de l'époque mentionne ces désaccords familiaux comme l'obstacle
principal à son adoubement paternel : "Plusieurs événements récents laissent penser que
les tensions entre les fils de Mouammar al-Qadhafi vont croissant, et que Muatassim, Aisha,
1
Seif al Islam down, Khamees up in the battle of Ghadafi's sons, Insight-Libya, 18 avril 2011.
Télégramme diplomatique: Unconfirmed report that Qadhafi promotes Saif Al-Islam in "secret" meeting,
Ref ID: 09TRIPOLI805, Tripoli, 10/7/2009.
3 GICL, Corrective Studies on the Understanding of Jihad, 2009.
4 Entre 1995 et 1998, le GICL tenta d’assassiner Qaddhafi à trois reprises. En réponse à cette vague
d’attentats, la répression du régime est particulièrement violente : bombardements dans la région de
Derna ; campagnes d’arrestations massives, et surtout massacre de plus de 1 200 détenus de la prison
d’Abou Selim à Tripoli, en juin 1996.
5 Télégramme diplomatique: Saif Al-Islam Al-Qadhafi calls for further reform, threatens to withdraw from
politics, Canonical ID: 08TRIPOLI679_a, Tripoli, 28 août 2008.
2
4
Hannibal, Saadi et peut-être même sa propre mère, sont ligués contre le potentiel héritier,
Saif al-Islam. Ces tensions semblent liées au ressentiment qu'ils éprouvent face à la
popularité de Saif al-Islam en tant que personnage public du régime. (...) Des désaccords
plus profonds tiennent d'une part aux réformes politiques et économiques proposées par
Saïf al-Islam qui pourraient aller à l'encontre des intérêts familiaux, et d'autre part à la
manière dont il a tenté de monopoliser les secteurs les plus lucratifs de l'économie." 1
En avril 2011, en pleine intervention étrangère, le régime libyen avait accepté la
feuille de route proposée par l'Union africaine (UA), dont la Libye était l'un des plus gros
contributeurs, qui prévoyait la cessation immédiate des hostilités, l'acheminement
facilité de l'aide humanitaire, le lancement d'un dialogue entre les parties libyennes et le
remplacement de Mouammar Qaddhafi par son fils Saïf al-Islam en vue d'amorcer une
transition politique. Mais la France avait catégoriquement refusé cette option.
Son troisième atout réside dans la réactivation des réseaux pro-Qaddhafi en
Libye et à l'étranger. Car pour les qaddhafistes, il représente l'unique figure politique
capable d'unifier la future Libye. Bien que certains d'entre eux aient rejoint le maréchal
Khalifa Haftar après avoir bénéficié de l'amnistie décrétée par le Parlement de Tobrouk,
les rangs des fidèles de Saïf al-Islam sont apparemment mieux structurés et ne se
privent pas de mettre en avant l'image moderniste et la bonne éducation de leur leader
lors de leurs campagnes de promotion.
Il a aussi des partisans dans la région du Fezzan en la personne du général Ali
Kanna Souleyman, un Touareg fidèle à Qaddhafi et ancien chef des forces armées du
Sud, basé à Oubari. En 2011, Ali Kanna avait fui au Niger puis était rentré en Libye deux
ans plus tard, tout comme son coéquipier, Ali Charif al-Rifi, ancien chef de l'armée de
l'air, rentré en 2017 après six ans passés au Niger.
A. Kanna, qui a constitué une armée sudiste ne soutenant ni Tripoli ni Tobrouk,
est prêt, le moment venu, à s'allier avec tous ceux qui reconnaîtront la légitimité d'un
gouvernement inspiré de la "Jamahiriya". Il a été nommé à la direction des "Forces
Armées de la Libye du Sud" par des officiers qaddhafistes en 2016.2 La montée en
puissance du général Kanna coïncide manifestement avec le renouveau du qaddhafisme
en Libye qui gagne toujours plus de terrain. Aussi, pour mener à bien son plan
d'encerclement de Tripoli, Khalifa Haftar va avoir besoin du soutien des qaddhafistes du
Fezzan, une région stratégique qui abrite les champs gaziers et pétroliers de Mourzouq,
Charara et al-Fil, contrôlés par les troupes de Ali Kanna depuis mai 2017. Aujourd'hui en
position de force, ce dernier - qui aurait des liens étroits avec les services de
renseignement algériens - est en mesure d'offrir à Saïf al-Islam non seulement une
solide protection personnelle, mais aussi un vivier de vétérans armés capables de faire
de lui une force politique dans le Sud.3
Hors des frontières libyennes, Saïf al-Islam bénéficie du soutien d’anciens
militaires ou de certaines ethnies qui le voient comme le digne successeur de son père et
l'unique recours à un retour à la grandeur d'antan. Tahar Dahech, ancien responsable
des comités révolutionnaires internationaux sous Qaddhafi, aujourd’hui exilé en Tunisie,
1
Télégramme diplomatique: Libya's succession muddled as the al-Qadhafi children conduct internecine
warfare, Canonical ID: 09TRIPOLI208_a, Tripoli, 9 mars 2009.
2 Andrew McGregor, "Europe’s True Southern Frontier: The General, the Jihadis, and the High-Stakes
Contest for Libya’s Fezzan Region", CTC Sentinel, vol. 10, no. 10, Combating Terrorism Center, Westpoint
Military Academy, 27 novembre 2017.
3 Andrew McGregor, "General Ali Kanna Sulayman and Libya’s Qaddafist Revival", AIS Special Report,
Aberfoyle International Security, 8 août 2017.
5
indiquait en 2016 que dans les cercles militaires comme dans les camps de Haftar ou
d'Al-Sarraj, Saïf al-Islam a des soutiens qui se préparent à son retour: " Il ne faut pas
oublier que Qaddhafi est très populaire à l’extérieur. Nous avons des partisans prêts à
venir nous aider de l'extérieur, notamment des pays africains. Sans compter tous les
Libyens exilés en Egypte, en Tunisie et ailleurs, c'est au moins 3 millions de personnes dont
beaucoup sont de notre côté, car ils ont vécu une expérience amère depuis six ans".1 Un
autre groupe de fidèles basé en Tunisie depuis 2012 et dirigé par un Français, Franck
Pucciarelli, prétend compter 20 000 membres en Libye, et entre 15 000 et 20 000
anciens militaires libyens exilés et prêts à rentrer au pays.
Dans les zones touarègues du Mali et du Niger, la mort de l'ex-guide libyen a été
vécue comme une catastrophe car Qaddhafi y avait réalisé de colossaux investissements
en faveur des populations. Malgré la politique ambiguë de Tripoli à leur égard, oscillant
entre discrimination culturelle et soutien à leurs rébellions, les Touaregs avaient été
nombreux à s’être réfugiés en Libye, notamment à partir de la fin des années 1970. La
disparition du leader libyen a par conséquent eu un impact direct sur ceux qui vivaient
et travaillaient en Libye depuis une trentaine d’années. Beaucoup d’anciens soldats
touaregs de l’armée libyenne se disent prêts à se battre pour le qaddhafisme, à tel point
qu'aujourd'hui encore, à Agadez, on peut voir des portraits du leader défunt.2
Au Niger, en juillet 2017, des réfugiés libyens ont mis en place un comité de
soutien à Saïf al-Islam et sont épaulés par des Nigériens de la société civile, notamment
des étudiants. Ils mènent des actions de sensibilisation en faveur du second fils de
Mouammar Qaddhafi, de son père et de ses réalisations en Afrique. Au Burkina Faso le
leader libyen reste considéré comme le bienfaiteur qui a fait construire des routes, des
centres sociaux, des orphelinats, des universités et des centres d'éducation féminine, et
qui a financé le quartier Ouaga-2000 dans la capitale.
... mais aussi des obstacles majeurs
Le plan d'action présenté en septembre 2017 par Ghassan Salamé devant le
Conseil de sécurité de l'ONU pour préparer les élections présidentielles, prévoit
plusieurs étapes institutionnelles, dont notamment la tenue d'une grande conférence de
réconciliation nationale qui offrirait "à tous les Libyens l'occasion de se retrouver, de
rénover un récit national commun, et de s'accorder sur les étapes requises pour achever la
transition". Sont aussi prévus un référendum sur la Constitution et la préparation d'une
loi électorale. La France, qui tente d'imposer un scrutin au printemps 2018, risque de
voir son action déjà ternie auprès des Libyens, décrédibilisée par l'arrestation à
Londres de l'homme d'affaires Alexandre Djouhri, dans l’enquête sur un possible
financement par le régime libyen de la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy en
2007. Ce rebondissement pourrait concorder avec les objectifs des qaddhafistes "qui
tentent d’harmoniser leur agenda politique libyen avec ce dossier en laissant entendre,
comme ils le font depuis sept ans, qu’ils disposent des preuves du financement."3
1
Mathieu Galtier, "Interview de Tahar Dahech: le fils de Kadhafi va sauver la nation libyenne, 2017 sera
une année décisive", Libération, 19 décembre 2016.
2 Laurence-Aïda Ammour, "L’après-Qaddhafi au Sahara-Sahel", Notes Internacionals, no. 44, CIDOB,
Barcelone, janvier 2012.
3 Simon Piel et Joan Tilouine, "Soupçons de financement libyen: Alexandre Djouhri, proche de Sarkozy,
placé en garde à vue à Londres", Le Monde, 8 janvier 2018. Voir aussi Fabrice Arfi et Karl Laske, Avec les
compliments du guide, Fayard, 2017.
6
S'il revenait sur la scène politique à l'issue d'un vote qui n'aurait pas été truqué,
Saïf al-Islam, l'un des dignitaires de l'ancien régime encore vivant,1 pourrait avoir alors
l'opportunité de revenir à la charge dans cette affaire. En mars 2011, le clan Qaddhafi
avait déjà brandi la menace de révélations sur le sujet après la reconnaissance par Paris
du Conseil national de transition comme représentant légitime du peuple libyen. Saïf alIslam avait alors exigé dans une interview à Euronews que Nicolas Sarkozy "rende
l'argent" qu'il lui avait été prêté pour financer sa campagne de 2007.
Car Saïf al-Islam ne cache pas son intention de prendre sa revanche sur l'Histoire
si l'occasion lui en est donnée. Mais à trois conditions:
- qu'il ne fasse pas les frais d’intérêts divergents internes et/ou externes capables de
bloquer sa candidature à la présidence ;
- qu'il ne soit pas mis hors d'état de nuire comme son père par des Etats étrangers ou
par des groupes armés libyens qui préféreraient un gouvernement libyen faible mais
docile ;
- qu'il ne soit pas disqualifié par ses ennemis sous le motif du mandat d'arrêt
international de la CPI.
Au plan interne, la libération de Saïf al-Islam constitue bien plus qu'une péripétie
juridique. Certains en Libye imputent sa libération aux manœuvres du maréchal Haftar
qui viserait à consolider son alliance avec les réseaux qaddhafistes dans le but d'affaiblir
le gouvernement d’ "union nationale" de Tripoli. En effet, sa candidature pourrait peser
sur les équilibres politico-militaires précaires d’un pays toujours fragilisé par les
rivalités entre les gouvernements de K. Haftar (soutenu par l'Egypte, la Russie et les
Emirats Arabes Unis) et de Al-Sarraj (soutenu par l'ONU et les capitales occidentales). Le
retour de Saïf al-Islam pourrait bien redistribuer les cartes de la conquête du pouvoir.
Quelles perspectives?
Mais la vraie question reste celle de la pertinence d'élections présidentielles dans
un pays en plein chaos, où la violence irrigue l'ensemble de la société. Autrement dit, les
élections sont-elles un but en soi ou doivent-elles être l'étape ultime d'un processus
préalable de réconciliation au niveau local et national ?
Les tentatives de négociation entre les deux camps rivaux - que ce soit à Tunis, à
Alger, au Caire, à Paris ou à Brazzaville - n'ont pas apporté d'amélioration à la situation
sur place. Les Libyens sont épuisés par la violence, l'absence de sécurité et les
conditions socio-économiques désastreuses. L'apathie générale laisse présager un
désintérêt des citoyens pour des élections qui ne changeront fondamentalement rien de
leur point de vue.
L'autre défi majeur sera de sécuriser les bureaux de vote alors que les
enlèvements et les assassinats sont devenus monnaie courante, à l'exemple de celui du
maire de Misrata, Mohamed Eshtewi, le 17 décembre dernier.
Enfin, en décembre 2017, Khalifa Haftar a unilatéralement décrété que l'accord
inter-libyen de Skhirat (Maroc) du 17 décembre 2015 était désormais caduc et avec lui,
le gouvernement de M. Al-Sarraj.2
1
Avec Abdallah Senoussi (ancien chef du renseignement militaire et beau-frère de Mouammar Qaddhafi)
et Baghdadi al-Mahmoudi (ancien Premier ministre de 2006 à 2011).
2 New Risks in Libya as Khalifa Haftar Dismisses UN-backed Accord, International Crisis Group, 21
décembre 2017.
7
Dans un tel contexte, le processus électoral que les capitales occidentales et les
Nations unies appellent de leurs vœux, ne sera-t-il encore une fois qu'un mirage
démocratique ? Ne sera-t-il qu’un processus formel centralisé dont l'Occident a le secret,
excluant le localisme tribal et impuissant à appréhender la réalité d'un conflit africain
autrement que par les urnes sans en traiter les causes profondes ? Car les élections
peuvent au contraire susciter la violence et apparaître comme un vecteur de
polarisation de la société, ainsi que l'illustrent de nombreux exemples en Afrique.
La reconnaissance par Ghassan Salamé, au 30e Sommet de l'UA de janvier 2018,
de la dimension africaine du conflit libyen y changera-t-elle quelque chose, alors qu'en
2011 la proposition de cette organisation en faveur d'une transition politique en Libye
avait été purement et simplement rejetée par l'OTAN et la France?1 L’Union africaine qui
a demandé au Président français de ne plus mener d'initiatives parallèles en Libye, ne
devrait plus être tenue à l’écart des interventions extérieures sur le dossier car la
stabilité et la sécurité du Maghreb et de toute la bande Sahélienne en dépendent
directement.2
Laurence-Aïda Ammour
Février 2018
1
Michael Pauron, "L’ONU reconnaît la dimension africaine du drame libyen", Jeune Afrique, 28 janvier
2018. "(...) je suis allé au Niger, au Tchad, je suis venu ici à l’Union africaine pour une consultation… Me voici
une nouvelle fois aux côtés du secrétaire général pour dire que les Africains peuvent largement contribuer à
une sortie de crise. (...) Aucun Etat membre, aucune organisation régionale – et en tout premier lieu l’Union
africaine ou la Ligue des Etats arabes (...) ne s’est interdit de contribuer à une sortie de crise."
2 Voir le compte-rendu du Colloque sur la crise libyenne et l'Union Africaine organisé par l'Institut Robert
Schuman et l'Institut Prospective et Sécurité en Europe, à Paris, en septembre 2017 (http://www.institutrobert-schuman.eu/2017/09/26/l-union-africaine-un-avenir-pour-la-paix-en-libye/)