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LES MULTIPLES VISAGES
DE LA « SÉPARATION DES POUVOIRS »
Céline ROMAINVILLE
Professeure à l’Université catholique de Louvain
Tous les manuels de droit constitutionnel, comme ceux de théorie générale de l’État, consacrent des développements substantiels au principe de
la séparation des pouvoirs, élevé en Belgique au rang de principe général
de droit de valeur constitutionnelle (1). Dans la doctrine belge, la règle de
la séparation des pouvoirs, d’emblée décrite comme étant « flexible », est
principalement définie par rapport au principe d’indépendance du pouvoir
judiciaire, et, plus incidemment, comme prescrivant une relation de collaboration et de contrôle entre l’exécutif et le législatif (2). La séparation des
pouvoirs est présentée comme une règle nécessaire pour assurer l’efficacité
de l’action de la puissance publique (3) et, plus fondamentalement, le caractère démocratique de l’État (4). Un vaste ensemble de concepts du droit
public sont des émanations directes ou indirectes de ce principe de séparation des pouvoirs, d’où ils sont réputés tirer leur légitimité, leur substance
ou leurs limites (5).
Le Professeur Lejeune, dans son Droit constitutionnel belge. Fondements
et institutions, ouvre la section sur la séparation des pouvoirs sur une précision terminologique bienvenue. L’auteur y dissipe le malentendu persistant
autour de la notion de « pouvoir » (6), qui masque la distinction fondamentale entre, d’une part, les « pouvoirs étatiques », c’est-à-dire les « fonctions,
(1) Voy. not. Concl. J.-F. Leclercq avant Cass., 10 juin 1996, R.C.J.B., 1997, pp. 447 et s.
(2) Voy. e. a. J. VANDE LANOTTE et G. GOEDERTIER, Overzicht Publiekrecht, die Keure, 2003,
pp. 185-212.
(3) Voy. e. a. M. UYTTENDAELE, Trente leçons de droit constitutionnel, Bruxelles, Larcier,
2014, p. 64.
(4) Voy. e.a. P. POPELIER et K. LEMMENS, The Constitution of Belgium, A Contextual Analysis, Oxford and Portland, Hart, 2015 ; pp. 58 et s. ; F. DELPÉRÉE, Le droit constitutionnel de
la Belgique, Bruxelles, Bruylant, 2000, pp. 14-15.
(5) On pense notamment aux notions d’effet direct, de la limitation de la saisine du juge
judiciaire aux seuls droits « subjectifs » ou encore à l’autorité de la chose jugée. Voy., sur l’importance de la séparation des pouvoirs pour les notions et mécanismes qui en constituent le
corollaire nécessaire, D. RENDERS, La consolidation législative de l’acte administratif unilatéral, Bruxelles, Bruylant, 2003. Voy., sur la séparation des pouvoirs comme limite de certains
mécanismes, I. HACHEZ, Le principe de standstill dans le droit des droits fondamentaux :
une irréversibilité relative, Bruxelles, Bruylant, Athènes, Sakkoulas, Baden Baden, Nomos
Verlagsgesellschaft, 2008.
(6) Ce malentendu existe en anglais autour de la notion de « power » et en allemand autour
de la notion de « Gewalt ».
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tâches ou missions dévolues aux autorités étatiques » et, d’autre part, les
« Pouvoirs », c’est-à-dire « les autorités publiques auxquelles sont dévolues
collectivement des fonctions spécifiques » (7).
Dans la littérature spécialisée, on retrouve presque systématiquement exprimée la même idée : celle de la création, lors du développement des Étatsnations « constitutionnalisés », d’un système « classique » de séparation des
pouvoirs dont la « pureté » et la « cohérence » auraient été progressivement
corrompues en raison de certaines évolutions institutionnelles telles que
la prédominance de l’exécutif (8), le déclin du parlementarisme (9), la fusion entre l’exécutif et le législatif (10), le développement des contrôles de
constitutionnalité ou encore l’internationalisation des ordres juridiques (11).
La théorie de la séparation des pouvoirs est souvent décrite comme étant
dépassée dans un contexte où les lignes de fracture se situeraient désormais
entre l’opposition et la majorité, d’une part, et entre le pouvoir juridictionnel
et le pouvoir « politique » ou « normatif », d’autre part (12). Cette théorie,
devenue anachronique, alimenterait un profond malentendu quant au fonctionnement de nos institutions. Marc Uyttendaele écrit, par exemple, qu’un
ensemble d’institutions ne peuvent être rattachées à l’un des trois Pouvoirs
qu’artificiellement, « dans un souci excessif de classification, incompatible
avec leurs spécificités » (13).
À rebours de cette présentation, certains auteurs s’attellent à relativiser
cette idée de dévoiement d’une théorie classique et à questionner cette
dernière. À propos des filiations revendiquées avec De l’Esprit des lois,
Charles Eisenmann et Michel Troper ont décrit le dévoiement de la théorie
de Montesquieu, qui n’aurait pas été traduite dans les textes constitutionnels, même dans ceux présentés comme procédant d’une idée stricte de
séparation des pouvoirs, et qui n’aurait pas été bien comprise par les publicistes (14). D’autres études mettent en lumière l’inconsistance de la théorie
(7) Y. LEJEUNE, Droit constitutionnel belge. Fondements et institutions, Bruxelles, Larcier, 2e éd., 2014, pp. 340 et s.
(8) Voy., pour le cas américain, E. A. POSNER et A. VERMEULE, The Executive Unbound –
After the Madisonian Republic, Oxford, Oxford University Press, 2011.
(9) C. CROUCH, Post-democracy, Cambridge, Polity Press, 2004.
(10) Patricia Popelier et Koen Lemmens écrivent ainsi que «[i]n Belgian constitutional life,
however, there is no separation of powers between the executive and the legislative power »
(P. POPELIER et K. LEMMENS, The Constitution of Belgium, A Contextual Analysis, Oxford
and Portland, Hart, 2015 ; p. 58).
(11) Voy. de manière générale, sur ces critiques, A. PARIENTE (dir.), La séparation des
pouvoirs. Théorie contestée et pratique renouvelée, Paris, Dalloz, 2006.
(12) Voy. la distinction déjà proposée par Maurice Hauriou entre « pouvoirs politiques » et
« pouvoirs juridiques ». Pour Maurice Hauriou, le pouvoir judiciaire n’est pas un « Pouvoir » car
il n’a pas de « pouvoir politique » (M. HAURIOU, Précis de droit constitutionnel, 1re éd., Paris,
Sirey, 1923, pp. 36 et 37).
(13) M. UYTTENDAELE, op. cit., p. 67. L’auteur propose une réactualisation de l’idée de séparation des pouvoirs en distinguant le « pouvoir politique », le « pouvoir juridictionnel » et le
« pouvoir des médias » (op. cit., pp. 68 et 69), estimant que le pouvoir « le plus contrôlé est le
pouvoir politique et le pouvoir le moins contrôlé est le pouvoir juridictionnel » (op. cit., p. 69).
(14) C. EISENMANN, « L’Esprit des lois et la séparation des pouvoirs », in C. EISENMANN, Écrits
de théorie du droit, de droit constitutionnel et d’idées politiques, Paris, 2002 (textes réunis
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« classique » de la séparation des pouvoirs. Carlos Miguel Pimentel va jusqu’à
qualifier le contenu du principe de séparation des pouvoirs de « sanctuaire
vide » (15). Christophe Möllers a mis en lumière les problèmes que pose la
convocation d’une théorie au contenu incertain, qui est restée non renouvelée, pour décrire, expliquer et évaluer la réalité du fonctionnement des
institutions et en particulier des régimes parlementaires contemporains ; il
en déduit la nécessité de réactualiser et de refonder la notion de séparation
des pouvoirs (16). Plus radicalement, l’auteur américain Bruce Ackerman
souligne que le principe de séparation des pouvoirs serait impropre à réaliser effectivement son objectif initial, c’est-à-dire limiter effectivement le
pouvoir pour préserver la liberté, dans un contexte où le pouvoir exécutif
aurait pris le pas sur les autres pouvoirs et où cet objectif de préservation
de la liberté aurait été perdu de vue (17).
Ce récit amplement partagé d’un dévoiement du principe de séparation
des pouvoirs – ces critiques de son contenu, ces contestations, ces relativisations – rend nécessaire une entreprise de redéfinition, d’explication,
d’évaluation et de réactualisation de la notion de séparation des pouvoirs.
Ce projet doit nécessairement réconcilier une analyse de droit constitutionnel et de théorie politique. En effet, le concept de séparation des pouvoirs
fut forgé à une époque où le droit et la théorie politique n’étaient pas clairement distingués et il a surtout été développé sous l’angle de la théorie
politique, avant d’être « constitutionnalisé » (18). Les lignes qui suivent ne
doivent être lues que comme une étape liminaire d’un tel projet. Elles se
bornent à analyser les mutations dans les conceptions de la séparation des
pouvoirs depuis leur formulation par les révolutionnaires anglais en 1640
jusqu’à leur réception dans la doctrine publiciste française (19).
I. – LES PRÉCÉDENTS CLASSIQUES ET MODERNES
DE LA SÉPARATION DES POUVOIRS
A. – Les précédents classiques de l’idée de séparation des pouvoirs
La « préhistoire » de l’idée de séparation des pouvoirs s’ouvre avec un certain nombre de précédents classiques. Ainsi, Aristote identifie-t-il trois
par C. LEBEN), pp. 573 et s. ; M. TROPER, La séparation des pouvoirs et l’histoire constitutionnelle française (1973), Paris, L.G.D.J., 2015.
(15) C.-M. PIMENTEL, « Le sanctuaire vide : la séparation des pouvoirs comme superstition
juridique ? », Pouvoirs, 2002/3, no 102, pp. 119-131.
(16) C. MÖLLERS, The Three Branches. A Comparative Model of Separation of Powers,
Oxford University Press, 2015.
(17) B. ACKERMAN, « The New Separation of Powers », Harvard Law Review, vol. 113, no 3,
Jan. 2000, pp. 633-729.
(18) Voy. C. MÖLLERS, op. cit., p. 3.
(19) Cette contribution n’aborde pas la réception de ce concept dans les doctrines allemandes et ne développe que très superficiellement la doctrine américaine et la doctrine
publiciste française du XXe siècle.
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fonctions politiques différentes : délibérer, décider et juger (20). À l’époque
médiévale, on ne peut que très artificiellement identifier des éléments préfigurant l’idée de séparation des pouvoirs (21), tant la conception du droit y
est tout à fait différente. Dans un contexte où le droit est conçu comme étant
naturel et coutumier, la fonction principale du monarque est le « iurisdictio » : celle de « dire » ce droit déjà donné, soit de manière générale, soit dans
des cas particuliers (22). Au-delà de cette fonction, le « gouvernement » ou
gubernaculum se situe en dehors du droit. Autrement dit, au Moyen-Âge,
il n’existe à proprement parler aucune distinction entre les Pouvoirs ; par
contre, on distingue entre « une fonction de justice supérieure, qui statue
en équité et n’est pas tenue par le droit » et une fonction de justice ordinaire
qui, au contraire, doit statuer dans le respect de la loi ». Progressivement,
ces deux manières de juger recevront les qualifications de « puissance absolue » et de « puissance ordonnée », deux termes qui recouvrent l’ensemble
des fonctions politiques (23).
B. – Les précédents modernes de l’idée de séparation des pouvoirs
En 1651, Hobbes distingue déjà entre les « ministres d’administration générale », qui disposent d’une compétence pour toutes les matières mais dont
la compétence territoriale peut être limitée et les « ministres d’administration spéciale », qui sont compétents pour un certain nombre de matières
identifiées (24). Ses écrits reflètent l’affirmation progressive, au cours du
XVIIe siècle, de plusieurs grandes idées très proches de la doctrine de la
séparation des pouvoirs qu’élaborera ensuite Montesquieu.
Ainsi, un grand nombre d’auteurs du XVIIe siècle développent une distinction entre les fonctions étatiques de « volonté » et « d’exécution » (25). De
plus, de nombreux écrits partagent une conception négative de la séparation des pouvoirs : l’interdiction d’une réunion des pouvoirs dans les mains
d’un seul organe (26). Ainsi, un certain Merchamont Nedham écrivit, dans
(20) Voy. le livre IV de La Politique d’Aristote : « Dans toute constitution, il y a trois parties.
[. . .] La première, c’est l’assemblée générale délibérant sur les affaires publiques, la deuxième
c’est le corps des magistrats [. . .] la troisième c’est le corps judiciaire » (1297b 35-1298a 3).
(21) Sauf à envisager la séparation des pouvoirs au sens large, c’est-à-dire la répartition
horizontale des pouvoirs dans le fédéralisme, et dont on peut trouver une préconfiguration
dans la monarchie féodale (M. BARBERIS, « La séparation des pouvoirs », in M. TROPER et D.
CHAGNOLLAUD (dir.), Traité international de droit constitutionnel. Théorie de la Constitution, Tome I, Paris, Dalloz, 2012, p. 708).
(22) M. BARBERIS, op. cit., p. 708.
(23) C.-M. PIMENTEL, op. cit., p. 123.
(24) C. BERHENDT et F. BOUHON, Introduction à la Théorie générale de l’État, Manuel,
2e éd., Bruxelles, Larcier, 2014, p. 148.
(25) Voy. les écrits de G. LAWSON, cités dans M. TROPER, La séparation des pouvoirs. . .,
op. cit., p. 117.
(26) Michel Troper en conclut que : «[c]e principe négatif est donc au Siècle des Lumières
un véritable lieu commun. Sa justification est simple et réside dans une conception très semblable de la liberté politique. Si la liberté politique est la soumission aux lois – et Rousseau en
donne la même définition que Montesquieu –, le principe négatif est bien la garantie de la liberté, car si celui qui fait la loi ne peut l’exécuter et si celui qui l’exécute ne peut la refaire, alors
les sujets, en obéissant à l’autorité exécutive, resteront indirectement soumis exclusivement
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son De La Souveraineté Du Peuple Et De L’Excellence D’Un État Libre,
qu’«[u]ne nouvelle erreur, et très préjudiciable en politique, serait de confier
à un seul homme, ou à plusieurs familles constamment unies à cet effet, le
pouvoir législatif et le pouvoir exécutif de l’état » (27).
Avec Carlos Miguel Pimentel, on peut considérer que ce sont les révolutionnaires anglais du XVIIe siècle qui, les premiers, inventent la séparation
des pouvoirs. Ceux-ci parviennent « à opérer un tour de force conceptuel
de premier ordre, en conciliant la toute-puissance du souverain, comme législateur, avec une limitation effective de son pouvoir, grâce à l’autonomie
de l’exécutif » (28). L’enjeu, pour les radicaux levellers, était de bénéficier
des garanties de la common law dans les procès intentés contre eux et,
par conséquent, d’interdire toute intervention du législateur dans ces procès (29). C’est à partir de la construction des principes de légalité et de
non-rétroactivité des peines que les levellers parvinrent à formuler une
première esquisse de la séparation des pouvoirs : au Parlement revient la
compétence d’édicter la loi nouvelle, aux cours ordinaires de justice revient la compétence de l’application de la common law dans des litiges
ordinaires (30). La notion de séparation des pouvoirs ainsi forgée recouvre
un contenu diamétralement différent à celui ensuite développé : « ce que
visaient les révolutionnaires anglais des années 1640, à travers la notion
d’exécutif, c’était essentiellement l’ensemble des cours ordinaires de justice qui, étant tenues d’appliquer la loi ancienne, permettaient d’assurer
un minimum de stabilité juridique, et de garantir la permanence des libertés anglaises malgré la toute-puissance du Parlement » (31). Cette première
formulation du principe de séparation des pouvoirs postule une distinction
entre un législateur souverain, qui exerce son pouvoir tout puissant dans
une loi nouvelle, et les cours de common law, l’exécutif, qui deviennent
les gardiennes des droits des Anglais (32).
Reprenant à son compte les théories énoncées par les révolutionnaires anglais, John Locke propose une distinction trialiste des fonctions étatiques,
qui va préfigurer la distinction des pouvoirs chez Montesquieu (33). Locke
à la loi. Ce principe ne saurait se confondre avec la spécialisation. Sans doute est-il satisfait
si les autorités sont spécialisées, mais il l’est également si une autorité exerce une fonction
tout entière et participe de plus à l’exercice d’une autre, par exemple si l’autorité exécutive
participe à la formation des lois puisque, même dans ce cas, elle ne peut modifier seule la loi
selon ses caprices au moment de l’exécution et ne pourra donc réunir tous les pouvoirs entre
ses mains. » (La séparation des pouvoirs. . ., op. cit., p. 118).
(27) Cité par M. TROPER, La séparation des pouvoirs. . ., op. cit., p. 119.
(28) C.-M. PIMENTEL souligne ainsi que « C’est à une telle conciliation d’objectifs absolument
contradictoires que la notion de séparation des pouvoirs a dû son extraordinaire pouvoir de
fascination : en affirmant à la fois la toute-puissance du souverain et sa limitation, l’idée fondait
le plus grand mythe constitutionnel de notre modernité libérale (op. cit., p. 121).
(29) C.-M. PIMENTEL, op. cit., p. 121 ; C. RUSSEL, « The Theory of Treason in the Trial of
Strafford », English Historical Review, no 314, vol. LXXX, 1965.
(30) C.-M. PIMENTEL, op. cit., p. 121.
(31) C.-M. PIMENTEL, op. cit., p. 121.
(32) C.-M. PIMENTEL, op. cit., p. 126. Fondamentalement cette première formulation de la
séparation des pouvoirs et une réécriture du principe de hiérarchie des cours.
(33) C. BERHENDT et F. BOUHON, op. cit., p. 149.
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identifie trois Pouvoirs dans le douzième chapitre de l’ouvrage Two Treatises on Government : les Pouvoirs législatif, exécutif et fédératif. Le Pouvoir législatif est un organe qui reçoit la fonction « de prescrire selon quels
procédés la force de la république doit être affectée à la sauvegarde de la
communauté et de ses membres ». Mais, pour Locke, « comme il suffit de
peu de temps pour faire des lois qui seront exécutées de manière continue
et resteront indéfiniment en vigueur, ce pouvoir n’a pas toujours une tâche à
accomplir et n’a pas besoin, non plus, d’une existence permanente » (34). Le
Pouvoir exécutif, par contre, est un organe permanent, qui exécute les lois
« au fur et à mesure qu’on les adopte et pendant le temps qu’elles doivent
s’appliquer » (35), puisqu’il est « indispensable » que l’on assure l’exécution
des lois « sans discontinuer ». Comme les révolutionnaires anglais de 1640,
c’est dans ce pouvoir exécutif que Locke situe les cours et tribunaux anglais (36). Le Pouvoir fédératif est quant à lui un pouvoir « naturel » qui
« correspond à celui que chaque homme avait avant d’entrer en société » ;
c’est celui « de faire la guerre et la paix, de conclure des ligues et des alliances et de traiter n’importe quelle affaire avec toutes les personnes et
toutes les communautés qui sont en dehors de la république » (37). Locke
ne se contente pas de cette distinction entre trois Pouvoirs ; il met également en garde contre une confusion des fonctions identifiées. Ainsi écrit-il
que « la faiblesse humaine, qui se laisse vite entraîner à se saisir du pouvoir,
subirait une tentation trop forte, si les personnes qui ont le pouvoir de faire
des lois tenaient aussi entre leurs mains celui de les exécuter ; elles n’auraient qu’à se dispenser elles-mêmes d’obéir aux lois après les avoir faites,
elles modèleraient sur leur avantage personnel la création du droit et son
exécution et finiraient, de cette manière, par avoir des intérêts distincts de
ceux de la communauté, contrairement aux fins de la société et du gouvernement » (38). Il ajoute, au regard des fonctions du pouvoir exécutif – qui
englobent le pouvoir de juger – : « il arrive souvent que le pouvoir législatif et
le pouvoir exécutif soient séparés » (39). Locke considère également qu’il
importe de garantir la soumission du pouvoir législatif à ses propres lois
« c’est pourquoi, dans les républiques bien ordonnées, où l’on attribue au
bien de l’ensemble l’importance qu’il mérite, on confie le pouvoir législatif
à plusieurs personnes, qui s’assemblent comme il se doit et sont habilitées
à légiférer, soit exclusivement, soit conjointement avec d’autres, une fois
qu’elles ont accompli leur tâche et qui doivent obéir elles-mêmes, désormais, aux lois qu’elles ont faites [. . .] » (40).
(34) J. LOCKE, Deux traités du Gouvernement, 1690, Paris, Vrin, 1997, p. 219.
(35) J. LOCKE, op. cit., p. 219.
(36) R. J. CORBETT, The Missing Judiciary in Locke’s Separation of Powers, Paper presented at the annual meeting of The Midwest Political Science Association, Palmer House
Hilton, Chicago, Illinois, 20 avril 2006.
(37) J. Locke, op. cit., p. 220.
(38) Ibid., p. 219.
(39) Ibid., p. 219.
(40) Ibid., p. 219.
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Les multiples visages de la « séparation des pouvoirs »
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II. – LES QUATRE THÈSES DE MONTESQUIEU
SUR LA SÉPARATION DES POUVOIRS
Près de six décennies après l’ouvrage de Locke, Charles-Louis de Secondat,
baron de la Brède et de Montesquieu publie De l’Esprit des lois. Montesquieu partage avec Locke non seulement une division tripartite des Pouvoirs (41) mais également, voire surtout, la même préoccupation de limiter
le pouvoir absolu (42) dans l’objectif de préserver la liberté (43). Ces deux
auteurs développent principalement une conception négative de la séparation des pouvoirs ; il s’agit d’éviter que toutes les fonctions de l’État se
concentrent dans les mains d’un seul organe, car cette concentration engendre la tyrannie (44). La finalité normative assignée par Montesquieu à
ses écrits sur la séparation des pouvoirs est ainsi la garantie de la « liberté
politique du citoyen », entendue comme «[. . .] cette tranquillité d’esprit qui
provient de l’opinion que chacun a de sa sûreté et pour qu’on ait cette
liberté, il faut que le gouvernement soit tel qu’un citoyen ne puisse pas
craindre un autre citoyen » (45). En d’autres termes, Montesquieu conçoit
la liberté « politique » comme une protection contre les incertitudes d’une
règle arbitraire (46), comme une forme de sûreté de l’individu « dans ses
rapports aux autres individus, y compris les détenteurs du pouvoir étatique » (47). Pour Michel Troper, «[. . .] la liberté politique est bien différente
de la liberté civile. Ce n’est pas l’indépendance, ni la jouissance de ses droits,
mais, dit-il, une situation dans laquelle on n’obéit qu’aux lois » (48). Ainsi,
l’objectif de Montesquieu est de rechercher les conditions qui permettent
d’éviter un gouvernement tyrannique, arbitraire et violent (49).
On prend la mesure de la distance qui sépare Locke, les révolutionnaires
et Montesquieu dans l’identification précise des organes et des fonctions
par Montesquieu. Celui-ci distingue en effet entre un Pouvoir législatif, un
Pouvoir exécutif et un Pouvoir judiciaire. Or, l’établissement de cette triade
implique nécessairement un changement de sens des vocables utilisés.
Comme le remarque Pimentel, le pouvoir exécutif devient exclusivement
gouvernant chez Montesquieu. Il est privé de sa puissance de « juger » et
(41) C. BERHENDT et F. BOUHON, op. cit., p. 149.
(42) C. MÖLLERS, op. cit., p. 40.
(43) Ibid., pp. 17 et 41.
(44) Ibid, p. 44.
(45) De l’Esprit des lois, Livre XI, Chapitre VI.
(46) C. MÖLLERS, op. cit., p. 18.
(47) M. BARBERIS, op. cit., p. 711. Voy. également Q. SKINNER, Liberty before Liberalism,
Cambridge, Cambridge University Press, 1998.
(48) M. TROPER, « Séparation des pouvoirs », in Dictionnaire Montesquieu
(http://dictionnaire-montesquieu.ens-lyon.fr/fr/article/1376427308/fr/), § 25. L’auteur poursuit : « On peut bien concevoir le rapport du pouvoir à la liberté civile comme un jeu à somme
nulle, dans lequel la liberté est d’autant plus grande que le pouvoir est plus limité et le pouvoir
d’autant plus fort que la liberté est restreinte, mais la liberté politique, ainsi définie comme
l’obéissance aux lois, ne peut varier en fonction de l’extension de la sphère ou de l’intensité
du pouvoir ».
(49) J. SHKLAR, Montesquieu, Oxford University Press, 1987.
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vidé de son objectif de garantie de la stabilité juridique qui lui avait été reconnu par Locke et les révolutionnaires anglais (50). L’exécutif qui était,
pour les levellers, le garant des libertés offertes par la common law devient une « volonté momentanée et capricieuse » (51) chez Montesquieu.
La méthode utilisée par Montesquieu est quelque peu déroutante. D’abord,
ce dernier procède à une analyse comparative de différents systèmes
« constitutionnels », principalement des systèmes français et anglais : il se
limite la plupart du temps à formuler des observations à propos de ces
systèmes (52). En outre, Montesquieu écrit dans un contexte où le terme
« constitutionnel » est utilisé pour envisager la société civile dans son ensemble et non pas pour désigner l’appareil étatique de cette société civile :
Montesquieu ne distingue pas nettement entre les sphères privées et publiques (53). L’auteur de De l’Esprit des lois est avant tout intéressé par
la séparation matérielle de tous les pouvoirs agissant dans une société ;
il envisage par exemple l’opposition du pouvoir financier au pouvoir politique (54).
Selon certains auteurs, l’approche comparative mise en œuvre ne serait
qu’un prétexte lui permettant de déguiser une critique de la monarchie
absolue française en France en une analyse de lege lata du système anglais (55). Cette thèse est controversée (56) ; il apparaît cependant certain
que Montesquieu formule, à plusieurs reprises, des propositions normatives
à partir de ses analyses comparatives, dans l’objectif précité de garantir la
liberté (57).
Dans cette perspective, on peut se risquer à identifier au moins quatre
thèses, explicatives ou normatives, dans les développements que Montesquieu consacre à la séparation des pouvoirs (58). Premièrement, Montesquieu procède à une « distinction rationnelle de fonctions étatiques hiérarchisées » (59), qui fournit les fondements théoriques à la règle qu’il élabore (1). Deuxièmement, Montesquieu énumère un principe négatif de « séparation des pouvoirs » (2). Ce principe postule l’exclusion de la concen(50) C.-M. PIMENTEL, op. cit., p. 128.
(51) De l’Esprit des lois, Livre II, Chapitre IV.
(52) C. MÖLLERS, op. cit., p. 17.
(53) C. MÖLLERS, op. cit., p. 17.
(54) Voy. O. BEAUD, « Michel Troper et la séparation des pouvoirs », Droits, 2003, vol. 1,
no 37 et O. BEAUD, « La notion de constitution chez Montesquieu. Contribution aux rapports
entre constitution et constitutionnalisme », in D. MURSWIEK, U. STOROST et H. WOLFF (hrsg),
Staat, Souveränität, Verfassung. Festschrift für Helmut Quaritsch zum 70 Geburststag,
Berlin, Duncker u. Humblot, 2000, pp. 407 et s.
(55) Sur le contexte dans lequel Montesquieu s’exprime, voy. C. BERHENDT et F. BOUHON,
op. cit., p. 150.
(56) K. M. SCHÖNFELD, « Rex, Lex et Judex ; Montesquieu and “la bouche de la loi” revisited »,
European Constitutional Law Review, 2008, pp. 274-301.
(57) C. MÖLLERS, op. cit., p. 17.
(58) Nous ne traiterons pas ici des développements que Montesquieu consacre aux conflits
« d’intérêts » qui animent la société civile et qui sont censés en garantir l’équilibre (voy. les
livres et les chapitres relatifs au commerce ou à la religion, notamment).
(59) M. TROPER, La séparation des pouvoirs. . ., op. cit., p. 114.
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tration de toutes les fonctions identifiées dans les mains d’un seul organe
de l’État. Troisièmement, Montesquieu élabore une thèse prescriptive de la
balance des pouvoirs sur la base de l’observation de la séparation des pouvoirs entre législatif et exécutif dans le modèle anglais, dont les rapports se
caractérisent par un équilibre (3). Enfin, quatrièmement, Montesquieu développe une théorie nouvelle, dans laquelle un pouvoir judiciaire autonome
s’oppose au pouvoir du monarque (4).
A. – La distinction de trois fonctions étatiques
Premièrement, Montesquieu procède à une distinction des fonctions étatiques ; il développe ainsi une modélisation théorique des grandes missions
de l’État, à la suite des travaux de nombreux auteurs du XVIIe siècle (60).
Dans une formulation qui révèle l’objectif de Montesquieu de formuler une
théorie générale s’appliquant à tous les États, notamment la France, et pas
seulement l’Angleterre, Montesquieu considère qu’«[i]l y a dans chaque État
trois sortes de pouvoirs : la puissance législative, la puissance exécutrice des
choses qui dépendent du droit des gens, et la puissance exécutrice de celles
qui dépendent du droit civil ». Poursuivant ensuite sa précision des Pouvoirs
et des fonctions étatiques, Montesquieu écrit : « Par la première, le prince
ou le magistrat fait des lois pour un temps ou pour toujours, et corrige ou
abroge celles qui sont faites. Par la seconde, il fait la paix ou la guerre, envoie ou reçoit des ambassades, établit la sûreté, prévient les invasions. Par
la troisième, il punit les crimes, ou juge les différends des particuliers. On
appellera cette dernière la puissance de juger, et l’autre simplement la puissance exécutrice de l’État ».
B. – La règle négative de la séparation des pouvoirs
Deuxièmement, Montesquieu développe une théorie, de nature prescriptive
cette fois, sur la distribution de ces pouvoirs, qui est résumée par Michel
Troper comme suit : « les fonctions ainsi distinguées ne doivent pas être
concentrées dans les mains d’un seul individu ou d’un seul collège. Elles
doivent être “distribuées” entre plusieurs autorités [. . .] selon des critères
qui restent à déterminer. Elles seront alors “séparées” » (61). Comme l’ont
démontré Michel Troper et Charles Eisenmann (62), la théorie de Montesquieu est avant tout négative : l’idée est d’éviter l’accaparement par un
organe de deux ou de trois fonctions étatiques. Comme l’écrit Michel Troper,
«[l]’intérêt politique résulte d’abord du simple fait que la totalité du pouvoir
ne réside pas dans une autorité unique. Cette autorité serait despotique,
parce qu’elle ne serait jamais liée par une règle antérieure : elle gouvernerait selon ses caprices. Indirectement, la première condition de la liberté,
l’obéissance aux lois et à elles seules, sera réalisée. En effet, ou bien la loi
(60) M. TROPER, La séparation des pouvoirs. . ., op. cit., pp. 116-117.
(61) Ibid., p. 118.
(62) Voy. M. TROPER, La séparation des pouvoirs. . ., op. cit., et C. EISENMANN, op. cit.,
p. 573.
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sera immédiatement applicable aux sujets, ou bien elle devra être exécutée
par une autorité étatique, mais cette exécution sera conforme aux lois. Dans
les deux cas, la soumission de l’individu au pouvoir sera une soumission à la
loi » (63). Cette théorie négative n’est pas neuve : un certain nombre d’auteurs avaient déjà formulé l’interdiction d’une réunion des deux ou trois
pouvoirs dans les mains d’un seul organe qui se trouve exprimée dans le
célèbre passage suivant :
« Lorsque, dans la même personne ou dans le même corps de magistrature, la puissance
législative est réunie à la puissance exécutrice, il n’y a point de liberté, parce qu’on peut
craindre que le même monarque ou le même sénat ne fasse des lois tyranniques pour les
exécuter tyranniquement » (64).
C. – La balance des pouvoirs entre le législatif et l’exécutif
Dans l’objectif de garantir la liberté politique de chaque citoyen, le livre XI
de De l’Esprit des lois propose une troisième thèse : une organisation institutionnelle garantissant l’attribution de fonctions à des organes identifiés,
évitant une monopolisation des trois ou des deux pouvoirs dans les mains
d’un seul organe et toute usurpation desdites fonctions attribuées par l’établissement d’une balance des pouvoirs (65). Cette théorie de la balance
des pouvoirs procède principalement de l’analyse du système anglais, dans
laquelle « la séparation législatif-exécutif se suffisait à elle-même » (66).
Dans cette perspective, Montesquieu décrit un système dans lequel les organes législatifs et exécutifs doivent exercer leurs fonctions de concert,
dans une relation de collaboration et d’interdépendance : « Voici donc la
constitution fondamentale du gouvernement dont nous parlons. Le corps
législatif y étant composé de deux parties, l’une enchaînera l’autre par sa
faculté mutuelle d’empêcher. Toutes les deux seront liées par la puissance
exécutrice, qui le sera elle-même par la législative ». S’il veut établir des mécanismes de balance, Montesquieu n’entend cependant pas établir une égalité entre les trois Pouvoirs. Sa théorie est au contraire « toute entière fondée sur la reconnaissance d’une hiérarchie entre les fonctions étatiques et
par conséquent entre leurs détenteurs, si ceux-ci étaient spécialisés. C’est
pourquoi l’équilibre n’est concevable qu’entre détenteurs de la fonction législative. L’autorité exécutive ne participe à cet équilibre que dans l’hypothèse où elle participe aussi à l’exercice de la fonction législative, c’est-à-dire
précisément en l’absence de toute spécialisation » (67). Ainsi, dans sa théorie de la balance des pouvoirs, Montesquieu n’a nullement recours au critère
de spécialisation, qui s’entendrait comme « l’exercice exclusif, de la part
d’un organe étatique, de la seule fonction qui lui a été attribuée » ou au
critère de l’indépendance, qui se concevrait comme « la soustraction d’un
organe à la nomination, et surtout à la révocation, de la part des autres or(63)
(64)
(65)
(66)
(67)
M. TROPER, La séparation des pouvoirs. . ., op. cit., p. 118.
De l’Esprit des lois, Livre XI, Chapitre VI.
M. BARBERIS, op. cit., pp. 712-714.
C.-M. PIMENTEL, op. cit., p. 128.
M. TROPER, La séparation des pouvoirs..., op. cit., p. 125.
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ganes » (68), même si, comme on le verra par la suite, ces deux critères
seront ensuite considérés comme caractérisant la doctrine de la séparation
des pouvoirs (69). Montesquieu part d’une description du système anglais,
dans lequel les autorités participant à la fonction législative ne sont ni spécialisées, ni indépendantes, et qui est notamment marquée par un droit de
veto du monarque dans la fonction législative ou encore par la responsabilité
des ministres devant la majorité de la chambre basse. Il n’y a aucune correspondance établie entre sa description des trois fonctions étatiques et les
formes de gouvernement simples (démocratie, monarchie et aristocratie)
décrites antérieurement dans De l’Esprit des lois. Il fait en outre très clairement participer le roi et les nobles à la fonction législative (70). Pour Michel
Troper, « le chapitre XI de l’Esprit des lois n’est [. . .] nullement original. Il
ne contient rien de plus que la description la plus classique d’un gouvernement mixte », c’est-à-dire une description de la théorie très ancienne selon
laquelle il est préférable que le pouvoir suprême « c’est-à-dire le pouvoir
législatif » soit « partagé entre le peuple (ou ses représentants), les nobles
et un Roi » (71) et qui implique un refoulement des formes « simples » de
gouvernement. C’est cette idée du gouvernement mixte, c’est-à-dire d’une
organisation structurée autour de conflits d’intérêts entre les organes se
partageant la fonction législative (72) qui est exprimée dans le fameux passage du Chapitre IV (intitulé délicatement Continuation du même sujet) :
«[. . .]. La liberté politique ne se trouve que dans les gouvernements modérés. Mais elle
n’est pas toujours dans les États modérés ; elle n’y est que lorsqu’on n’abuse pas du pouvoir ; mais c’est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à
en abuser ; il va jusqu’à ce qu’il trouve des limites. Qui le dirait ! la vertu même a besoin de limites. Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition
des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. Une constitution peut être telle que personne
ne sera contraint de faire les choses auxquelles la loi ne l’oblige pas, et à ne point faire
celles que la loi lui permet » (73).
D. – L’indépendance et l’autonomie du pouvoir judiciaire
Enfin, quatrièmement, et de façon a priori quelque peu étonnante, Montesquieu s’écarte de sa doctrine de la balance des pouvoirs en ce qui concerne
le pouvoir judiciaire. Si l’on dépasse les deux célèbres maximes de l’auteur
sur les juges « bouche de la loi » et sur la nature « en quelque façon nulle »
de la puissance de juger, on découvre que Montesquieu propose une doctrine prescriptive en faveur de l’autonomie du pouvoir judiciaire (74).
S’il qualifie la monarchie française de monarchie modérée, dans le livre VI,
(68) M. BARBERIS, op. cit., p. 712.
(69) Voy. M. TROPER, La séparation des pouvoirs..., op. cit.
(70) M. TROPER, La séparation des pouvoirs. . ., op. cit., p. 126.
(71) Ibid., p. 126.
(72) On notera que, pour Montesquieu, la balance des pouvoirs ne dépend pas seulement
de la structure institutionnelle mais aussi de l’opposition d’intérêts économiques et sociaux,
représentés dans les différents organes législatifs » (M. TROPER, La séparation des pouvoirs...,
op. cit.).
(73) Livre V, Chapitre XII.
(74) M. BARBERIS, op. cit., pp. 714-716.
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c’est parce que « le prince, qui a les deux premiers pouvoirs, laisse à ses
sujets l’exercice du troisième » (75). Ici, Montesquieu fait référence aux Parlements qui, dans la France monarchique, modèrent l’autorité du Prince. Au
nom d’une certaine stabilité juridique, et à partir ici de la situation française,
Montesquieu établit en ces termes la nécessité d’un pouvoir judiciaire indépendant :
« Dans les États despotiques, le prince peut juger lui-même. Il ne le peut dans les monarchies : la constitution serait détruite, les pouvoirs intermédiaires dépendants, anéantis :
on verrait cesser toutes les formalités des jugements ; la crainte s’emparerait de tous les
esprits ; on verrait la pâleur sur tous les visages ; plus de confiance, plus d’honneur, plus
d’amour, plus de sûreté, plus de monarchie » (76).
Toujours à propos de la France, Montesquieu reconnaît que les juges, dans
les Parlements, élaborent une jurisprudence qui peut être contradictoire :
«[. . .] À mesure que les jugements des tribunaux se multiplient dans les monarchies, la jurisprudence se charge de décisions qui quelquefois se contredisent. [. . .] C’est un mal nécessaire, que le législateur corrige de temps en
temps, comme contraire même à l’esprit des gouvernements modérés. Car,
quand on est obligé de recourir aux tribunaux, il faut que cela vienne de la
nature de la constitution, et non pas des contradictions et de l’incertitude
des lois » (77).
Dans le chapitre VI du livre XI, Montesquieu ne traite plus des juges professionnels mais principalement des jurys populaires. Il n’y évoque plus les
juges professionnels, les « Parlements » français ou les juges de common
law anglais, mais paraît se concentrer sur les « jurys » (78) au sujet desquels il cite l’exemple athénien. Dans cette partie de De l’Esprit des lois,
Montesquieu fait donc référence à un jury, c’est-à-dire «[. . .] des personnes
tirées du corps du peuple dans certains temps de l’année, de la manière
prescrite par la loi, pour former un tribunal qui ne dure qu’autant que la nécessité le requiert » qui, en outre, « soient de la condition de l’accusé, ou ses
pairs, pour qu’il ne puisse pas se mettre dans l’esprit qu’il soit tombé entre
les mains de gens portés à lui faire violence ». Par ailleurs, Montesquieu
traite, dans ses passages sur les jurys, du jugement sur le fait et non pas du
jugement sur le droit. C’est dans ce contexte particulier que Montesquieu
considère que les juges populaires doivent être « la bouche qui prononce les
paroles de la loi : des êtres inanimés qui n’en peuvent modérer ni la force,
ni la rigueur » et qui établissent des jugements sur le fait qui soient fixes, « à
(75) De l’Esprit des lois, Livre VI, Chapitre XV, § 6.
(76) De l’Esprit des lois, Livre VI, Chapitre V.
(77) Montesquieu poursuit sur ce thème : « Voici d’autres réflexions. Dans les États monarchiques, le prince est la partie qui poursuit les accusés et les fait punir ou absoudre ; s’il
jugeait lui-même, il serait le juge et la partie. Dans ces mêmes États, le prince a souvent les
confiscations : s’il jugeait les crimes, il serait encore le juge et la partie. De plus, il perdrait le
plus bel attribut de sa souveraineté, qui est celui de faire grâce. Il serait insensé qu’il fit et défit
ses jugements : il ne voudrait pas être en contradiction avec lui-même. Outre que cela confondrait toutes les idées, on ne saurait si un homme serait absous ou s’il recevrait sa grâce » (De
l’Esprit des lois, Livre VI, Chapitre V).
(78) M. BARBERIS, op. cit., pp. 714-716.
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un tel point, qu’ils ne soient jamais qu’un texte précis de la loi » (79).
Même replacés dans leur contexte, les passages que Montesquieu consacre
aux juges sont contrastés. Plusieurs interprétations, qui ne sont pas forcément contradictoires, ont été développées à ce sujet.
Pour Michel Troper, qui approche De l’Esprit des lois dans une perspective kelsénienne (80), Montesquieu n’envisage le « pouvoir de juger » de ces
jurys que comme « la puissance exécutrice [des choses] qui dépendent du
droit civil » (81). En d’autres termes, la théorie de Montesquieu serait principalement dualiste : il distinguerait surtout entre, d’une part, le pouvoir
législatif et, d’autre part, deux « pouvoirs » d’exécution : le pouvoir d’exécution « de la loi en tant que celle-ci a statué sur les choses qui dépendent
du droit des gens » (pouvoir « exécutif ») et le pouvoir d’exécution « de
la loi qui a statué sur les choses qui dépendent du droit civil » (pouvoir
« judiciaire ») (82). Cette idée entre en résonance avec le contexte à partir
duquel Montesquieu écrit ; on se souviendra en effet qu’à son époque la séparation des pouvoirs telle qu’héritée des révolutionnaires français s’entend
principalement d’une séparation entre le législateur et les cours de justice
de common law, ou, en France, entre le monarque et les Parlements (83).
Un ensemble d’auteurs français déconstruisent l’interprétation communément donnée aux passages que Montesquieu consacre aux juges « bouches
de la loi », c’est-à-dire à la conception du « juge automate », pour aboutir à
des conclusions plus nuancées (84).
Pour Judith Shklar, Montesquieu a innové en établissant le principe de l’indépendance absolue des juges par rapport à toute autre institution gouvernementale. À la différence de Locke, Montesquieu envisage, à partir de
la situation française, les juges comme les premiers protecteurs de la liberté (85).
Il paraît certain que Montesquieu entendait préserver les juges de la dynamique de balance des pouvoirs et des mécanismes de contrôle réciproques
établis entre l’exécutif et le législatif. Pour Montesquieu, qui considère que
le pouvoir le plus dangereux est le pouvoir législatif (86), les cours doivent
(79) En outre, on notera que, même dans ce chapitre 6, Montesquieu admet que la puissance de juger doit, dans certains cas, être « unie » à la puissance législative, notamment en ce
qui concerne les jugements des nobles.
(80) O. BEAUD, « Michel Troper et la séparation des pouvoirs », op. cit., p. 165. Olivier Beaud
souligne d’ailleurs les anachronismes qu’une telle approche suscite dans l’analyse de l’œuvre
de Montesquieu (Ibid., p. 165).
(81) De l’Esprit des lois, Livre XI, Chapitre VI.
(82) M. TROPER, La séparation des pouvoirs. . ., op. cit., p. 117.
(83) En 1732, le Parlement de Paris déclare que « c’est au souverain à donner des lois, c’est
aux magistrats à les faire exécuter avec toute l’autorité dont il les a rendus dépositaires à cet
effet » ; alors qu’en 1753, le Parlement déclare que l’exécution des lois est « l’activité indispensable et continuelle de votre Parlement, qui en est le dépositaire et le ministre essentiel » (cité
dans C.-M. PIMENTEL, op. cit., p. 124).
(84) Voy. not. : G. BACOT, « L’Esprit des Lois, la séparation des pouvoirs et Charles Eisenmann », Revue du droit public et de la science politique en France, 1992, p. 655.
(85) J. SHKLAR, Montesquieu, Oxford, Oxford University Press, 1987, p. 88.
(86) C. MÖLLERS, op. cit., p. 19.
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remplir leur rôle spécifique dans un isolement institutionnel, dans une indépendance politique qui contraste avec la dépendance des deux autres
pouvoirs. Ceci n’implique cependant pas qu’elles ne peuvent garantir des
libertés ou participer à la production du droit.
Au-delà de cette conclusion, on ne peut que formuler des hypothèses incertaines sur la conception que Montesquieu avait de la troisième branche,
en raison des contingences des passages consacrés à Montesquieu aux jurys et en l’absence de développements précis de Montesquieu sur les juges
professionnels, les Parlements français ou les juges de common law et leur
rôle de production du droit.
III. – LA « SÉPARATION » DES POUVOIRS
CHEZ LES RÉVOLUTIONNAIRES DES XVIIIe ET XIXe SIÈCLES
Dans les Federalist Papers, Alexander Hamilton et James Madison accordent une grande importance à la théorie de Montesquieu, qu’ils lisent comme
impliquant principalement une interdiction de réunion des trois ou de deux
fonctions étatiques dans les mains d’un seul organe. L’idée d’une balance des
pouvoirs, notamment animée par des conflits d’intérêts et des mécanismes
empêchant toute dérive monopolistique et tyrannique, est très clairement
exprimée dans le célèbre Federalist 51, dans lequel la répartition des pouvoirs entre les différents organes de l’État doit être assurée « by so contriving the interior structure of the government as that its several constituent
parts may, by their mutual relations, be the means of keeping each other in
their proper places [. . . ]. If angels were to govern men, neither external
nor internal controls on government would be necessary. In framing a government which is to be administered by men over men, the great difficulty
lies in this: you must first enable the government to control the governed;
and in the next place oblige it to control itself. A dependence on the people
is, no doubt, the primary control on the government; but experience has
taught mankind the necessity of auxiliary precautions. This policy of supplying, by opposite and rival interests, the defect of better motives, might be
traced through the whole system of human affairs, private as well as public.
We see it particularly displayed in all the subordinate distributions of power,
where the constant aim is to divide and arrange the several offices in such a
manner as that each may be a check on the other that the private interest
of every individual may be a sentinel over the public rights ». Les révolutionnaires américains, en dessinant les contours d’un pouvoir constituant
supérieur au pouvoir législatif ordinaire, viennent en outre profondément
modifier le sens de la séparation des pouvoirs. Même s’ils se heurtent au
même problème de « l’interventionnisme constant des législatures d’États »
qui avait amené les révolutionnaires anglais à façonner l’idée de séparation
des pouvoirs, ils lui apporteront une réponse totalement différente. Comme
l’écrit Pimentel, le renouvellement de la notion de Constitution qui s’opère
avec la Révolution américaine implique que le « garant de l’ordre juridique
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ne sera plus le roi, en tant qu’il préside à l’application de la loi par les cours
ordinaires, mais le peuple, en tant qu’il a rédigé une constitution dont la valeur normative est supérieure par essence à celle de la loi. Dès cet instant,
l’exigence d’une séparation entre pouvoir constituant et pouvoirs constitués vient se substituer à la séparation antérieure entre pouvoir législatif et
pouvoir exécutif : si le maintien de l’ordre juridique peut effectivement être
garanti, c’est dans la mesure où les pouvoirs constitués, tenus par la Constitution, ne prendront de décisions que dans le respect de la règle suprême,
de la même façon que les cours ordinaires de justice, dans la version antérieure de la séparation des pouvoirs, se bornaient à statuer conformément
à la loi » (87).
En France, les travaux de Montesquieu n’auront que peu d’impact chez
les révolutionnaires de 1789 qui considèrent les parlements comme l’expression des privilèges féodaux, et qui, au contraire de Montesquieu, investissent le législateur comme le garant et la condition de toute liberté.
Aux antipodes des positions défendues dans les Fédéralistes, les travaux de
Rousseau, qui exercent un pouvoir d’influence considérable sur les révolutionnaires français, ne consacrent aucune importance au pouvoir judiciaire.
La liberté y est décrite comme institutionnalisée dans la loi, expression de
la volonté générale : « un peuple libre obéit aux Lois, mais il n’obéit qu’aux
Lois » (88). Dans cette perspective, les pouvoirs exécutif et judiciaire seront
soumis au pouvoir législatif, qui seul peut définir le périmètre de la liberté
individuelle et est légitime démocratiquement.
On remarquera toutefois que cette représentation de la séparation des pouvoirs n’est pas unanimement partagée. On trouve cependant des positions
plus nuancées dans les écrits de Sieyès, Antoine Destutt de Tracy ou encore
Benjamin Constant, qui manifestent leur attachement à la théorie négative
d’évitement de toute forme de monopole du pouvoir et à l’idée d’un pouvoir
judiciaire garant des libertés. Quant au mode de distribution des pouvoirs,
ces auteurs développent plusieurs théories, convoquant, ci et là, les critères
de spécialisation et d’indépendance, sans pour autant donner à ces critères
un sens rigide (89). En outre, Sieyès, en théorisant le concept de pouvoir
constituant déjà envisagé par les révolutionnaires américains, va participer
à la lente mutation de la notion d’ordre juridique en droit français, en distinguant entre pouvoir constituant et pouvoirs constitués. Sieyès imagine
notamment le jury constitutionnaire, institution de nature juridictionnelle
chargée de contrôler, sur la base de la Constitution, l’action du pouvoir législatif (90). Prolongée et systématisée dans la théorie de Hans Kelsen, la
(87) C.-M. PIMENTEL, op. cit., p. 130.
(88) J.-J. ROUSSEAU, « Lettres écrites de la Montagne N 8 », in Œuvres Complètes, T. III
(Paris, Gallimard, 1969, p. 842).
(89) M. BARBERIS, op. cit., p. 717.
(90) Voy. notamment, sur le projet de Sieyès présenté à la Convention nationale le 2 et le
18 thermidor an III (20 juillet et 5 août 1795), l’article de M. FIORAVANTI, « Sieyès et le jury
constitutionnaire : perspectives historico-juridiques », Annales historiques de la Révolution
française, 2007, pp. 87-103.
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distinction entre pouvoir constituant et pouvoir constitué conduit à remodeler les contours de la séparation des pouvoirs. Elle implique en effet un
effacement de la distinction entre exécution et législation et une relativisation de ces deux notions au regard de la pyramide des normes (91).
IV. – LA « SÉPARATION » DES POUVOIRS DANS LA DOCTRINE
PUBLICISTE FRANÇAISE DE LA FIN DU XIXe ET DU DÉBUT XXe SIÈCLE
Pour Michel Troper, la doctrine de la séparation des pouvoirs fondée sur les
idées de spécialisation et d’indépendance, qui constitue un dévoiement de la
théorie de Montesquieu, alors même qu’elle se rervendique de cette théorie,
naît dans les écrits de Berriat Saint-Prix de 1836 (92). À sa suite, Adolphe
Esmein, Léon Duguit et Raymond Carré de Malberg formuleront une doctrine prescriptive, à caractère juridique cette fois, évacuant la dimension
politique des écrits précédents, qui se donne notamment pour objectif de
reconstruire le droit constitutionnel existant (93). Ces doctrines établissent
une distribution des pouvoirs étatiques, redéfinis comme niveaux de production des normes, mise en œuvre de ces dernières et applications dans
des cas concrets, à des organes spécialisés, cloisonnés et dont l’indépendance est garantie de façon rigide (94). Raymond Carré de Malberg considère ainsi que « la théorie de fonctions ne doit pas être confondue avec celle
des attributions ou des tâches de l’État » (95). Il développe donc une approche formelle des fonctions de l’État, définies « en droit public » comme
« les diverses activités de l’État, en tant que celles-ci constituent des manifestations différentes, des modes d’exercice variés, de la puissance étatique » (96).
Si cette nouvelle théorie de la séparation des pouvoirs, entendue comme
une règle rigide de distribution des fonctions entre des organes spécialisés
et indépendants rencontre l’adhésion d’une grande partie de la doctrine publiciste francophone, on trouve cependant des écrits se distanciant de cette
nouvelle conception. Ainsi, Maurice Hauriou développe-t-il une tout autre
compréhension de la séparation des pouvoirs en distinguant entre les « pouvoirs politiques » et les « pouvoirs juridiques », au sein desquels il situe le
pouvoir judiciaire (97).
(91) C.-M. PIMENTEL, op. cit., p. 130.
(92) Voy. J. BERRIAT SAINT-PRIX, Commentaire sur la Charte, Paris, 1836, pp. 90-91, cité
dans M. TROPER, La séparation des pouvoirs. . ., p. 207.
(93) M. BARBERIS, op. cit. p. 718.
(94) Contribution à la théorie générale de l’État (1920), rééd. CNRS, 1962, t. I, p. 260.
(95) Ibid., p. 259.
(96) Ibid., p. 262.
(97) M. HAURIOU, Précis de droit constitutionnel, 1re éd., Paris, Sirey, 1923, pp. 36 et 37.
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CONCLUSION
« Je voudrais rechercher, dans tous les gouvernements modérés que nous connaissons,
quelle est la distribution des trois pouvoirs, et calculer par là des degrés de liberté dont
chacun d’eux peut jouir. Mais il ne faut pas toujours tellement épuiser un sujet, qu’on ne
laisse rien à faire au lecteur. Il ne s’agit pas de faire lire, mais de faire penser » (98).
Les lignes qui précèdent ont tenté d’offrir une modeste contribution à l’entreprise bien plus générale d’analyse, d’explication et d’évaluation de la doctrine de la séparation des pouvoirs.
Plusieurs enseignements s’en dégagent. Premièrement, il existe une grande
pluralité de doctrines de la séparation des pouvoirs qui se sont juxtaposées,
au rang desquelles on peut mentionner une doctrine négative interdisant
la confusion des pouvoirs engendrant l’absolutisme ; une doctrine de la séparation du législatif et de l’« exécutif » judicaire, au profit de ce dernier
envisagé notamment comme producteur de normes ; des doctrines de la balance des pouvoirs, des doctrines de la spécialisation et de l’indépendance.
Deuxièmement, ces différentes doctrines ne peuvent être comprises qu’une
fois dûment replacées dans leur contexte historique, notamment parce que
le contenu de la règle de la séparation des pouvoirs dépend de la conception de l’État, de la constitution et de l’ordre juridique qui y prévaut (99).
Troisièmement, cette multitude de doctrines de la séparation des pouvoirs
désormais enchevêtrées a provoqué un foisonnement d’interprétations, qui
peuvent s’avérer franchement contradictoires. Enfin, quatrièmement, il est
frappant de constater que l’ensemble de ces doctrines converge quant à
l’objectif poursuivi : la préservation de la liberté.
Il n’y a donc jamais eu une théorie politique homogène « classique » de la
séparation des pouvoirs, dont le contenu aurait été clair et univoque, et qui
impliquerait une seule traduction constitutionnelle, et ceci même dans la
doctrine publiciste française. Il y a en réalité, dès les premières formulations
de cette idée, une grande diversité de théories politiques de la séparation
des pouvoirs et une multitude d’interprétations des premières concrétisations juridiques procédant de ces idées de séparation des pouvoirs. Il n’est
donc pas valable de se référer à une théorie de la séparation des pouvoirs
qualifiée de « classique » pour évaluer ensuite le fonctionnement de nos systèmes constitutionnels contemporains.
Ces différentes conclusions invitent nécessairement à s’interroger sur la
pertinence des différentes doctrines de la séparation des pouvoirs et des
notions juridiques qui procèdent encore de ces doctrines. Elles appellent
une réévaluation des mécanismes qui se réclament de doctrines développées, pour leur vaste majorité, en référence à des notions d’État, d’ordre
juridique ou de « pouvoirs » radicalement différentes de celles qui sont développées aujourd’hui, à partir de la distinction entre pouvoir constituant
et pouvoirs constitués.
(98) De l’Esprit des lois, Livre XI, Chapitre XX.
(99) C.-M. PIMENTEL, op. cit., p. 130.
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“LIBEJEUNE” — 2017/3/3 — 10 :33 — page 714 — #710
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