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Les multiples visages de la "séparation des pouvoirs"

2017, in P. D'Argent, D. Renders et M. Verdussen (dir.), Les visages de l'Etat. Liber amicorum Yves Lejeune, Bruxelles

Tous les manuels de droit constitutionnel, comme ceux de théorie générale de l'État, consacrent des développements substantiels au principe de la séparation des pouvoirs, élevé en Belgique au rang de principe général de droit de valeur constitutionnelle. Dans la doctrine belge, la règle de la séparation des pouvoirs, d'emblée décrite comme étant « flexible », est principalement définie par rapport au principe d'indépendance du pouvoir judiciaire, et, plus incidemment, comme prescrivant une relation de collaboration et de contrôle entre l'exécutif et le législatif. La séparation des pouvoirs est présentée comme une règle nécessaire pour assurer l'efficacité de l'action de la puissance publique et, plus fondamentalement, le ca-ractère démocratique de l'État. Un vaste ensemble de concepts du droit public sont des émanations directes ou indirectes de ce principe de séparation des pouvoirs, d'où ils sont réputés tirer leur légitimité, leur substance ou leurs limites.

✐ ✐ “LIBEJEUNE” — 2017/3/3 — 10 :33 — page 697 — #693 ✐ ✐ LES MULTIPLES VISAGES DE LA « SÉPARATION DES POUVOIRS » Céline ROMAINVILLE Professeure à l’Université catholique de Louvain Tous les manuels de droit constitutionnel, comme ceux de théorie générale de l’État, consacrent des développements substantiels au principe de la séparation des pouvoirs, élevé en Belgique au rang de principe général de droit de valeur constitutionnelle (1). Dans la doctrine belge, la règle de la séparation des pouvoirs, d’emblée décrite comme étant « flexible », est principalement définie par rapport au principe d’indépendance du pouvoir judiciaire, et, plus incidemment, comme prescrivant une relation de collaboration et de contrôle entre l’exécutif et le législatif (2). La séparation des pouvoirs est présentée comme une règle nécessaire pour assurer l’efficacité de l’action de la puissance publique (3) et, plus fondamentalement, le caractère démocratique de l’État (4). Un vaste ensemble de concepts du droit public sont des émanations directes ou indirectes de ce principe de séparation des pouvoirs, d’où ils sont réputés tirer leur légitimité, leur substance ou leurs limites (5). Le Professeur Lejeune, dans son Droit constitutionnel belge. Fondements et institutions, ouvre la section sur la séparation des pouvoirs sur une précision terminologique bienvenue. L’auteur y dissipe le malentendu persistant autour de la notion de « pouvoir » (6), qui masque la distinction fondamentale entre, d’une part, les « pouvoirs étatiques », c’est-à-dire les « fonctions, (1) Voy. not. Concl. J.-F. Leclercq avant Cass., 10 juin 1996, R.C.J.B., 1997, pp. 447 et s. (2) Voy. e. a. J. VANDE LANOTTE et G. GOEDERTIER, Overzicht Publiekrecht, die Keure, 2003, pp. 185-212. (3) Voy. e. a. M. UYTTENDAELE, Trente leçons de droit constitutionnel, Bruxelles, Larcier, 2014, p. 64. (4) Voy. e.a. P. POPELIER et K. LEMMENS, The Constitution of Belgium, A Contextual Analysis, Oxford and Portland, Hart, 2015 ; pp. 58 et s. ; F. DELPÉRÉE, Le droit constitutionnel de la Belgique, Bruxelles, Bruylant, 2000, pp. 14-15. (5) On pense notamment aux notions d’effet direct, de la limitation de la saisine du juge judiciaire aux seuls droits « subjectifs » ou encore à l’autorité de la chose jugée. Voy., sur l’importance de la séparation des pouvoirs pour les notions et mécanismes qui en constituent le corollaire nécessaire, D. RENDERS, La consolidation législative de l’acte administratif unilatéral, Bruxelles, Bruylant, 2003. Voy., sur la séparation des pouvoirs comme limite de certains mécanismes, I. HACHEZ, Le principe de standstill dans le droit des droits fondamentaux : une irréversibilité relative, Bruxelles, Bruylant, Athènes, Sakkoulas, Baden Baden, Nomos Verlagsgesellschaft, 2008. (6) Ce malentendu existe en anglais autour de la notion de « power » et en allemand autour de la notion de « Gewalt ». ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ “LIBEJEUNE” — 2017/3/3 — 10 :33 — page 698 — #694 ✐ ✐ 698 Céline Romainville tâches ou missions dévolues aux autorités étatiques » et, d’autre part, les « Pouvoirs », c’est-à-dire « les autorités publiques auxquelles sont dévolues collectivement des fonctions spécifiques » (7). Dans la littérature spécialisée, on retrouve presque systématiquement exprimée la même idée : celle de la création, lors du développement des Étatsnations « constitutionnalisés », d’un système « classique » de séparation des pouvoirs dont la « pureté » et la « cohérence » auraient été progressivement corrompues en raison de certaines évolutions institutionnelles telles que la prédominance de l’exécutif (8), le déclin du parlementarisme (9), la fusion entre l’exécutif et le législatif (10), le développement des contrôles de constitutionnalité ou encore l’internationalisation des ordres juridiques (11). La théorie de la séparation des pouvoirs est souvent décrite comme étant dépassée dans un contexte où les lignes de fracture se situeraient désormais entre l’opposition et la majorité, d’une part, et entre le pouvoir juridictionnel et le pouvoir « politique » ou « normatif », d’autre part (12). Cette théorie, devenue anachronique, alimenterait un profond malentendu quant au fonctionnement de nos institutions. Marc Uyttendaele écrit, par exemple, qu’un ensemble d’institutions ne peuvent être rattachées à l’un des trois Pouvoirs qu’artificiellement, « dans un souci excessif de classification, incompatible avec leurs spécificités » (13). À rebours de cette présentation, certains auteurs s’attellent à relativiser cette idée de dévoiement d’une théorie classique et à questionner cette dernière. À propos des filiations revendiquées avec De l’Esprit des lois, Charles Eisenmann et Michel Troper ont décrit le dévoiement de la théorie de Montesquieu, qui n’aurait pas été traduite dans les textes constitutionnels, même dans ceux présentés comme procédant d’une idée stricte de séparation des pouvoirs, et qui n’aurait pas été bien comprise par les publicistes (14). D’autres études mettent en lumière l’inconsistance de la théorie (7) Y. LEJEUNE, Droit constitutionnel belge. Fondements et institutions, Bruxelles, Larcier, 2e éd., 2014, pp. 340 et s. (8) Voy., pour le cas américain, E. A. POSNER et A. VERMEULE, The Executive Unbound – After the Madisonian Republic, Oxford, Oxford University Press, 2011. (9) C. CROUCH, Post-democracy, Cambridge, Polity Press, 2004. (10) Patricia Popelier et Koen Lemmens écrivent ainsi que «[i]n Belgian constitutional life, however, there is no separation of powers between the executive and the legislative power » (P. POPELIER et K. LEMMENS, The Constitution of Belgium, A Contextual Analysis, Oxford and Portland, Hart, 2015 ; p. 58). (11) Voy. de manière générale, sur ces critiques, A. PARIENTE (dir.), La séparation des pouvoirs. Théorie contestée et pratique renouvelée, Paris, Dalloz, 2006. (12) Voy. la distinction déjà proposée par Maurice Hauriou entre « pouvoirs politiques » et « pouvoirs juridiques ». Pour Maurice Hauriou, le pouvoir judiciaire n’est pas un « Pouvoir » car il n’a pas de « pouvoir politique » (M. HAURIOU, Précis de droit constitutionnel, 1re éd., Paris, Sirey, 1923, pp. 36 et 37). (13) M. UYTTENDAELE, op. cit., p. 67. L’auteur propose une réactualisation de l’idée de séparation des pouvoirs en distinguant le « pouvoir politique », le « pouvoir juridictionnel » et le « pouvoir des médias » (op. cit., pp. 68 et 69), estimant que le pouvoir « le plus contrôlé est le pouvoir politique et le pouvoir le moins contrôlé est le pouvoir juridictionnel » (op. cit., p. 69). (14) C. EISENMANN, « L’Esprit des lois et la séparation des pouvoirs », in C. EISENMANN, Écrits de théorie du droit, de droit constitutionnel et d’idées politiques, Paris, 2002 (textes réunis ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ “LIBEJEUNE” — 2017/3/3 — 10 :33 — page 699 — #695 ✐ ✐ Les multiples visages de la « séparation des pouvoirs » 699 « classique » de la séparation des pouvoirs. Carlos Miguel Pimentel va jusqu’à qualifier le contenu du principe de séparation des pouvoirs de « sanctuaire vide » (15). Christophe Möllers a mis en lumière les problèmes que pose la convocation d’une théorie au contenu incertain, qui est restée non renouvelée, pour décrire, expliquer et évaluer la réalité du fonctionnement des institutions et en particulier des régimes parlementaires contemporains ; il en déduit la nécessité de réactualiser et de refonder la notion de séparation des pouvoirs (16). Plus radicalement, l’auteur américain Bruce Ackerman souligne que le principe de séparation des pouvoirs serait impropre à réaliser effectivement son objectif initial, c’est-à-dire limiter effectivement le pouvoir pour préserver la liberté, dans un contexte où le pouvoir exécutif aurait pris le pas sur les autres pouvoirs et où cet objectif de préservation de la liberté aurait été perdu de vue (17). Ce récit amplement partagé d’un dévoiement du principe de séparation des pouvoirs – ces critiques de son contenu, ces contestations, ces relativisations – rend nécessaire une entreprise de redéfinition, d’explication, d’évaluation et de réactualisation de la notion de séparation des pouvoirs. Ce projet doit nécessairement réconcilier une analyse de droit constitutionnel et de théorie politique. En effet, le concept de séparation des pouvoirs fut forgé à une époque où le droit et la théorie politique n’étaient pas clairement distingués et il a surtout été développé sous l’angle de la théorie politique, avant d’être « constitutionnalisé » (18). Les lignes qui suivent ne doivent être lues que comme une étape liminaire d’un tel projet. Elles se bornent à analyser les mutations dans les conceptions de la séparation des pouvoirs depuis leur formulation par les révolutionnaires anglais en 1640 jusqu’à leur réception dans la doctrine publiciste française (19). I. – LES PRÉCÉDENTS CLASSIQUES ET MODERNES DE LA SÉPARATION DES POUVOIRS A. – Les précédents classiques de l’idée de séparation des pouvoirs La « préhistoire » de l’idée de séparation des pouvoirs s’ouvre avec un certain nombre de précédents classiques. Ainsi, Aristote identifie-t-il trois par C. LEBEN), pp. 573 et s. ; M. TROPER, La séparation des pouvoirs et l’histoire constitutionnelle française (1973), Paris, L.G.D.J., 2015. (15) C.-M. PIMENTEL, « Le sanctuaire vide : la séparation des pouvoirs comme superstition juridique ? », Pouvoirs, 2002/3, no 102, pp. 119-131. (16) C. MÖLLERS, The Three Branches. A Comparative Model of Separation of Powers, Oxford University Press, 2015. (17) B. ACKERMAN, « The New Separation of Powers », Harvard Law Review, vol. 113, no 3, Jan. 2000, pp. 633-729. (18) Voy. C. MÖLLERS, op. cit., p. 3. (19) Cette contribution n’aborde pas la réception de ce concept dans les doctrines allemandes et ne développe que très superficiellement la doctrine américaine et la doctrine publiciste française du XXe siècle. ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ “LIBEJEUNE” — 2017/3/3 — 10 :33 — page 700 — #696 ✐ ✐ 700 Céline Romainville fonctions politiques différentes : délibérer, décider et juger (20). À l’époque médiévale, on ne peut que très artificiellement identifier des éléments préfigurant l’idée de séparation des pouvoirs (21), tant la conception du droit y est tout à fait différente. Dans un contexte où le droit est conçu comme étant naturel et coutumier, la fonction principale du monarque est le « iurisdictio » : celle de « dire » ce droit déjà donné, soit de manière générale, soit dans des cas particuliers (22). Au-delà de cette fonction, le « gouvernement » ou gubernaculum se situe en dehors du droit. Autrement dit, au Moyen-Âge, il n’existe à proprement parler aucune distinction entre les Pouvoirs ; par contre, on distingue entre « une fonction de justice supérieure, qui statue en équité et n’est pas tenue par le droit » et une fonction de justice ordinaire qui, au contraire, doit statuer dans le respect de la loi ». Progressivement, ces deux manières de juger recevront les qualifications de « puissance absolue » et de « puissance ordonnée », deux termes qui recouvrent l’ensemble des fonctions politiques (23). B. – Les précédents modernes de l’idée de séparation des pouvoirs En 1651, Hobbes distingue déjà entre les « ministres d’administration générale », qui disposent d’une compétence pour toutes les matières mais dont la compétence territoriale peut être limitée et les « ministres d’administration spéciale », qui sont compétents pour un certain nombre de matières identifiées (24). Ses écrits reflètent l’affirmation progressive, au cours du XVIIe siècle, de plusieurs grandes idées très proches de la doctrine de la séparation des pouvoirs qu’élaborera ensuite Montesquieu. Ainsi, un grand nombre d’auteurs du XVIIe siècle développent une distinction entre les fonctions étatiques de « volonté » et « d’exécution » (25). De plus, de nombreux écrits partagent une conception négative de la séparation des pouvoirs : l’interdiction d’une réunion des pouvoirs dans les mains d’un seul organe (26). Ainsi, un certain Merchamont Nedham écrivit, dans (20) Voy. le livre IV de La Politique d’Aristote : « Dans toute constitution, il y a trois parties. [. . .] La première, c’est l’assemblée générale délibérant sur les affaires publiques, la deuxième c’est le corps des magistrats [. . .] la troisième c’est le corps judiciaire » (1297b 35-1298a 3). (21) Sauf à envisager la séparation des pouvoirs au sens large, c’est-à-dire la répartition horizontale des pouvoirs dans le fédéralisme, et dont on peut trouver une préconfiguration dans la monarchie féodale (M. BARBERIS, « La séparation des pouvoirs », in M. TROPER et D. CHAGNOLLAUD (dir.), Traité international de droit constitutionnel. Théorie de la Constitution, Tome I, Paris, Dalloz, 2012, p. 708). (22) M. BARBERIS, op. cit., p. 708. (23) C.-M. PIMENTEL, op. cit., p. 123. (24) C. BERHENDT et F. BOUHON, Introduction à la Théorie générale de l’État, Manuel, 2e éd., Bruxelles, Larcier, 2014, p. 148. (25) Voy. les écrits de G. LAWSON, cités dans M. TROPER, La séparation des pouvoirs. . ., op. cit., p. 117. (26) Michel Troper en conclut que : «[c]e principe négatif est donc au Siècle des Lumières un véritable lieu commun. Sa justification est simple et réside dans une conception très semblable de la liberté politique. Si la liberté politique est la soumission aux lois – et Rousseau en donne la même définition que Montesquieu –, le principe négatif est bien la garantie de la liberté, car si celui qui fait la loi ne peut l’exécuter et si celui qui l’exécute ne peut la refaire, alors les sujets, en obéissant à l’autorité exécutive, resteront indirectement soumis exclusivement ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ “LIBEJEUNE” — 2017/3/3 — 10 :33 — page 701 — #697 ✐ ✐ Les multiples visages de la « séparation des pouvoirs » 701 son De La Souveraineté Du Peuple Et De L’Excellence D’Un État Libre, qu’«[u]ne nouvelle erreur, et très préjudiciable en politique, serait de confier à un seul homme, ou à plusieurs familles constamment unies à cet effet, le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif de l’état » (27). Avec Carlos Miguel Pimentel, on peut considérer que ce sont les révolutionnaires anglais du XVIIe siècle qui, les premiers, inventent la séparation des pouvoirs. Ceux-ci parviennent « à opérer un tour de force conceptuel de premier ordre, en conciliant la toute-puissance du souverain, comme législateur, avec une limitation effective de son pouvoir, grâce à l’autonomie de l’exécutif » (28). L’enjeu, pour les radicaux levellers, était de bénéficier des garanties de la common law dans les procès intentés contre eux et, par conséquent, d’interdire toute intervention du législateur dans ces procès (29). C’est à partir de la construction des principes de légalité et de non-rétroactivité des peines que les levellers parvinrent à formuler une première esquisse de la séparation des pouvoirs : au Parlement revient la compétence d’édicter la loi nouvelle, aux cours ordinaires de justice revient la compétence de l’application de la common law dans des litiges ordinaires (30). La notion de séparation des pouvoirs ainsi forgée recouvre un contenu diamétralement différent à celui ensuite développé : « ce que visaient les révolutionnaires anglais des années 1640, à travers la notion d’exécutif, c’était essentiellement l’ensemble des cours ordinaires de justice qui, étant tenues d’appliquer la loi ancienne, permettaient d’assurer un minimum de stabilité juridique, et de garantir la permanence des libertés anglaises malgré la toute-puissance du Parlement » (31). Cette première formulation du principe de séparation des pouvoirs postule une distinction entre un législateur souverain, qui exerce son pouvoir tout puissant dans une loi nouvelle, et les cours de common law, l’exécutif, qui deviennent les gardiennes des droits des Anglais (32). Reprenant à son compte les théories énoncées par les révolutionnaires anglais, John Locke propose une distinction trialiste des fonctions étatiques, qui va préfigurer la distinction des pouvoirs chez Montesquieu (33). Locke à la loi. Ce principe ne saurait se confondre avec la spécialisation. Sans doute est-il satisfait si les autorités sont spécialisées, mais il l’est également si une autorité exerce une fonction tout entière et participe de plus à l’exercice d’une autre, par exemple si l’autorité exécutive participe à la formation des lois puisque, même dans ce cas, elle ne peut modifier seule la loi selon ses caprices au moment de l’exécution et ne pourra donc réunir tous les pouvoirs entre ses mains. » (La séparation des pouvoirs. . ., op. cit., p. 118). (27) Cité par M. TROPER, La séparation des pouvoirs. . ., op. cit., p. 119. (28) C.-M. PIMENTEL souligne ainsi que « C’est à une telle conciliation d’objectifs absolument contradictoires que la notion de séparation des pouvoirs a dû son extraordinaire pouvoir de fascination : en affirmant à la fois la toute-puissance du souverain et sa limitation, l’idée fondait le plus grand mythe constitutionnel de notre modernité libérale (op. cit., p. 121). (29) C.-M. PIMENTEL, op. cit., p. 121 ; C. RUSSEL, « The Theory of Treason in the Trial of Strafford », English Historical Review, no 314, vol. LXXX, 1965. (30) C.-M. PIMENTEL, op. cit., p. 121. (31) C.-M. PIMENTEL, op. cit., p. 121. (32) C.-M. PIMENTEL, op. cit., p. 126. Fondamentalement cette première formulation de la séparation des pouvoirs et une réécriture du principe de hiérarchie des cours. (33) C. BERHENDT et F. BOUHON, op. cit., p. 149. ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ “LIBEJEUNE” — 2017/3/3 — 10 :33 — page 702 — #698 ✐ ✐ 702 Céline Romainville identifie trois Pouvoirs dans le douzième chapitre de l’ouvrage Two Treatises on Government : les Pouvoirs législatif, exécutif et fédératif. Le Pouvoir législatif est un organe qui reçoit la fonction « de prescrire selon quels procédés la force de la république doit être affectée à la sauvegarde de la communauté et de ses membres ». Mais, pour Locke, « comme il suffit de peu de temps pour faire des lois qui seront exécutées de manière continue et resteront indéfiniment en vigueur, ce pouvoir n’a pas toujours une tâche à accomplir et n’a pas besoin, non plus, d’une existence permanente » (34). Le Pouvoir exécutif, par contre, est un organe permanent, qui exécute les lois « au fur et à mesure qu’on les adopte et pendant le temps qu’elles doivent s’appliquer » (35), puisqu’il est « indispensable » que l’on assure l’exécution des lois « sans discontinuer ». Comme les révolutionnaires anglais de 1640, c’est dans ce pouvoir exécutif que Locke situe les cours et tribunaux anglais (36). Le Pouvoir fédératif est quant à lui un pouvoir « naturel » qui « correspond à celui que chaque homme avait avant d’entrer en société » ; c’est celui « de faire la guerre et la paix, de conclure des ligues et des alliances et de traiter n’importe quelle affaire avec toutes les personnes et toutes les communautés qui sont en dehors de la république » (37). Locke ne se contente pas de cette distinction entre trois Pouvoirs ; il met également en garde contre une confusion des fonctions identifiées. Ainsi écrit-il que « la faiblesse humaine, qui se laisse vite entraîner à se saisir du pouvoir, subirait une tentation trop forte, si les personnes qui ont le pouvoir de faire des lois tenaient aussi entre leurs mains celui de les exécuter ; elles n’auraient qu’à se dispenser elles-mêmes d’obéir aux lois après les avoir faites, elles modèleraient sur leur avantage personnel la création du droit et son exécution et finiraient, de cette manière, par avoir des intérêts distincts de ceux de la communauté, contrairement aux fins de la société et du gouvernement » (38). Il ajoute, au regard des fonctions du pouvoir exécutif – qui englobent le pouvoir de juger – : « il arrive souvent que le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif soient séparés » (39). Locke considère également qu’il importe de garantir la soumission du pouvoir législatif à ses propres lois « c’est pourquoi, dans les républiques bien ordonnées, où l’on attribue au bien de l’ensemble l’importance qu’il mérite, on confie le pouvoir législatif à plusieurs personnes, qui s’assemblent comme il se doit et sont habilitées à légiférer, soit exclusivement, soit conjointement avec d’autres, une fois qu’elles ont accompli leur tâche et qui doivent obéir elles-mêmes, désormais, aux lois qu’elles ont faites [. . .] » (40). (34) J. LOCKE, Deux traités du Gouvernement, 1690, Paris, Vrin, 1997, p. 219. (35) J. LOCKE, op. cit., p. 219. (36) R. J. CORBETT, The Missing Judiciary in Locke’s Separation of Powers, Paper presented at the annual meeting of The Midwest Political Science Association, Palmer House Hilton, Chicago, Illinois, 20 avril 2006. (37) J. Locke, op. cit., p. 220. (38) Ibid., p. 219. (39) Ibid., p. 219. (40) Ibid., p. 219. ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ “LIBEJEUNE” — 2017/3/3 — 10 :33 — page 703 — #699 ✐ ✐ Les multiples visages de la « séparation des pouvoirs » 703 II. – LES QUATRE THÈSES DE MONTESQUIEU SUR LA SÉPARATION DES POUVOIRS Près de six décennies après l’ouvrage de Locke, Charles-Louis de Secondat, baron de la Brède et de Montesquieu publie De l’Esprit des lois. Montesquieu partage avec Locke non seulement une division tripartite des Pouvoirs (41) mais également, voire surtout, la même préoccupation de limiter le pouvoir absolu (42) dans l’objectif de préserver la liberté (43). Ces deux auteurs développent principalement une conception négative de la séparation des pouvoirs ; il s’agit d’éviter que toutes les fonctions de l’État se concentrent dans les mains d’un seul organe, car cette concentration engendre la tyrannie (44). La finalité normative assignée par Montesquieu à ses écrits sur la séparation des pouvoirs est ainsi la garantie de la « liberté politique du citoyen », entendue comme «[. . .] cette tranquillité d’esprit qui provient de l’opinion que chacun a de sa sûreté et pour qu’on ait cette liberté, il faut que le gouvernement soit tel qu’un citoyen ne puisse pas craindre un autre citoyen » (45). En d’autres termes, Montesquieu conçoit la liberté « politique » comme une protection contre les incertitudes d’une règle arbitraire (46), comme une forme de sûreté de l’individu « dans ses rapports aux autres individus, y compris les détenteurs du pouvoir étatique » (47). Pour Michel Troper, «[. . .] la liberté politique est bien différente de la liberté civile. Ce n’est pas l’indépendance, ni la jouissance de ses droits, mais, dit-il, une situation dans laquelle on n’obéit qu’aux lois » (48). Ainsi, l’objectif de Montesquieu est de rechercher les conditions qui permettent d’éviter un gouvernement tyrannique, arbitraire et violent (49). On prend la mesure de la distance qui sépare Locke, les révolutionnaires et Montesquieu dans l’identification précise des organes et des fonctions par Montesquieu. Celui-ci distingue en effet entre un Pouvoir législatif, un Pouvoir exécutif et un Pouvoir judiciaire. Or, l’établissement de cette triade implique nécessairement un changement de sens des vocables utilisés. Comme le remarque Pimentel, le pouvoir exécutif devient exclusivement gouvernant chez Montesquieu. Il est privé de sa puissance de « juger » et (41) C. BERHENDT et F. BOUHON, op. cit., p. 149. (42) C. MÖLLERS, op. cit., p. 40. (43) Ibid., pp. 17 et 41. (44) Ibid, p. 44. (45) De l’Esprit des lois, Livre XI, Chapitre VI. (46) C. MÖLLERS, op. cit., p. 18. (47) M. BARBERIS, op. cit., p. 711. Voy. également Q. SKINNER, Liberty before Liberalism, Cambridge, Cambridge University Press, 1998. (48) M. TROPER, « Séparation des pouvoirs », in Dictionnaire Montesquieu (http://dictionnaire-montesquieu.ens-lyon.fr/fr/article/1376427308/fr/), § 25. L’auteur poursuit : « On peut bien concevoir le rapport du pouvoir à la liberté civile comme un jeu à somme nulle, dans lequel la liberté est d’autant plus grande que le pouvoir est plus limité et le pouvoir d’autant plus fort que la liberté est restreinte, mais la liberté politique, ainsi définie comme l’obéissance aux lois, ne peut varier en fonction de l’extension de la sphère ou de l’intensité du pouvoir ». (49) J. SHKLAR, Montesquieu, Oxford University Press, 1987. ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ “LIBEJEUNE” — 2017/3/3 — 10 :33 — page 704 — #700 ✐ ✐ 704 Céline Romainville vidé de son objectif de garantie de la stabilité juridique qui lui avait été reconnu par Locke et les révolutionnaires anglais (50). L’exécutif qui était, pour les levellers, le garant des libertés offertes par la common law devient une « volonté momentanée et capricieuse » (51) chez Montesquieu. La méthode utilisée par Montesquieu est quelque peu déroutante. D’abord, ce dernier procède à une analyse comparative de différents systèmes « constitutionnels », principalement des systèmes français et anglais : il se limite la plupart du temps à formuler des observations à propos de ces systèmes (52). En outre, Montesquieu écrit dans un contexte où le terme « constitutionnel » est utilisé pour envisager la société civile dans son ensemble et non pas pour désigner l’appareil étatique de cette société civile : Montesquieu ne distingue pas nettement entre les sphères privées et publiques (53). L’auteur de De l’Esprit des lois est avant tout intéressé par la séparation matérielle de tous les pouvoirs agissant dans une société ; il envisage par exemple l’opposition du pouvoir financier au pouvoir politique (54). Selon certains auteurs, l’approche comparative mise en œuvre ne serait qu’un prétexte lui permettant de déguiser une critique de la monarchie absolue française en France en une analyse de lege lata du système anglais (55). Cette thèse est controversée (56) ; il apparaît cependant certain que Montesquieu formule, à plusieurs reprises, des propositions normatives à partir de ses analyses comparatives, dans l’objectif précité de garantir la liberté (57). Dans cette perspective, on peut se risquer à identifier au moins quatre thèses, explicatives ou normatives, dans les développements que Montesquieu consacre à la séparation des pouvoirs (58). Premièrement, Montesquieu procède à une « distinction rationnelle de fonctions étatiques hiérarchisées » (59), qui fournit les fondements théoriques à la règle qu’il élabore (1). Deuxièmement, Montesquieu énumère un principe négatif de « séparation des pouvoirs » (2). Ce principe postule l’exclusion de la concen(50) C.-M. PIMENTEL, op. cit., p. 128. (51) De l’Esprit des lois, Livre II, Chapitre IV. (52) C. MÖLLERS, op. cit., p. 17. (53) C. MÖLLERS, op. cit., p. 17. (54) Voy. O. BEAUD, « Michel Troper et la séparation des pouvoirs », Droits, 2003, vol. 1, no 37 et O. BEAUD, « La notion de constitution chez Montesquieu. Contribution aux rapports entre constitution et constitutionnalisme », in D. MURSWIEK, U. STOROST et H. WOLFF (hrsg), Staat, Souveränität, Verfassung. Festschrift für Helmut Quaritsch zum 70 Geburststag, Berlin, Duncker u. Humblot, 2000, pp. 407 et s. (55) Sur le contexte dans lequel Montesquieu s’exprime, voy. C. BERHENDT et F. BOUHON, op. cit., p. 150. (56) K. M. SCHÖNFELD, « Rex, Lex et Judex ; Montesquieu and “la bouche de la loi” revisited », European Constitutional Law Review, 2008, pp. 274-301. (57) C. MÖLLERS, op. cit., p. 17. (58) Nous ne traiterons pas ici des développements que Montesquieu consacre aux conflits « d’intérêts » qui animent la société civile et qui sont censés en garantir l’équilibre (voy. les livres et les chapitres relatifs au commerce ou à la religion, notamment). (59) M. TROPER, La séparation des pouvoirs. . ., op. cit., p. 114. ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ “LIBEJEUNE” — 2017/3/3 — 10 :33 — page 705 — #701 ✐ ✐ Les multiples visages de la « séparation des pouvoirs » 705 tration de toutes les fonctions identifiées dans les mains d’un seul organe de l’État. Troisièmement, Montesquieu élabore une thèse prescriptive de la balance des pouvoirs sur la base de l’observation de la séparation des pouvoirs entre législatif et exécutif dans le modèle anglais, dont les rapports se caractérisent par un équilibre (3). Enfin, quatrièmement, Montesquieu développe une théorie nouvelle, dans laquelle un pouvoir judiciaire autonome s’oppose au pouvoir du monarque (4). A. – La distinction de trois fonctions étatiques Premièrement, Montesquieu procède à une distinction des fonctions étatiques ; il développe ainsi une modélisation théorique des grandes missions de l’État, à la suite des travaux de nombreux auteurs du XVIIe siècle (60). Dans une formulation qui révèle l’objectif de Montesquieu de formuler une théorie générale s’appliquant à tous les États, notamment la France, et pas seulement l’Angleterre, Montesquieu considère qu’«[i]l y a dans chaque État trois sortes de pouvoirs : la puissance législative, la puissance exécutrice des choses qui dépendent du droit des gens, et la puissance exécutrice de celles qui dépendent du droit civil ». Poursuivant ensuite sa précision des Pouvoirs et des fonctions étatiques, Montesquieu écrit : « Par la première, le prince ou le magistrat fait des lois pour un temps ou pour toujours, et corrige ou abroge celles qui sont faites. Par la seconde, il fait la paix ou la guerre, envoie ou reçoit des ambassades, établit la sûreté, prévient les invasions. Par la troisième, il punit les crimes, ou juge les différends des particuliers. On appellera cette dernière la puissance de juger, et l’autre simplement la puissance exécutrice de l’État ». B. – La règle négative de la séparation des pouvoirs Deuxièmement, Montesquieu développe une théorie, de nature prescriptive cette fois, sur la distribution de ces pouvoirs, qui est résumée par Michel Troper comme suit : « les fonctions ainsi distinguées ne doivent pas être concentrées dans les mains d’un seul individu ou d’un seul collège. Elles doivent être “distribuées” entre plusieurs autorités [. . .] selon des critères qui restent à déterminer. Elles seront alors “séparées” » (61). Comme l’ont démontré Michel Troper et Charles Eisenmann (62), la théorie de Montesquieu est avant tout négative : l’idée est d’éviter l’accaparement par un organe de deux ou de trois fonctions étatiques. Comme l’écrit Michel Troper, «[l]’intérêt politique résulte d’abord du simple fait que la totalité du pouvoir ne réside pas dans une autorité unique. Cette autorité serait despotique, parce qu’elle ne serait jamais liée par une règle antérieure : elle gouvernerait selon ses caprices. Indirectement, la première condition de la liberté, l’obéissance aux lois et à elles seules, sera réalisée. En effet, ou bien la loi (60) M. TROPER, La séparation des pouvoirs. . ., op. cit., pp. 116-117. (61) Ibid., p. 118. (62) Voy. M. TROPER, La séparation des pouvoirs. . ., op. cit., et C. EISENMANN, op. cit., p. 573. ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ “LIBEJEUNE” — 2017/3/3 — 10 :33 — page 706 — #702 ✐ ✐ 706 Céline Romainville sera immédiatement applicable aux sujets, ou bien elle devra être exécutée par une autorité étatique, mais cette exécution sera conforme aux lois. Dans les deux cas, la soumission de l’individu au pouvoir sera une soumission à la loi » (63). Cette théorie négative n’est pas neuve : un certain nombre d’auteurs avaient déjà formulé l’interdiction d’une réunion des deux ou trois pouvoirs dans les mains d’un seul organe qui se trouve exprimée dans le célèbre passage suivant : « Lorsque, dans la même personne ou dans le même corps de magistrature, la puissance législative est réunie à la puissance exécutrice, il n’y a point de liberté, parce qu’on peut craindre que le même monarque ou le même sénat ne fasse des lois tyranniques pour les exécuter tyranniquement » (64). C. – La balance des pouvoirs entre le législatif et l’exécutif Dans l’objectif de garantir la liberté politique de chaque citoyen, le livre XI de De l’Esprit des lois propose une troisième thèse : une organisation institutionnelle garantissant l’attribution de fonctions à des organes identifiés, évitant une monopolisation des trois ou des deux pouvoirs dans les mains d’un seul organe et toute usurpation desdites fonctions attribuées par l’établissement d’une balance des pouvoirs (65). Cette théorie de la balance des pouvoirs procède principalement de l’analyse du système anglais, dans laquelle « la séparation législatif-exécutif se suffisait à elle-même » (66). Dans cette perspective, Montesquieu décrit un système dans lequel les organes législatifs et exécutifs doivent exercer leurs fonctions de concert, dans une relation de collaboration et d’interdépendance : « Voici donc la constitution fondamentale du gouvernement dont nous parlons. Le corps législatif y étant composé de deux parties, l’une enchaînera l’autre par sa faculté mutuelle d’empêcher. Toutes les deux seront liées par la puissance exécutrice, qui le sera elle-même par la législative ». S’il veut établir des mécanismes de balance, Montesquieu n’entend cependant pas établir une égalité entre les trois Pouvoirs. Sa théorie est au contraire « toute entière fondée sur la reconnaissance d’une hiérarchie entre les fonctions étatiques et par conséquent entre leurs détenteurs, si ceux-ci étaient spécialisés. C’est pourquoi l’équilibre n’est concevable qu’entre détenteurs de la fonction législative. L’autorité exécutive ne participe à cet équilibre que dans l’hypothèse où elle participe aussi à l’exercice de la fonction législative, c’est-à-dire précisément en l’absence de toute spécialisation » (67). Ainsi, dans sa théorie de la balance des pouvoirs, Montesquieu n’a nullement recours au critère de spécialisation, qui s’entendrait comme « l’exercice exclusif, de la part d’un organe étatique, de la seule fonction qui lui a été attribuée » ou au critère de l’indépendance, qui se concevrait comme « la soustraction d’un organe à la nomination, et surtout à la révocation, de la part des autres or(63) (64) (65) (66) (67) M. TROPER, La séparation des pouvoirs. . ., op. cit., p. 118. De l’Esprit des lois, Livre XI, Chapitre VI. M. BARBERIS, op. cit., pp. 712-714. C.-M. PIMENTEL, op. cit., p. 128. M. TROPER, La séparation des pouvoirs..., op. cit., p. 125. ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ “LIBEJEUNE” — 2017/3/3 — 10 :33 — page 707 — #703 ✐ ✐ Les multiples visages de la « séparation des pouvoirs » 707 ganes » (68), même si, comme on le verra par la suite, ces deux critères seront ensuite considérés comme caractérisant la doctrine de la séparation des pouvoirs (69). Montesquieu part d’une description du système anglais, dans lequel les autorités participant à la fonction législative ne sont ni spécialisées, ni indépendantes, et qui est notamment marquée par un droit de veto du monarque dans la fonction législative ou encore par la responsabilité des ministres devant la majorité de la chambre basse. Il n’y a aucune correspondance établie entre sa description des trois fonctions étatiques et les formes de gouvernement simples (démocratie, monarchie et aristocratie) décrites antérieurement dans De l’Esprit des lois. Il fait en outre très clairement participer le roi et les nobles à la fonction législative (70). Pour Michel Troper, « le chapitre XI de l’Esprit des lois n’est [. . .] nullement original. Il ne contient rien de plus que la description la plus classique d’un gouvernement mixte », c’est-à-dire une description de la théorie très ancienne selon laquelle il est préférable que le pouvoir suprême « c’est-à-dire le pouvoir législatif » soit « partagé entre le peuple (ou ses représentants), les nobles et un Roi » (71) et qui implique un refoulement des formes « simples » de gouvernement. C’est cette idée du gouvernement mixte, c’est-à-dire d’une organisation structurée autour de conflits d’intérêts entre les organes se partageant la fonction législative (72) qui est exprimée dans le fameux passage du Chapitre IV (intitulé délicatement Continuation du même sujet) : «[. . .]. La liberté politique ne se trouve que dans les gouvernements modérés. Mais elle n’est pas toujours dans les États modérés ; elle n’y est que lorsqu’on n’abuse pas du pouvoir ; mais c’est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser ; il va jusqu’à ce qu’il trouve des limites. Qui le dirait ! la vertu même a besoin de limites. Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. Une constitution peut être telle que personne ne sera contraint de faire les choses auxquelles la loi ne l’oblige pas, et à ne point faire celles que la loi lui permet » (73). D. – L’indépendance et l’autonomie du pouvoir judiciaire Enfin, quatrièmement, et de façon a priori quelque peu étonnante, Montesquieu s’écarte de sa doctrine de la balance des pouvoirs en ce qui concerne le pouvoir judiciaire. Si l’on dépasse les deux célèbres maximes de l’auteur sur les juges « bouche de la loi » et sur la nature « en quelque façon nulle » de la puissance de juger, on découvre que Montesquieu propose une doctrine prescriptive en faveur de l’autonomie du pouvoir judiciaire (74). S’il qualifie la monarchie française de monarchie modérée, dans le livre VI, (68) M. BARBERIS, op. cit., p. 712. (69) Voy. M. TROPER, La séparation des pouvoirs..., op. cit. (70) M. TROPER, La séparation des pouvoirs. . ., op. cit., p. 126. (71) Ibid., p. 126. (72) On notera que, pour Montesquieu, la balance des pouvoirs ne dépend pas seulement de la structure institutionnelle mais aussi de l’opposition d’intérêts économiques et sociaux, représentés dans les différents organes législatifs » (M. TROPER, La séparation des pouvoirs..., op. cit.). (73) Livre V, Chapitre XII. (74) M. BARBERIS, op. cit., pp. 714-716. ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ “LIBEJEUNE” — 2017/3/3 — 10 :33 — page 708 — #704 ✐ ✐ 708 Céline Romainville c’est parce que « le prince, qui a les deux premiers pouvoirs, laisse à ses sujets l’exercice du troisième » (75). Ici, Montesquieu fait référence aux Parlements qui, dans la France monarchique, modèrent l’autorité du Prince. Au nom d’une certaine stabilité juridique, et à partir ici de la situation française, Montesquieu établit en ces termes la nécessité d’un pouvoir judiciaire indépendant : « Dans les États despotiques, le prince peut juger lui-même. Il ne le peut dans les monarchies : la constitution serait détruite, les pouvoirs intermédiaires dépendants, anéantis : on verrait cesser toutes les formalités des jugements ; la crainte s’emparerait de tous les esprits ; on verrait la pâleur sur tous les visages ; plus de confiance, plus d’honneur, plus d’amour, plus de sûreté, plus de monarchie » (76). Toujours à propos de la France, Montesquieu reconnaît que les juges, dans les Parlements, élaborent une jurisprudence qui peut être contradictoire : «[. . .] À mesure que les jugements des tribunaux se multiplient dans les monarchies, la jurisprudence se charge de décisions qui quelquefois se contredisent. [. . .] C’est un mal nécessaire, que le législateur corrige de temps en temps, comme contraire même à l’esprit des gouvernements modérés. Car, quand on est obligé de recourir aux tribunaux, il faut que cela vienne de la nature de la constitution, et non pas des contradictions et de l’incertitude des lois » (77). Dans le chapitre VI du livre XI, Montesquieu ne traite plus des juges professionnels mais principalement des jurys populaires. Il n’y évoque plus les juges professionnels, les « Parlements » français ou les juges de common law anglais, mais paraît se concentrer sur les « jurys » (78) au sujet desquels il cite l’exemple athénien. Dans cette partie de De l’Esprit des lois, Montesquieu fait donc référence à un jury, c’est-à-dire «[. . .] des personnes tirées du corps du peuple dans certains temps de l’année, de la manière prescrite par la loi, pour former un tribunal qui ne dure qu’autant que la nécessité le requiert » qui, en outre, « soient de la condition de l’accusé, ou ses pairs, pour qu’il ne puisse pas se mettre dans l’esprit qu’il soit tombé entre les mains de gens portés à lui faire violence ». Par ailleurs, Montesquieu traite, dans ses passages sur les jurys, du jugement sur le fait et non pas du jugement sur le droit. C’est dans ce contexte particulier que Montesquieu considère que les juges populaires doivent être « la bouche qui prononce les paroles de la loi : des êtres inanimés qui n’en peuvent modérer ni la force, ni la rigueur » et qui établissent des jugements sur le fait qui soient fixes, « à (75) De l’Esprit des lois, Livre VI, Chapitre XV, § 6. (76) De l’Esprit des lois, Livre VI, Chapitre V. (77) Montesquieu poursuit sur ce thème : « Voici d’autres réflexions. Dans les États monarchiques, le prince est la partie qui poursuit les accusés et les fait punir ou absoudre ; s’il jugeait lui-même, il serait le juge et la partie. Dans ces mêmes États, le prince a souvent les confiscations : s’il jugeait les crimes, il serait encore le juge et la partie. De plus, il perdrait le plus bel attribut de sa souveraineté, qui est celui de faire grâce. Il serait insensé qu’il fit et défit ses jugements : il ne voudrait pas être en contradiction avec lui-même. Outre que cela confondrait toutes les idées, on ne saurait si un homme serait absous ou s’il recevrait sa grâce » (De l’Esprit des lois, Livre VI, Chapitre V). (78) M. BARBERIS, op. cit., pp. 714-716. ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ “LIBEJEUNE” — 2017/3/3 — 10 :33 — page 709 — #705 ✐ ✐ Les multiples visages de la « séparation des pouvoirs » 709 un tel point, qu’ils ne soient jamais qu’un texte précis de la loi » (79). Même replacés dans leur contexte, les passages que Montesquieu consacre aux juges sont contrastés. Plusieurs interprétations, qui ne sont pas forcément contradictoires, ont été développées à ce sujet. Pour Michel Troper, qui approche De l’Esprit des lois dans une perspective kelsénienne (80), Montesquieu n’envisage le « pouvoir de juger » de ces jurys que comme « la puissance exécutrice [des choses] qui dépendent du droit civil » (81). En d’autres termes, la théorie de Montesquieu serait principalement dualiste : il distinguerait surtout entre, d’une part, le pouvoir législatif et, d’autre part, deux « pouvoirs » d’exécution : le pouvoir d’exécution « de la loi en tant que celle-ci a statué sur les choses qui dépendent du droit des gens » (pouvoir « exécutif ») et le pouvoir d’exécution « de la loi qui a statué sur les choses qui dépendent du droit civil » (pouvoir « judiciaire ») (82). Cette idée entre en résonance avec le contexte à partir duquel Montesquieu écrit ; on se souviendra en effet qu’à son époque la séparation des pouvoirs telle qu’héritée des révolutionnaires français s’entend principalement d’une séparation entre le législateur et les cours de justice de common law, ou, en France, entre le monarque et les Parlements (83). Un ensemble d’auteurs français déconstruisent l’interprétation communément donnée aux passages que Montesquieu consacre aux juges « bouches de la loi », c’est-à-dire à la conception du « juge automate », pour aboutir à des conclusions plus nuancées (84). Pour Judith Shklar, Montesquieu a innové en établissant le principe de l’indépendance absolue des juges par rapport à toute autre institution gouvernementale. À la différence de Locke, Montesquieu envisage, à partir de la situation française, les juges comme les premiers protecteurs de la liberté (85). Il paraît certain que Montesquieu entendait préserver les juges de la dynamique de balance des pouvoirs et des mécanismes de contrôle réciproques établis entre l’exécutif et le législatif. Pour Montesquieu, qui considère que le pouvoir le plus dangereux est le pouvoir législatif (86), les cours doivent (79) En outre, on notera que, même dans ce chapitre 6, Montesquieu admet que la puissance de juger doit, dans certains cas, être « unie » à la puissance législative, notamment en ce qui concerne les jugements des nobles. (80) O. BEAUD, « Michel Troper et la séparation des pouvoirs », op. cit., p. 165. Olivier Beaud souligne d’ailleurs les anachronismes qu’une telle approche suscite dans l’analyse de l’œuvre de Montesquieu (Ibid., p. 165). (81) De l’Esprit des lois, Livre XI, Chapitre VI. (82) M. TROPER, La séparation des pouvoirs. . ., op. cit., p. 117. (83) En 1732, le Parlement de Paris déclare que « c’est au souverain à donner des lois, c’est aux magistrats à les faire exécuter avec toute l’autorité dont il les a rendus dépositaires à cet effet » ; alors qu’en 1753, le Parlement déclare que l’exécution des lois est « l’activité indispensable et continuelle de votre Parlement, qui en est le dépositaire et le ministre essentiel » (cité dans C.-M. PIMENTEL, op. cit., p. 124). (84) Voy. not. : G. BACOT, « L’Esprit des Lois, la séparation des pouvoirs et Charles Eisenmann », Revue du droit public et de la science politique en France, 1992, p. 655. (85) J. SHKLAR, Montesquieu, Oxford, Oxford University Press, 1987, p. 88. (86) C. MÖLLERS, op. cit., p. 19. ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ “LIBEJEUNE” — 2017/3/3 — 10 :33 — page 710 — #706 ✐ ✐ 710 Céline Romainville remplir leur rôle spécifique dans un isolement institutionnel, dans une indépendance politique qui contraste avec la dépendance des deux autres pouvoirs. Ceci n’implique cependant pas qu’elles ne peuvent garantir des libertés ou participer à la production du droit. Au-delà de cette conclusion, on ne peut que formuler des hypothèses incertaines sur la conception que Montesquieu avait de la troisième branche, en raison des contingences des passages consacrés à Montesquieu aux jurys et en l’absence de développements précis de Montesquieu sur les juges professionnels, les Parlements français ou les juges de common law et leur rôle de production du droit. III. – LA « SÉPARATION » DES POUVOIRS CHEZ LES RÉVOLUTIONNAIRES DES XVIIIe ET XIXe SIÈCLES Dans les Federalist Papers, Alexander Hamilton et James Madison accordent une grande importance à la théorie de Montesquieu, qu’ils lisent comme impliquant principalement une interdiction de réunion des trois ou de deux fonctions étatiques dans les mains d’un seul organe. L’idée d’une balance des pouvoirs, notamment animée par des conflits d’intérêts et des mécanismes empêchant toute dérive monopolistique et tyrannique, est très clairement exprimée dans le célèbre Federalist 51, dans lequel la répartition des pouvoirs entre les différents organes de l’État doit être assurée « by so contriving the interior structure of the government as that its several constituent parts may, by their mutual relations, be the means of keeping each other in their proper places [. . . ]. If angels were to govern men, neither external nor internal controls on government would be necessary. In framing a government which is to be administered by men over men, the great difficulty lies in this: you must first enable the government to control the governed; and in the next place oblige it to control itself. A dependence on the people is, no doubt, the primary control on the government; but experience has taught mankind the necessity of auxiliary precautions. This policy of supplying, by opposite and rival interests, the defect of better motives, might be traced through the whole system of human affairs, private as well as public. We see it particularly displayed in all the subordinate distributions of power, where the constant aim is to divide and arrange the several offices in such a manner as that each may be a check on the other that the private interest of every individual may be a sentinel over the public rights ». Les révolutionnaires américains, en dessinant les contours d’un pouvoir constituant supérieur au pouvoir législatif ordinaire, viennent en outre profondément modifier le sens de la séparation des pouvoirs. Même s’ils se heurtent au même problème de « l’interventionnisme constant des législatures d’États » qui avait amené les révolutionnaires anglais à façonner l’idée de séparation des pouvoirs, ils lui apporteront une réponse totalement différente. Comme l’écrit Pimentel, le renouvellement de la notion de Constitution qui s’opère avec la Révolution américaine implique que le « garant de l’ordre juridique ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ “LIBEJEUNE” — 2017/3/3 — 10 :33 — page 711 — #707 ✐ ✐ Les multiples visages de la « séparation des pouvoirs » 711 ne sera plus le roi, en tant qu’il préside à l’application de la loi par les cours ordinaires, mais le peuple, en tant qu’il a rédigé une constitution dont la valeur normative est supérieure par essence à celle de la loi. Dès cet instant, l’exigence d’une séparation entre pouvoir constituant et pouvoirs constitués vient se substituer à la séparation antérieure entre pouvoir législatif et pouvoir exécutif : si le maintien de l’ordre juridique peut effectivement être garanti, c’est dans la mesure où les pouvoirs constitués, tenus par la Constitution, ne prendront de décisions que dans le respect de la règle suprême, de la même façon que les cours ordinaires de justice, dans la version antérieure de la séparation des pouvoirs, se bornaient à statuer conformément à la loi » (87). En France, les travaux de Montesquieu n’auront que peu d’impact chez les révolutionnaires de 1789 qui considèrent les parlements comme l’expression des privilèges féodaux, et qui, au contraire de Montesquieu, investissent le législateur comme le garant et la condition de toute liberté. Aux antipodes des positions défendues dans les Fédéralistes, les travaux de Rousseau, qui exercent un pouvoir d’influence considérable sur les révolutionnaires français, ne consacrent aucune importance au pouvoir judiciaire. La liberté y est décrite comme institutionnalisée dans la loi, expression de la volonté générale : « un peuple libre obéit aux Lois, mais il n’obéit qu’aux Lois » (88). Dans cette perspective, les pouvoirs exécutif et judiciaire seront soumis au pouvoir législatif, qui seul peut définir le périmètre de la liberté individuelle et est légitime démocratiquement. On remarquera toutefois que cette représentation de la séparation des pouvoirs n’est pas unanimement partagée. On trouve cependant des positions plus nuancées dans les écrits de Sieyès, Antoine Destutt de Tracy ou encore Benjamin Constant, qui manifestent leur attachement à la théorie négative d’évitement de toute forme de monopole du pouvoir et à l’idée d’un pouvoir judiciaire garant des libertés. Quant au mode de distribution des pouvoirs, ces auteurs développent plusieurs théories, convoquant, ci et là, les critères de spécialisation et d’indépendance, sans pour autant donner à ces critères un sens rigide (89). En outre, Sieyès, en théorisant le concept de pouvoir constituant déjà envisagé par les révolutionnaires américains, va participer à la lente mutation de la notion d’ordre juridique en droit français, en distinguant entre pouvoir constituant et pouvoirs constitués. Sieyès imagine notamment le jury constitutionnaire, institution de nature juridictionnelle chargée de contrôler, sur la base de la Constitution, l’action du pouvoir législatif (90). Prolongée et systématisée dans la théorie de Hans Kelsen, la (87) C.-M. PIMENTEL, op. cit., p. 130. (88) J.-J. ROUSSEAU, « Lettres écrites de la Montagne N 8 », in Œuvres Complètes, T. III (Paris, Gallimard, 1969, p. 842). (89) M. BARBERIS, op. cit., p. 717. (90) Voy. notamment, sur le projet de Sieyès présenté à la Convention nationale le 2 et le 18 thermidor an III (20 juillet et 5 août 1795), l’article de M. FIORAVANTI, « Sieyès et le jury constitutionnaire : perspectives historico-juridiques », Annales historiques de la Révolution française, 2007, pp. 87-103. ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ “LIBEJEUNE” — 2017/3/3 — 10 :33 — page 712 — #708 ✐ ✐ 712 Céline Romainville distinction entre pouvoir constituant et pouvoir constitué conduit à remodeler les contours de la séparation des pouvoirs. Elle implique en effet un effacement de la distinction entre exécution et législation et une relativisation de ces deux notions au regard de la pyramide des normes (91). IV. – LA « SÉPARATION » DES POUVOIRS DANS LA DOCTRINE PUBLICISTE FRANÇAISE DE LA FIN DU XIXe ET DU DÉBUT XXe SIÈCLE Pour Michel Troper, la doctrine de la séparation des pouvoirs fondée sur les idées de spécialisation et d’indépendance, qui constitue un dévoiement de la théorie de Montesquieu, alors même qu’elle se rervendique de cette théorie, naît dans les écrits de Berriat Saint-Prix de 1836 (92). À sa suite, Adolphe Esmein, Léon Duguit et Raymond Carré de Malberg formuleront une doctrine prescriptive, à caractère juridique cette fois, évacuant la dimension politique des écrits précédents, qui se donne notamment pour objectif de reconstruire le droit constitutionnel existant (93). Ces doctrines établissent une distribution des pouvoirs étatiques, redéfinis comme niveaux de production des normes, mise en œuvre de ces dernières et applications dans des cas concrets, à des organes spécialisés, cloisonnés et dont l’indépendance est garantie de façon rigide (94). Raymond Carré de Malberg considère ainsi que « la théorie de fonctions ne doit pas être confondue avec celle des attributions ou des tâches de l’État » (95). Il développe donc une approche formelle des fonctions de l’État, définies « en droit public » comme « les diverses activités de l’État, en tant que celles-ci constituent des manifestations différentes, des modes d’exercice variés, de la puissance étatique » (96). Si cette nouvelle théorie de la séparation des pouvoirs, entendue comme une règle rigide de distribution des fonctions entre des organes spécialisés et indépendants rencontre l’adhésion d’une grande partie de la doctrine publiciste francophone, on trouve cependant des écrits se distanciant de cette nouvelle conception. Ainsi, Maurice Hauriou développe-t-il une tout autre compréhension de la séparation des pouvoirs en distinguant entre les « pouvoirs politiques » et les « pouvoirs juridiques », au sein desquels il situe le pouvoir judiciaire (97). (91) C.-M. PIMENTEL, op. cit., p. 130. (92) Voy. J. BERRIAT SAINT-PRIX, Commentaire sur la Charte, Paris, 1836, pp. 90-91, cité dans M. TROPER, La séparation des pouvoirs. . ., p. 207. (93) M. BARBERIS, op. cit. p. 718. (94) Contribution à la théorie générale de l’État (1920), rééd. CNRS, 1962, t. I, p. 260. (95) Ibid., p. 259. (96) Ibid., p. 262. (97) M. HAURIOU, Précis de droit constitutionnel, 1re éd., Paris, Sirey, 1923, pp. 36 et 37. ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ “LIBEJEUNE” — 2017/3/3 — 10 :33 — page 713 — #709 ✐ ✐ Les multiples visages de la « séparation des pouvoirs » 713 CONCLUSION « Je voudrais rechercher, dans tous les gouvernements modérés que nous connaissons, quelle est la distribution des trois pouvoirs, et calculer par là des degrés de liberté dont chacun d’eux peut jouir. Mais il ne faut pas toujours tellement épuiser un sujet, qu’on ne laisse rien à faire au lecteur. Il ne s’agit pas de faire lire, mais de faire penser » (98). Les lignes qui précèdent ont tenté d’offrir une modeste contribution à l’entreprise bien plus générale d’analyse, d’explication et d’évaluation de la doctrine de la séparation des pouvoirs. Plusieurs enseignements s’en dégagent. Premièrement, il existe une grande pluralité de doctrines de la séparation des pouvoirs qui se sont juxtaposées, au rang desquelles on peut mentionner une doctrine négative interdisant la confusion des pouvoirs engendrant l’absolutisme ; une doctrine de la séparation du législatif et de l’« exécutif » judicaire, au profit de ce dernier envisagé notamment comme producteur de normes ; des doctrines de la balance des pouvoirs, des doctrines de la spécialisation et de l’indépendance. Deuxièmement, ces différentes doctrines ne peuvent être comprises qu’une fois dûment replacées dans leur contexte historique, notamment parce que le contenu de la règle de la séparation des pouvoirs dépend de la conception de l’État, de la constitution et de l’ordre juridique qui y prévaut (99). Troisièmement, cette multitude de doctrines de la séparation des pouvoirs désormais enchevêtrées a provoqué un foisonnement d’interprétations, qui peuvent s’avérer franchement contradictoires. Enfin, quatrièmement, il est frappant de constater que l’ensemble de ces doctrines converge quant à l’objectif poursuivi : la préservation de la liberté. Il n’y a donc jamais eu une théorie politique homogène « classique » de la séparation des pouvoirs, dont le contenu aurait été clair et univoque, et qui impliquerait une seule traduction constitutionnelle, et ceci même dans la doctrine publiciste française. Il y a en réalité, dès les premières formulations de cette idée, une grande diversité de théories politiques de la séparation des pouvoirs et une multitude d’interprétations des premières concrétisations juridiques procédant de ces idées de séparation des pouvoirs. Il n’est donc pas valable de se référer à une théorie de la séparation des pouvoirs qualifiée de « classique » pour évaluer ensuite le fonctionnement de nos systèmes constitutionnels contemporains. Ces différentes conclusions invitent nécessairement à s’interroger sur la pertinence des différentes doctrines de la séparation des pouvoirs et des notions juridiques qui procèdent encore de ces doctrines. Elles appellent une réévaluation des mécanismes qui se réclament de doctrines développées, pour leur vaste majorité, en référence à des notions d’État, d’ordre juridique ou de « pouvoirs » radicalement différentes de celles qui sont développées aujourd’hui, à partir de la distinction entre pouvoir constituant et pouvoirs constitués. (98) De l’Esprit des lois, Livre XI, Chapitre XX. (99) C.-M. PIMENTEL, op. cit., p. 130. ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ “LIBEJEUNE” — 2017/3/3 — 10 :33 — page 714 — #710 ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ ✐